Fabula-LhT
ISSN 2100-0689

Dossier
Fabula-LhT n° 15
Mathieu Perrot

L’originalité de la monotonie. La profondeur des équations chez Henri Michaux

« Le bonheur s’embusque dans la monotonie. »
(Amin Maalouf, Samarcande)

1Le 28 décembre 1927, Henri Michaux s’embarque pour son premier grand voyage à bord du Boskoop à destination de Quito. La fraîcheur de son regard lui fait comprendre rapidement qu’une comparaison s’impose entre l’enfant et le voyageur : comme l’enfant, le voyageur doit, si l’on peut dire, mener sa barque sans se faire mener en bateau. Les conseils vertueux des aînés ou des plus expérimentés lui sont inutiles s’ils sont généraux : « ce que l’enfant a besoin de savoir, ce n’est pas qu’avec la modestie on puisse réussir, ou avec la modération, ou avec le courage. C’est ce qui lui convient à lui. » L’universalité de la vertu à suivre, c’est paradoxalement son relativisme. Différente pour chacun d’entre nous, les vertus seraient donc, pour Michaux, toujours plurielles et privées. D’où, pour Jérôme Roger, « le refus de toute révélation sur l’issue morale de cette équipée1 » : « Ainsi, écrit Michaux, pour ce voyage : infinis furent les conseils qu’on me donna, et contradictoires. Mais maintenant je sais ce qui me convient. Je ne le dirai pas, mais je le sais2. »

2Le poète belge de vingt-neuf ans devait alors trouver, sinon sa vertu cachée, du moins une qualité à reconsidérer. Il sent en Équateur, et dès la traversée de l’Atlantique, que la nature de la Nature c’est de se répéter ; si bien qu’à la fin de son premier grand livre de voyage, Ecuador, publié en 1929, il finit par faire l’éloge paradoxal de « cette vertu bien méconnue3 » qu’est la monotonie. Comme le rappelle Jean-Pierre Martin, cette étonnante vertu fit d’abord l’objet, dans la première édition deBifur, d’une partie indépendante « séparée par un intertitre – La MONOTONIE – qui faisait écho au “continent monotone”4 ». Le continent monotone, c’est « l’Amérique pauvre et déclamatoire5 » parcourue de « trois régions immenses et parfaitement monotones : la forêt vierge, la cordillère des Andes et les Pampas6 » dont l’immensité devait plus tard impressionner Claude Lévi-Strauss7. Malgré les avertissements qu’on lui fit au sujet de la descente de l’Amazone où la forêt est toujours ennuyeusement la même, Michaux ne regretta pas de l’avoir faite ; il y aurait senti, grâce à cet ennui du même, la force du continent : son « étendue infatigable » et ce « confort dans la grandeur » qu’il put retrouver, comme en miroir, dans l’œuvre tant admirée de Lautréamont.

3Jean-Pierre Martin a fait remarquer l’obsession de la monotonie dans l’œuvre de Michaux et plus principalement dans Ecuador : « ce motif est disséminé dans tout le livre: dans le “gong fidèle d’un mot”, dans les “veines” qui “chantent”, et leur “chanson bien monotone”, “bien mienne”, dans la phrase musicale de l’Indien, “répétée plusieurs fois”, dans la forêt, répétition d’arbres, dans l’océan, “répétition d’un peu d’eau”8 » dont Claude Lévi-Strauss devait lui aussi évoquer plus tard, lors de sa traversée de l’Atlantique, « le reflet huileux et monotone9 ». Ce mode d’être oblige toute chose à s’équivaloir, depuis la grande équation qui pour Michaux commença de se poser en Équateur10, jusqu’aux expériences mescaliniennes, vingt-cinq ans plus tard, qui ont pour ressort principal ces « chevauchements » et ces répétitions dans lesquels toujours « quelque chose s’épuise et quelque chose mûrit » : « En tout ce qui est répété […], une sorte de plus profond équilibre est obscurément cherché et partiellement trouvé11. » La monotonie est à la fois rassurante et angoissante ; elle est l’équilibre d’une osmose et la douceur d’une habitude, mais elle est aussi la prison du fou, de l’aliéné aux jours toujours semblablement réglés, « ses moments égaux, moments sans émotions, ses moments prisonniers de la régularité, [qui] sont ses barreaux, des barreaux qui le tiennent dans l’en deçà, à partir d’où tout est méconnaissable12 ». C’est ici que détonne la louche beauté de cette monotonie louée, malgré l’agacement qu’elle provoque, et qui ressemble un peu à la personnification de l’Ennui chez Aragon, avec l’accordéoniste mélancolique du Paysan de Paris, ou à celle du Pessimisme chez Leiris, avec le gratte-ciel angoissant d’Aurora. Faut-il donc croire Michaux quand il écrit, en conclusion d’Ecuador, que « la vie la plus simple et la plus monotone serait la plus attachante13 » ? Qu’elle soit silence, point d’orgue ou métronome, la monotonie de Michaux apparaît bizarrement comme une certaine monomanie de la sagesse.

La Grande Équation de l’Universalité : Des cent pareils aux mêmes

4La monotonie est à la fois uniforme (aplanissement des différences dans une seule unité – de couleur, de son, de goût, etc. ou d’idées) et répétitive (parodie de mouvement, inertie, entêtement). Elle peut être angoissante, à l’image des « modernes constructions monotones14 » dans lequel l’« aspect moyen-âgeux » des villes, au contraire tortueux et disparate, parfois se perd ; mais elle peut être aussi la « [j]ubilation à l’infini de la disparition des disparités15 », comme elle l’est dans la découverte des « innombrables petits dieux » que sont les atomes, derrière la « façade » et les « apparences » du réel, divinités minuscules étudiées par la « [s]cience immense et monotone16 ». Uniforme, la monotonie crée des équations : elle permet d’établir des ponts ou des correspondances entre des valeurs et des réalités pour n’en faire qu’une. Si elle élimine les particularismes et l’individualité (l’identité du chaque), elle permet aussi le rapprochement et la compréhension. Des peuples qui se valent tous ne sont plus isolés dans l’incompréhension culturelle qui les pousse à s’évaluer vainement et à se jauger sans fin. Si la nature humaine est une, elle permet aux humains de se reconnaître dans l’appartenance à une même radicale identité. Il est toutefois évident que cette uniformisation, poussée à l’extrême, appauvrit l’humanité qui s’essouffle ainsi dans l’inertie, bien éloignée de l’émulation nécessaire à l’évolution et à la richesse culturelle de chaque peuple. La différence crée la variété qui est source de créativité et d’originalité. Tzvetan Todorov fit remarquer combien, paradoxalement, Pierre Loti rejoignait sur un aspect essentiel son détracteur, Victor Segalen : tous les deux redoutaient en effet l’uniformisation du monde et la perte d’altérité culturelle. Pour prendre les mots de Segalen : « [S]ur une sphère, quitter un point, c’est commencer déjà à s’en approcher ! La sphère est la Monotonie17. » Et avant lui déjà, Baudelaire dans Les Fleurs du Mal voyait en cette uniformité du monde le reflet angoissant du désespoir humain : « Le monde monotone […] nous fait voir notre image : / Une oasis d’horreur dans un désert d’ennui18 ! »

5Quand il quitte l’Europe pour suivre son ami Gangoneta en Équateur, Michaux espère secrètement que cet ailleurs le libèrera de la poussive Belgique natale dans laquelle il se sentait à l’étroit. Mais ce fut une cuisante désillusion. Les rues de Quito ressemblaient pour lui à des salons mondains « pollués » d’une politesse aussi encombrante qu’en Europe ; et pire encore puisqu’ils n’en eussent été que la grossière caricature. Dès son arrivée au pays, il refuse de se laisser impressionner par l’exotisme de l’Indien : « Un Indien, un homme quoi19 », pareil à tous les autres. Il lui fallut attendre l’Asie, quelques années plus tard, pour céder plus volontiers à la fascination. Dans une lettre datée du 25 janvier 1964, Michaux écrit à son ami et biographe René Bertelé : « Il serait faux, complètement faux de dire qu’après le Népal, à tenir d’autres endroits, je vivrais comme je suis parti. Non. Mais la planète se répète. Elle a l’œil sur elle-même20. » La monotonie du dehors, celle des autres et de la planète toujours semblable à elle-même, aurait donc ceci d’étonnant qu’elle arrive à changer de l’intérieur l’identité de celui qui la parcourt.

6Jean-Pierre Martin, revenant aux écrits de jeunesse de Michaux sur les contes africains, montre chez le jeune poète une fascination pour l’équivalence dans le rapport à une « origine introuvable21 ». Mais le mythe de l’éternel retour, incessamment répété dans ses Fables des origines, est tourné en dérision par Michaux22. Plus tard, dans « Naissance », l’événement le plus originel et original d’un être, celui qui devrait n’arriver qu’une fois, la naissance de son personnage « Pon » est au contraire répétée en série : « Pon naquit d’un œuf, puis il naquit d’une morue […] puis il naquit d’un soulier23. » L’être ne change pas radicalement à chaque naissance, c’est le même qui revient (au même) à chaque fois. Plutôt que de chercher à y lire l’allégorie d’une métempsycose un peu étrange (Pon créant des ponts avec lui-même au-delà des naissances), il vaudrait mieux insister sur l’humour angoissant présent dans la monotonie de ces renaissances. Le rire, pour Bergson, prend sa source au moment où la vie semble être mécanique, où l’humain perd son humanité pour devenir un simple pantin24. La monotonie peut donc être comique : systématisant le retour du même, à intervalle régulier, la Nature perd la nature qu’on lui avait donné autrefois, faite d’irrégularités et d’infinies variétés, d’espoir et de possibilités ; elle se perd pour ne plus devenir qu’un simple rouage dans lequel l’humain rit d’un rire inquiet, se voyant lui aussi perdre l’humanité que son anthropomorphisme attribuait au cosmos. Pour Gilles Deleuze, « [n]otre vie moderne est telle que, nous trouvant devant les répétitions les plus mécaniques, les plus stéréotypées, hors de nous et en nous, nous ne cessons d’en extraire de petites différences, variantes et modifications25 », qui nous permettent de la rendre plus vivable. « La tâche de la vie » serait donc d’après lui « de faire coexister toutes les répétitions dans un espace où se distribue la différence26 », et cet espace, pour Michaux, ce fut peut-être le livre, la toile, la partition, ces copies (ou ces prolongations) originales et signifiantes de la vie, tout au moins de la sienne.

7Les Français goûteraient peu la répétition, à moins qu’elle ne soit tournure stylistique étudiée visant à un effet précis. Au contraire, ils apprécieraient tout particulièrement le laconisme et la brachylogie : condenser plutôt que répéter, abréger plutôt qu’étaler, comme s’il s’agissait d’une politesse au lecteur d’écrire moins sans réduire l’idée. Michaux, qui se dit « Belge, de Paris27 », l’avait bien remarqué dans son voyage en Inde au début des années 1930 : contrairement aux Équatoriens, les Indiens lui apparaissent culturellement comme l’envers des Européens ; tout en prolifération (« L’Indien est abondant28 ») et en monotonie (« Sa pensée est un trajet, tout du même pas29 »), dans l’acceptation docile et respectueuse de la prescription (« L’Hindou est naturellement ravi des prescriptions30 »). Cette résignation à la monotonie, qui vient peut-être de « l’esprit de défaitisme naturel au fond de tout Indien31 », l’agace et le fascine. Elle expliquerait peut-être, selon lui, l’histoire de l’Inde faite de défaites et d’invasions : « Malgré leur nombre, les Indiens furent dans l’ensemble une proie32. » L’Indien méconnaissant l’insolence ne serait qu’indolence ; son originalité serait aplatie par le respect des traditions, pour le plus grand déplaisir de Michaux (« puissé-je ne pas renaître Hindou plat33 »). Au contraire, « l’homme blanc possède une qualité qui lui a fait faire du chemin : l’irrespect34 ». La monotonie serait donc en Inde pétrie d’un fatalisme, respectueuse du commandement, celui des origines et des ordres, qui « déségotise » pour mieux fusionner dans un tout social et cosmique où chacun doit avoir sa place, prévue d’avance : la caste ou la classe.

8En Chine, le poète a beau s’agacer devant ce même respect pour les traditions (« Faut-il étouffer de rire, de rage, de pleurs35 […] ? »), il se demande s’il ne serait pas plus sage de tenter de s’imprégner de philosophie chinoise et de « […] tout simplement penser que, plus forte que la personnalité d’un saint, d’un demi-dieu, est la force nivelante et vivante de la petitesse humaine36 ? » Comme le voyage en Inde, construit sur des contradictions mêlant admiration et rejet, le voyage en Chine fait de ce pays l’envers positif de l’Europe. Pour les Chinois, l’Europe serait indélicate, mécanique et martiale dans sa musique : « […] les Chinois disent que la musique européenne est monotone. “Ce ne sont que des marches”, disent-ils. En effet, ce qu’on trotte et ce qu’on claironne chez les Blancs37. » Passons sur l’efficace de ce discours indirect libre et sur la généralisation des « Blancs » rassemblés ici dans une louche unité raciale. Participant de cette musique chinoise nuancée et subtile, la langue n’a pas le côté poussif que Michaux reprochait au hindi en Inde. Elle fait même passer les langues européennes pour des langues ennuyeuses et ridicules : « Comparées à cette langue, les autres sont pédantes, affligées de mille ridicules, d’une cocasserie monotone à faire pouffer, des langues de militaire38. » Le mandarin n’a « [r]ien de la monotonie des autres langues. Avec le chinois, on monte, on descend, on remonte, on est à mi-chemin, on s’élance39 ». L’explication même, comme illustrant la variété des tons et les nuances de la langue, utilise à chaque fois un verbe différent, chacun cherchant à imiter, par cette variété ou tout au moins par ces variations lexicales, l’un des quatre tons de la langue dont Michaux parlait un peu plus haut. Mais en copiant par le lexique la légèreté tonale du mandarin, la phrase de Michaux limite sans l’imiter la prétendue monotonie martiale intrinsèque aux langues européennes. Dans la préface américaine d’Un barbare en Asie, l’auteur insiste sur cette ambition, qu’il juge rétrospectivement naïve, qui le conduisit à écrire les observations qu’il fit en Asie comme pour se sauver de l’impasse du même dans sa propre culture contre laquelle il loue la résistance des peuples d’Asie pour la conservation de leurs richesses culturelles : « Longue vie aux derniers résistants40 ! » Mais la « terrible monotonie de l’occident41 » ne l’est peut-être que dans les yeux du voyageur occidental lassé d’une culture qui ne le surprend plus, la sienne. Michaux reconnut ainsi, plus de cinquante ans plus tard, qu’au-delà des différences culturelles la répétition est le propre de l’homme à sa naissance et d’où qu’il soit : « L’homme (comme l’oiseau) fait pour les redites : le babil de l’enfant tout près de l’oisillon, qui gazouille, qui répète42. » L’imitation serait alors non plus simplement le propre de l’homme, puisqu’on la retrouve aussi chez les oisillons, mais bien le propre de l’infant, celui de toutes les espèces vivantes, qui pour vivre doit tout recopier. La vie, marquée du sceau de cette imitation première, se continue dans l’élan des copies, chez l’adulte, qui, après avoir été le répétant n’est plus que le répété. Et le poète, jouant le didacticien, se fait ici répétiteur.

Monomanie de la monotonie : le miracle des gouffres

« Et vient l’ivresse, de toutes la plus naturelle, l’ivresse de la répétition, première des drogues43. »
(Henri Michaux, Essais d’enfants, dessins d’enfants)

9Si l’autre représente toujours un danger et une lutte chez Michaux, il est aussi partout semblable à ce critère. De sorte que d’un bout à l’autre de la planète, le barbare inadapté que le poète reste volontiers (« toujours garde en réserve de l’inadaptation44 ») tasse les différences culturelles. Ses expériences mescaliniennes, qui lui sont une autre façon de voyager bien plus tard dans sa vie lui apprennent au bord de la folie que l’homme est un « [m]ammifère à freins45 ». L’humain en bonne santé (et par-delà toute culture d’après l’axiome que Michaux propose), contrairement au fou dont la pensée s’emballe et le dépasse, contrôle le flot de sa pensée, le freine pour extraire du mouvement de la vie des images sur lesquelles il s’arrête pour réfléchir – arrêts sur image. Au sujet des observations de Michaux dans ses voyages, Jérôme Roger ne parle pas différemment lorsqu’il explique que « montrer c’est nécessairement prélever dans du mouvement, et c’est donc déjà interpréter […]. Chaque fait devient ainsi une sorte de cristallisation de l’ensemble du fonctionnement d’une société autour d’un trait distinctif saillant46 ». Comme il le fit en Inde pour les Indiens, c’est à la mescaline d’être ensuite « l’explorée47 » mais aussi « l’interprétée ». Si ce miracle de la drogue est bien misérable, comme le dit le titre de son premier essai sur la mescaline, c’est-à-dire terrifiant quoique seulement théâtral, c’est qu’il épure jusqu’à l’abstrait : « Dentelles dans la dentelle. Continuation monotone. Rythme de développement, d’étalage constant, qui ne ralentit, ni ne se met en relation avec vous48. » La monotonie répétitive de la drogue laisse entrevoir un univers gigogne qui va s’accélérant en évidant l’évidence. Dans L’Infini turbulent, Michaux distingue trois modes de l’Infini (le pur, le diabolique, et le démentiel) : il y oppose clairement l’unité divine et bénéfique, Dieu rassembleur et généralisateur, à Satan le diviseur, le “détailleur49”. La monotonie psychédélique est alors d’essence céleste (tout s’unifie dans le pur gong répété d’un diapason) ou d’essence satanique (tout se déchire inexorablement sous les coups cacophoniques et répétés de la paranoïa). Hélas, Michaux connut bien peu, par ces drogues, l’euphorie de l’Infini divin, englobant et aimant50.

10Si tout se ressemble partout, tout se confond alors avec tout. L’identité fondue dans l’identique perd son essence qui était sa définition : on n’est plus contre si tout se vaut, on n’est plus rien qu’un peu de tout. L’enfermement dans le cercle des ressemblances, où la vie n’est qu’un film de déjà-vus, confine alors à la folie de la répétition. La mescaline a permis d’identifier ce défaut d’être, en soulignant la porosité des frontières de l’étant, correspondant aux « chevauchements51 » de la « pensée néoténique52 », ces pensées croisées jamais finies et toujours interrompues par des débuts de pensées nouvelles. Dans Connaissance par les gouffres, Michaux évoque les « ondes » mescaliniennes et leur « monotone symétrie53 ». L’onde est d’abord « continuation » mais « [s]i l’on considère chaque élément semblable, elle est répétition54 ». Dessinée ou ressentie, elle fait de la monotonie une sorte de prison-fractale où le drogué erre en lui comme un « mort vivant, qui n’a plus dans sa vie une minute de surprise, qui n’a plus que des minutes “dans le rang” » et qui « montre alors à lui-même et aux étrangers une morne prison, […] qui est la prison dans le Temps, dans un immuable temps qui ne le laisse plus sortir, un temps qui ne vit plus […]55 ». La phrase ici coupée est en effet asphyxiante à qui la lit, trop longue, tout comme le temps qui n’en finit plus de finir. Ses moments égaux, moments sans émotions, ses moments prisonniers de la régularité, sont ses barreaux ; des barreaux qui le tiennent dans l’en deçà, à partir d’où tout est méconnaissable. La répétition est dans L’Infini turbulent ce mot anaphorique de quatre syllabes, aussi parfaitement stable et équilibré que le cadre carré d’une fenêtre de prison. Quatre syllabes dont les deux premières répètent la même voyelle fermée (« é ») et les deux dernières la même graphie (« ti ») ; le mot est lui-même répété quatre fois comme pour assurer davantage de régularité. Comme si elle cognait à chaque début de phrase en un rythme martelé, l’anaphore est lourde d’une continuité qui représente l’enfermement :

Répétition de toute sorte à peine reconnaissable.
Répétition à n’en pas finir, dont on n’a pas besoin et qui ébranle la tête.
Répétition de métronome enragé.
Répétition augmentant encore l’accentuation déjà existante.56

11Supplice de la goutte d’eau. L’angoissante anaphore crée aussi l’absurde circulaire qui confine et cerne la pensée. Et la marge du texte en écho (ou à la source du texte) répète que « ça » se répète, choisissant ainsi un sujet vide et vague, indéfini mais persistant comme une pulsion mal sublimée qui fait que même les marges ne sont plus des issues. Rien ne semble plus alors pouvoir sauver le poète de l’infernale répétition sans sujet, ou plutôt : dont le sujet même est la répétition. Dans Paix dans les brisements, la répétition se répète comme dans une mise en abyme visiblement épuisante : « Il naît, il naît des commencements trop trop trop vite qui se répètent et incessamment répètent que je répète que ça se répète, et que je répète que je répète et que je répète que ça se répète57. » Comme l’écrit Patrick Feyler, « La “passion de la répétition” devient ici folie ; dans le vertige du sur-place, sujet et lecteur risquent de se perdre58. » Et la passion devient véritablement souffrance, gouffre de terreur où guettait la folie qui fait perdre tout repère et rend toute assise malléable. Mais c’est précisément par le gouffre de cette folie que Michaux s’approche d’une vérité sur lui et sur les autres qu’il croit pouvoir enfin dégager : il comprend par cet approfondissement dans le martellement incessant des répétitions que le monde et l’esprit sont construits sur de la vitesse et de l’identique. L’éclaircissement lui-même aplatit et généralise soudain (« Le limpide a tout égalisé59 »). La monotonie, révélée et augmentée par la drogue, est donc, littéralement, apocalyptique : elle “révèle” à son tour ce qu’il y avait de plus profond en nous, la note cassée de souffrances anciennes. Dans « Musique en déroute60», il raconte comment, jouant d’un sanza cassé, ce lamellophone originaire d’Afrique, il fut fasciné par le « criaillement » d’une seule lame qu’il fit sonner, de manière répétitive, pendant un long moment : « Pas de discours. Pas d’enchaînement. Seulement dénégation sur dénégation. Un unique son rébarbatif. Il suffisait61. » Cri, dans ce « criaillement », des « esclaves désemparés sur le continent noir » qui de « leurs doigts errants en avaient tiré une désolation où ils se reconnaissaient » ; seul « [l]e vieil instrument dérangé pouvait rendre cela, comme aucune formation orchestrale ne l’aurait pu. […] Cette seule lamelle y suffisait62 ».

12Le drogué, au bord de la perte de soi dans le labyrinthe du Même, comme si la muse Écho soudain devenait narcissique, cherche une issue, s’accroche à la moindre différence pour “s’en sortir”. Dans Vents et poussières, c’est le paysage qui, lissé par la monotonie des forêts, enferme et tue métaphoriquement. Insaisissables, les « éternels sapins d’Auvergne […] veulent se fourrer partout et monotoniser le pays63. » Incapable de se projeter dans l’unité de ces épines persistantes, le paysage « sent le sapin », comme dit l’expression populaire pour parler de la mort prochaine en évoquant l’odeur du cercueil construit pour les plus pauvres dans cette « essence ». Sont donc évoqués les éternels vallonnements égaux de l’Auvergne endormie dans ce vert, sonore dans son nom même, qui n’est plus celui de la jeunesse impétueuse mais le vert du sapin monopolisant et « monotonisant » la palette de la nature.

C’est alors qu’un rocher qui occupait à ma fenêtre une part considérable du champ de ma vision, […] (comment ne l’avais-je pas détaché plus tôt du reste auvergnat ?), c’est alors que ce rocher nu et à pic, je me mis à me ruer dessus, et par moments à me meuler dessus, non seulement ma tête dure de mécontent, mais tout mon être durci par miracle, ou plutôt par la hargne, et merveilleusement devenu immense. Enfin, je revivais64 !

13Drôle de renaissance, les yeux fixés sur la pierre dure et nue qui perce le tapis vert de la végétation, obsédés par les arêtes qui arrêtent et sur lesquels il se verrait bien écraser sa conscience comme sous l’effet d’une meule, le drogué se sent sauvé de la monotonie verte par l’image dure qui perce dans sa vision, comme un arbre au milieu d’un torrent retient l’homme tombé de son radeau. Médusé, le drogué revit paradoxalement dans la pétrification de ce rocher, plus solide encore que l’entêtement de ses impressions (sa « tête dure de mécontent »), et qui rend tangible, raccroche, et lui permet, en se situant quelque part, de ne plus (s’)oublier. C’est la “gravité” de ce rocher qui permet cette fixation, sa matérialité qui rappelle à la terre, à la vie, et surtout à soi, individu désormais non dissout. Le paysage n’est encore une fois que le miroir de la vanité humaine : « Croyant contempler le fleuve […], il contemple son propre fleuve de sang […]. Ce radotage, infiniment répété, de soi mis devant soi, plaît. […] Tous les spectacles de la nature son des spectacles en écho […]65. »

Poétique de la répétition : le « merveilleux normal »

« Au commencement est la répétition66 »

14Ces forêts auvergnates si monotones étaient déjà amorcées, bien des années avant le livre mescalinien Vents et poussières, dans Ecuador : « La répétition d’une chose, y écrit Michaux, vaut n’importe quelle variété de choses […]. On décrira plus facilement un arbre qu’une forêt67. » La description de l’arbre seul arrête le regard sur l’objet ; elle arrête aussi le temps pour permettre la description. Tout singulier vaut par induction pour l’ensemble auquel il se rattache : décrire un Chinois, partir d’une scène de rue, permettrait de comprendre tout le peuple chinois pour qui sait observer par-delà l’individuel. Dans la préface à son essai de 1912 sur la Chine, John MacGowan compare le peuple chinois à un banyan. Lui aussi, comme Michaux, utilisait significativement le singulier (« The Chinese ») et la généralisation pour parler des Chinois : « The Chinese does not want quiet68 » (« Le Chinois n’aime pas la tranquillité »). Michaux voulut cerner dans les peuples qu’il observa l’essence d’une personnalité, comme on parlerait d’un arbre pour saisir l’essence d’un bois et comprendre ainsi l’essence du bois. Pour comprendre l’essence ou l’âme d’un peuple69, il faudrait donc observer dans la société un élément ou un objet qui se répète, un tempérament récurrent. « […] [C]aptant les traits culturels dans leur soudaineté et leur répétition, mais aussi dans leur contingence », le narrateur d’Un barbare en Asie « fait de chaque détail une sorte de métonymie d’un univers mental70 », pour Jérôme Roger. À partir d’un mot clé, qui sera la clé du « style d’être » d’un peuple pour Michaux d’après l’analyse de Laurent Jenny, le poète « déclinera un ensemble de traits qui en découlent71 » au risque de « forcer le trait », si l’on peut dire, en le généralisant. Une généralisation qui se double d’une confusion réductrice inquiétante quand le narrateur barbare compare la femme chinoise à du lierre ou à une fourmi72 et voit dans le « visage de gélatine » du Chinois « une précipitation de rat73 ». Mais c’est que le philosophe, pour Michaux, sait « voir l’être en chaque être74 », de sorte qu’aucune hiérarchie ne doit être établie entre les hommes ni même entre les différents règnes : humains, animaux, végétaux, le philosophe voit l’être cosmique en eux tous.

15Dans sa logique inductive, Michaux veut retrouver le commun dans l’unique. Cette idée n’est pas loin de « la splendeur du “ON” » décrite par Deleuze : « Nous croyons à un monde où les individuations sont impersonnelles, et les singularités, pré-individuelles75. » Il y a dans la splendeur du fond commun qui précède l’individu un peu du « merveilleux normal » de Michaux, que ce dernier prit sans doute au « merveilleux quotidien » d’Aragon et au ré-enchantement du monde par les autres surréalistes. Comme Dubuffet avide de banalité, Michaux écrit dans son dernier livre consacré aux drogues, Les Grandes épreuves de l’esprit : « je voudrais dévoiler le “normal”, le méconnu, l’insoupçonné, l’incroyable, l’énorme normal. L’anormal me l’a fait connaître76. » Le rêve (ou le cauchemar) peut être le moyen répété (mais chaque matin déçu) de s’échapper un peu du quotidien embourgeoisant77, de « la présence du réel » et de son « insatisfaisant monotone qui persiste à se présenter78 ». La nuit remuante et grouillante est donc naturellement un moment privilégié par Michaux. Pour Saint-John Perse aussi, le « poète est celui-là qui rompt pour nous l’accoutumance79 », c’est-à-dire l’aveuglement dans le confort de l’habitude ; il est celui qui nous libère de la monotonie du quotidien. Mais c’est pourtant dans la monotonie du “travail de routine” de l’homme ordinaire (d’ici ou d’ailleurs80) que Michaux cherche le merveilleux de la banalité : « Dans l’attachement aux habitudes il y aurait peut-être le plus de grandeur81 ». Banalité hypnotique dans son rythme monotone comme la berceuse des rails du train-train quotidien, l’habitude peut révéler, à notre insu, la profonde nature humaine et « ses mécanismes complexes, qui font de l’homme avant tout un opérateur », c’est-à-dire un faiseur d’œuvres, un poète : il y aurait à trouver la poésie de l’homme ordinaire, ce poète malgré lui. Mais c’est que l’ordinaire de “l’autre” est un autre ordinaire qui désordonne. Si le monotone est le monopole de la nature, valable pour tout être répété et répétant, la monotonie du quotidien est plurielle au point que celle des uns désennuie et déroute celle des autres82.

16« Quel pays pourrait vous donner une impression plus grande qu’un pays par exemple exclusivement planté de réverbères ? Réverbères, réverbères identiques à perte de vue83 », rêvait déjà Michaux dans Ecuador avant même d’avoir écrit ses ethnographies imaginaires. L’écrivain ne déduit aucun « fait » culturel de cet alignement hypothétique de lumières urbaines sinon que cet excès de régularité, ou la régularité de cet excès, pousse à la compréhension du monde, qui est cette « impression » inégalée84 devant l’immense égalité de la répétition. Les réverbères trop nombreux perdent ainsi leur fonction ; ils sont plantés comme une forêt d’arbres lumineux dans une ville imaginaire qui pourrait bien s’apparenter à Paris, « Ville Lumière », sans jamais s’y réduire. Dans « Jours de silence », Michaux écrit : « Moments où l’on change de patrie, / Lumière / Lumière jusqu’à la fin du Monde85. » Or l’autre patrie, c’est pour le poète belge, la France et, en particulier, Paris. Le mot « réverbère » est à lui seul une paronomase ; il se réverbère non seulement dans la phonétique qui le construit mais il n’a désormais plus pour fonction que de répéter ce qu’il produit : le réverbère est muni de réflecteurs de lumière qui la reconduisent, la multiplient, l’accentuent, jusqu’à en faire, comme dans le poème, des « Nappes d’éliminations / Nappes d’illuminations », une « Bienfaisance sur la place unifiée86 ». La continuité, qui n’est que la répétition ininterrompue du même, est source de jouissance, allège l’insoutenable légèreté de la monotonie (« jouissant du continu / s’emplissant de continu / ne sentant pas de monotonie87 ») par la communion qu’elle permet des couches de sens et d’entendement étalés en nappes. La monotonie devient alors satiété.

17Toute arborescence, fût-elle généalogique, invite comme tout classement à la répétition d’une structure identique dont l’auteur a cherché à se dégager, brouillant les genres, et cherchant des filiations dans le choix, comme l’adoption réelle (d’une nouvelle nationalité, française, en 1954) ou fantasmée (les enfants choisissent leurs parents dans Au pays de la magie88). Jérôme Roger montre aussi que pour Michaux « […] le réel, comme duplication infini du même, c’est ce qui, à perte de vue, se dérobe, selon le titre d’un recueil de la maturité (Face à ce qui se dérobe, 1973)89. » La monotonie est une indistinction qui fuit. La chercher, c’est tenter de comprendre un ensemble, c’est-à-dire tout le système sur lequel cet ensemble repose, son rythme, son mécanisme. Or, pour Jérôme Roger, « “Distinguer” quoi que ce soit des choses suppose en effet de connaître le nom qui classe autant qu’il les divise, les choses, mais l’on peut n’avoir rien “vu” pour autant, rien saisi de ce qui “se présente d’emblée”, comme chez les véritables peintres, à la perception90 ». Ce que ces derniers voient d’emblée, c’est peut-être la monotonie d’un être ou d’un paysage, ce qui se répète dans le fond d’une nature et forme équilibre. Le nappage par le fond des choses.

18La question de la répétition, centrale dans la dyade qui unit imitation et originalité, se répète d’écrivains en écrivains, de génération en génération : chacun cherchant à tirer son épingle du “je” commun à tous. L’originalité n’est qu’illusion puisque les “marginaux” forment une catégorie établie, reconnue. Deux ans après la publication d’Un barbare en Asie, Ramuz publia en 1935 dans le sixième numéro de la revue Minotaure91 un article intitulé « Ressemblance » dans lequel il écrit que « la nature a besoin de l’art pour se prolonger elle-même et se soustraire à la pure répétition qui n’est qu’une des formes de la mort92 ». Mais cette prolongation n’est qu’une répétition de la nature qui est naturellement, pour Michaux, monotone. Plutôt que d’imiter la nature, la poésie devrait chercher à la comprendreet à la décrypter : « Ne plus imiter la nature. La signifier. Par des traits, des élans93 », écrit Michaux. Partant de la thèse de Kojève qui différencie le désir simple de l’animal du désir de désir chez l’humain qui est une « lutte à mort en vue de la reconnaissance », Philippe Jousset écrit qu’il faudrait « que la littérature cherche non pas seulement à imiter quelque chose, mais à imiter l’imitation94 ». Le travail poétique ne cherche pas à représenter simplement la nature, à figurer le monde, mais bien plutôt, comme l’écrit Philippe Jousset, à « mimer la mimesis » et ainsi, d’après Michaux, à la signifier par cette con-naissance. Philippe Jousset cite aussi le philosophe Bernard Stiegler qui montre que, lorsqu’elle est « noétique en acte », la sensibilité « dé-couvre (eurisko) toujours du nouveau dans le visible, c’est-à-dire aussi dans sa puissance de voir, et […] c’est ainsi quelle peut donner à voir du nouveau – c’est-à-dire donner à voir à nouveau95 ». C’est pourquoi, selon Jacques Baudry, on peut faire « l’expérience irremplaçable de l’absolument nouveau du semblable96 ».

19Il reste pourtant une part d’ambiguïté dans cette monotonie à la fois louée et rejetée par Michaux : d’une part, l’originalité et l’individualité qui s’opposent à l’uniformité et à la répétition sont pour lui une quête et une nécessité ; d’autre part, il rêve à la vie du saint, monotone et paisible. Quand ses contemporains le critiquent dès la publication de ses troisièmes et quatrièmes livres sur la drogue, y voient des redites, Michaux se sent blessé et incompris. Lui qui n’a pas fini d’explorer la mescaline, et de se découvrir par elle, il ne supporte par l’idée qu’on puisse croire qu’il « fait du Michaux », parce que « ça » marche dans les librairies, comme certains le diront aussi après la publication d’Ailleurs, dès lors qu’il publia une nouvelle ethnographie imaginaire (ses « Meisodems »). Déjà tout jeune, en 1922, dans une lettre à son ami Hellens en Belgique, il écrit : « Je ne comprends rien de ce que disent les gens, les auteurs. Il faut que je refasse tout dans la tête. / C’est pénible mais c’est peut-être cela l’invention et l’originalité97. » À l’opposé de la lecture de Patrick Née qui écrit que « [l]es plus belles pages d’Ecuador soulèveront […] le regard au-dessus d’une telle monotonie98 », c’est justement dans cette monotonie, à l’intérieur du monotone que Michaux trouvait la source d’un nouveau regard poétique. La copie multipliée (comme ce caractère toujours semblable et différent, émergent et résurgent, dessiné sur des milliers de pages que Michaux donna à Bertelé pour qu’il les trie et n’en choisisse que quelques-unes), cette copie cherchait un signe, l’approfondissait, mûrissait l’original, creusait l’origine et révélait par le nombre son ombre cachée, faite de cadence et de quantité. Ainsi, les « [r]épétitions, parfois sans rien d’autre, devenues rythmes, uniquement rythmes, […] pouvaient à d’autres moments devenir foules99 ».

20Pour Patrick Feyler, « [l]a répétition est peut-être la forme pauvre du rythme ; elle n’est peut-être, comme l’écrit Henri Meschonnic, qu’“une limite et une maladie du rythme100.” C’est sur la répétition, pourtant, que Michaux entend se fonder pour retrouver la fluidité du rythme vital101. » « Maladie du rythme », « fluidité du rythme vital », le cœur de la monotonie serait-il alors, comme dans Ecuador dont le milieu du récit raconte l’ascension sur le mont Corazón, une histoire de pouls ? « Sans doute, il y a bien toute une forêt autour de moi. Mais par grande chaleur, mes veines chantent. Chanson bien monotone. D’autre part chanson bien mienne, et je l’écoute toute la journée102. » Pouls à la fois universel de tous et pouls individuel du “moi”, le cœur rythme l’écriture et la vie ; il était d’ailleurs pour Paul Claudel le vrai rythme poétique. C’est aussi le chant irrégulier dans les veines de Michaux d’un cœur qui depuis l’enfance souffrait d’une malformation, cette « pompe sans allant103 » qui bat mollement dans sa « carcasse de poulet104 ». Plus que la variété, bien pauvre, des fantasmes et des désirs humains, c’est l’intensité et la profondeur d’un regard qui intéressent le poète. Les choses du cœur sont, dans l’éventail des sentiments, bien trop semblables ; les romans d’amour se répètent d’âge en âge : « Que l’homme a peu de possibilités. Le don d’amour est grand, mais que son objet est monotone, et de peu de surprise105. » C’est donc hors des “sentiments battus” ou au cœur même de la répétition mécanique de l’amour humain106 qu’il faut écrire.


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21Oublions l’automne monotone de Verlaine. Chez Michaux, la monotonie est bien plus que la triste litanie des violons langoureux ou la sourde répétition de ces trois « o » sans étonnement. Le préfixe invite à une recherche et à un certain sens du recueillement : méditatif – sur l’énergie de l’unité dans sa solitude – ou poétique – sur l’énergie de l’unique dans son originalité. Ce recueillement, qui permet au sage de se recomposer autour d’un centre vide, va dans le même sens que le recueil de poésie où chaque poème est un fragment de l’œuvre répétée, elle-même n’étant que l’écho de quelques mots saisis ; un recueil d’impressions et de pensées mises ensemble autour d’un non-centre, comme cette « colonne absente » placée au milieu du texte d’Ecuador107. Ces deux énergies (de l’unique à l’unité) font de la monotonie un mouvement, une synergie. Elles formeraient bien ce que Deleuze appelait « la belle et profonde tautologie du Différent108 » qui “dénominerait” chez Michaux (au sens mathématique de dénominateur commun) la variété des noms (ces numérateurs de différence), faisant alors du poète l’opérateur des fractions du (ou de) monde(s) en quête, si l’on peut dire, “d’identités remarquables.” La différence de l’unique traverse l’unité essentielle du défini monotone, le fractionne en petits morceaux de tout à recueillir.

22La revalorisation de la monotonie par Michaux est paradoxale. Réhabiliter la monotonie, c’est suggérer le comble de l’originalité : ce qui est de nature à engourdir, à appauvrir, à se fondre et disparaître dans la banalité d’un tout, soudain apparaît au lecteur comme l’essence même d’une poétique unique. De la même façon que Michaux montre la monotonie de la variété (le monde est banal, désenchanté), il invite aussi à penser la variété dela monotonie. Sa monotonie (si l’expression n’est pas trop oxymorique) se trahit ou nous trahit. Alors qu’il doit réduire à la pureté du même répété (ce qui est pur est homogène), il éconduit et ouvre à l’impureté de ce même “même” (à son hétérogénéité) : comme on dirait qu’il est une foule, un mélange, impur par définition, “je”, comme nous tous, est impropre.