Fabula-LhT
ISSN 2100-0689

Dossier
Fabula-LhT n° 9
Après le bovarysme
Laurent Jenny

Styles d’être et individuation chez Henri Michaux

1De 1928 à 1932, pour Henri Michaux, qui n’est pas encore tout à fait un écrivain, et presque pas un peintre, voyager, écrire, s’individuer, c’est tout un. En témoignent deux livres que tout oppose, à part leur lien au voyage : Ecuador, paru en 1929, et un Barbare en Asie, en 1933. Bien sûr, comme l’a dit Michaux dans ses Quelques renseignements sur cinquante-neuf années d’existence, son nomadisme de ces années-là a le sens d’une « expatriation », d’une volonté d’« expulser de lui sa patrie, ses attaches de toutes sortes et ce qui s’est en lui et malgré lui attaché de culture grecque ou romaine ou germanique ou d’habitudes belges »1. De fait la mort presque simultanée des parents en 1929 concrétise cet arrachement, le réalise dramatiquement et rend matériellement possible le périple asiatique de 1930-1931, financé par un petit héritage. Pas de doute que, dans ces années-là, Michaux voyage « contre » l’existence, et même le souvenir de ses origines, dans la dilapidation de ce qui les rappelle. Mais ce qui frappe tout autant, c’est à quel point Michaux voyage « pour ». Au revers de l’arrachement, il y a chez lui une immense soif de singularités. Le nomadisme résulte chez lui d’un besoin non seulement d’observer des « styles d’être » en foule, mais de s’y exposer, et d’y répondre. Il y a là un renversement de ce qu’on peut considérer chez lui comme un faux départ littéraire : la publication en 1927 de Qui je fus, où, tourné vers des origines fabuleuses, il s’essayait à des bribes de généalogie mythique. Les deux livres de voyage convertissent ce regard rétrospectif en une exploration passionnée de Qui je serais ou Qui je pourrais être. Ainsi, le premier rapport de Michaux au style n’est pas de type expressif, il ne s’agit pas pour lui d’extérioriser une intériorité, mais d’explorer des possibles. C’est aussi vrai littérairement que vitalement. Ecuador est au mieux un « laboratoire » littéraire, au pire un répertoire de genres avidement appelés et saccagés. Le livre hésite entre le journal de voyage, le récit d’aventures, et le recueil de poèmes lyriques. Toutes ces formes sont abordées, empruntées, essayées et souvent ironiquement répudiées. Le journal se mue en anti-journal, à la chronologie déréglée (parfois le temps du diariste se renverse et bafouille : le 10 mai 1928 succède au 23, le 2 novembre au 3 et Michaux note – avec un humour (in ?)volontaire – : « On n’arrivera jamais avec cette pirogue, on n’avance pas2 »). Les aventures tournent au fiasco (« l’auteur a les pieds et la jambe gauche qui commencent à prendre un vilain aspect de décomposé3 »). L’hymne à l’océan, post-baudelairien ou ducassien, devient un « poème-jouet » remis entre les mains de Mademoiselle Supervielle. Et dans le même temps, Michaux promet à Jean Paulhan « un roman, des vues synthétiques, le contraire du délayage proustien4 ». Le mot « roman » surprend, sous la plume de celui qui n’en écrira jamais et semble à mille lieues d’en faire un au cours de son séjour équatorien. Lui-même donne d’ailleurs les raisons de son inaptitude au roman : le goût pour les « vues synthétiques », pour les aperçus fulgurants, est un défi à la continuité d’une nappe narrative. Pourtant le terme « roman », pour incongru qu’il soit, n’est pas tout à fait insensé, à condition d’en restreindre un peu la portée. Il n’y a aucune trace de « roman » réalisé dans les pages d’Ecuador mais beaucoup de « départs de roman », des amorces de mondes possibles, des étincelles de fictionnalisation que suffit à allumer une comparaison, une hypothèse, une manière de dire, une situation. Il faudra y revenir. Mais bien plus encore, et avant cela, l’expérience du voyage expose à des « styles d’être », des types de physionomie, des formes de regard, des registres intonatifs, des attitudes vitales, des « techniques du corps », des modes d’être collectif. Michaux capte l’indianité équatorienne, son âpreté, son souffle économe, sa tristesse et s’y heurte. Il s’immerge dans le grand bain de la religiosité hindoue, s’essaye à ses souffles et s’exaspère de sa passivité. Il note l’habileté pratique chinoise, son art de l’esquive et du détour, son goût des ensembles idéographiques. Il traverse un Japon « étriqué et méfiant », répond au sourire népalais, accueille la Malaisie dans la grâce courbe de ses formes.

2D’Ecuador au Barbare, la proportion des possibles formels et des possibles vitaux s’inverse. Ecuador passe par toutes sortes de genres et de manières verbales mais ces derniers restent sans emploi face à une terre noire, nue, et avare, qui laisse sur sa faim, offre peu de styles d’être (et encore les rares qui se présentent sont-ils des « styles du peu » ou des parodies de styles européens). D’où le caractère excessivement « littéraire » d’Ecuador : la profusion des styles formels y apparaît comme la compensation d’une pauvreté de styles existentiels. Le Barbare en revanche adopte un ton uni, discret et efficace pour accueillir cette foule de modes d’être que constitue l’Asie (« On croit entendre des gammes, d’immenses gammes5 », dit Michaux à propos du goût du multiple dans la pensée indienne – mais cela pourrait s’appliquer à la déclinaison de singularités culturelles que répertorie le périple asiatique). Cette opposition d’Ecuador au Barbare ne doit pas nous dissimuler l’essentiel, ce qui fait l’essence-même du voyager-écrire chez Michaux : c’est que styles formels et styles d’être ne prennent sens et valeur qu’à se configurer l’un l’autre. Le mode de formulation est le prolongement d’une saisie perceptive, son chiffre, sa « vue synthétique ». Dans le même mouvement la forme du dire fixe, identifie, extrapole, et évalue des singularités. Elle n’est pas un moyen de représentation mais l’outil d’une activité de repérage, d’appropriation et d’habitation provisoire des singularités mondaines, même les plus apparemment antipathiques au voyageur.

Moi-boule et moi-foule

3Avant d’aller plus loin dans sa description, il faut se demander quelle sorte de nécessité subjective appelle une semblable activité, qui, au-delà ou en-deçà de la littérature et du voyage, apparaît chez Michaux comme une dynamique d’individuation. Il faut se demander si elle peut nous concerner aussi… Michaux s’est très tôt forgé un mythe psychologique personnel sur l’étrangeté auquel il faut revenir. En 1930, dans un autoportrait à la troisième personne intitulé Le Portrait de A., il a figuré sa vie psychologique enfantine comme celle d’un moi-boule, de nature quasi autiste :

Jusqu’au seuil de l’adolescence, il formait une boule hermétique et suffisante, un univers dense et personnel et trouble où n’entrait rien, ni parents, ni affections, ni aucun objet, ni leur image, ni leur existence, à moins qu’on ne s’en servît avec violence contre lui6.

4La boule est-elle vide ou pleine ? Elle est les deux à la fois. Elle est en-deçà de la distinction entre vide et plénitude. Elle est une. Elle est surtout irréalisée, comme Dieu (« Dieu est boule7 »). Elle est pleine de « grands trains de matière mystérieuse ». Mais elle ne permet pas de vivre, d’être quelqu’un, d’agir, de se déplacer et de se relier aux autres. Elle est l’immobilité, l’anti-voyage. Or, en 1938, dans la Postface à la réédition de Plume, voici une véritable palinodie du Portrait de A. : le moi n’est plus boule, il est foule. Ces lignes sont bien connues, mais rarement mises en regard avec celles qui précèdent. Je les cite à nouveau :

Moi n’est jamais que provisoire (changeant face à un tel, moi ad hominem changeant dans une autre langue, dans un autre art) et gros d’un nouveau personnage qu’un accident, une émotion, un coup sur le crâne libérera à l’exclusion du précédent et à l’étonnement général, souvent instantanément formé. Il était donc déjà tout constitué. On n’est peut-être pas fait pour un seul moi. On a tort de s’y tenir. Préjugé de l’unité8.

5L’idée du moi multiple n’est évidemment pas propre à Michaux. Elle a des racines nombreuses dans la philosophie et la psychologie pré-freudienne de la fin du xixe siècle. On peut songer au moi-polype de Jules Laforgue, inspiré par la philosophie de Hartmann, au moi bovaryque de Jules de Gaultier, assoiffé d’être ce qu’il n’est pas dans une première version du bovarysme, puis pure fiction d’identité dans la seconde, ou encore, au moi instable des Maladies de la personnalité (1885) de Théodule Ribot. La critique a bien établi que Michaux, aspirant à des études de médecine, a lu Ribot et lui a emprunté l’expression « folie circulaire » pour intituler l’un de ses premiers textes. Plusieurs formules de la Postface font de même écho aux propositions de Ribot dans son livre, ainsi celle-ci :

La conscience ne nous révèle à chaque instant notre moi que sous un seul aspect, entre plusieurs possibles9.

6Pour Ribot, le moi n’existe qu’à condition de varier continuellement, son identité est une question de nombre, elle ne persiste qu’autant que les états relativement stables l’emportent sur les autres. Deux idées directement héritées de Ribot semblent ainsi devenir des convictions durables de Michaux : celle du moi-statistique (« position d’équilibre » dit Michaux) et celle des moi-organiques, soumis aux aléas du corps. Dans Bras cassé (1972), Michaux confirme encore cette multiplicité organique de la personnalité en découvrant, à la faveur d’une fracture du bras droit, son « être gauche ». Mais la Postface de Plume étend et dépasse l’organicisme de Ribot. Elle insiste sur le rôle des sollicitations extérieures dans la révélation des moi possibles. Elle postule le surgissement de moi ad hominem, produits du choc d’une rencontre, d’un désir de séduire ou d’être séduit, ou au contraire d’une volonté de vaincre ou d’exclure. Elle sous-entend que la simple trouvaille d’une forme – en l’occurrence verbale – suffit à faire émerger des moi inconnus (« une flexion dans une phrase, est-ce un autre moi qui tente d’apparaître10 ? »). Plus tard, Michaux confiera aux aléas de l’encre renversée sur le papier l’apparition de ces moi refoulés et mineurs. Ainsi n’y a-t-il de moi révélés que dans l’ouverture à l’extériorité du monde. Mais y a-t-il vraiment contradiction entre moi-boule et moi-foule ? On a dit que le moi-boule n’était ni vide ni plein, mais plutôt irréalisé, comme le dieu de Plotin avant qu’il ne s’engage dans les « processions » de la création du monde. Au moi-boule de Michaux, il ne manque qu’une chose, c’est, comme le dit explicitement le Portrait de A., d’« aller trouver la terre à domicile et de prendre son départ du modeste11 ». Tel est bien le sens de l’aspiration au voyage chez Michaux.

7Tout ce que nous connaissons du style de Michaux (la rapidité, le goût des intensités, le dynamisme narratif, la passion du divers et de la métamorphose) n’est donc pas comprendre comme l’expression d’une nature, mais comme la conjuration d’une inertie, d’une fatigue et d’une apathie, et l’effet d’un choc en retour, délibérément provoqué. Voyager, pour Michaux, c’est non seulement « aller trouver la terre à domicile » mais s’exposer aux provocations singulières de l’extériorité. De ce point de vue, il n’y a pas de différence de fonction, chez Michaux, entre le voyage, la drogue et la peinture. Toujours il s’agit de faire sortir de soi des moi irréalisés au contact de styles d’être étrangers. La formule de Michaux, selon laquelle une drogue n’est pas « quelque chose » mais « quelqu’un », est révélatrice de cette saisie du monde comme confrontation à une « personnalité » totale des êtres, des choses et des formes. Un type de religiosité, une forme de nuage, la friabilité d’un sol, une langue, la liquidité d’une encre, c’est aussi « quelqu’un », un style d’être prêt à s’étendre et à se réaliser en événements, à colorer tout le réel de sa qualité propre. Et la rencontre de « quelqu’un », reconnu dans son irréductibilité, n’est jamais indifférente. Elle oblige, souvent dans l’urgence, à une situation immédiate de soi.

Deux apologues de la rencontre

8Dans Un Barbare en Asie, on trouve deux apologues qui proposent des versions différentes de la rencontre d’un « style d’être ». Dans les deux cas, il s’agit de fables animalières, comme si Michaux voulait nous suggérer que la reconnaissance « stylistique » a ses racines et sa nécessité en-deçà même de l’homme, dans les profondeurs et la violence de la vie instinctuelle.

9La première fable, celle de la mangouste et du serpent, dit l’irréductibilité des styles d’être :

Le serpent, la première fois qu’il voit une mangouste, sent que c’est une rencontre fatale pour lui. Quant à la mangouste, elle ne déteste pas le serpent après réflexion. Elle le déteste, et le dévore à première vue12.

10Ce premier apologue insiste sur l’immédiateté compréhensive dans la rencontre d’un « style d’être ». Cette immédiateté ne relève pas d’abord d’un raffinement perceptif d’ordre esthétique mais d’une urgence vitale. Ce qui nous apprend à comprendre les manières d’être, et à les comprendre vite, pré-réflexivement, c’est un instinct de survie : certaines différences sont fatalement exclusives, c’est l’un ou l’autre. Certes, on peut être est gêné que cet apologue serve de comparant à la confrontation des Hindous et des musulmans :

Quand je vis les Hindous et les Musulmans, je compris tout de suite quelle tentation subissaient les Musulmans de donner une raclée aux Hindous, et combien les Hindous, en cachette, prenaient plaisir à jeter un chien crevé dans les mosquées13.

11Michaux voudrait-il dire que les styles d’être religieux ont une sorte d’ancrage biologique ou phylogénétique ? En fait, Michaux concède tout de suite :

Maintenant, pour ceux qui n’ont pas vu, et qui n’ont pas senti, on peut trouver quelques explications venant de loin14.

12Et il corrige encore dans une note de 1967.

Impression qui avait de la naïveté. Car ce que je voyais n’était pas seulement deux hommes différents, mais une situation – et susceptible d’être ressentie et appréhendée comme ayant été dans le passé une occasion de mépris, d’attaques, de meurtres15.

13Michaux, donc, n’ignore rien des rapports de domination historiques qui ont pu motiver l’hostilité réciproque des Musulmans et des Hindous. L’attitude explicative est louable sur le plan de la vérité, mais en situation d’urgence attentionnelle, seule la compréhension immédiate est valide, qui ne fait pas d’histoire et ne remonte pas aux causes. Car il s’agit de trancher pour survivre. L’apologue de Michaux a donc une pertinence phénoménologique et déniaise, si l’on peut dire, la relation d’altérité : dans la réalité de la confrontation entre les uns et les autres, tout se passe parfois comme si l’histoire s’était condensée dans la forme fulgurante d’une exclusion réciproque de modes d’être essentiels. Le paradigme animalier tout à la fois rappelle le contexte de prédation où s’est d’abord exercé l’attention esthétique humaine16 et il en fait la métaphore de la guerre des styles, qui, phénoménologiquement, nie l’histoire et essentialise les différences. Cette version violente de la rencontre des styles d’être (non seulement Hindous et Musulmans, mais aussi Turcs et Arméniens, Marocains et Juifs, etc.), souvent constatée par lui, n’a pourtant rien d’un modèle ni d’une loi. Si elle était dominante pour Michaux, elle viderait de son sens et de son désir sa quête de singularités. Elle serait impuissante, à provoquer en lui, fût-ce réactivement, un processus d’individuation. Or, aussi exaspéré, ironique ou méprisant que puisse être Michaux dans sa confrontation à des styles d’être étrangers, il ne se laisse jamais aller à une totale négation. Toujours, par un bord, il demeure en relation avec ce qu’il repousse.

14C’est pourquoi le second apologue animalier du Barbare en Asie, celui du singe et du cheval, a une pertinence beaucoup plus générale, beaucoup plus essentielle à Michaux, en montrant au contraire comment, dans la rencontre des styles d’être, s’esquive la tentation meurtrière de l’exclusion. En l’occurrence, tout est peut-être question de temporalité :

Quand le cheval, pour la première fois, voit le singe, il l’observe. Il voit que le singe arrache les fleurs des arbustes, les arrache méchamment (non pas brusquement), il le voit. Il voit aussi qu’il montre souvent les dents à ses compagnons, qu’il leur arrache les bananes qu’ils tiennent, alors que lui-même en possède d’aussi bonnes qu’il laisse tomber, et il voit que le singe mord les faibles. Il le voit gambader, jouer. Alors le cheval se fait une idée du singe. Il s’en fait une idée circonstanciée et il voit que lui, cheval, est un tout autre être.
Le singe, encore plus vite, remarque toutes les caractéristiques du cheval qui le rendent non seulement incapable de se suspendre aux branches des arbres, de tenir une banane dans ses pattes, mais en général de faire aucune de ces actions attrayantes que les singes savent faire.
Tel est le premier stade de la connaissance.
Mais dans la suite, ils se rencontrent avec un certain plaisir.
Aux Indes, dans les écuries, il y a presque toujours un singe. Il ne rend aucun service apparent au cheval, ni le cheval au singe. Cependant les chevaux qui ont un tel compagnon travaillent mieux, sont plus dispos que les autres. On suppose que par ses grimaces, ses gambades, son rythme différent, le singe délasse le cheval. Quant au singe, il aurait du plaisir à passer tranquillement la nuit (Un singe qui dort, parmi les siens, est toujours sur le qui-vive).
Un cheval donc peut se sentir vivre beaucoup plus avec un singe qu’avec une dizaine de chevaux17.

15Cet apologue dit beaucoup non seulement sur l’observation mais aussi sur l’usage des styles d’être aux yeux de Michaux. Distinguons-y des phases. La première est faite de nouveauté et de surprise. Lorsqu’ils se rencontrent « pour la première fois », le cheval et le singe s’observent réciproquement. Observation rapide, mais non instantanée (plus rapide chez le singe, cette différence de vitesse qui dans d’autres contextes de rencontre pourrait s’avérer décisivement vitale, ici demeure neutre, car il n’y a ni rivalité ni rapport de prédation entre ces deux espèces : le cheval a même le temps de se faire « une idée circonstanciée » du singe sans encourir aucun péril). Observer un style d’être, c’est tout d’abord observer ce qu’il peut et ce qu’il ne peut pas (demeure là un souvenir de ce que la rencontre de toute forme d’être nous fait risquer). Le singe se rassure de voir que le cheval ne pourrait le poursuivre dans les arbres. Ce sont les compétences du singe qu’observe également le cheval, mais, dans sa réflexion, il va un peu au-delà : c’est aussi l’immoralité du singe qu’il constate, sa fantaisie gratuite, et surtout le lien étroit qui lie ces deux attitudes et leur donne une cohérence globale. La deuxième phase de l’observation est sous le signe du retour à soi : au contact de l’autre, et par différences, le cheval se découvre « un tout autre être ». La question de son être-tel, qui était comme assoupie dans la solitude, lui revient réactivement. Le voici, comme réveillé à sa singularité, à ses possibles et à ses limites. En un sens, c’est la forme distincte de l’autre qui le dévoile à lui-même. La troisième phase est faite d’acclimatation et d’échanges entre l’un et l’autre : le singe délasse le cheval et le cheval tranquillise le singe. Une économie heureuse s’instaure entre eux, faite de la jouissance partiellement imaginaire de ce que le style de l’autre apporte à celui qui ne l’a pas. Mais seulement partiellement imaginaire : pour que le cheval se plaise à la compagnie du singe, il faut bien qu’il y ait en lui réellement un être-singe, inaccompli et mineur, qui ne demandait qu’à s’exprimer (ou s’imaginer) mais que seule la rencontre d’un véritable singe pouvait véritablement faire émerger. La dernière phase est faite d’habitude et d’oubli :

La connaissance ne progresse pas avec le temps. On passe sur les différences. On s’en arrange. On s’entend. Mais on ne se situe plus18.

16Avec le temps, le cheval ne pense plus rien du singe et l’oublie, dans l’habitude de sa fréquentation, et finit par s’oublier lui-même, retombant dans l’inertie de son irréalisation.

17L’apologue du singe et du cheval nous dessine une version humaine et cultivée de la rencontre des styles d’être. Il nous enseigne que si, au fond de cette rencontre, il y a des enjeux de survie, elle est néanmoins susceptible d’échapper à cette violence ou à la pure indifférence. Identifier un style d’être, c’est, au moment même où on le comprend, le colorer d’une valeur et d’une humeur, qui vont définir un type de relation (là où la rivalité exclusive ou l’indifférence instinctuelle tuent la relation). Voyager, c’est ainsi traverser un paysage de réponses affectives aux styles d’être auxquels on s’expose. Chez Michaux, cela va de l’admiration légèrement exaspérée et ironique, vis-à-vis de la religiosité indienne, à la résistance antipathique au Japon ou à l’ouverture au sourire népalais. Et ces humeurs se fixent dans les formes d’expression qui servent à décrire ces styles d’être. Identifier, décrire, évaluer, et répondre, cela se fait d’un seul mouvement. Un passage consacré au Népal l’illustre assez clairement: 

Quel soulagement quand on arrive chez les Népalais, quand on voit un sourire, le sourire naturel qui vient à vous, qui attend de vous son retour heureux […]19.

18Et ce retour a lieu dans le texte même de Michaux. Un passage supprimé de l’édition de 1933 du Barbare dit comment la grâce enfantine du Népal a un effet entraînant :

Quand on voit les enfants (le Népal comme le Japon et la bénédiction des enfants) et on est tous enfants. On va jouer, un train de quoi jouer. Une pente : de quoi jouer20.

19Le Népal développe un sentiment d’enfance. Et de fait, Michaux lui répond en le décrivant à travers un texte-jouet : c’est l’Himalayan railway qui présente le train montant vers l’Himalaya à partir de Siliguri comme un jouet miniature, doté d’une « locomotive-poney » et de marche-pieds qu’« une belette, à la rigueur, pourrait […] utiliser ». Michaux, si peu coutumier de cette disposition, joue lui-même, dans un attendrissement amusé et entièrement dépourvu de cette ironie coupante qui lui est si coutumière. Il y a donc une stricte corrélation entre identification, humeur et ton descriptif.

Explorations

20Essayons d’aller plus loin dans l’approfondissement de cette relation aux styles d’être. Les styles d’être sont des dispositions complexes de singularités qui suscitent des effets d’empathie et d’antipathie, éveillent dans le moi-foule irréalisé des tendances expérimentales, et des vécus hypothétiques. Pas de style d’être, aussi apparemment tenu à distance qu’il soit, qui, en un point, ne donne lieu, non seulement à une description mais aussi à une habitation provisoire (toute description est d’ailleurs peut-être amorce d’habitation). Dans la réponse discursive que Michaux apporte aux styles d’être rencontrés, l’embrayeur décisif de l’intériorisation, c’est le style indirect libre, cette forme énonciative qui joue la fusion avec la conscience de l’autre et le développement d’une vie mentale avec cette conscience. Une théorie littéraire un peu trop stricte, celle de Kate Hamburger, a voulu réserver cette forme à la seule fiction littéraire, alors qu’elle traduit une attitude anthropologique beaucoup plus générale de spéculation sur la conscience d’autrui. Chez Michaux, le style indirect libre21 surgit d’ailleurs souvent de façon inattendue, non pas au moment de la plus grande empathie avec une manière d’être, mais au contraire là où son incongruité doit être surmontée, là où il faut faire un saut dans l’hypothèse pour la rejoindre et l’acclimater à soi. Ainsi, en Inde, Michaux s’essaye à considérer les chiens du point de vue de la pensée hindouiste :

Pas de concentration, les chiens. Des êtres de premier mouvement, honteusement dépourvus de self-control. Et d’abord, qu’est-ce que c’est que tous ces réincarnés ? S’ils n’avaient pas péché, ils ne seraient pas chiens22.

21Ou il entre dans l’esprit de l’abondance épique du Mahabarata :

Quand vous avez comparé un soldat courageux à un tigre au milieu de lapins, et à un troupeau d’éléphants devant un jeune bambou, et à un orage emportant des vaisseaux, vous pouvez encore continuer dix heures de la sorte avant que vous nous fassiez lever la tête de nouveau. On a tout de suite atteint le sommet, et on continue en ligne droite23

22Il adopte momentanément l’absolutisme religieux des Musulmans :

Le Dieu des Musulmans est le plus absolu. Les autres dieux s’effritent devant lui. Et on se traite comme rien devant ce Dieu. Et on se jette le front contre terre. On se relève, et puis on se jette le front contre terre. Et puis encore24

23Ou il mime au contraire la modestie du chinois vis-à-vis de l’esprit religieux : 

Il ne voudrait pas exagérer. Pensez donc ! Et puis, il est pratique. S’il s’occupe de quelqu’un, ce sera des démons, des mauvais seulement, et encore quand ils font du mal. Sinon, à quoi bon25 ? 

24Le style indirect autorise des passages non pas de l’autre mais dans l’autre (on se souvient que la Postface à Plume se plaint au contraire de « passages » en soi du père). Passages non identificatoires, où la fusion du style indirect libre n’exclut pas l’ironie. Mais ces passages se justifient par la reconnaissance que, dans les styles d’être les plus apparemment éloignés, gisent des possibles vitaux, voire des tendances propres inavouées ou malaisément acceptées. Michaux le dit explicitement du pays dont l’étrangeté lui a le plus manifestement résisté :

Tandis que beaucoup de pays qu’on a aimés tendent à s’effacer à mesure qu’on s’en éloigne, le Japon que j’ai rejeté prend maintenant plus d’importance. [...] Ce qui me glaçait tellement au théâtre japonais, c’était encore ce vide qu’on aime pour finir et qui fait mal d’abord [...]26.

25La surprise première peut prendre la forme d’une répulsion avant d’évoluer en curiosité et en accueil. La complexité des styles d’être explique aussi l’ambivalence qu’ils peuvent susciter.

Ontologie des styles d’être

26À ce point, il faut se pencher sur la question de l’ontologie des styles d’être, telle qu’elle nous est suggérée par Michaux. A-t-on affaire à des entités objectives, raciales, ethniques, ou culturelles, ou à des formes purement phénoménales, ou encore à des projections subjectives relatives et évanouïssantes ? Commençons par les réponses rudimentaires qu’une lecture trop rapide de Michaux nous souffle. Un style d’être est un faisceau de singularités convergentes. C’est dire qu’il a un centre et que la compréhension consiste à « mettre le doigt sur le centre ». La rapidité de compréhension d’un style d’être tient à cette cohérence : par quelque singularité qu’on le prenne, on est d’emblée renvoyé au centre. Dans cette désignation de ce qui fait la « clé » d’un style, Michaux ne s’embarrasse pas de précautions. Cela donne par exemple : « son être ne le remplit pas. […] le Chinois a l’âme concave27 ». À partir de cette clé, Michaux déclinera un ensemble de traits qui en découlent : modestie religieuse, effacement dans les relations sociales, goût du lunaire et de la lumière indirecte des lanternes, langue faite de syllabes-gongs, écriture métonymique, refus du tragique, art de l’esquive. On voit cependant tout de suite ce qui dans la brutalité de la formulation de Michaux peut susciter l’inquiétude : le singulier généralisant (« le Chinois ») semble vouloir nier l’histoire et ancrer les singularités dans l’essence ou dans la race. Michaux ne va-t-il pas jusqu’à écrire : « On ne saurait assez considérer les Chinois comme des animaux28 ». Le poète serait-il héritier d’une anthropologie romantique à la Herder, avec toutes les dérives qu’on lui a connues, son « centre » serait-il de l’ordre d’un volkgeist ? Distinguons deux questions : la structure de convergence d’un style d’être et l’entité à laquelle il convient de rapporter cette structure. Il y a presque synonymie entre la notion de style et celle de convergence formelle. Un style ne peut être appréhendé que comme convergence (jamais comme une somme de caractères dissociés ou alors il faut qu’une forme singulière de dissociation devienne un principe de formation stylistique, un nouveau « centre »). Aucune description anthropologique ne peut renoncer à une sensibilité stylistique. On en retrouve le principe dans des anthropologies qui n’ont plus rien de romantique, celle de Marcel Mauss, par exemple, avec son « fait social concret » qui permet d’apercevoir le groupe social et son comportement tout entiers. Et, au-delà de Mauss, l’idée de pattern culturel ou de style de vie total continue d’occuper l’anthropologie moderne. Cela n’exclut pas les tensions ou les contradictions au sein d’un style. Violence et douceur du Moyen-Orient :

L’Arabe, si violent en son langage éructé, l’Arabe dur et fanatique, le Turc conquérant et cruel sont aussi des gens à parfums, nauséabonds, confitures de roses et loukoum29.

27Discrétion et tonitruance du prêtre tibétain : il mendie avec un tout petit tambour, une minuscule sonnette, et une mélodie exténuée, mais à peine rentré dans son monastère, il embouche une trompette de 4 m 50 de long et en fait sortir « un bruit de glotte énorme et hippopotamesque », etc. Mais sans doute les paradoxes stylistiques sont-ils de faux paradoxes : ils n’apparaissent tels que parce qu’on n’a pas été assez loin dans la compréhension du centre. Il se peut aussi qu’une civilisation soit si riche stylistiquement qu’elle ne se laisse pas aisément ramener à un centre. Michaux écrit ainsi :

Gandhi a parfaitement raison de soutenir que l’Inde est une et que ce sont les Blancs qui en voient mille. S’ils en voient mille, c’est parce qu’ils n’ont pas trouvé le centre de la personnalité hindoue. Moi non plus, je ne l’ai peut-être pas trouvée, mais je sens parfaitement qu’elle existe30.

28Mais si le « centre de la personnalité hindoue », c’était précisément l’irréductible profusion du multiple ?

29Il reste maintenant à définir les entités à qui rapporter les styles d’être : races, ethnies, cultures, religions, groupes sociaux ? On sait que c’est l’une des questions les plus délicates auxquelles doive répondre l’anthropologie et qu’elle ne s’y résout en général qu’avec d’extrêmes précautions et en établissant d’infinies nuances entre peuples, cultures, ethnies, nations, etc. Michaux, au contraire, procède avec une insigne brutalité, n’hésitant jamais à employer l’article défini pour désigner : l’Hindou, le Musulman, l’Arabe, l’Anglais, le Chinois, l’Européen, le Blanc… Pour défendre Michaux, je suggérerais volontiers que sa brutalité catégorielle est de méthode esthétique et que, non seulement il n’ignore rien de ce qui en relativise la vérité, mais qu’il est le premier à en saper la vraisemblance. Chez Michaux, la catégorisation absolue traduit des moments de saisie stylistique immédiate. Elle est la forme d’expression de la compréhension (contre l’explication qui viendra après-coup et saura en relativiser et en défaire l’absolu) : un style, en effet, dès qu’il est saisi dans sa cohérence, apparaît toujours comme une essence irréductible, absolue, complète et indéfiniment extensible. La brutalité grammaticale de l’essentialisation rend compte phénoménologiquement de cet effet d’évidence. Mais elle est toujours provisoire et relative. Michaux n’ignore pas que les peuples ont une histoire et que leur histoire est faite d’infléchissements stylistiques, ainsi lorsqu’il écrit :

[….] il est difficile de savoir jusqu’où Confucius, Lao-Tseu ont chinoisé les Chinois, ou les ont déchinoisés et jusqu’où Mencius, mettant la guerre et le militaire au ban de l’empire, a aidé la lâcheté chinoise ou combattu l’élan guerrier chinois31.

30Dans une telle réflexion, tout postulat essentialisant s’effondre ironiquement. C’est l’âme chinoise elle-même qui devient une âme-foule, sujette aux aléas de rencontres historiques qui en feront surgir les formes les plus inattendues et les plus contradictoires.

31Chez Michaux, il y a de plus une véritable exaspération catégorielle. Non seulement Michaux ne renonce pas, par exemple, à la notion suspecte de « race » mais il la défait dans l’usage extensif qu’il en fait, ainsi lorsqu’il écrit :

En Amérique, il y a une vingtaine de races, néanmoins l’Américain existe, et plus nettement que des races pures. Le Parisien même existe. À plus forte raison l’Hindou32.

32Si donc le mot « race » peut désigner à la fois une couleur de peau, une nation, une appartenance citadine et une religion, c’est clairement qu’il manque un mot pour nommer ces ensembles stylistiques (éventuellement enchâssés les uns dans les autres) que dégage phénoménologiquement une intuition de cohérence formelle. Ailleurs, Michaux semble vouloir tourner en dérision ses propres catégorisations, affirmant par exemple que « les Européens (Germains, Gaulois, Anglo-Saxons) sont de fameux Chinois33 » – c’est-à-dire, en l’occurrence partagent un même goût d’invention. Passons sur l’étrange recomposition de l’Européen selon Michaux (amputé de sa moitié méridionale) et sur la curieuse entité eurasienne qui en découle. Si l’on ajoute que dans son chapitre « Types chinois », Michaux identifie un groupe qui présente l’aspect de « fins parisiens » (p. 150) et qu’on se souvient que le Parisien était précédemment présenté comme une « race », on comprend qu’il y a chez Michaux une rage de faire délirer les catégories anthropologiques reçues, de recomposer des ensembles stylistiques supra- ou infra-catégoriels. D’ailleurs, dans sa soif d’appréhension de singularités, Michaux recroise « races », âges et sexes :

Et dans chaque race, ces trois variétés : l’homme adulte, l’enfant, et la femme. Trois mondes. Un homme est un être qui comprend peu l’enfant, peu la femme34.

33Le style d’être enfantin, à la fois irréductible et évolutif, colore à sa façon des styles culturels (et parfois les domine comme Michaux le suggère à propos du Tibet). Michaux est si loin d’essentialiser ses catégories qu’à Bali, il ressent même la féminité comme une forme provisoire, transitive :

Une des choses qui frappent à Bali, ce sont les femmes qui ne sont plus femmes. Ça leur a passé. […] Le visage, depuis longtemps, est revenu au type homme et a perdu toute trace de féminité. Les os malais apparaissent. La femme n’est pas fragile, mais transitoire. Il arrive qu’elle garde à peine quelques traces du caractère féminin, comme des souvenirs de voyages35.

34Si donc les styles d’être s’imposent dans leur impérieuse évidence, ils sont infiniment transitoires, reclassables, justiciables de réajustements d’échelle et réassemblables. Ils peuvent également s’émanciper des seules caractérisations humaines, devenir transversaux aux différents règnes en associant dans leur convergence une donnée géographique (la terre volcanique et noire d’Équateur) et une attitude ethnique (la résignation courbée des indiens équatoriens), ou un environnement animal (l’impassibilité de la vache sacrée) et un comportement culturel (la lenteur indienne).

Styles d’être contre individualités

35Michaux incite finalement à distinguer entre styles d’être et sujets (personnel ou collectif). S’il est vrai que la convergence d’un style d’être s’organise autour d’un centre, ce centre n’est cependant pas subjectif : le style d’être traverse les sujets (comme la féminité les femmes malaises) plutôt qu’il ne les exprime. Et c’est à juste titre que Jean-Pierre Martin citait à propos de Michaux le Deleuze de Logique du sens :

Loin que les singularités soient individuelles ou personnelles, elles président à la genèse des individus et des personnes ; elles se répartissent dans un « potentiel » qui ne comporte lui-même ni Moi ni Je, mais qui les produit en s’actualisant, en s’effectuant, les figures de cette actualisation ne ressemblant pas du tout au potentiel effectué36.

36De ce point de vue, il y a d’ailleurs homologie entre le voyageur assoiffé de styles d’êtres et les milieux stylistiques qu’il traverse : le moi-foule inactualisé traverse des peuples-foules. C’est particulièrement vrai de l’Inde, ressentie d’emblée comme « une foule franche qui se baigne en elle-même » : foule d’êtres sans doute, mais surtout foule de singularités mobiles, au centre fuyant ou multiple, unifiables par moment, redécomposables.

37Dès lors, on peut essayer de situer plus précisément les relations entre singularités, styles d’être et individuation chez Michaux. Un moi-foule, un pur « potentiel inactualisé » dirait Deleuze, part en quête de singularités susceptibles de l’éveiller, de le provoquer à résonances, rejets, « réponses ». Il ne veut pas être un individu, il veut s’individuer37, entrer dans cette dynamique qui sans cesse fera sortir de lui des êtres nouveaux au contact des singularités rencontrées. Dès que des singularités apparaissent convergentes, elles forment des styles d’être, elles prennent une autonomie extensive, elles deviennent nommables, elles y gagnent une valeur, on peut se situer vis-à-vis d’elles. L’individuation entre en travail grâce à l’outil du dire (de l’écrire) qui les fixe, les rend appropriables, voire explorables (on l’a vu avec l’usage du style indirect libre) et prolongeables en soi.

38C’est à la lumière de cette activité qu’on peut juger des échecs ou des succès de Michaux, et revenir à l’opposition entre Ecuador et le Barbare. Ce qui est remarquable dans le voyage de Michaux en Équateur, c’est qu’il l’expose beaucoup à des individualités mais très peu à des styles d’être. On trouve dans Ecuador des individualités : Gangotena, l’ami trop prévenant, qui soulève en Michaux des pulsions de traîtrise ; le « loco » Larrea, qui conduit à tombeau ouvert et que Michaux excite encore à la vitesse ; Monlezun, le compagnon de la descente de l’Amazone qui épie en silence la résistance physique de Michaux, quelques autres encore. Toutes ces individualités sont closes et finies, elles peuvent susciter des affects, mais pas offrir de développements appropriables. Si Michaux voulait devenir écrivain, il en ferait des personnages de roman. Il se contente de les exécuter d’un trait. En revanche, les styles d’être sont rares (mais non inexistants). Essentiellement, c’est l’économie du peu dans l’indianité de la haute altitude (« Nous fumons tous ici l’opium de la grande altitude, voix basse, petit pas, petit souffle,/ Peu se disputent les chiens, peu les enfants, peu rient »). Le style ingrat du peu, est vraiment rencontré. Il fera son chemin en Michaux. Comme aussi le friable et le métamorphique dans la terre équatorienne, qui transforme son sol en jeu de forces mauvaises plutôt qu’en support terrestre d’un cheminement ou d’une habitation. Styles de refus qui ne sont pas étrangers à Michaux. Citons enfin, à l’inverse, le baroque expansif et profus de la forêt tropicale qui refait de la vie avec ses morts sans les enterrer : « Ici il y a pour moi » dit Michaux avec un enthousiasme trop rare. Si l’on se reporte à présent au Barbare, on est frappé de constater que Michaux, y consignant les expériences d’un périple de huit mois, n’y mentionne aucune individualité, seulement des êtres collectifs, des manières d’être. Il ne rend compte non plus d’aucun déplacement. Michaux voyage dans les singularités, pas dans la géographie. Et on pourrait montrer comment ces singularités, au-delà des mille chocs d’orientation et de situation immédiate, préparent aussi de grandes lignes d’individuation future : l’Inde développera en lui le Michaux de la méditation et du souffle, mais aussi celui des forces magiques telles qu’elles s’affirmeront plus tard dans Épreuves, exorcismes ; la Chine l’ouvre résolument à l’encre et au goût du tracé idéographique.

39Pour finir, il y a quelque chose de paradoxal et d’un peu troublant à constater que c’est au contact de cultures traditionnelles, où l’individu n’est ni une valeur ni même une possibilité que s’ouvre pour Michaux une chance d’individuation. Pierre Pachet, dans Un à un,rappelait quelles sont les conditions socio-politiques d’une émergence de l’individu : l’indépendance économique, la représentation politique, la pensée d’une culture de soi. Assurément les pays traversés par Michaux n’offraient à leurs habitants aucune de ces conditions, et à leurs yeux, l’attitude du Michaux voyageur, pour autant qu’elle ait pu être aperçue (mais Michaux insiste sur le fait que voyager, ce n’est pas seulement voir, c’est être vu et par des milliers d’yeux), cette attitude ne pouvait avoir qu’une allure énigmatique voire insensée. Dans cet usage individuel des grands styles d’être collectifs, on verra peut-être au mieux une marque objective de dissymétrie, au pire un signe de la violence du moderne. En l’occurrence, cette violence est surtout d’ordre rythmique. Là où les cultures sédentaires s’efforcent à maintenir dans le temps la permanence et l’unité des styles d’être contre les inévitables conflits et risques de transformation, le moi-foule occidental, aussi désargenté soit-il, s’offre le luxe d’une traversée des styles et d’une dynamique intérieure de leur appropriation. Il se voue tout entier à la transformation et au mouvement, à la capitalisation déterritorialisée des différences. Violence objective, sans doute, parce qu’il y a toujours virtuellement une guerre des rythmes (un risque d’éradication de l’un par l’autre), comme il y a une guerre des styles. Mais c’est sans doute aussi la plus riche, la plus intelligente et la plus exaltante des pratiques de soi dont Michaux nous donne l’exemple, celle où création de soi et saisie de l’autre dans la rigueur du dire se conjuguent une relation qui, elle, échappe fondamentalement à la violence.