Les Éditions Pyrodactyles ou la nostalgie de la littérature
1Les Éditions Pyrodactyles sont un projet d’art numérique mené par Alice Forge depuis 2008, caractérisé par l’invention d’auteurs fictifs, du contexte politique, social de leur activité littéraire ou artistique, par la fabrication des multiples traces biographiques pour accréditer leur existence, et par la construction d’un catalogue de leurs œuvres littéraires. Cet univers imaginaire est une société d’auteurs, déployé actuellement sur cent trente années (de 2039 à 2169), qui ne sont pas tous développés au même degré de complexité. Une trentaine d’entre eux ont été portraiturés, grâce à la complicité de proches, et disposent d’une biographie et d’une œuvre plus complète. Une partie des livres cités existent dans le catalogue en ligne de la maison d’édition (en cours de création), et certains sont présents sous forme d’extraits dans les livres fabriqués. Chaque auteur des Éditions Pyrodactyles peut se voir attribuer de nouveaux extraits, de nouvelles œuvres au gré des projets de livres ; sa courte biographie peut se voir complétée de nouveaux détails, rendant l’inclusion de nouveaux personnages et la complexification du réseau possible et ludique. Cet aspect permet aussi de travailler sur une forme d’intertextualité au sein des textes du projet lui-même, mais aussi à travers ses échos, citations et clins d’œil à la bibliothèque réelle qui l’inspire, qui s’étend de la littérature populaire au fantastique, en passant par Borges, Schwob, ou Henry James.
2Le travail d’Alice Forge a toutes les apparences de la supposition d’auteurs, laquelle, note Roger Picard, « consiste à faire croire à l’existence d’un écrivain purement imaginaire, dont on donne comme authentiques des livres écrits sous son nom par le mystificateur. […] Ici, l’écrivain […] ne se borne pas à imiter ou à pasticher un auteur connu, il invente l’auteur lui-même, crée les œuvres qu’il lui prête, portant ainsi l’apocryphe à son plus haut degré1. » Alice Forge respecte les contraintes de la supposition d’auteur énoncées par Jean-François Jeandillou : « le nom de l’auteur supposé doit apparaître en couverture ou dans le paratexte éditorial » et « les œuvres de l’auteur doivent être au moins partiellement reproduites au sein de l’ouvrage »2. Toutefois, il ne s’agit pas ici d’une supercherie, mais bien de fiction d’auteurs, puisque les dates rompent l’illusion, les Éditions Pyrodactyles ayant été fondées en… 2039. Il n’y a donc dans ce travail aucune volonté mystificatrice.
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LA BIBLIOTHÈQUE DE BABEL
La grande bibliothèque
3L’univers inventé par Alice ne contient que des textes incomplets, extraits d’œuvres, ou souvent de simples titres mentionnés dans des ouvrages théoriques, des documents d’archives, des coupures de presse tronquées. Ainsi le texte de l’ouvrage The Fall of british monarchy est manquant, mais nous disposons d’indices qui en donnent le ton et le thème. La couverture, inspirée des éditions Penguin, est humoristique et nous rassure sur la gravité de l’événement. D’autre part un article de presse de 2104 indique que c’est un mariage anglo-français qui a précipité la monarchie britannique.
4« Ce qui m’intéresse, explique Alice Forge, c’est d’« inventer un réseau d’auteurs, d’envisager la littérature comme suggestion. » Son but est de « créer un réseau de citations interconnectées et de créer une fiction en constellation, une œuvre dont la plus grande partie est manquante3. » Elle n’est pas tentée d’écrire les livres qu’elle imagine. D’une part, la multiplicité lui paraît plus riche, d’autre part, une pudeur la retient. Les auteurs qu’elle invente sont en effet tous dérivés de ses amis les plus proches, de leurs tempéraments, de leurs fantasmes. Les Éditions Pyrodactyles sont une forme d’autoportrait à travers les êtres chers. C’est en tous cas un univers complet dans son incomplétude, puisqu’il n’y a pas d’éléments isolés, les auteurs étant réunis par des liens familiaux, amicaux, amoureux et intellectuels. L’inachèvement simule l’existence de toute la bibliothèque. Inspiré de la bibliothèque de Babel, qui contient tous les textes, illimitée et infinie, l’univers d’Alice Forge se nourrit en outre des possibilités de réseau offertes par la toile. Son œuvre vise, selon ses propres termes, à une « somme colossale4 ». Fragmentaires, tous ses textes font partie d’un livre infini, à l’instar du Livre de sable borgésien.
5Il faut reconnaître à l’œuvre d’Alice Forge une grande cohérence interne. Certes les textes sont absents, mais ils sont inspirés de textes réels. Ainsi l’auteur inventé Ernesto Polidori évoque-t-il auprès de son ancienne maîtresse Sémiramis, dans une lettre du 22 mai 2126, sa lecture de Justine de Laurence Durrell, paru en 1957. Il cite un passage de cette œuvre :
C’est là que nous nous retrouvions souvent. En été il y avait là une petite échoppe aux stores de couleurs vives où elle aimait venir manger des tranches de pastèque et des sorbets roses. […] Nous étions sans pensées, nous tenant par le petit doigt, buvant à longs traits l’après-midi à l’odeur de camphre. Nous faisions corps avec la ville…
6et poursuit :
Il y aura cette année vingt ans que nous nous sommes réfugiés là pour la première fois, dans cette chambre, pour échapper à la torpeur d’un soleil inclément, à la poussière sourde des rues égyptiennes, aux couleurs trop vives de la capitale vrombissante. Les ombres veloutées partageaient nos murmures, nos promesses, la fraîcheur de ton étreinte et la brûlure de tes baisers.
7On le voit, Polidori s’inspire du style et du contenu du roman de Durrell. Il en est le prolongement rêvé, en outre illustré par une photographie dont on se demande si elle représente « l’échoppe aux stores de couleurs vives » imaginé par Durrell ou « le petit appartement du Caire » évoqué par Polidori.
La littérature en tous sens
8Les auteurs des Éditions Pyrodactylessont eux-mêmes constitués de textes, comme tout écrivain. Comme chez Borges, Perec ou Barthes, l’auteur est avant tout un lecteur qui a « conscience de s’inscrire dans une toile enchevêtrée de textes. Nous revenons à la figure de l’auteur-bibliothèque, celui qui prétend moins à l’autorité qu’au dialogue des livres entre eux, aux conversations chuchotées des livres dans ses rayonnages5. » Alice Forge revendique l’héritage de Perec qui veut que chacun de ses livres s’inscrive « dans un ensemble plus vaste qui serait l’ensemble des livres dont la lecture a déclenché et nourri [s]on désir d’écrire6. » Elle est fascinée par Le Voyage d’hiver, dans lequel Perec raconte comment un chercheur découvre l’ouvrage d’un certain Hugo Vernier contenant les meilleures formules de la littérature symboliste. Ce qu’il prend d’abord pour un plagiat se révèle avoir été écrit avant les grandes œuvres des auteurs plagiés…
9« Cette image, écrit Alice Forge, éclaire l’idée de Perec de la littérature comme un ensemble, et d’une certaine façon, donne corps à la chimère d’un auteur-synthèse, un auteur qui parviendrait à afficher toutes les facettes de son identité de lecteur, tous les textes passés et à venir, toute une vie de lecture, sans égard pour le temps lui-même, pour la chronologie. Un auteur-bibliothèque7. »
10L’un des écrivains des Éditions Pyrodactyles, Berthold Typhus, a écrit un ouvrage intitulé Esthétique du technophobe, qui porte en sous-titre : La Machine à écrire dans le temps. Ce titre révèle une conception de la littérature prônant l’anachronisme, la présence simultanée de textes d’époques différentes, la possibilité, comme un Pierre Ménard, de se déplacer d’un siècle d’écriture à l’autre. Le travail d’Alice Forge soulève la question d’un effet-retour de l’hypertexte sur l’hypotexte, tel que l’évoque Sophie Rabau : « ce n’est pas le texte premier qui détermine le texte second mais bien le texte second qui (re) donne accès au texte premier, comme pourrait le faire un commentaire. En ce sens une écriture intertextuelle influence sur le sens et le statut du passé, le transforme8. » Des textes fantômes peuvent-ils avoir cet effet rétrospectif ? En parcourant le travail d’Alice Forge, on est tenté de répondre par l’affirmative. Ainsi, la suite du texte de Polidori inspiré de Justine colore-t-il a posteriori l’œuvre de Durrell d’une ineffable mélancolie :
Je t’écris aujourd’hui pour te dire que je n’ai rien oublié, moi, de ce temps qui fut notre jeunesse, et parce qu’il fut notre jeunesse, il se teinte aujourd’hui d’un parfum d’éternité, et ne sera jamais délavé des tons mornes du regret. Nous ne serons plus amants, nous ne sommes plus amants depuis bien longtemps, mais tu gardes dans ma mémoire les violentes couleurs de l’été cairote, car la passion n’est pas un orage tumultueux. La passion est un jour d’été qui torture la soif.
UNE SCÉNOGRAPHIE DE LA LECTURE
Intertextualité du lecteur
11C’est toute une bibliothèque dont ces auteurs sont porteurs, écrivant dans diverses langues, et s’inspirant de la littérature au sens large : littérature canonique, populaire, bandes dessinées, ouvrages théoriques etc. Parfois un simple titre est un hommage à la littérature, comme l’autobiographie rédigée par Berthold Typhus : My Life as Monte-Cristo.
12Les auteurs ne sont donc que des parties de l’immense bibliothèque, aussi n’y a-t-il pas lieu de distinguer auteur et personnage, l’homme et l’œuvre. Jeandillou note que l’auteur supposé est en général un être hors du commun9. C’est le cas des auteurs inventés par Alice Forge.
13« L’auteur qui inspire les Éditions Pyrodactyles, écrit-elle, se confond avec ses personnages romanesques : il est héroïque, aventureux, s’auréole de la gloire de la fiction et du jeu, s’autorise à être un lecteur non académique, passionné. Il fait de sa propre vie une fiction ; on peut lire dans les biographies qui accompagnent les portraits et les archives fabriquées des auteurs des Éditions Pyrodactylesce genre de choses : l’un d’entre eux décide de devenir le Capitaine Nemo, en cherchant toute sa vie l’Atlantide à bord d’un Nautilus de sa fabrication, sans autre espoir que de ressusciter la fiction populaire à travers son aventure10 ; deux autres se donnent réciproquement des défis destinés à nourrir leur production littéraire : l’une devra vivre pendant un an comme James Bond, boire uniquement des martinis dry, porter une arme en permanence, séduire des secrétaires et faire des courses en voiture de sport11 ; le second devra jouer les Monte-Cristo pendant une année, nourrir d’implacables vengeances, vivre reclus dans des repères secrets, et cultiver son sens du romantisme noir12. »
14Aussi fabrique-t-elle des traces biographiques, des archives qui posent l’écrivain en héros. Elle met par exemple en scène des vols commis au Louvre par un personnage qui signe « Le Crabe ».
15Ces vols seront revendiqués par Ernesto Polidori dans son ouvrage posthume : Mémoires d’un aigrefin. La couverture de l’ouvrage, représentant une main gantée de blanc, et le sous-titre : Apologie du détroussage éclairé, font évidemment allusion à la figure d’Arsène Lupin. De même le portrait d’Ernesto Polidori en dandy séducteur ou le titre d’un de ses romans : Code d’honneur, viennent renforcer le rapprochement avec le célèbre gentleman cambrioleur. En outre la révélation de son identité secrète est inspirée de l’ouvrage de Romain Gary : Vie et Mort d’Émile Ajar.
16« Mes auteurs fictifs […], avoue Alice Forge, sont moins des hommages à mes auteurs favoris qu’à leurs personnages13. » Son œuvre est l’héritage des travaux de Barthes sur la mort de l’auteur, considérant le texte comme « espace à dimensions multiples », « tissu de citations14 ». Il n’est pourtant pas anodin que son point de départ, pour constituer sa bibliothèque, soit les auteurs et non les œuvres. Comme le note Alain Brunn, l’auteur est un « principe d’organisation de la littérature15 », il permet « d’instaurer des relations entre les différents textes16. » Aussi propose-t-il de substituer la notion de cohérence à celle d’intention d’auteur17. C’est la raison pour laquelle Alice crée des familles d’auteurs. C’est qu’elle se place résolument du côté de la lecture. Or, note Alain Brunn, l’auteur est une « référence de l’aval, du temps de la lecture, et c’est par rapport à ce temps qu’il faut le référer18. » On se souvient d’ailleurs que Barthes avait tempéré ses propos sur la mort de l’auteur en publiant, quelques années plus tard, Le Plaisir du texte, dans lequel il réhabilitait l’auteur comme une figure nécessaire à la lecture, le lecteur étant habité par le désir d’auteur19.
17Alice Forge défend ardemment la théorie de l’intertextualité du lecteur, s’appuyant sur les écrits de Pierre Bayard, lequel, dans Le Plagiat par anticipation, soutient que des auteurs se seraient inspiré ou auraient copié des auteurs à venir20. Bayard montre « qu’en matière de culture, la chronologie linéaire n’a pas court, car elle est moins pertinente que les rapports de cohérence intertextuels que le lecteur fabrique de lui-même21 ». Notre éditrice revendique en outre l’héritage de Perec, notamment le projet formé par celui-ci d’un Roman du xixe siècle : «Il s’agit, explique Perec, de prendre une anthologie de la littérature française du xixe siècle (genre Lagarde et Michard) et d’en unifier les extraits, de manière à aboutir à un récit dont les chapitres sont des fragments d’Adolphe, d’Atala, etc. Jusqu’à Zola22. » Perec, commente Alice Forge, « fait apparaître l’intertextualité qui habite chaque lecteur, la trame où se tissent ensemble les fictions, entremêlant en nous Anna Karénine et les héroïnes blessées d’Henry James, ou les gascons mousquetaires de Dumas avec le Cyrano de Rostand23. »
18Dans les Éditions Pyrodactyles, les livres sont perçus comme des vestiges d’un monde disparu, et de ce fait il n’y a plus de distinction entre littérature passée et présente, existante et inventée. Ainsi l’auteur inventé Berthold Typhus, dans son ouvrage Esthétique du technophobe, paru en 2081, évoque La Madone des Sleepings (1925), célèbre roman exotique de l’entre-deux-guerres de Maurice Dekobra, et négligé depuis (malgré une nouvelle édition en 2006). Le texte fantôme fait se lever un autre revenant, un texte non pas manquant mais oublié. Judith Schlanger rappelle que les œuvres perdues le sont aussi par négligence : « l’abandon est responsable d’immenses soustractions24 ». Par son appel à des textes variés du répertoire, sans souci de leur place dans l’histoire littéraire, Alice Forge résiste à ce que Judith Schlanger nomme « l’insouciant pouvoir de l’incuriosité25 ». Placer dans le futur la réception de ces œuvres, c’est échapper aux critères esthétiques dominants de notre époque et de notre culture.
19Le texte inventé se met ici au service d’un texte démodé qu’il oppose comme un antidote à une époque qui ressemble à la nôtre, celle de la mondialisation, de la vitesse et du numérique. La littérature est elle-même le fantôme de civilisations mortes ou moribondes, texte à jamais troué mais seul salut cependant.
La « liberté grande »
20Le lecteur est invité à compléter mentalement ces livres troués, aussi ceux-ci sont-ils accessibles et séduisants. D’où l’intérêt de s’appuyer sur une littérature populaire et de fabriquer une iconographie ludique et mystérieuse : les photographies sur fond noir, les auteurs se détachant de l’ombre, les couvertures des ouvrages, les documents d’archive : tout ce système allusif convie le lecteur à s’installer au cœur des textes fantômes. En outre la mise en scène humoristique qui entoure ces textes fantômes les place dans le registre de la parodie (de romans d’aventures, de romans policiers etc.) et propose au lecteur une connivence jubilatoire. « Ces livres ne sont pas perdus, explique l’artiste, ce sont des livres en puissance, des livres dont je ne laisse que des indices, laissant le lecteur libre de mener l’enquête, de retrouver les traces, les mentions et les extraits disséminés dans l’œuvre, mais surtout, libre de fantasmer leur contenu. » Ces textes fragmentaires appellent à une infinité de textes possibles, au moyen de ce que Richard Saint-Gelais nomme la transfictionnalité, c’est-à-dire « le développement des virtualités du texte lui-même26 ». Alice Forge reprend pour son propre compte la formule de Lautréamont citée par Perec : « La poésie doit être faite par tous et non par un27 » qu’elle lit « comme la proclamation de ce partage de l’autorité, de l’implication du lecteur, de la liberté et de l’autonomie de l’œuvre, qui appartient à ses lecteurs, qui se donne à chaque lecteur différemment28. » Au lecteur s’il le souhaite de poursuivre la création d’Alice, devenant à son tour auteur, comme ce fut le cas pour le Necronomicon, ouvrage souvent évoqué par Lovecraft, qui aurait été rédigé vers 730 à Damas par Abdul Alhazred. Une traduction de ce livre inventé est parue en 1996 chez Belfond, grâce aux bons soins de Georges Hay et consorts…
LA NOSTALGIE DU LIVRE
Nostalgie de la lecture
21L’humour des Éditions Pyrodactylesne doit pas masquer leur origine élégiaque. Alice Forge, lectrice passionnée, déplore de n’avoir plus le temps de lire dont on dispose enfant, au cours d’étés sans fin. Dans nos existences d’adultes pressés et connectés il est difficile de « trouver du temps pour soi avec du papier », de résister à « la pollution numérique29 ». Les textes manquants ou tronqués des Éditions sont des réécritures fantasmées des récits lus dans l’enfance : romans fantastiques ou de science-fiction, histoires d’aventures, de pirates, de fantômes, de robots, d’espions, de détectives… Les textes fantômes sont non seulement un hommage mais une façon d’agrandir à l’infini cette bibliothèque de l’enfance, de lui assurer une pérennité en la situant dans le futur. L’esthétique, volontairement rétro, convie les lecteurs à rêver ces textes absents comme ils ont pu rêver les textes réels de leur enfance. Le monde futur proposé par Alice Forge est un temple de l’imagination. L’article sur « l’Art héroïque30», le courant artistique et culturel dans lequel s’inscrivent les auteurs pyrodactyliens rend compte de cette réhabilitation des récits imaginaires :
L’imagination était restaurée comme la plus grande richesse humaine. C’était du Livre, de l’art, que naissait l’émotion, et non des hauts faits humains qui se déroulaient à quelques 400 millions de kilomètres. Nous tenions dans nos mains, à portée de nos yeux et de nos cœurs, les récits fabuleux qui pouvaient nous transporter bien au-delà de Mars, sur des contrées que l’homme ne pourrait arpenter qu’en rêve. Et c’était là ce qui importait : le rêve. À partir de là, les ouvrages d’anticipation, la poésie, toutes les littératures de l’imaginaire, méprisées et considérées comme de grotesques et invraisemblables gribouillages, connurent un succès sans précédent.
22Ce faisceau de textes fantômes peut donc aussi se lire comme une théorie in absentia de la littérature, envahie à notre époque par le réalisme et les ego-documents. Les Éditions Pyrodactylesse caractérisent par l’absence notoire d’Alice Forge, jamais nommée ni représentée, et de tout témoignage autobiographique. Défense de l’imaginaire, de la littérature populaire et du livre papier, ces textes absents forment un traité à lire en creux. « L’écriture peut sauver l’homme, proclame Vila-Matas. Même dans l’impossible31. » « Surtout dans l’impossible », lui répond Alice Forge.
La nostalgie de la littérature
23Ces livres fantômes ont donc pour mission de sauver par anticipation tous les livres réels, c’est-à-dire le livre papier tel que nous le connaissons. Notre éditrice n’est pas naïve, elle sait que dans le futur où elle situe son entreprise, il est peu probable que l’on produise encore tous ces livres imprimés. Si elle utilise le numérique, c’est qu’il se rend accessible au plus grand nombre, gratuitement, et favorise le rôle du lecteur. Mais les livres qu’elle est en train de concevoir pour la mise en ligne sont des ouvrages à feuilleter, imitant l’objet livre tel qu’il existe actuellement. Elle rêve d’ailleurs que ces ouvrages, bien que fragmentaires, soient imprimés. Songeant à un avenir où l’imprimerie aura disparu, elle dit : « Je voudrais qu’on sache que ça a existé32 ». Aux futurs textes fantômes, elle oppose la profusion de sa création. Elle prend acte de la surabondance de textes dont parle Judith Schlanger, mais la voit plutôt comme la compensation des pertes inévitables. À travers ces textes imaginaires, c’est une histoire sur la mort du livre, la bibliothèque imaginaire remplaçant la tangible qui aura disparu, pas seulement les livres mais aussi les textes passés de mode, considérés comme mineurs, qu’on n’aura pas pris la peine de numériser. Ce projet, en plaçant la transtextualité au cœur de la création et de la lecture, considère la littérature d’un regard résolument anachronique, éternisant le texte, pour reprendre l’expression de Sophie Rabau. Celle-ci invite en effet à « étoiler » les œuvres en développant les textes possibles afin de prémunir celles-là contre l’oubli33. En fabriquant une continuité de toutes les écritures, quelles que soient les époques et les langues, Alice Forge fabrique une littérature universelle à jamais perdue et présente. C’est ainsi qu’elle imagine que sera retrouvé dans le futur un manuscrit de Berthold Typhus usant du même code que le manuscrit de Voynich, livre illustré écrit entre 1450 et 1520 à l'aide d'un alphabet inconnu par un auteur inconnu. Le texte fantôme — un ouvrage jamais déchiffré — se transmet à travers un autre texte fantôme — un texte imaginaire. L’éditrice redonne vie au manuscrit de Voynich — puisque Typhus l’aurait déchiffré —, et brouille les pistes entre écritures réelles et inventées.
Puisque cette bibliothèque se veut complète et totalisante, elle possède elle aussi ses textes perdus. Edwig MacEllington a ainsi publié en 2109 un ouvrage intitulé L’Atlante de cuivre, en hommage à son frère disparu, l’artiste Mecallistair, rassemblant films, portraits, mais aussi la voix de ce dernier. À l’intérieur d’un livre de cuivre se trouve un phonographe miniature, qui peut s’écouter un nombre limité de fois avant de se détruire. Cet ouvrage, édité à seulement cinquante exemplaires, est offert à des lecteurs jugés dignes de conserver le fantôme du maître. Les extraits varient en fonction des exemplaires, de sorte que chacun reçoit une mémoire parcellaire et périssable de l’écrivain. Le projet des Éditions Pyrodactylesréactive les utopies de Borges ou d’Umberto Eco, qui accordent au livre et à la lecture un crédit tout-puissant, justement parce que le texte est fantomatique, insaisissable et fragile.
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24Perec proposait l’image d’une « œuvre inachevée à l’intérieur d’une littérature jamais achevée34 ». Les textes troués, bien loin de grever la littérature, seraient les garants de sa pérennité. Cela suppose un nouveau mode de lecture, intertextuelle. « Là où l’on remontait un fleuve, écrit Sophie Rabau, il va falloir parcourir en tous sens une bibliothèque », « passer du temps à l’espace35 ». Du fond d’un sombre futur où semblent engagés tout ensemble le livre et la littérature, les Éditions Pyrodactylescligneront de l’œil vers les textes perdus, pour les lecteurs gardant dans de poussiéreuses bibliothèques les couvertures bariolées de récits d’aventures, et les livres jaunes à la chouette, oranges à la louve.