Fabula-LhT
ISSN 2100-0689

Témoignages
Fabula-LhT n° 10
L'Aventure poétique
Vincent Jouve

De quoi la poétique est-elle le nom ?

1Après avoir connu une histoire mouvementée1, la poétique ne fait plus peur à personne. Pour certains, elle est derrière nous, victime de ses contradictions internes et de l’utopie de son projet (en théorie, comme ailleurs, l’époque n’est plus aux grands soirs). Pour d’autres, signe de sa victoire définitive, elle s’est banalisée : elle fait partie du bagage commun et passe inaperçue tant elle est devenue naturelle. Pour d’autres encore, la théorie des formes littéraires – qui se réclamait de l’objectivité scientifique – ne peut rester fidèle à elle-même qu’au prix de métamorphoses permanentes l’obligeant à assimiler les acquis les plus récents des sciences du langage et de la psychologie cognitive. Je me garderai bien de trancher. Mon propos est simplement de nourrir le débat en tentant un modeste bilan, non des travaux suscités par la poétique (tâche désormais prométhéenne), mais des questions qu’elle a pu soulever quant à sa nature et sa légitimité.

La poétique… quelle poétique ?

2Pour faire le bilan de la poétique, il faut commencer par savoir de quoi l’on parle. Le problème est que, fortde son succès, le terme a pris des acceptions non seulement diverses, mais contradictoires. La variété des emplois est en elle-même symptomatique.

Singulier/Pluriel

3Si l’on peut parler de « la poétique », entendue comme discipline interrogeant les propriétés du discours littéraire, on évoque aussi couramment de nombreuses poétiques particulières. On peut s’intéresser à la poétique en général, mais aussi à la poétique romantique, à la poétique de Zola, voire à la poétique des Misérables. Dans l’absolu, la poétique se donne pour but d’identifier les lois générales qui permettent de rendre compte de la totalité des œuvres littéraires. Dans ses emplois relatifs, la poétique se penche sur les choix opérés par un texte, un écrivain ou une école dans cet ensemble de possibles. Les deux démarches sont sans doute complémentaires. Mais notons que la poétique postule des structures universelles (des formes a priori de la littérature non sujettes à l’évolution), alors que les poétiques particulières prennent pour objet des formes historiques, voire individuelles.

Subjectif/objectif (génitif)

4Sur le plan syntaxique, le terme « poétique » est généralement suivi d’un génitif. Mais celui-ci peut être subjectif ou objectif. On peut parler de « la poétique de Mallarmé » comme de « la poétique de la vengeance ». Dans le premier cas, il s’agit d’identifier les principes d’écriture propres à Mallarmé ; dans le second, l’enjeu est d’examiner les différentes façons d’exprimer littérairement la vengeance. Cette liberté d’emploi pose des problèmes plus fondamentaux qu’il n’y paraît. Les structures identifiées dans un texte viennent-elles de l’écrivain (révélant son imaginaire personnel) ou sont-elles propres à l’objet (révélant un imaginaire collectif, sinon universel) ? Existe-t-il une poétique de la mort ou ne faut-il parler que des poétiques (baudelairienne, shakespearienne, etc.) de la mort ?

Rhétorique/herméneutique

5Il est habituel d’opposer la rhétorique (analyse des conditions du sens) à l’herméneutique (identification des contenus). Si la poétique (en se penchant sur le comment de l’écriture) relève incontestablement de la première, elle s’inscrit aussi, quoi qu’on en ait, dans la seconde. Difficile, en effet, de faire l’impasse sur l’origine des structures mises au jour. Les formes identifiées nous éclairent, au choix ou simultanément, sur l’Homme (dans l’hypothèse d’une grammaire universelle de la pensée), l’époque (par le biais des genres ou des écoles dominant à une période donnée), l’individu (à travers sa façon d’écrire).

Fin/Moyen

6Si la poétique était à l’origine une théorie, elle est devenue au fil du temps une méthode. Un système élaboré pour comprendre un fonctionnement s’est transformé en un instrument d’analyse des textes particuliers. De là, sans doute, les reproches de circularité adressés à la discipline : rien de plus facile que de retrouver dans les textes les catégories identifiées à partir des textes. C’est un peu comme si, après avoir noté le mouvement du fou aux échecs, on constatait, victorieux, en se penchant sur une partie particulière, que les deux joueurs déplacent effectivement le fou en diagonale. Tout le monde comprendra que l’important est la façon dont chaque joueur adapte les propriétés du fou à une stratégie de jeu originale. De même, dans un récit, l’essentiel est l’usage particulier qu’un narrateur X fait de la focalisation interne (ou externe, ou zéro). Mais cette interrogation sur les projets individuels relève-t-elle encore de la poétique ?

7En dépit de ces problèmes de délimitation (qui ne sont pas tout à fait secondaires), la renaissance de la poétique au xxe siècle a été éminemment salutaire. Beaucoup de choses qui, aujourd’hui, nous semblent aller de soi étaient loin d’être acquises dans les années 1960 (et, a fortiori, dans les années 1910-1920). Rappelons-les rapidement (pour conjurer, peut-être, la crainte de les voir disparaître).

 (Fragiles ?) acquis

8Le grand mérite des formalistes russes est d’avoir rappelé une évidence quelque peu négligée : la littérature est un art. Si le texte littéraire peut être approché comme document, il se présente aussi comme monument. Indépendamment du contenu, on peut donc être sensible au travail de l’artiste. C’est même ce qui doit intéresser au premier chef les études littéraires si elle veulent conserver une identité. Non que le travail sur la forme eût été ignoré jusque-là ; mais la question du comment est devenu un passage obligé et un préalable à tout commentaire. Tout texte littéraire – qui le contesterait aujourd’hui ? – est sous-tendu par un souci esthétique.

9Mais l’art littéraire a un matériau spécifique. Si les textes littéraires peuvent légitimement intéresser l’historien, le culturaliste ou le psychologue, ils relèvent d’abord des sciences du langage. Il ne s’agit pas de subordonner le littéraire au linguistique, mais de prendre conscience que, si la littérature a à voir avec l’Histoire, la culture et la vie intérieure, c’est toujours à travers la médiation des mots.

10Cette attention portée à la réalité matérielle de l’œuvre a permis de donner aux études littéraires la distance et la neutralité propres au regard scientifique. La poétique a entériné l’idée que l’œuvre littéraire peut parfaitement se prêter à un examen objectif. Il devenait enfin possible de parler des textes littéraires sans parasiter l’analyse par des considérations (souvent très personnelles) sur leur beauté ou leur « génie ». « Ne serait-il pas absurde, demandait Jakobson, qu’un linguiste jugeât, dans l’exercice de sa profession, des mérites comparés des adverbes2 ? »

11Il n’empêche que le crédit extraordinaire qu’a connu la poétique dans les années 1960 et 1970 s’est progressivement essoufflé. Conformément à l’éternel mouvement de balancier qui gouverne l’Histoire, on en est arrivé aujourd’hui à une vogue anti-structuraliste, parfois très  virulente.

12Les critiques adressées à la poétique sont connues. Certaines peuvent paraître convaincantes. Mais la plupart résultent d’un profond malentendu sur la nature et les enjeux de la discipline.

Mauvais procès

Généralité

13Le reproche le plus fréquemment adressé à la poétique est d’être une approche globale  et massive, qui ne peut que manquer l’originalité de chaque texte. Mais n’est-ce pas le propre de la science que de faire jaillir le général derrière le particulier ? L’enjeu de toute théorie n’est-il pas de rendre compte de la variété du réel empirique par un ensemble réduit de lois ? S’en prendre aux catégorisations opérées par la poétique, ce n’est pas tant rejeter la science de la littérature que le principe même de la démarche scientifique.

14En réalité, la poétique n’a jamais nié la singularité des textes. Des structures de base en nombre fini n’empêchent pas un nombre illimité de combinaisons. Les 26 lettres de l’alphabet peuvent produire une infinité d’énoncés, et les quelques notes de musique les symphonies les plus surprenantes. La poétique se contente de rappeler qu’on ne crée rien ex nihilo. Mais, comme l’ont montré les Figures de Genette ou le Forme et signification de Rousset, il appartient à chaque auteur de puiser comme il l’entend dans le réservoir commun.

15On ajoutera qu’il est toujours possible d’inventer de nouvelles techniques, qui viendront s’ajouter aux formes disponibles. Le monologue intérieur dans le champ du récit, ou le vers libre dans le domaine poétique, n’ont pas toujours existé, même s’ils étaient potentiellement déductibles des formes en vigueur. La force de la poétique est de pouvoir rendre compte des œuvres existantes comme des œuvres à venir.

Littérarité

16Pour défendre son autonomie face à la linguistique (science de la langue) et la rhétorique (science des discours), la poétique s’est définie comme science de la littérature. Dès lors, on a eu beau jeu de montrer que la spécificité littéraire était pour le moins insaisissable et avait toutes les chances de n’être qu’une variable historique et culturelle. Ne fallait-il pas, comme le proposait Todorov, dissoudre la poétique dans l’analyse générale des discours3 ?

17Le problème de la science de la littérature, ce serait donc la littérature. Mais cette critique ne vaut que si l’on se fonde sur une définition évaluative de la littérature (ou, comme dirait Genette, « conditionnelle »4). Or il existe aussi des définitions « constitutives ». Si on ne peut savoir avec certitude ce qu’est une belle œuvre, on peut en revanche identifier avec la plus grande précision le récit, le sonnet ou le drame romantique.

18Il reste, enfin, toujours possible de définir la littérature par son statut : même si le corpus change, on trouve à chaque époque une série de textes distingués par les institutions et soumis à un traitement spécifique. Au-delà de la question esthétique, il n’est pas inintéressant, d’un point de vue culturel ou anthropologique, de s’interroger sur leur fonctionnement.

Frigidité

19Venons-en à une dernière accusation : la poétique ne voit dans les textes que de plates mécaniques, alors que ce sont des objets dynamiques, qui continuent à vivre à travers des lectures constamment renouvelées.

20Les poéticiens n’ont jamais prétendu épuiser les centres d’intérêt de l’œuvre littéraire : ils savent parfaitement qu’un objet ne se réduit pas à l’une de ses dimensions. Mais ils savent aussi qu’il n’est pas de compétence sans un minimum de spécialisation. Qui reprocherait à un chimiste de s’en tenir à la dimension chimique des objets ? Accuser le regard scientifique de ne pas être le regard esthétique n’a guère de sens. C’est comme si l’on proposait de brûler les astrophysiciens sous prétexte qu’ils réduisent la poésie d’un ciel étoilé à de froids mouvements de particules.

21Pour le reste, il n’appartient pas à la poétique de rendre compte de cet événement singulier qu’est la lecture. L’analyse de l’objet ne se confond pas avec l’étude de sa réception.

22Si beaucoup de critiques adressées à la poétique ne sont guère fondées, on peut cependant comprendre (en partie) l’agacement qu’elle a fini par susciter. Son recours massif à un vocabulaire ostensiblement technique, voire ésotérique, a pu donner l’impression que la scientificité revendiquée de la discipline tenait beaucoup aux apparences.

L’Habit et le moine

23De brillants esprits passionnés de littérature (la plupart des poéticiens sont, par la force des choses, de grands lecteurs) se sont crus obligés de prendre des allures de sévères docteurs en théologie. Pourquoi troquer le trésor de la langue française contre un catalogue sans fin de néologismes à base de racines grecques ? Sans doute parce qu’une nouvelle notion nécessite un nouveau mot, mais (peut-être, aussi) – comme l’ont suggéré certains esprits soupçonneux – parce que l’opacité rend souvent un effet de complexité.

24Certes, les commentaires sur les choix terminologiques (quel est le rapport entre le rhème des linguistes et les titres rhématiques de Genette ? entre la paralipse en rhétorique et la paralipse en narratologie ?) permettaient à l’enseignant scrupuleux de meubler d’éventuels temps morts ; mais il n’est pas certain que la connaissance des textes en sortait toujours renforcée. Combien d’étudiants ont accueilli par un regard hébété l’identification d’un narrateur extra-hétérodiégétique assumant une fonction testimoniale centrée sur l’émotion ? D’autant que les choses n’étaient pas toujours évidentes. Comme Genette le remarque quelque part, distinguer la focalisation zéro d’une focalisation interne variable est, dans certains cas, particulièrement délicat.

25Technicisme un peu naïf donc (heureusement tempéré, du moins dans la version genettienne, par un humour plaisant, voire corrosif). Mais une forme datée n’a jamais remis en cause l’intérêt d’une discipline.

Nécessité

26Disons-le tout de go : concernant l’approche technique de la littérature, on n’a pas trouvé mieux que la poétique. Mais quel est l’intérêt d’un savoir technique sur la littérature ?

27On pourrait se contenter de répondre que tout savoir a un intérêt en tant que tel. Il n’est jamais inutile d’augmenter son petit capital de connaissances. Mais, si l’on veut entrer dans les détails, la poétique intéresse de différentes façons l’analyse littéraire. Savoir comment le texte est fabriqué est utile au théoricien (attaché à comprendre un fonctionnement), au commentateur (sensible aux enjeux d’une expression) et au praticien (désireux de faire la même chose).

28Au-delà du champ littéraire, la poétique nous aide à comprendre le monde de signes dans lequel nous vivons, voire notre existence à l’intérieur de ce monde (la vie est-elle autre chose qu’une longue – ou, plutôt, dérisoirement courte – séquence narrative ?).

29En conséquence, la poétique intéresse aussi les citoyens que nous sommes : maîtriser un dispositif permet de ne pas en être dupe. Pour nous libérer des mécanismes dans lesquels nous sommes pris, il n’est pas de meilleur moyen que d’en démonter les rouages.

30La poétique a donc fait ses preuves. Mais ses actuels défenseurs sont parfois aussi ses virtuels fossoyeurs. Sous couvert de revitaliser la poétique, il arrive qu’on la détourne, voire qu’on la manipule, à des fins plus que discutables et en contradiction ouverte avec sa vocation originelle.

Dérives ?

31Ce qu’il y a de troublant chez les poéticiens, c’est que beaucoup d’entre eux se sont reniés. Chez ceux qui se réclament encore de la discipline, on assiste souvent à des réorientations problématiques. Pour insérer la poétique dans la vie de l’individu et le tumulte du monde (selon le principe à la mode que rien ne vaut qui ne nous concerne directement), on en a fait un instrument d’évaluation esthétique, voire éthique.

32On entend depuis quelques années parler d’« améliorer les œuvres ratées5 », en contestant l’idée que « [les choix de l’auteur] sont les meilleurs possibles, et que le texte ne pouvait pas être autrement6 ». Or rien de tel que la poétique pour soumettre l’œuvre sacralisée par la tradition à toutes les manipulations ludiques. Certes, cette nouvelle rhétorique (un brin provocatrice) se donne pour but de démythifier l’objet texte et de décrypter les mécanismes de l’écriture, tâche salutaire s’il en est. Mais le risque est grand de voir le diable de l’évaluation personnelle revenir par la fenêtre. Le scepticisme sur l’objet « texte » a une contrepartie : les pleins pouvoirs donnés au lecteur et la tentation de substituer à l’écoute de l’œuvre sa colonisation par une subjectivité narcissique.

33Si jouer avec les formes n’est pas sans vertus, démonter la mécanique du texte pour séparer le bon grain de l’ivraie est franchement inquiétant. La critique éthique américaine n’en est plus très loin. Évaluer les œuvres littéraires en fonction de leur contribution à la vie morale est déjà discutable (la grande littérature étant évidemment celle qui nous offre les « bons » modèles ou pose les « bonnes » questions)7. Mais, quand on mobilise l’analyse formelle pour distinguer entre stratégies corruptrices et dispositifs épanouissants8, on prépare le terrain pour de nouvelles censures en dépouillant les études littéraires de leur valeur première : l’exploration amorale de vies alternatives.

34Remarquons que cette substitution du critère moral au critère esthétique était prévisible : puisqu’il est vain de chercher une structure qui serait plus « belle » ou plus « littéraire » qu’une autre, on cherche désormais celles qui sont le plus efficaces du point de vue d’une éthique pragmatique. Mais ce qui importe n’est pas de savoir si une écriture est du côté du bien ou du mal, du féminisme ou du machisme, du libéralisme sauvage ou de la démocratie humaniste (ce qui, au reste, n’est pas toujours facile à déterminer) ; mais ce qu’elle peut nous dire sur ces questions comme sur quelques autres. Libre à chacun d’en faire ensuite ce qu’il veut.

35Finalement, le problème de la poétique, ce n’est pas la poétique. Un instrument n’est qu’un instrument. La vraie question est de savoir ce qu’on veut faire avec les textes littéraires. Mais c’est là, sans doute, un autre débat.