Colloques en ligne

Justine Simon

L’humain et son chat sur les réseaux socionumériques. Existences humanimales, degrés d’extimité et ethos discursifs

The human and his cat on social networks. Humanimal existences, degrees of extimacy and discursive ethos

Introduction

1Les réseaux socionumériques constituent des lieux privilégiés de partages d’images d’animaux domestiques. Premier animal de compagnie en France, le chat connait un succès viral et devient un moyen promotionnel pour les marques ainsi qu’une stratégie d’influence pour les partis politiques. En dehors de ces enjeux incontournables du partage viral d’images de chats sur les réseaux, publier une photo ou une vidéo de son chat joue également un rôle dans la construction de la sociabilité numérique.

2À partir d’un ensemble de publications partagées sur une période de quatre mois sur trois réseaux socionumériques, cet article met en évidence différents niveaux d’existences humanimales. Le corpus réunit uniquement des publications qui partagent des visuels représentant le chat dans son environnement domestique, accompagné ou non de son maître. Au total, 890 publications Twitter, Instagram et TikTok ont été réunies entre octobre 2021 et janvier 2022. L’analyse met en évidence différents degrés d’extimité à partir de ces manières de se représenter en les articulant à la construction de différents ethos discursifs.

3À quelles formes de sociabilités numériques l’image du chat contribue-t-elle ? Quelle(s) vision(s) de la vie sociale se dégage(nt)-t-elle(s) au sein de récits d’humains portant sur des non humains ? La présentation de soi à travers l’animalité est un ingrédient majeur présent au cœur des publications de chats sur les réseaux socionumériques. Une approche sémiodiscursive permet de mieux saisir la place de cet animal dans l’écriture de soi.

1. Le #ChatonMignon : une expérience humanimale

4Nous assistons depuis plusieurs années à un intérêt croissant pour la question animale au sein des sciences humaines. L’animalité, l’anthropomorphisme ou encore la figure rhétorique de la prosopopée sont étudiés en littérature, en sciences du langage, en sémiotique, en éthologie, en philosophie, en anthropologie ou encore en sciences de l’information et de la communication (voir Goudet, Paveau & Ruchon, 2020 ; Jakubowicz, 2021 ; Kerbrat-Orecchioni, 2021 ; Paveau, 2018 ; Simon, 2012, etc.). Les rapports hommes/animaux semblent être appréhendés de manière changeante au sein de nos sociétés contemporaines. L’opposition humain-animal s’estompe, d’où l’expression retenue d’expérience « humanimale ». À l’intérieur de toutes les expériences de vie, les animaux et les végétaux sont pris en considération en dehors d’une vision suprémaciste mettant l’homme sur un piédestal. Les relations entre les humains, les animaux et les plantes sont de plus en plus perçues au sein d’un écosystème où chacun a un rôle à jouer.

5La viralité du chat au sein des espaces sociaux, médiatiques et numériques montre que l’animal a une condition d’existence primordiale au sein de notre vie sociale. Nous ne pensons pas qu’il ne s’agisse que d’un phénomène de mode. Le chat et l’homme vivent au sein d’une expérience commune. Ces relations entre humains et non-humains sont ancrées dans notre histoire, nos mythes, nos productions littéraires et artistiques. Le chat fait qui-plus-est partie intégrale de la culture geek depuis les années 1990 en tant que symbole de l’expression alternative sous formes de mèmes. Cet animal sera d’ailleurs peut-être le félin qui sauvera l’homme de la catastrophe écologique que nous vivons actuellement. Le chat est pensé en tant que principal allié pour résoudre le problème de la mémoire des sites d’enfouissement de déchets nucléaires dans le message d’alerte fictionnel appelé « radiochats ». C’est le chat qui est choisi en tant signal pour nos générations futures par les deux sémiologues Françoise Bastide et Paolo Fabbri (cité par Marrone, 2019, p. 207-209). Dans leur récit fictionnel, ils proposent de modifier le code génétique des chats pour les transformer en compteurs Geiger. En réagissant aux radiations, le chat changera de couleur en devenant vert luminescent. Cela n’est qu’un exemple (humoristique) permettant de souligner le fait que la valeur symbolique du chat est immense. Anciennement vénéré sous l’Égypte ancienne, il accompagne l’homme au fil des siècles. Le chat renvoie à des représentations socioculturelles variées, parfois opposées (traditions religieuses, spirituelles, régionales, etc.) qui évoluent au fil du temps. Le chat existe aux côtés l’homme mais aussi dans ses rites, ses objets, ses œuvres littéraires, cinématographiques, vidéoludiques, etc.

6Au sein des réseaux socionumériques, la sociabilité numérique humanimale est présente. L’enjeu est d’analyser les formes de mises en discours de l’existence collective mettant en avant, en fonction des cas, tantôt le « je », tantôt le « nous ».

2. Cadre théorique : identité numérique, extimité et ethos discursif

7Avant de présenter les différentes configurations discursives de la mise en avant de soi à travers son animal domestique, il convient de cadrer les trois notions essentielles sur lesquelles repose cet article : identité numérique, extimité et ethos discursif.

8L’identité numérique est une catégorie d’analyse centrale au sein des sciences humaines et sociales et offre des perspectives d’études variées : sociologique, psychanalytique, communicationnelle ou encore sémiologique. La mise en visibilité de soi est pensée selon les approches de manière plus ou moins consciente ou plus ou moins stratégique. L’identité numérique correspond à l’ensemble des traces involontaires que nous laissons sur le web et qui constituent des données stockées et exploitées (voir sur la complexité des « traces » : Ertzscheid, 2009 ; Jeanneret, 2011 ; Merzeau, 2009). Plusieurs logiques sont envisagées dans les études portant sur l’identité numérique : une logique individualiste et narcissique dans l’idée d’une exacerbation pathologique du « moi » impulsée par le modèle capitaliste (Allard & Vandenberghe, 2003 ; Escande-Gauquié, 2015) ; une logique technologique et sociale mettant au cœur de l’approche le rôle des affordances technodiscursives1 (Cardon, 2008 ; Georges, 2011 ; Gomez-Mejia, 2016 ; Souchier, Candel & Gomez-Mejia, 2019) ; une logique relationnelle soulignant le fait que la présentation de soi se fait toujours en fonction de l’appartenance à une communauté numérique spécifique ; ou encore une logique de reconnaissance entre les membres de ces communautés et d’approbation réciproque des contenus partagés, qui peuvent contribuer à la formation d’un capital social (Granjon & Denouël, 2010).

9Le numérique et le contexte sociopolitique et économique dans lequel il se développe sont en train de changer notre façon de nous présenter, de nous mettre en scène, d’interagir et de communiquer. Des jeux de masques encouragent des mises en scène en mode « clair-obscur » (Cardon, 2008), ou en « montré-caché ». La manière de se montrer et/ou de se cacher sur les réseaux socionumériques est complexe car on montre toujours un peu de soi. On dit sans dire tout en disant… On s’expose, sans tout montrer, mais toujours en parlant un peu de soi… Le concept d’« extimité » — ou d’intimité partagée — rejoint cette problématique de présentation de soi sur les réseaux. C’est un mot-valise créé par Jacques Lacan lors du séminaire 7 et repris par Serge Tisseron (2011 ; 2019). Il se construit à partir des mots « extérieur » et « intimité ». Autrement dit, les réseaux permettent de parler de son intimité en s’ouvrant à l’extérieur. Un glissement s’opère de la dimension privée à la sphère publique. L’extimité correspond à un désir de parler de soi aux autres. On soumet des « fragments du soi intime » au regard d’autrui. On publicise son intimité en s’appropriant une image de soi tout en visant à « augmenter son capital social ». Serge Tisseron souligne bien le paradoxe de monstration/dissimulation en affirmant que « c’est parce qu’on sait pouvoir se cacher qu’on désire dévoiler certaines parties privilégiées de soi » (2011, § 11).

10L’ethos discursif (Amossy, 2010 ; Bigey, 2018 ; Maingueneau, 2015) est une construction dans le discours de l’image que l’on souhaite mettre en avant de soi aux yeux de sa communauté. La construction de l’ethos n’est pas toujours réfléchie mais peut, dans certains cas, se révéler stratégique. Le choix de mots, mais aussi des images, n’est pas anodin. Les récits de soi varient en fonction de la créativité des usagers mais aussi en lien avec leur volonté de parler explicitement (ou non) de leur vie ou de montrer ouvertement (ou non) leur intimité. L’ethos discursif est construit en discours. C’est à l’aide de marques discursives que l’on peut interpréter l’image de soi qui est donnée à voir. Travaillant sur des publications plurisémiotiques, nous proposons d’élargir ces traces à toute marque textuelle, hypertextuelle2, iconique, sonore et/ou musicale visant à parler de soi. L’ethos discursif construit peut varier d’un réseau à un autre, voire d’une publication à une autre en s’adaptant à la situation d’interaction. En effet, notre image est dynamique, plurielle et évolue perpétuellement en discours.

11En lien avec la dimension discursive qu’est l’ethos, on verra qu’il existe différents degrés d’extimité, ou de dissimulation ou de dévoilement de soi, utilisant des moyens sémiodiscursifs textuels et/ou iconiques.

3. Analyse sémiodiscursive : degrés d’extimité et ethos discursifs

12Sur l’ensemble des 4 000 publications récoltées pour le corpus global du projet portant sur la viralité des chats sur les réseaux en général3, 890 publications relèvent de la problématique de présentation de soi (soit 22,25 % du corpus total). TikTok est la plateforme qui se prête le plus à l’écriture de soi avec 335 publications, suivie de Twitter (289 publications) et Instagram (266 publications). L’usager est quant à lui représenté à l’image dans 85 % des cas sur TikTok, 41 % sur Instagram et 22,8 % sur Twitter. Les degrés de représentation de soi varient donc fortement selon le réseau socionumérique concerné. On voit que sur TikTok, l’incitation à se montrer à l’image est beaucoup plus forte que sur les autres réseaux.

13L’analyse sémiodiscursive met en valeur différents types de présentations de soi à partir de deux types d’indices énonciatifs : au niveau du discours d’escorte et au niveau de l’image partagée. On peut dire que ces formes d’expressivité féline 2.0 mettent en avant différents objets du discours caractérisant des modes d’existences collectives variés. Dans certaines publications, l’accent est uniquement mis sur l’animal, en tant que compagnon de vie (« je parle de MON chat »). L’objet du discours peut correspondre au maître qui est mis en scène, de manière plus ou moins décalée (« je parle de MOI à travers mon chat »). Deux types d’ethos collectifs peuvent enfin être construits : l’un mettant en avant la relation entre l’homme et l’animal (« je parle de NOUS : MOI aux côtés de MON chat ») et l’autre élargissant le couple homme-chat à un collectif plus large. Cette représentation unifiée d’un collectif réunissant une pluralité d’êtres se réalise à travers différentes voix et images qui se fondent dans une expérience commune.

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3.1. Ethos discursif individuel et effacement énonciatif : « Je parle de MON chat »

14L’ethos discursif individuel se construit tout d’abord a contrario à partir d’absence de marques énonciatives ou de dissimulation de ces marques. Grâce à l’effacement énonciatif (Rabatel, 2004), l’utilisateur— ou plutôt le locuteur — peut donner l’impression qu’il se retire de l’énonciation. Le chat est quasiment le seul objet du discours. Celui-ci est photographié ou filmé dans toutes les positions et dans tous les endroits de la maison ou du jardin privé, ceux-ci étant plus ou moins atypiques. Mais la simple photographie d’un intérieur domestique peut être considérée comme un élément subjectivant.

15Le bureau, le lit, le canapé, la cuisine, le balcon, les toilettes, etc. revêtent différentes significations. Un twitto partage par exemple une photo de son chat en train de dormir sur son sac à dos. L’image est accompagnée du discours d’escorte humoristique « Passion sac à dos(dos) » (Twitter, 13 octobre 2021). Le locuteur s’efface avec humour derrière la situation atypique. Sur TikTok, de nombreuses vidéos de chats assis sur un aspirateur intelligent sont partagées. L’énonciation y est aussi laconique pour mettre en évidence la situation filmée et valoriser le chat, en tant que seul objet d’attention. Ces publications de chats filmés sur des aspirateurs sont devenues virales et ont servi de tremplin à certains comptes de cat-lebrities4 (voir les travaux de Goudet, 2016). Une publication TikTok de ce type datant du 19 novembre 2021 comptabilise plus de 46 000 j’aime (relevé réalisé le 29 mars 2023). On a également rencontré de nombreuses publications de chats photographiés devant la télévision (sur les trois réseaux), relevant ou non, selon les cas de l’anthropomorphisme. En période de Noël, le chat est représenté aux côtés du sapin de Noël, ce qui est une manière implicite de souhaiter un joyeux Noël à sa communauté et de créer de la complicité car le sapin est connu pour attiser la curiosité du chat.

16On considère ce genre de publications qui représentent un intérieur domestique personnel comme relevant d’un faible degré d’extimité puisque l’internaute reste caché et l’énonciation est laconique. Le choix de photographier ou de filmer son chat dans tel ou tel endroit de sa maison reste cependant très subjectif.

3.2. Ethos discursif individuel : « Je parle de MOI à travers mon chat »

17La présentation de soi est plus ou moins marquée énonciativement selon les publications. Dans certaines configurations, le chat occupe la place centrale dans le discours mais c’est bien de l’internaute qu’il est essentiellement question. Dans tous les cas de figures relevant de cette catégorie, l’humain n’apparaît pas du tout à l’écran. On retrouve dans cette catégorie des cas d’anthropomorphisme, qui donnent au chat domestique des attributs humains.

18Sur Twitter, le chat est très fortement représenté au sein d’un espace de travail domestique. Le chat occupe les lieux : il est un compagnon de travail aidant, ou au contraire, il empêche le maître d’accéder à l’ordinateur. Un tweet montrant un chat couché sur une feuille est légendé : « Comment je fais pour prendre des notes pendant ma visio moi ? » (7 novembre 2021). Une autre publication représente un chat relevé sur ses deux pattes-arrières, essayant de toucher la lampe accrochée au plafond. La lumière sublime le chat qui est présenté comme s’il faisait une petite salutation au soleil ou une prière d’un autre ordre. Le twitto partage un ressenti en lien avec une nouvelle : « Enfin un rdv pour envisager ma thèse donnez moi votre énergie » (Twitter, 30 novembre 2021). L’image du chat est utilisée symboliquement pour exprimer un épisode plus personnel. Dans ces deux exemples, les indices énonciatifs sont repérables au niveau du texte (indices de personne élocutifs : « je », « ma », « moi » et allocutifs « votre ») mais la mise en avant de soi relève dans certains cas d’un ensemble plus implicite.

19Sur Instagram, l’activité de l’internaute est souvent mise en valeur indirectement : je lis un livre, je regarde telle émission, je travaille, etc. La valorisation du plan de travail est courante et dans la plupart des cas, c’est l’esthétisation qui prime. Une publication du 6 janvier 2022 représente ainsi un (très) beau chat noir assis sagement à côté de l’ordinateur et d’un café avec une mousse alléchante. Tout est beau et bien rangé. Une plante et un objet de décoration en forme de cœur composent l’arrière-plan. On retrouve dans plusieurs exemples le hashtag #Petsatwork, qui a été lancé au départ par l’entreprise Purina. Ce hashtag « coordonnateur » (Mercier, 2018) – au sens de hashtag créé pour coordonner des gens qui ne se connaissaient pas auparavant, c’est-à-dire qui n’étaient pas inscrits dans une communauté préexistante – a été lancé durant le confinement de 2020. Il est encore à ce jour ancré dans la mémoire du réseau mais il semble que son usage soit plus stratégique et personnel, puisqu’il s’inscrit dans un processus de recherche de visibilité. D’autres publications relèvent de l’anthropomorphisme. Le 5 janvier 2022, un internaute commente l’image de son chat allongé sur un livre de la manière suivante : « No reading for you this morning, human ». Nous retrouvons sous forme de prosopopée la rhétorique de non-soumission du chat donnant des ordres à son maître.

20Sur TikTok, les exemples sont plus rares ; les publications faisant quasi toujours apparaître l’humain à l’écran (dans 85 % des cas). Une publication partage une vidéo d’un chat domestique en train de boire dans le verre de l’humain. Les hashtags qui accompagnent la vidéo sont : #apéro et #chatcurieux. Et la musique de fond est « C’est l’heure de l’apéro » de Manu Blanchet (TikTok, 12 janvier 2022). La publication met à notre sens l’accent sur la personnalité du tiktokeur qui se présente en bon vivant et cet ethos discursif se construit grâce à l’image de son chat.

21Dans cette deuxième catégorie d’analyse, le degré d’extimité reste encore très faible car la personne ne figure pas à l’écran. Voyons à présent différents cas de figures qui relèvent d’un degré d’extimité plus élevé, grâce à des procédés de masquages plus ou moins prononcés dans la représentation de l’usager à l’image.

3.3. Ethos discursif collectif humanimal : « Je parle de NOUS : MOI aux côtés de MON chat »

22Du point de vue discursif, l’ethos discursif collectif est défini comme un élargissement du noyau initial que constitue le « moi » (Amossy & Orkibi, 2020 ; Paissa & Koren (dirs), 2020). L’ethos collectif est une image unifiée d’un groupe, d’une association, d’un collectif de personnes. On considère que l’ethos discursif humanimal se construit de manière significative à partir du moment où le locuteur poursuit une forte logique de subjectivation dans son discours au niveau du texte (indices énonciatifs) et/ou de l’image (lorsque l’internaute partage une image de lui aux côtés de son chat). Le « nous » se construit donc par la représentation du « moi » aux côtés du chat. La distanciation humoristique créée grâce à l’anthropomorphisme entre à nouveau dans cette catégorie, le chat pouvant être mis en scène comme locuteur commentant la scène. L’énonciation du « nous » souligne l’attachement des humains à leur chat de compagnie ; et réciproquement, elle suppose le bien-être de l’animal vivant avec son maître. Plusieurs hashtags représentent cette union : #ourcats, #NousChatons, #NousPartageons. Les choix de prises de vue varient selon les publications. L’humain peut être représenté caché. Le visage peut être floutée, caché grâce à l’ajout d’un sticker (stickers de cœurs ou d’emoji) ou dissimulé derrière le chat. On ne représente parfois qu’une partie du corps de l’humain dans le champ de la photo ou de la vidéo (jambe, main, etc.). La prise de vue peut être réalisée par un tiers qui généralement cadre le couple humain-animal dans son entièreté ou en mode selfie.

23La particularité du selfie est que sa réalisation et son partage se réalise par la personne même (et non un tiers). Pour Pauline Esquande-Gauquié (2015), l’étude des usages du selfie est un moyen de comprendre les appropriations des individus qui « aiment regarder et se regarder ». Ces pratiques sont pensées au sein d’une industrie globale de soi par l’image.

24Dans notre corpus, l’ethos de la symbiose homme-animal se réalise grâce au selfiecat5. Cette mise en image de l’humain-chat est une forme de selfiegraphe — la variante photographique de l’autographe — dont le but est de mettre en valeur la relation sociale et affective créée entre l’humain et son chat. Au total, le selfiecat représente plus d’un tiers des publications réunies dans ce sous-corpus consacré à la présentation de soi. Il est très fréquent sur TikTok (116 publications au total 34,6 %), contre 83 pour Instagram (soit 31,2 %) et 44 pour Twitter (soit 15,2%). 61 % des selfies mettent en scènes des femmes sur Twitter et 57 % sur Instagram. Cependant, sur TikTok, les usages sont plus diversifiés, les femmes, de manière quasi égale que les hommes, sont représentées en selfiecats.

25Voyons à présent quelques exemples illustrant les différentes configurations observées dans nos trois réseaux étudiés.

26Sur Twitter, la narration anthropomorphique est exploitée pour évoquer cette complicité. L’humain est souvent dissimulé derrière un sticker ou grâce à un choix de prise de vue particulier. On ne voit que la main qui caresse le chat ou ses jambes sur lesquelles le chat dort. Les représentations de l’humain-chat utilisent encore plus fréquemment une tonalité humoristique ou décalée sur Twitter — en général générée par les hashtags — permettant de ne pas se prendre au sérieux : « On est trop photogénétique #cat #miaou » (Twitter, 29 décembre 2021).

27Sur Instagram, l’ethos humanimal se réalise largement grâce au selfiecat. Cette mise en image est très courante et permet de valoriser une relation affective entre l’humain et son chat. La conception des photographies n’est pas laissée au hasard. Les types de plans sont travaillés pour mettre en valeur la beauté du chat, de son maître et aussi de la photographie. Les humains représentés correspondent souvent à des canons de beauté et les chats représentés sont souvent mis en valeur en tant qu’objets de luxe6. Une relation privilégiée entre le chat et les enfants est de plus mise en valeur sur Instagram. Ceux-ci sont en effet plus représentés à l’image que sur les autres réseaux (16 représentations en tout, contre 6 pour Twitter et 4 pour TikTok). Les manières de se représenter ou d’exposer un membre de sa famille rejoignent à nouveau la notion d’extimité.

28Sur TikTok, la mise en scène de soi est articulée à la dimension affective de la relation entre l’homme et l’animal mais aussi entre l’homme et sa communauté. Sur cette plateforme, l’identité numérique est fortement corrélée aux dimensions participative et affective. Les propositions de challenges sur le réseau permettent aux tiktokeur.euses de se filmer en selfie en train de réagir émotionnellement à une vidéo. Ce qui affecte les publics sur TikTok est mis en scène instantanément et ces réactions deviennent des moteurs puissants de circulation et de réplication de contenus à leur tour connotés affectivement. Les internautes sont ainsi représentés à travers des doubles écrans en train de rire face à des contenus humoristiques (écran 1 présentant le chat dans une situation atypique et écran 2 montrant la réaction affective de l’usager ou de l’usagère). Ces écrans en « duo » augmentent cette interactivité qui est exposée aux yeux de tous. Ils créent même une conversation en direct uniquement basée sur le partage d’images. Les formats de selfiecats vidéo sont très nombreux. Les tiktokeurs dorment avec leur chat (TikTok, 31 décembre 2021), chantent avec leur chat (TikTok, 20 octobre 2021), dansent avec leur chat (TikTok, 15 janvier 2022), etc.

29Il existe de nombreuses variantes permettant de construire un ethos discursif humanimal. C’est la relation entre l’homme et l’animal qui prime même si d’autres objectifs implicites sont aussi visés par les internautes : esthétiques, pour ce qui est d’Instagram, ou participatifs, concernant TikTok. Les degrés d’extimité varient quant à eux d’une publication à une autre en fonction des stratagèmes utilisés par l’usager pour se cacher ou se montrer au niveau de l’image.

3.4. Ethos discursif collectif : « MOI, MON chat et les autres »

30L’ethos discursif collectif correspond à une image d’un « je » « dilaté au-delà de la personne stricte » (Amossy, 2010, p. 159). Il peut se réaliser en mettant de valeur non seulement la relation entre l’humain et le chat (le moi avec le toi, animal) mais également en s’insérant dans un collectif plus large (le moi et le toi avec eux ou avec vous). Cette idée du collectif se créée à l’échelle d’une organisation ou d’une expérience commune. Elle rejoint la notion d’« identités numériques organisationnelles » travaillée par Nathalie Pinède (2018). L’ethos collectif peut se créer en lien avec un mouvement sociopolitique commun aux membres d’un groupe social. Il peut être professionnel, dans le cadre de la création d’un ethos construit dans un sentiment d’appartenance à un métier. L’ethos collectif peut encore s’inscrire dans un collectif d’identification à une marque ou une entreprise. Cette forme d’ethos peut enfin privilégier une relation avec un « vous-allocutaire », « vous-public », membre de la communauté à qui on s’adresse explicitement grâce aux mentions et qui peut être invité à réagir.

31Un certain nombre de publications à base de #ChatonsMignons parlent indirectement des épisodes successifs de confinements, d’expériences d’isolement et de télétravail durant la crise sanitaire, et s’insèrent de ce fait dans un « nous ». La période étudiée correspondait en France à la propagation des variants Delta et Omicron et à l’application du pass sanitaire puis vaccinal. L’expression de soi dans ce contexte est devenue un partage d’expériences vécues en collectif. Les expériences communes du quotidien unissent encore les propriétaires de chats, qui s’inscrivent de la sorte dans un « nous », sans que celui-ci soit matérialisé dans le discours d’escorte. Sur Twitter, c’est le fil de réponses qui créée le lien. Le 28 novembre 2021, plusieurs comptes publient une photo similaire de leur chat ayant tenté de faire trois pas dans la neige.

32La thématisation d’activités propres à une profession ou la mise en avant d’un cadre de travail peut contribuer à la construction d’un ethos professionnel collectif. Sur Instagram, une agricultrice vosgienne se prend en photo avec son chat sur son lieu de travail et utilise les hashtags #farm, #farmgirl #agriculture #agricultrice afin de valoriser la profession et plus particulièrement la place des femmes dans cette profession (Instagram, 3 janvier 2022). Le « nous » est ici créé à deux niveaux (collectif d’agricultrices et collectif de femmes). L’utilisation de l’animal créant une complicité humanimale et jouant sur l’affectivité est aussi un moyen de valoriser l’image d’une profession (professions indépendantes, associations, métiers institutionnels, etc.). Le « nous » est encore souvent élargi à un contexte marchand sur Instagram. Cela se matérialise ouvertement dans le technodiscours avec l’usage des mentions et des hashtags (voir sur les différents types de mentions : Bigey & Simon, 2018). Le discours d’escorte peut encore explicitement inciter la communauté à s’exprimer. Le rôle des mentions est important dans cette construction technodiscursive de l’ethos. La mention établit explicitement des liens de connivence entre usagers et marques. Le chat et son maître deviennent à moindre coût des clients ambassadeurs de produits en s’identifiant et recommandant la marque, grâce à un « nous » collectif.

33Plusieurs ethos collectifs se construisent à partir de choix de représentations au niveau de l’image et de constructions textuelles et hypertextuelles. Le sentiment d’appartenance est le ciment des collectifs projetés.

Conclusion

34Les chats jouent un rôle important dans un système de représentation considérant le chat et l’animal comme très proches, voire existant dans une expérience sociale commune. L’identité numérique est étroitement liée à la représentation du chat de l’intimité. Différents niveaux d’extimité ont été mis au jour en fonction de la construction d’ethos discursifs variés. La représentation de soi est bien dépendante à la fois du dispositif sociotechnique et de l’expérience sociale commune.

35L’identité se construit en miroir de celle de l’autre : son chat et sa communauté. Les publications constituent de plus souvent des actes du langage (selon la théorie de la performativité du langage développée par au sens de John L. Austin, [1962] 1991 et reprise et amplifiée par John R. Searle, [1969] 2009). Le but de ces actes de langage expressifs est de créer du lien social : remercier, féliciter, souhaiter du courage, etc. Et la mise en scène de soi est enfin fortement articulée à la dimension affective. La subjectivité est en effet étroitement liée aux formes de dévoilement de soi. L’affectivité montrée dans la représentation du « je » et du « nous » est un moyen permettant de sortir de l’invisibilité et d’exister aux yeux des autres. L’identité numérique se construisant à partir de la mise en avant de chats dans les publications, se révèle enfin en tant que réelle stratégie de communication organisationnelle. La dynamique du « nous » construit un sentiment d’appartenance à un groupe, augmente le capital social de celui-ci et peut mettre en évidence des enjeux sociaux, économiques, commerciaux et politiques.

36Ces modes de représentations de soi soulèvent enfin des questionnements quant aux logiques technologique et sociale des plateformes qui jouent un rôle dans l’uniformisation de l’image de soi donnée à voir. Le chat est le parfait compagnon donnant à l’humain narcissique les moyens de gagner en visibilité. L’utilisation anthropocentrisée de l’image du chat domestique peut en effet se révéler en tant que stratégie en vue d’augmenter son capital de notoriété (cela étant très signifiant sur Instagram). Et les publications subjectivantes de type selfiecats permettent de mieux capter l’attention (voir les travaux sur le web affectif d’Alloing & Pierre, 2017). L’espace socionumérique « humanochat » est dans cette optique bien représentatif du désir de captation d’attention des humains en recherche de visibilité et il est également aux fondements des modèles algorithmiques des plateformes puisque tout ce qui affecte l’usager permet de mesurer et de générer de l’attention dans une optique de capitalisation économique.