Colloques en ligne

Mina Apic

Rapprochement des sociabilités animales et humaines : pour une éthique de l’interdépendance

Comparisons between human and animal sociability: for an ethics of interdependence

1Deux questions s’imposent de nos jours à tous ceux qui sont sensibles à la nécessité de sortir de l’impasse du relativisme et de l’individualisme (avec la menace subséquente de la désintégration de nos sociétés). Situées au cœur de l’investigation de l’éthicien écossais Alasdair MacIntyre dans son ouvrage L’homme, cet animal rationnel dépendant : les vertus de la vulnérabilité (2020), ces questions y sont posées dès l’introduction, en le rapprochant des philosophes dits communautariens qui prennent leurs distances avec un individualisme abstrait dont le livre majeur de John Rawls, Théorie de la justice peut être considéré comme le modèle. Les voici : « Pourquoi est-il important de comprendre ce que les humains ont en commun avec les autres espèces animales intelligentes ? » et « Qu’est-ce qui rend importante l’attention à la vulnérabilité et à l’infirmité humaines pour les philosophes moralistes ? » (MacIntyre, 2020, p. 1). En dépit de leur pertinence, que l’auteur s’engage à justifier, ces interrogations n’ont pas reçu l’attention qu’elles méritent de la part des philosophes moralistes de notre époque, y compris de lui-même dans son passé ! La seule exception à cet état de choses est la théorie éthique féministe, plus précisement, the Ethics of care, avec notamment le livre séminal de Nel Noddings, Caring: A Feminine Approach to Ethics and Moral Education (1986).

2L’autrice y cherche à poser les fondements d’une éthique qui oriente les agents moraux à se focaliser sur les besoins spécifiques de ceux dont on prend soin plutôt que sur des principes moraux universaux, trop abstraits et inadéquats concernant la question de la motivation des agents pour les appliquer. MacIntyre relève en particulier le travail de Virginia Held et l’accent que celle-ci met sur la relation mère-enfant envisagée comme paradigme de tout rapport éthique entre individus. Il faut noter également les recherches et propositions théoriques stimulantes concernant la nature des handicaps et les conditions des handicapés, notamment par Hans Reinders (The Future of the Disabled People in the Liberal Society, 2000), Eva Feder Kittay (Love’s Labor: Essays on Equality, Dependency and Care, 2020), et Susan Wendell (The Rejected Body: Feminist Philosophical Reflections on Disability, 2017).

3Ce sont donc ses propres négligences relatives à ces questions, notamment dans Quelle justice ? Quelle rationalité ? (1993) puis Après la vertu : étude de théorie morale (1997), négligences que l’auteur souhaite rectifier en premier lieu dans ce nouveau volume.

4Dans Après la vertu..., œuvre magistrale, MacIntyre a essayé de donner sa vision de la place des vertus dans la vie pratique des individus et des communautés. Il s’appuie pour cela sur l’éthique aristotélicienne tout en cherchant à se détacher à la fois de sa métaphysique et de sa biologie rendues obsolètes par la science moderne. Si les raisons de cet éloignement du système aristotélicien sont fondées, l’auteur en vient pourtant à la conviction décisive qu’une éthique indépendante de la biologie n’est pas possible. Il est indispensable en effet de reconnaître l’importance du lien entre une forme de vie — cadre qui oriente le comportement — et la constitution biologique des êtres qui sont supposés s’y soumettre. Ce qui est crucial, selon MacIntyre, c’est le processus à travers lequel nous nous constituons en tant qu’agents éthiques.

De l’animalité partagée

5C’est là que, tout d’un coup, le poids de la notion de l’animalité des êtres humains s’impose à nous. Si la condition humaine est celle d’un être suspendu entre le royaume des animaux et celui des dieux, il va falloir se pencher de plus près sur le côté animalier, sur le monde des animaux et de leur sociabilité, afin d’en tirer des conclusions vitales pour l’éclaircissement de notre condition humaine. L’absence de comparaison du développement de notre moralité avec celui de la sociabilité des autres espèces intelligentes a ainsi été une négligence déterminante, qui n’est pas sans relation avec l’absence de prise en compte de notre vulnérabilité et de notre infirmité dans les systèmes éthiques jusqu’à ce jour. Une fois qu’il a pris la mesure des implications de l’interprétation thomiste de l’éthique aristotélicienne, qui non seulement complète mais aussi corrige celle d’Aristote sur la question précisément de notre animalité et de notre vulnérabilité, MacIntyre jette un nouvel éclairage sur le rapport entre la fragilité humaine, alors reconnue, et la sociabilité animalière, ouvrant ainsi la voie à une nouvelle vision de l’éthique et de la théorie politique. Au cours de l’histoire de la philosophie, diverses théories ont entrepris d’expliquer ce qui nous distingue des autres espèces animales intelligentes. La différence principale résidait le plus souvent dans le fait supposé que les animaux ne peuvent pas avoir de pensées, de croyances ou de raisons reconnues comme motivations d’agir. La validation de la théorie de l’évolution n’a pas supprimé ce préjugé commun — épousé par la majorité des philosophes — qui oblitère des aspects significatifs du développement humain. Le refus d’attribuer à certaines espèces animales la faculté de penser a pu en effet renforcer le préjugé cartésien que notre rationalité est indépendante de notre corporéité, nous entraînant à oublier que notre corps et notre réflexion sont intrinsèquement connectés. Enfin, notre faculté de penser est celle d’une espèce animale et celle-ci n’est pas la seule à en être dotée.

6La thèse principale de MacIntyre est donc que les vertus dont nous avons besoin pour dépasser notre condition de départ d’extrême vulnérabilité et devenir des agents rationnels et indépendants à l’âge adulte, sont les vertus des animaux rationnels dépendants que nous sommes. Notre animalité, notre rationalité et notre dépendance doivent être comprises dans leurs rapports réciproques. Donc, d’après MacIntyre, si nous souhaitons leur accorder de la considération, il nous faut d’abord ré-établir le fait de notre animalité. Pour ce faire, il revient aux textes d’Aristote, car aucun philosophe n’a pris notre animalité plus au sérieux que lui : phronesis, la faculté du raisonnement pratique, est la faculté qu’Aristote et Aquinas à sa suite attribuent, aussi bien qu’aux humains, à certains animaux non humains en vertu de leur prudence. Également, pour Aristote, l’homme n’est pas le seul animal politique (travaillant en coopération pour produire un bien commun), cette faculté étant également reconnue aux insectes sociaux.

7En puisant donc de manière avisée chez Aristote, MacIntyre avance la thèse que si nos différences avec les autres espèces restent bien entendu significatives, il est tout aussi important de reconnaître qu’en transcendant certaines de leurs limitations, nous ne nous détachons jamais de ce que nous avons avec elles en partage. Ce que nous pouvons tirer de la prise en considération de nos interactions avec des enfants en bas âge, comme avec les chiens, les chimpanzés, les éléphants ou les dauphins, c’est ce qui nous permet de réfuter en profondeur certaines théories philosophiques concernant l’intelligence et la sociabilité animales. En effet, sans expérience interactive-interprétative, nous ne serions pas en mesure d’attribuer les émotions et les pensées aux autres, humains ou animaux. MacIntyre s’insurge alors contre la conviction que seule la philosophie serait en mesure de déterminer les limites de l’application de concepts tels que pensée, croyance ou raison d’agir. Sa réponse consiste à prouver que les arguments philosophiques à ce sujet doivent être rectifiés par la pratique et par l’expérience.

8Son argumentation comprend trois étapes. La première implique la présentation de faits observés chez les membres d’une espèce animale intelligente, dont le comportement laisse supposer que nous pouvons leur attribuer émotions, pensées, croyances, raisons d’agir, de même que l’acquisition et l’application de « concepts ». Ensuite, MacIntyre examine les arguments philosophiques dont la conclusion est qu’une partie de ces assertions ou leur totalité est réfutable. Enfin, l’auteur entreprend de prouver que les descriptions de la sociabilité des animaux intelligents justifient l’introduction de certaines distinctions jusqu’alors passées inaperçues ou négligées dans les remarques des philosophes qu’il s’engage à contester. Sa thèse est la suivante : ces distinctions ont un poids décisif sur les conclusions concernant tant l’intelligence animale et le rapport entre les humains et les autres espèces intelligentes, que le rapport que les humains entretiennent avec leur propre animalité. Dans le troisième chapitre du livre, l’auteur se consacre plus particulièrement à la description du comportement d’une espèce animale hautement intelligente : les dauphins.

Des dauphins

9Les deux espèces de la famille des delphinidae dont le comportement social a le plus intrigué et fasciné les chercheurs sont tursiops truncatus ou grand dauphin et delphinus delphis ou dauphin commun à bec court. En mettant de côté d’autres espèces hautement intelligentes tels les chimpanzés, les gorilles, les chiens, les chevaux ou les éléphants, l’argumentation repose essentiellement sur la sociabilité des dauphins. Deux raisons soutiennent ce choix. En premier lieu, cette sociabilité complexe et culturellement transmise a suscité de nombreux travaux de recherche, parmi lesquels Dolphin Societies: Discoveries and Puzzles de Karen Pryor et Kenneth S. Norris. La masse du cerveau des dauphins par rapport à leur masse corporelle est à peu près le même que chez les primates anthropoïdes ; leur cortex est hautement développé, quoique sa structure diffère de celle des humains. Les dauphins vivent en troupeaux caractérisés par les structures sociales bien définies. Et si nous échappe encore largement la signification des séquences de sifflements et de hurlements qu’ils émettent, il est incontestable que les dauphins excellent en apprentissage vocal et qu’ils communiquent entre eux de façon très variée. Ils s’engagent dans divers types de rapports sociaux et manifestent des émotions et des passions, telle la peur ou le stress. Leur manière de s’engager dans le jeu ou dans la chasse implique la maîtrise de l’intention. Bien qu’ils soient moins proches des humains que les chimpanzés ou les gorilles, avec qui nous partageons davantage de caractéristiques eu égard à notre évolution, les dauphins sont capables de s’engager dans des interactions ludiques avec les humains et même d’en prendre l’initiative. Plus importante encore est l’interaction entre les dauphins eux-mêmes, leur sociabilité.

10Dans sa recherche sur les ressources des dauphins pour l’apprentissage à partir de l’expérience, Louis M. Hermann a mis en relief le besoin que tout dauphin a d’une formation. Celle-ci façonne sa capacité de réponse à d’autres dauphins, et contribue de ce fait à son épanouissement. Leur mode de vie impose la nécessité d’apprendre à identifier différents comportements d’autres membres du groupe, et de quelle manière ce comportement peut être modulé par le contexte social et écologique. Par conséquent, il est possible de dire que les compétences sociales déterminent la réussite individuelle de tout dauphin, vu que le dauphin est dépendant du schéma social en ce qui concerne presque tout aspect de sa vie. Ce savoir s’acquiert dans un processus qui implique une gamme de rapports, depuis la dépendance initiale dans laquelle se trouve le petit par rapport à sa mère jusqu’à sa participation dans le groupe d’adultes.

11Les dauphins de diverses espèces arrivent à s’épanouir uniquement s’ils apprennent à parvenir à leurs fins à travers les stratégies mises en œuvre en commun avec les autres membres du troupeau auquel ils appartiennent ou qu’ils rencontrent. Les similitudes entre les stratégies employées par les dauphins dans la poursuite de leurs buts et celles employées par les êtres humains ont été remarquées à partir d’Aristote dans son Histoire des animaux. Pour les dauphins comme pour les humains, une même séquence de mouvements corporels peut être exécutée comme partie de différentes actions — sauts liés à la chasse ou au jeu, par exemple. Dans diverses occasions une même séquence d’actions peut être entreprise en employant divers mouvements corporels. Comme les actions, à l’opposé de simples séquences de mouvements corporels gratuits, sont orientées vers un but, l’identification et la classification de l’immense diversité d’actions entreprises par les dauphins nous engage à les reconnaître en tant que poursuites intentionnelles de buts précis.

12La question qui se pose alors est l’éventail de capacités que les dauphins mobilisent lors de l’accomplissement de ces actions. Il s’agit de la reconnaissance perceptuelle, de l’attention perceptive, d’une gamme de réponses à ce qui est reconnu comme un même individu ou un même type d’individus, et d’une gamme d’expressions émotionnelles variées. La coopération entre les individus implique la coordination de l’action d’un dauphin avec celle des autres, dans la poursuite d’un but commun. Ainsi, tant que nous pouvons attribuer aux dauphins de telles capacités d’exercice de diverses potentialités, nous pouvons également leur attribuer un éventail de buts et lier leur capacité de les atteindre à celle de s’épanouir en tant que membres de leur espèce. Ainsi, l’agent peut posséder les convictions nécessaires et ses actions peuvent témoigner de l’orientation vers un but précis sans que cet agent ait besoin d’en formuler les raisons de manière explicite.

13Au total, MacIntyre souligne que l’absence de ressources linguistiques pour formuler les raisons d’action qui caractérise les membres des espèces animales intelligentes tels les dauphins n’est pas en soi un obstacle pour les leur attribuer. Ce que nous devons pouvoir identifier, si nous voulons attribuer des raisons d’actions à de telles espèces, ce sont les biens auxquels ils aspirent, les jugements distinguant les actions qui peuvent être efficaces pour les obtenir et les conditions contrefactuelles qui permettent de lier l’orientation des dauphins vers leurs buts avec les jugements sur l’efficacité des actions entreprises. Comme on pouvait s’y attendre, nous identifions tout cela en rapport étroit — tant chez les humains que chez les dauphins.

14L’un des exemples proposés par MacIntyre est le cas de la chasse lorsque les éclaireurs partis à la recherche de proies au nom du groupe viennent de détecter un banc de poissons et que les autres membres changent alors la direction de leur nage pour les rejoindre et commencer la chasse. Autre exemple analysé par Berkovich et ses collègues, les épisodes similaires où les grands dauphins, ayant tenté en vain d’amener un banc de poissons vers la côte pour les coincer, vont ensuite le chasser vers le large où se trouve le reste du groupe. Pour appuyer l’interprétation des faits observés par Berkovich, il est crucial d’être en mesure d’assigner aux dauphins la possession de capacités perceptives et communicatives nécessaires : ils doivent se rendre compte des faits pertinents et ajuster leurs actions en conséquence. Celle-ci est pourvue non seulement par leurs performances dans l’océan, mais aussi par ce qu’ils montrent en ce qui concerne leurs capacités d’apprentissage au cours de l’entraînement par les humains. La recherche menée par Hermann dans ce domaine l’a menée à la conclusion que dans son environnement naturel, le dauphin est bien équipé pour percevoir, reconnaître, catégoriser, et se souvenir de la multitude de sons et d’objets qu’il perçoit à l’aide de ses sens auditifs et visuels.

15L’importance des sons et de l’écholocalisation pour les dauphins ne peut donc pas être surestimée. Herman maintient non seulement qu’ils apprennent à travers l’expérience des sources de différents sons, par l’identification visuelle et par l’observation des réponses des congénères à divers types de sons, mais aussi que l’apprentissage des jeunes peut être assisté par un enseignement direct de la part des adultes. Les activités impliquées dans l’apprentissage perceptif et dans la mise en pratique de nouvelles acquisitions donnent preuve du fait que les dauphins ne sont pas de simples récepteurs d’expérience. Aussi, comme les humains, ils prennent plaisir aux activités représentant un exercice d’acquisition. Les capacités attribuées aux dauphins par les chercheurs sont les suivantes : perception, attention perceptive, reconnaissance, identification et ré-identification. Ils semblent également capables d’éprouver et d’exprimer le désir, les émotions, le jugement ; l’intention et les raisons d’agir en vue d’un but précis. Or, si nous pouvons leur accorder toutes ces capacités, on peut entrevoir la possibilité de leur accorder la faculté de penser, voire de former certains concepts et de les mettre en pratique. Ce point dans l’argumentation de MacIntyre est décisif pour affronter ceux qui dénient la capacité de raisonnement aux animaux non-linguistiques, autrement dit non-humains. MacIntyre est donc dans la nécessité de se pencher sur la question du langage — et sur la possibilité que son usage puisse être attribué à certaines espèces hautement intelligentes.

16Le système de communication des dauphins, chimpanzés et gorilles, est très sophistiqué. En ce qui concerne les dauphins, il reste encore beaucoup à comprendre et il est même possible qu’ils possèdent un système plus proche du langage humain que ce que l’état actuel des recherches donne à penser. Louis Herman et ses collègues ont inventé une langue artificielle simple, acoustique et ont enseigné aux dauphins à comprendre et répondre aux phrases de cette langue. Les dauphins instruits de cette manière sont capables non seulement d’identifier une gamme d’objets et d’actions proposées dans les phrases qu’on leur adresse — capacité qui, selon Hermann, requiert la réactivité aux distinctions syntaxiques entre phrases et changements de l’ordre des mots, mais aussi la capacité de distinguer les phrases syntaxiquement correctes de celles qui s’écartent de l’ordre syntaxique. Néanmoins, cet exploit — d’une portée immense pour l’évaluation des capacités communicatives et linguistiques des dauphins — ne peut être considéré de manière adéquate sans être comparé de plus près avec le mode de l’acquisition linguistique de très jeunes enfants humains.

De l’acquisition et de la vulnérabilité

17Ainsi, avant d’évaluer les conséquences de ces découvertes en termes de philosophie morale, MacIntyre développe son argumentation en trois nouvelles étapes : dans un premier temps, il offre une caractérisation de ce qu’il considère être les traits distinctifs des langues humaines. Ensuite, il examine les arguments philosophiques qui vont des prémisses concernant la nature de la langue humaine aux conclusions de l’incapacité des animaux non-linguistiques, aussi intelligents puissent-ils être, d’avoir les pensées, croyances, raisons d’action et concepts. Enfin, il pose la question suivante : quel est l’impact de ces arguments sur la manière de caractériser l’activité intelligente des dauphins ? Le chapitre suivant devient alors : « Est-ce que les animaux non-linguistiques peuvent avoir des croyances ? »

18MacIntyre souligne le fait que posséder une réserve d’expressions à sa disposition et une maîtrise de règles syntaxiques ne suffit pas : ce qui est essentiel, c’est être capable d’employer des phrases composées en tant que « speech acts » exprimant assertions, questionnements, requêtes, injonctions, promesses etc., dans des contextes appropriés. Donc, l’usage d’une langue fait toujours partie d’une pratique sociale. Pour comprendre une phrase dans une langue, il faut posséder la maîtrise de pratiques que possèdent les membres de la société donnée. En ce qui concerne les animaux non-humains dont les formes de sociabilité nous intéressent, la communication des croyances et intentions est tout aussi enchâssée dans la pratique sociale que chez les humains. Et cela est tout aussi vrai dans le cas de la communication au sein d’un groupe d’animaux (dauphins, gorilles, chiens, etc.) qu’en ce qui concerne la communication avec les membres de l’espèce humaine qui s’engagent dans des interactions avec eux.

19Ces précisions amènent MacIntyre à attaquer la thèse principale de certains philosophes concernant la relation entre la langue et l’intelligence. Celle-ci, avancée explicitement par exemple par Justus Hartnack est : « Il ne peut pas y avoir de pensées sans langage. » MacIntyre reprend les réponses de Norman Malcom à cette assertion radicale, à savoir la distinction entre penser et avoir une idée (qui avait amené celui-ci à se ranger du côté des cartésiens en admettant que les animaux non-humains ne peuvent pas avoir des pensées), pour la réfuter elle aussi. MacIntyre précise alors que le déni de Descartes de la possibilité que les animaux puissent avoir des pensées est en effet un déni plus général, les privant de toute vie mentale, idées, croyances ou autre. De plus, il n’est pas nécessaire de formuler une pensée pour avoir une croyance. On peut certainement dire qu’un chien qui vient de chasser un chat qui a monté un arbre et qui attend au-dessous de celui-ci croit que le chat est caché dans la cime touffue de l’arbre. En effet, ni les humains ni les animaux n’ont besoin de formuler des phrases pour avoir des croyances du moins dans le sens d’une confiance, attente ou prévision. Le dictionnaire Littré distingue, par exemple, quatre significations du mot croyance : 1. confiance ; 2. opinion, attente, prévision ; 3. persuasion ou conviction intime, et 4. foi religieuse.

20Dans une volonté de renouveler en profondeur les fondements de notre métaphysique des mœurs, MacIntyre nous a présenté un compte-rendu de la condition humaine, dans lequel l’accent est mis sur la fragilité et la dépendance des « animaux humains ». Si son œuvre majeure, Après la Vertu : étude de la théorie morale était une recherche dans le domaine méta-éthique, on peut considérer L’homme, cet animal rationnel dépendant, comme une tentative de redéfinir l’aspect normatif de l’éthique : recherche de normes de conduite souhaitables dans un cadre de référence intégrant notre nature biologique. En s’appuyant sur ces intuitions, il s’est efforcé de montrer comment le développement des humains en agents rationnels indépendants doit renouer avec leurs bases animalières, posant ainsi les jalons d’une éthique de la vulnérabilité et de l’interdépendance.

21Dans L’homme, cet animal rationnel dépendant : les vertus de la vulnérabilité, MacIntyre s’est ainsi détaché de son ancienne tentative de formuler le cadre des vertus uniquement en termes de pratiques sociales pour renouer avec la métaphysique biologique. Toujours dans l’impossibilité de reprendre celle d’Aristote à cause de son obsolescence, il puise alors dans les apports de la science actuelle et ses découvertes remarquables concernant la sociabilité animale. Son rapprochement de celle-ci avec la sociabilité humaine, focalisé sur la transmission sociale des compétences nécessaires pour l’épanouissement individuel au sein d’un groupe, l’a mené à introduire le processus à travers lequel nous nous constituons en tant qu’agents éthiques, pour déboucher sur la démonstration du besoin d’un renouvellement de notre conception tant de l’éthique que de la politique. L’intuition de MacIntyre se rapproche dans une certaine mesure de celle concernant l’énigme de l’évolution des primates et le moment de décollage de Homo Sapiens. En effet, ce sont précisément la division du travail et la coopération multi-agent qui détiennent la clé de cette énigme.