Colloques en ligne

Paolo Tomassia, Maxime Berrée et Charles Recoursé

Table ronde des traducteurs

1Paolo Tamassia : Tout d'abord je tiens beaucoup à remercier les organisateurs de ce colloque passionnant pour m’avoir invité à coordonner cette table ronde. Je remercie aussi les traducteurs d'être ici avec nous, car c’est une chance importante de pouvoir dialoguer avec eux afin d’explorer, si j’ose dire, de l’intérieur cette activité, la traduction, qui rassemble, à mon sens, plusieurs enjeux cruciaux de l’esthétique et de l’éthique des Incultes. Je vais commencer par faire une brève introduction afin de baliser un parcours à travers quelques suggestions et quelques remarques essentielles pour donner ensuite la parole aux traducteurs au sujet de leurs expériences respectives. L’intérêt des Incultes pour la traduction, même au point de vue théorique, est évident dans plusieurs réflexions présentes dans la revue Inculte, notamment dans des articles recueillis dans le dossier « La littérature déplacée » du n° 3 (2004). La question au cœur de ce dossier était la rencontre entre langues et littératures différentes : les difficultés, les problèmes, les risques que cette rencontre engendre. C’est le cas, par exemple, de Linda Lê traitant du statut de l'exilé, c’est-à-dire de quelqu’un qui, lorsqu’il se rend dans un pays étranger, porte toujours avec lui son pays natal, ce qui l'empêche de faire totalement partie du pays où il s’établit. De la même manière, s’il veut s'installer dans une autre littérature, il ne peut que faire agir sa littérature de départ dans celle d’arrivée dont il ne pourrait jamais faire partie à part entière. Néanmoins, cette physionomie particulière d'une littérature qui non seulement est déplacée, mais qui ne trouve jamais sa vraie place stable n'est pas à comprendre uniquement comme quelque chose de négatif. Cette littérature qui n'est ni d'ici ni d'ailleurs est très efficace dans l’action de perturber l'ordre des choses. Elle cherche en effet à rompre avec l'autorité : à la fois avec l'autorité du pays d’origine et de la langue qu'elle a empruntée. Donc, elle vise pour soi à obtenir une sorte de légitimité dans l'illégitimité, ce qui signifie une troisième acception de la littérature déplacée, c'est à dire d'une littérature qui ne trouve jamais son lieu parce qu'elle refuse toute sorte d'autorité. Elle trouve alors sa place dans une parole nomade que Linda Lê appelle « mauvaise parole », une parole qui ne subit pas son exil mais qui agit à partir de cette situation : « Une mauvaise parole qui ne serait donc pas une parole d’exil, une parole chassée de son refuge, mais une parole qui se moque de trouver un asile, une parole délivrée de toute tutelle, une parole qui se veut nomade. Une parole comme une prière déplacée, une prière inconvenante, puisqu’elle s’échappe du trou noir, qu’elle se refuse à la célébration, tout comme elle se refuse à la consolation » (Lê, 2004, p. 16). Cette parole aurait aussi la capacité d’ouvrir les yeux et de donner donc à voir ce que d’habitude est caché par une rhétorique figée.

2Dans un autre contexte, François Bégaudeau évoque la résolution de Gombrowicz qui n’a pas voulu rentrer en Pologne, une fois arrivé en Argentine, lorsque l'Allemagne bombarde son pays. Cette décision se fonde sur la conviction qu’il est important de se mettre à distance par rapport à sa patrie, de refuser ce qu'on appelle le « kit patrie » avec son fatras de valeurs respectables : le virilisme, le patriarcalisme, le légitimisme. Il pense en effet qu’il est fondamental de pouvoir s’échapper aux poses grotesques de l'honneur, car l'important, c'est de rompre avec tout : « En vérité, peu importe ce que l’on quitte, l’important est de quitter. Rompre, intransitivement » (Bégaudeau, 2004, p. 29). Gombrowicz conduit une véritable guerre contre l'identité figée et, à ce sujet, il évoque la célèbre image du garçon de bar évoqué par Sartre dans L’Être et le Néant, qui adhère complètement à son rôle et se fabrique une identité totalement factice et aliénée. La vraie maturité personnelle coïnciderait alors avec une sorte d’immaturité culturelle, d’inculture, qui permet de rompre avec les chaînes que toute culture comporte. Dans cette perspective, être exilé signifie être en mesure de faire un usage non-stylistique de la langue, c’est-à-dire non artificiel : « Cette double appartenance — affirme Bégaudeau — lui fait faire en permanence un tri synthétique qui ne retient que ceux des mots accrochés à du réel, requis par un dehors » (ibid., p. 31). La tâche de l'art est de démentir toute autorité, toute une identité, à travers une rupture qui est une manière de ménager une distance, d’instituer un écart, pour s'installer enfin dans un entre-deux. Ce qui signifie être à la fois dans et à côté, être à la fois européen et non européen, être — comme le dit Bégaudeau — un « outsider ». Sauf que cette position d'exil, qui est très fertile, est toujours susceptible de se figer, et il faut donc la renouveler continuellement. La morale à la base de cette condition d'exil est celle du mouvement constant fondant une littérature qui n'est pas seulement déplacée, mais qui doit aussi se déplacer sans cesse. Ce déplacement, qui a lieu grâce à la rencontre de deux pays, deux langues, deux cultures, et grâce au refus d'une identité figée, a la fonction de renouveler profondément et constamment son propre rapport au réel : « Une chose réunit les trois romans-phares de Gombrowicz, c’est qu’en permanence on y bouge, chemine, relie un point à un autre. Plutôt que littérature déplacée, une littérature qui se déplace. De la ville à la campagne, d’abord, puis une fois arrivés ça n’arrête pas de changer la donne, de modifier les configurations, de recartographier les lieux, de changer les rapports de force » (ibid., p. 33).

3Toujours dans le dossier sur « La littérature déplacée », Oliver Rohe réfléchit à son tour sur la figure de l'exilé, qu’il appelle « paria ». Il évoque le cas du Château de Kafka, où quelqu’un souhaite être accepté dans le château et cherche à se faire reconnaître par la loi, sans pouvoir y parvenir. Étant refusé et mis à l'écart, il se sent en revanche délégitimé. L’exilé se trouve dans une condition similaire et désire incarner le même tout en étant l’autre, tandis qu’il est l’objet d’une double négation : celle de son identité passée et celle de son identité présente. Cela se reflète aussi dans son rapport à la langue, car il ne peut que rester à l’extérieur de la nouvelle langue apprise, dans le sens où il ne peut qu’en connaître le fonctionnement superficiel (la grammaire, l’orthographe et le vocabulaire), mais non les valeurs et les symboles qu’elle incarne au-delà des mots. Il ne peut pas s’approprier l’essentiel de cette langue, l’esprit de cette langue, car il ne pourra jamais effacer les spectres de sa langue maternelle qui le condamne à être dans la marge. Le centre lui est interdit et il ne pourra que s’installer dans l’écart, dans un entre-deux. Or, l’important est que cette position est susceptible d'être renversée si on abandonne le projet d’être reconnu par la loi : « Le drame de l’exil ne trouve son terme que lorsqu’il se transforme en errance assumée, autrement dit lorsque la passion de l’immobilité identitaire — cette nécrose de l’esprit — bascule dans l’absence définitive de repères. Puisque le paria n’est jamais nulle part à sa place, autant faire de ce manque un vertige. Car la double négation évoquée plus haut n’est en réalité que le moment où le mouvement devient possible et la liberté envisageable. Liberté vis-à-vis de la Loi, de la communauté, de la langue, bref de soi-même » (Rohe, 2004, p. 38). Le vrai problème est en effet la quête d’une identité : on n’est victime de la non-acceptation que si on s'obstine à vouloir se définir, tandis que la condition la plus fertile est celle d’assumer totalement l'errance, la parole nomade. Alors, la rencontre entre cultures différentes ne peut pas se réaliser sous forme d’assimilation de l'autre à soi ou d'une intégration de soi à l'autre : cette rencontre doit garder le sujet dans une position d’écart.

4D’autres suggestions intéressantes visant de plus près la question de la traduction viennent d’un autre article d’Oliver Rohe, « Interpréter et trahir », contenu dans le n° 8 d’Inculte (2006) dont le dossier est consacré à « La récupération ». Ici, le rapport à l'altérité ne concerne plus la rencontre de deux pays, deux langues, deux littératures, mais plutôt la relation entre le lecteur et le texte. Le problème est celui de la récupération puisqu’un texte ou un discours d’un auteur ou d’un mouvement politique, par le fait même d'être exprimés, sont susceptibles d'être récupérés et donc d'être détournés par le système, la société, les autres. Cette peur de la trahison du vrai sens, dit Oliver Rohe, se fonde sur une distinction autant fondamentale que factice entre original et copie, comme s'il y avait d'un côté un original pur refusant toute interprétation et de l'autre une réplique vulgaire sujette au recyclage. C'est une distinction qui suppose l'existence d'un concept autarcique et totalement autonome. Or ce concept, en réalité, n’est qu’un fantôme, il ne peut pas exister dans la réalité, parce que la pensée ne peut se former que dans un processus de mise en relation et de comparaison. Pour déceler un point d'origine, qui fasse vraiment autorité, il faudrait supposer ou postuler l'existence d'une norme suprême et originelle : Dieu, L'Être, le Livre. Or, « il n'y a que des copies, il n'y a que des idées imbriquées les unes les autres, un tas de broussaille indémêlable » (Rohe, 2006, p. 48). Cette peur de la trahison de l’original, on pourrait la considérer aussi comme une peur du temps qui passe et qui transformerait ce qui devrait rester immobile et inaltérable : « La déploration de la récupération, qui se joue sur le terrain de l’interprétation et de la trahison, démontre une volonté de domestication de la vie. Ne pas tolérer des interprétations non conformes ; sanctionner la circulation et prévenir le risque du dévoiement ; déplorer l’existence du temps et le vivre sous le signe de la rétention : toutes ces postures qui motivent le procès de la récupération n’expriment, in fine, qu’une passion triste. Une passion pour l’ordre » (ibid., p. 50). Considérer l'original comme autorité, cela signifierait donc fixer de façon mortifère la vie, tandis que cette circulation des copies, qui ne se soumettent à aucun original autoritaire, permet de suivre le mouvement de l'existence.

5Cette idée, on la retrouve dans un article d’Aurélien Talbot, « La récupération au regard de la traduction » (2006, p. 115-120), qui aborde, de façon critique, des problèmes fort célèbres de la traductologie, notamment ceux qui concernent la distinction bien connue entre ciblistes et sourciers. Les ciblistes sont ceux qui considèrent que la langue cible dicte sa norme, tandis que pour les sourciers, c’est la langue source qui impose une fidélité contraignante à la langue cible. Talbot propose alors de suivre des indications de Meschonnic qui, dans La Poétique de la traduction, s’inscrit contre cette opposition binaire entre ciblistes et sourciers, basée sur la division du signe entre signifié et signifiant, comme s'il y avait un sens prisonnier dans la parole qui devait être, de quelque manière, libéré. Il invite, au contraire, à concevoir une sorte de continuum qui va à l'encontre du modèle binaire du signe et va à la recherche d'une continuité du discours et du rythme, pour toucher les forces qui constituent les textes et qui en portent le sens. Pour Meschonnic, la vraie question que le traducteur doit se poser n'est pas tellement : qu’est-ce que le texte veut dire ? Mais plutôt : que fait le texte ? Comment cela marche ? Il faut en effet comprendre comment les textes fonctionnent pour en reproduire les effets. Quelles que soient les langues, il n'y a qu'une source : ce que fait le texte. Il n'y a qu'une cible : faire dans l'autre langue ce que le texte fait dans la langue de départ. C'est une façon de dépasser le statut ancillaire de la traduction qui, selon Meschonnic, est à concevoir tout à fait comme une nouvelle écriture : « Or, dépasser ce statut supposerait, tout d’abord, d’aller déceler, dans l’histoire de la traduction, des traductions convaincantes, permettant de donner une autre idée de cette pratique, pour les manifester et en rappeler le rôle fondateur. L’original, en effet, n’est pas invariablement meilleur que la traduction, qui en constituerait la pâle copie. Comme l’indiquait Oliver Rohe, l’idée de trahison s’appuie sur ce rêve d’original immaculé. Or la traduction peut tout aussi bien constituer un original, un original second » (Talbot, 2006, p. 119). Grâce à cette étude des traductions (la référence est bien évidemment Pour une critique des traductions : John Donne d’Antoine Berman) on pourrait aborder la traduction sur un plan éthique et poétique à la fois afin de mettre « en jeu la relation de l’identité et de l’altérité » (ibid.).

6La traduction s’affranchit alors d’une vision œdipienne de la littérature, explicitée par Claro dans « Traduire : du drame au pari ». Dans cette conception, l'auteur est considéré comme la maman, le texte comme l'enfant, l'éditeur comme le papa et le traducteur soit comme sage-femme, soit comme un amant libidineux. En réalité le traducteur doit « faire épreuve d’une brutale et inquiétante déstabilisation » car l’acte de traduction le met en péril dans sa propre langue. La sienne est une activité bivalente : d’un côté il doit « forcer sa langue à se lester d’étrangeté » et de l’autre doit « forcer l’autre langue à se déporter dans sa langue maternelle » (Claro, 2004, p. 74).  Cela veut dire que la traduction a le pouvoir de transformer un texte étranger en un texte familier, non pas dans le sens où son étrangeté est domestiquée, mais parce que le texte traduit commence à faire partie de la tradition de lecture du pays de la langue d’arrivée. Les questions que le traducteur devrait se poser, selon Claro, sont : Qu'est-ce que ce texte peut apporter à notre littérature ? Que sait-il faire que nous ignorons ? Que m'apprend-il sur la langue ? Remet-il en cause certains schèmes linguistiques ?

7Je m'arrête là pour entrer dans le vif du laboratoire de traduction d’Inculte avec Maxime Berrée et Charles Recoursé, que je vais brièvement présenter.

8Maxime Berrée, après des études d'édition, devient attaché de presse aux éditions Pétrelle avant de passer au journalisme culturel, au sein de Chronic'art en 2000. En 2004, il fonde les éditions « Inculte » avec Oliver Rohe, Benoit Maurer et Jérôme Schmidt, pour se lancer ensuite dans une carrière de traducteur avec une nouvelle traduction de Thomas Carlyle chez Corti. Pour Inculte, il a signé les traductions de livres importants comme London Orbital, Les Instructions, La Cité des oiseaux.

9Charles Recoursé est assistant d'édition de 2006 à 2011, puis il est responsable éditorial au Diable Vauvert avant de se consacrer à la traduction littéraire. Il a notamment travaillé sur des textes de David Foster Wallace, Max Porter, Tao Lin, Nell Zink et Richard Krawiec. Il a en outre contribué à la revue Le Believer (éditions Inculte) et est aussi juré du Prix de la Page 111.

10Je voudrais vous demander, à tous les deux, d'exposer vos parcours respectifs. Pourquoi et comment êtes-vous arrivés à la traduction et que signifie, pour vous, traduire chez Inculte ?

11Maxime Berrée : J'ai commencé la traduction en traduisant Sartor Resartus de Carlyle paru chez Corti en 2008, et c'était en fait via Inculte. Quand on a lancé la revue, il y avait une petite section qui s'appelait « Épuisés ou inédits » et en lisant les Préfaces de Borges, j'étais tombé sur ce texte de Carlyle, que je déchiffrais assez mal en anglais pour tout dire. Voilà, j'ai commencé à traduire quelques chapitres comme ça, pour voir si ça marchait. Au bout d'un moment, je me suis arrêté sur un chapitre qui fonctionnait assez bien, de manière autonome : je l'ai réécrit trois, quatre, cinq, six fois jusqu'à être satisfait du résultat et je l'ai fait lire à Oliver et à Jérôme, puis on l’a publié dans la revue. Comme j’ai eu de bons retours, j'ai repris les cinq premiers chapitres et je les ai envoyés aux Éditions Tristram et Corti. C'est comme ça que j'ai commencé : je n'ai pas de formation universitaire ni de formation de traducteur.

12PT : Le choix des textes à traduire est-il libre ?

13MB : Cela dépend. Pour Sartor Resartus, comme c’était une première traduction, c'est moi qui l'ai proposé.

14PT : Pourquoi avez-vous choisi ce texte à traduire ?

15MB : Les choix des textes, ça dépend s'il y a des donneurs d'ordres, des commandes. Sinon il faut trouver des choses intéressantes qui n'ont pas été déjà traduites, sachant que dans le domaine anglo-saxon, il y a déjà beaucoup de traductions depuis des décennies, mais même dans les années 60 ou 80, pas mal de choses étaient passées à la trappe. Il y a eu du rattrapage dans les années 2000, notamment via Claro, par exemple, ce qui a permis de ressortir des auteurs, principalement dans le champ du postmodernisme. Sur proposition de ma part, j'ai fait aux éditions de l’Ogre une traduction d’Angela Carter, Les machines à désir infernales du docteur Hoffman, parce que tout Carter avait été traduit chez Bourgois sauf ce roman qui, bizarrement, en Angleterre, était considéré comme son texte le plus fou. Je ne savais pas pourquoi cela n'avait pas été fait. Après l'avoir lu, je me suis dit qu’il fallait trouver un éditeur, et j'ai commencé à y travailler en 2012 ou 2013 pour les éditions de L'Ogre, Bourgois n’étant pas intéressé. Et pour revenir à Sartor Resartus, le texte me plaisait beaucoup de ce que je comprenais, mais il y avait quand même pas mal de phrases, très longues, alambiquées, qui étaient assez obscures pour moi. En traduisant les premiers quatre ou cinq chapitres, j'ai compris que le fait de le traduire, c'était nécessaire pour comprendre, pour vraiment rentrer dans la mécanique du texte.

16Charles Recoursé : Ce que tu as traduit chez Inculte, c'est des livres considérables par leur taille, par leurs difficultés. C'était un choix, ou c'était Jérôme qui te proposait les livres ?

17MB : C'était Jérôme, en général, qui trouvait les textes. Je me rappelle être arrivé dans le bureau, et il y avait London orbital qui avait été refusé par deux ou trois traducteurs. Il ne savait pas trop à qui le confier. Je me suis proposé et je l'ai fait. London orbital, c'était ardu, effectivement. C'est une écriture qui est « jazz », très syncopée, faite d'images qui se répondent partout à l'intérieur des chapitres et à l'intérieur du livre, une structure compliquée. En même temps, chaque phrase sonne, donc il y a des effets d'ensemble et des effets de miniatures, il y a des moments au bord de l'abstraction où on comprend à peine la chose dont il est en train de parler, et tout s’éclaire deux pages plus loin. Donc il faut réussir à capter les différentes couches d’effets. Il y a des textes où je reste assez proche de l’original et ça sonne, et puis d'autres où ça ne donne rien, il faut s’écarter davantage de l’anglais. C’est le texte qui dicte ça. Il s’agit d’essayer de répercuter les effets qu'on sent, qu'on lit ; c'est un peu comme démonter une voiture puis la remonter, mais avec d'autres pièces et d’autres outils.

18PT : Quel est votre choix dans l’acte de traduire ? Avez-vous tendance à faire percevoir dans le texte d’arrivée l’étrangéité du texte de départ ? ou bien à faire sentir le lecteur tout à fait à son aise dans sa langue ?

19MB : Cela dépend. En fait, si le texte porte une étrangeté, je vais la répercuter, mais je ne veux pas faire sentir à tout prix que c'est de la littérature étrangère. C’est une position que je trouve trop dogmatique.

20CR : Je pense que le lecteur du texte original lit un texte qui est écrit dans sa langue, qui lui paraît naturel dans sa langue. Donc, ce qui me paraît important, c'est que le lecteur de ma traduction lise un texte qui lui paraisse naturel dans sa langue : pour moi, c'est une première chose. Ce qui peut effectivement, comme dit Maxime, conduire à parfois retravailler pour avoir un texte qui sonne en français parce que l'anglais ne sonne pas toujours en français. Après, je pense que l’anglais réfléchit d'une manière différente, compose ses phrases d'une manière différente ; donc, une traduction — même une bonne traduction — ne sera pas écrite comme si un livre similaire aurait été écrit en français. À partir de ce point l'étrangeté de la langue elle est là, il y a forcément une certaine étrangeté.

21PT : Croyez-vous que, de quelque manière, le fait de traduire travaille votre français de l'intérieur ?

22CR : Je n'écris pas, je crois que Maxime non plus... Donc c'est assez difficile à dire.

23MB : À mon avis, ça dépend vraiment du type de texte qu'on traduit. C'est-à-dire qu'il y a des textes qui eux-mêmes sont travaillés par toutes sortes de types de narration en anglais, et de répétitions ou autres de choses qui sont tolérées dans la publication en anglais, et qui ne vont pas l'être en français. Il y a des automatismes qui se créent quand on traduit, contre lesquels il faut lutter en permanence, par exemple l'accumulation de participes présents et d’autres choses techniques de cet ordre. Moi, j'ai l'impression souvent quand je lis des livres en traduction et que les traductions ne sont pas très bonnes, je vois tous les tics d'écriture du traducteur, les transpositions à la limite de l’anglicisme, les facilités.

24PT : Il n'y a pas d'autorité dans la traduction, en tout cas, parce que c’est le traducteur qui choisit : il n'y a pas une instance qui impose une décision particulière. Par rapport au texte original, vous êtes actifs et totalement libres.

25CR : Oui, c'est une subjectivité qu'il faut aussi assumer. On nous a demandé de faire un bon travail, et c'est à nous que cela a été demandé aussi parce qu'on a une certaine manière de travailler ; quant à la qualifier précisément, c’est une autre histoire. La traduction, c'est évidemment quelque chose de très subjectif ; en revanche, une traduction peut être complètement ratée, et là ce sera un constat plutôt objectif. C’est une vraie subjectivité qu’il faut un petit peu de temps pour assumer. Il faut aussi assumer qu'on va prendre des risques, aller trop loin, pas aller assez loin, mais faire, sur la somme, quelque chose qui va reproduire l'étrangeté du texte, si elle existe comme disait Maxime, et qui va être aussi personnelle. Donc je pense que c'est vraiment un aller-retour entre s'effacer et s'affirmer : s'effacer pour laisser le caractère du texte s'exprimer, puis, s'exprimer, au contraire, pour le balancer dans une langue dont on a une certaine pratique, maîtrise, connaissance.

26MB : C'est pour ça que les éditeurs parlent souvent de « marier un auteur avec un traducteur ». Parce qu’ils ont là un couple qui fonctionne.

27Public : Tu parlais tout à l'heure du charme d'un texte qui sonne naturel, sauf que les textes que vous traduisez ne sonnent pas naturel.

28CR : Oui et non, parce que, en fait, ils vont avoir une étrangeté, mais une étrangeté finalement inscrite dans des repères. Une phrase peut être très facilement imprécise, elle peut être très facilement surchargée. Par exemple, chez Blake Butler ce qui est très étrange, c'est que lorsque tu lis en anglais, il a un truc que je n’avais jamais vraiment vu ailleurs : il écrit avec des mots assez simples, dont l'expérience de lecture va projeter immédiatement des images dans le cerveau du lecteur, mais malgré la simplicité des mots, la mécanique des phrases est très pointue. Sauf que, à la lecture, on ne s’en rend pas forcément compte, parce que les enchaînements de mots sont très forts.

29Public : En quoi la mécanique est pointue ?

30CR : C'est quelque chose que j'ai énormément de mal à expliquer. Quand il s'agit de traduire cette grammaire, on ne fait pas de grandes figures exceptionnelles, mais il y a une manière d'utiliser des substantifs, d'utiliser des verbes, qui compose une grammaire tout à fait étrangère dans sa propre langue. Donc là, l'enjeu ça va être de faire une traduction qui soit à la fois assez simple ou limpide pour réussir à projeter dans l'esprit du lecteur des images, tout en écrivant dans une grammaire qui n’est pas exactement la grammaire du français qui va perdre le lecteur par moments tout en le rattrapant lorsqu’il est censé être rattrapé aussi par l'original. De toute façon, à ce niveau-là ce n’est pas possible de le lisser, donc il ne s'agit même pas de le lisser, mais pas non plus de rendre plus complexe, ni plus précis, ni plus vague. Donc, il y a avant tout une question de justesse et de navigation qui est très précise et qui est purement subjective.

31MB : C'est pour ça que, effectivement, il n'y a pas d'autorité, c'est-à-dire que deux traducteurs peuvent faire deux traductions qui sont différentes sans que l’une soit bonne, ni l’autre mauvaise.

32PT : Vous avez tenu à dire « nous n'écrivons pas », là je ne suis pas tellement d'accord, parce que je vois la traduction comme une écriture, comme une écriture à part entière. La traduction n’est une activité ancillaire, c'est tout à fait une écriture ou, si l’on veut, une réécriture du texte de départ.

33MB : Je pense qu'il parlait de velléités d'écriture personnelle.

34PT : Oui, mais il ne s’agit pas de deux activités complètement différentes, ou alors on pourrait dire qu’elles sont deux activités avec d’importants points en commun.

35MB : Oui, je suis d'accord. D'ailleurs même sur le plan statutaire légal, on est reconnu comme des auteurs. On est auteur d'une traduction.

36PT : Vous traduisez toujours seul ?

37MB : Ça m'est arrivé de faire à deux, mais c'est compliqué. Moi, je trouve, en tout cas, qu’il faut que l’un des deux, à la fin, ait la main sur le texte. Sinon, on se retrouve avec des disparités difficiles à gérer. À un moment donné, l’un doit reprendre la partie de l'autre et harmoniser les deux traductions, pour qu'il y ait une cohérence d'ensemble. Sinon, vous retrouvez avec des éléments qui peuvent être assez disparates.

38PT : Quelle est votre position en tant que traducteur dans Inculte ? Je veux dire en tant que traducteur par rapport aux écrivains qui travaillent dans le collectif.

39MB : Souvent, on discutait avec Jérôme Schmidt, qui s'occupait principalement des traductions chez Inculte. Avant qu'il fasse des offres pour les droits, on regardait ensemble. Je me rappelle que pour Adam Levin, il a fait une offre très vite, j'avais lu une quinzaine ou une vingtaine de pages, pas grand-chose, mais c'était déjà quand même très drôle. Ça dépend un peu des textes. Avec Iain Sinclair, il avait déjà acheté les droits et il cherchait un traducteur. Ensuite, comme il a vu que pour la traduction de London orbital, cela s’était bien passé, une relation de confiance s’était établie. On avait un rapport assez proche, je fais partie des fondateurs d'Inculte. Sans qu’il y ait pour autant une collaboration systématisée : par exemple, pour Angela Carter, je n'ai pas demandé à Inculte de prendre la traduction alors qu'elle aurait pu y avoir sa place.

40PT : En revanche — je m’adresse maintenant aux écrivais d’Inculte ici présents — quelle est la fonction, la valeur de la présence de traducteurs dans le collectif ? Y a-t-il un dialogue qui s’établit ? Y a-t-il des collaborations qui s’entament ?

41Mathieu Larnaudie : Quelle fonction ça a ? Cela nous ouvre des possibilités de lecture. De toute façon, avec Jérôme, avec Maxime aussi qui était là dès le début, le fait de faire rentrer dans la revue d'abord, et dans l’espace éditorial ensuite des textes étrangers, cela fait partie des éléments constitutifs de la fondation de la maison d'édition : ça n'aurait pas existé, en dehors, la possibilité d'apporter ces textes-là. Ensuite, ce que ça fait dans notre travail d'écriture ? Je pense que ça rejoint un peu ce qu'on disait tout à l'heure avec Renaud : ça contribue à nous ouvrir à des régions imaginaires, en l'occurrence très marquées par la langue anglaise. Et les endroits où elle s'écrit ne sont pas non plus innocents sur l'usage qu'on va en faire dans notre travail. C'est sûr que les textes dont on parle, ce sont des textes qui sont importants dans notre parcours de lecture aussi, Sinclair c'est un exemple absolument remarquable, la traduction de Maxime est absolument remarquable. Je travaille à Inculte tous les jours, je vois ça entre mes mains et je le lis avec passion, et je ne peux pas en sortir complètement indemne.

42MB : Mais je pense que pour Sinclair, c'est particulièrement vrai, parce qu'il parle de psychogéographie, de l'exploration d'une ville, etc. Ça recoupe quand même beaucoup de livres qui ont été publiés chez Inculte aussi. C'était un peu un serpent de mer dans l'édition française depuis dix-quinze ans, London Orbital. Personne ne voulait vraiment s'y coller. C’était un peu absurde de se lancer dans cette traduction, en termes économiques.

43PT : Concernant le rapport entre écrivain et traducteur, je voudrais savoir s'il y avait de votre part de propositions que vous faisiez ?

44Mathieu Larnaudie : Par exemple, Claro, des fois, détecte des textes qu’il ne va pas traduire lui-même et va en proposer à certains éditeurs, à nous aussi, et il n'est pas exclu que ce soit un autre traducteur qui, après, le prenne en charge.

45PT : Il y a donc une sorte de collaboration.

46ML : Certains d'entre nous voient passer les choses en effet, mais ce sont des effets de capillarité très larges. Là, j'ai reçu un mail de Cécile Wajsbrot, par exemple, qui me parle d'un livre allemand qu'elle trouve absolument remarquable. On va regarder un peu et puis on verra ce qu'on va faire. Des fois, les textes arrivent quand même un peu par des cadeaux. Ce n’est pas forcément les agents qui arrivent et qui étalent sur la table l'ensemble de la production, et après, on pioche. Donc, c'est là peut être que le fait d'être constitués en collectif, ou en tout cas d'avoir cette histoire commune peut être intéressant parce que, effectivement, ça crée des antennes de façon d'abord élargie et un peu anarchique aussi.

47Dominique Viart : Par rapport aux relations que vous avez avec des écrivains de langue anglaise, ou américaine, est-ce que ça a créé autour d'Inculte des phénomènes de sympathie qui agrègeraient des écrivains étrangers au collectif, ou qui mettraient le collectif en relation avec d'autres collectifs, un peu basés sur les mêmes valeurs que vous, les mêmes pratiques que vous dans d'autres pays ?

48MB : Je ne crois pas qu'il y ait de vrais rapports avec d'autres collectifs à l'étranger. En revanche, quand les auteurs viennent en France pour défendre leurs livres, on parle avec eux et là, ça crée des sympathies, immédiates ou pas, d'ailleurs. Par exemple, je pense que si Alan Moore est venu chez Inculte, c'est aussi parce que Sinclair était publié chez Inculte ; c'était en grande partie pour ça.

49CR : Ou Levin, quand il vient en France, il ne peut pas ne pas dire « Ah ça, vous devriez lire, ça vous devriez regarder... »

50MB : Si, Adam Novy, par exemple La Cité des oiseaux, c'est parce que Adam Levin l'avait lu six mois plus tôt et nous a dit « C'est super, formidable ».

51Public : Il y a quand même deux ponts qui se sont faits avec Maxime du côté américain et avec Lateral, qui est une revue catalane de Barcelone. C'est en fait un groupe d'écrivains qui ressemble un peu à Inculte : c'est la même génération avec le même genre de fonctionnement que connaît très bien Mathias, qui a lui-même publié dans la revue. Et il y a quand même trois ou quatre livres qui sont parus chez Inculte ou dans la collection de Claro au Cherche-Midi. C'est vrai que ce serait bien de faire une « Internationale des collectifs », idéalement, de façon régulière. Par la suite, ces collectifs ont complètement changé d'équipe et ce n'est plus du tout la même entreprise. Par ailleurs, en plus, c’est un autre agent qui s'est retrouvé à gérer les droits et qui a demandé des prix faramineux, il n'était pas possible pour nous de continuer. Bon, il y a toujours aussi ces questions économiques, qui font partie évidemment des règles de circulation des textes.

52Public : Est-ce que, malgré les techniques très distinctes, vous ne pratiquez pas la traduction un peu de la même façon à force de parler les uns avec les autres ?

53CR : Je n’ai jamais étudié, ni les lettres, ni les langues, ni la traduction. Je n'ai donc pas de grande réflexion a priori concernant ma pratique. J'ai appris la traduction principalement quand j'étais éditeur, en relisant les traductions des autres : en voyant ce qui ne fonctionne pas ou ce qui fonctionne, c'est un chemin plutôt ouvert. Par conséquent, discuter avec des personnes comme Claro, comme Nicolas Richard, comme Maxime, qui ont un peu plus d'expérience que moi, ça m'a permis de me confronter à des traducteurs qui avaient davantage réfléchi leurs pratiques ou en tout cas qui savaient mieux la verbaliser. Pour venir à ce que tu disais, on a fait notamment plusieurs joutes de traduction avec Nicolas Richard : on se retrouvait donc en public, autour d'un même texte avec nos deux versions en confrontation. Je m'apercevais qu'on avait des manières très souvent différentes de travailler un texte, et sur certains aspects l’un s’en tirait mieux que l'autre mais ça pouvait s'inverser à la phrase suivante, et on n’avait aucun problème pour l’admettre ni l’un ni l’autre. Donc je n'ai pas du tout l'impression que ça lisse l’exercice, mais, en revanche, ce qui est certain c’est que, de mon point de vue, ça aide à en préciser la pratique.

54Laurent Demanze : J'avais une double question. Tout d’abord une question factuelle, à laquelle il est très facile de répondre, puis une autre. D'abord, lorsque vous avez évoqué les traductions que vous aviez faites, vous évoquez plutôt des lacunes dans un espace de traduction. Est-ce que vous avez été sollicités pour retraduire un texte qui avait été déjà traduit auparavant ? Deuxième question, par rapport à votre apprentissage par la pratique de la traduction, est-ce que dans cet apprentissage par la pratique, il y a eu des figures tutélaires de traducteurs ou de traductrices qui ont été pour vous importantes dans cet apprentissage de la traduction, des manières de traduire qui vous ont beaucoup apporté dans les générations antérieures ? Pas dans vos camarades de traduction ou vos contemporains de traduction, des grands traducteurs qui ont été, selon vous, des initiateurs importants.

55MB : On ne m'a jamais demandé de faire de retraductions, de reprendre une traduction même. En revanche, ce qui est marrant c’est que, pour Sartor Resartus, je ne m'étais pas rendu compte qu'il existait une traduction qui datait de 1905. J’avais fini par la dénicher. C'est intéressant, car j'avais fait ma traduction, puis je découvre qu'en fait il en existait une déjà vieille. J'avais donc le texte anglais, la traduction vieille d'un siècle, et puis la mienne. Ça m'a permis de préciser parfois deux ou trois idées, éventuellement un ou deux contre-sens...

56Public : Et c'est le français qui avait vieilli, ou c’est la traduction qui est mauvaise ?

57MB : Les deux, en l’occurrence. La traduction était assez mauvaise et c'est assez marrant parce que quand j'ai parlé à Corti au téléphone ils m'ont dit : « C'est qui qui l'a fait ?! », et quand j’ai donné le nom, on m’a répondu qu’il fallait tout refaire. Et pour ce qui concerne les figures tutélaires... Non, je ne dirais pas ça. À vrai dire, je n'étais même pas tellement intéressé par la traduction avant de commencer à en faire. Quand j'ai commencé à y être attentif, j’ai réalisé qu'en fait, tiens, ça fait trois, quatre, cinq livres que j'ai lus, traduits par les mêmes traducteurs, effectivement, et il y en a plusieurs que j’admire, pas seulement de l’anglais, mais pas vraiment de figure tutélaire, non.

58CR : Quant à moi, en termes de figures tutélaires, comme Maxime, je n’avais pas réfléchi à l'acte et au métier de traduire avant de le pratiquer. J'avais déjà repéré les traductions de Claro et Nicolas Richard bien avant de les connaître. Je sais que j'ai très vite identifié que j'aime beaucoup lire les traductions d'Isabelle Gugnon en espagnol qui, en plus, se trouve à traduire la littérature hispanophone qui m’a le plus marqué. Et concernant la retraduction, c'est quelque chose que j'ai eu la chance de faire pour la première fois en retraduisant Génération X de Douglas Coupland, dont la traduction allait déjà sur ses 30 ans. C’était une bonne traduction, par Léon Mercadet, qui était un ancien de la bande d'Actuel et qui avait la réputation absolument pas imméritée de traduire la nuit avec un verre de whisky d'un côté, un cendrier plein et des lignes de coke de l'autre. Ça donne une traduction qui a énormément complexé, apparemment, les traducteurs suivants. Je m'y suis plongé un petit peu à la demande de l’éditeur Au diable vauvert : ils m'avaient demandé au préalable de regarder si c'était une traduction qui pouvait être simplement ripolinée ou s'il fallait la reprendre en intégralité. Je me suis plongé dans la comparaison entre l'original et la traduction de Mercadet : j'ai identifié des points où il est passé complètement à côté, des choses qu'il avait glissées sous le tapis rapidement, des choses qui auraient pu être améliorées. Mais en même temps, au milieu de tout ça, il y avait des sortes de fulgurances, de très belles inspirations où on ne collait pas toujours au texte, mais, vu le contexte de travail du bonhomme, c'était complètement raccord, et j'ai donc compris pourquoi c'était une traduction qui avait un petit peu impressionné les suivants. J'ai préconisé qu'on se contente de la ripoliner la traduction, mais ça n’a pas pu être faisable pour une question de droits. Marion Mazauric m'a donc demandé de retraduire, ce que j'ai fait sans avoir la version de Marcadet à côté, évidemment.

59Public : Il y avait des moments qui t'avaient frappé ?

60CR : Génération X, je l'avais lu il y a vingt ans, je pense. Je l'avais complètement oublié. Et puis surtout, j'avais un rapport à la langue traduite qui était complètement différent à cette époque-là, puisque je prenais le texte sans me demander comment était l'original, si c'était bien traduit ou pas. Le premier travail de comparaison, je l'ai fait sur trois chapitres, et ensuite il s'est écoulé pratiquement un an entre cette étude et le moment où je me suis mis à la traduction : c'était déjà assez lointain, et surtout, une fois que je m’y suis attaqué, il aurait été absolument sans intérêt d'essayer de « plaquer des petits bouts » de l’original. Et c’est donc là que j'ai compris la difficulté de traduire Coupland. Cela rejoint ce que disait Maxime tout à l'heure : il y a des manières d'écrire l'anglais qui vont être très fluides, très naturelles en français. C'est ce que j'ai ressenti avec David Foster Wallace, par exemple, qui, malgré toute sa difficulté, est quelqu'un dans les pas de qui il suffit de se mettre, puis on déroule. Le « seul défi », c'est de réussir à se maintenir au niveau. Le boulot est fait grammaticalement, la syntaxe est tonique, les mots sont précis. Coupland a une langue qui est très différente. C’est un cas où, pour moi, l'anglais et le français sont deux langues très éloignées : son écriture a souvent une forme d'élégance, quelque chose de très aérien avec des phrases sans raccords ou presque, et si on suit ça scrupuleusement en français, le résultat sera une langue imprécise, dans laquelle il manquera des connecteurs logiques, ou qui sera pleine de tournures qui ne sonneront très mal. À ce moment-là, il faut, pour moi, passer par plusieurs étapes qui consistent d'abord à coller au texte, puis à s’en décoller du texte et, si possible, à se décoller un petit peu de soi, pivoter d'une première manière de traduire fondée sur la technique, qu’on lâche un peu dans un second temps. Avec pour résultat, dans l’idéal, un texte qui dégagera la même chose que l’original tout en n'y étant pas collé mot à mot, phrase à phrase.

61LD : Tout à l'heure, vous parliez de lissage à propos du travail de deux traducteurs. Est-ce que dans la pratique individuelle de la traduction vous avez aussi ce travail de lissage, une traduction morceau par morceau et ensuite un retour sur l'ensemble du texte court pour produire un effet consonant ?

62MB : Oui, d'autant que ça m'arrive assez souvent de ne pas lire le texte en anglais avant de commencer, à part une dizaine de pages pour voir un peu l'esprit général.

63LD : Par choix méthodologique ?

64MB : Globalement oui. Il faut souvent 50, 80 pages pour entrer vraiment dans la mécanique de l'auteur, c'est-à-dire pour comprendre cette manière de commencer les chapitres, de commencer des paragraphes, de finir plutôt sur un adjectif un peu fort, etc. qui sont dans sa langue. Au début, on se perd, il n'y a pas forcément de systématisme. Au bout de 50 ou 80 pages, je dirais que même sur un premier jet, on est déjà un peu plus proche de ce à quoi ça ressemblera à la fin. Quand on reprend, on retravaille dès lors davantage ces premières pages.

65CR : En ce qui me concerne, en premier jet, je vais vraiment essayer de trouver le style, le ton, l'amble du texte et sa respiration et puis, évidemment, les relectures sont là pour corriger les répétitions, les facilités du premier passage. Une fois passées les 50, 80 pages, le premier jet donne vraiment un ton assez précis, mais on ne peut certainement pas se dispenser d'un deuxième et un troisième passages pour obtenir une traduction solide et précise.

66LD : Dans ce repassage le texte source, vous le tenez un peu plus à l'écart ?

67CR : Oui. Moi, je ne fais pas du tout de ligne à ligne. J'ai l'impression que si on a bien fait ce premier jet, les moments dissonants, on va les sentir à l'oreille. Si on a un premier jet assez cohérent avec ce qu'on comprend du texte original dans sa couleur, sa sonorité, son poids, alors, à la relecture, les choses qui n’iront pas seront dues à des contre-sens, des phrases oubliées, des excès ou des manques d’audace.

68MB : Dans le premier jet, on est quand même vraiment collé au texte anglais pendant 500 pages, on connaît le texte par cœur, quasiment. Donc, tu te rends compte quand il y a un truc qui déconne. Grosso modo, tu connais ton texte, tu te rappelles de la scène, de tel dialogue...

69PT : Vous commencez tout de suite à traduire ou vous passez du temps à vous imprégner du texte ?

70CR : Immédiatement, en général. Alors, pendant assez longtemps, sur des textes difficiles et quand je travaillais sur papier, j'attaquais la page que j'allais lire, en faisant un repérage des mots que je ne connaissais pas et des références culturelles que je n'avais pas. Je les cherchais, j'annotais ensuite comme ça quand je traduisais ma page, je n’avais qu’à relier les points des difficultés qui étaient déjà résolues. C'était peut-être une bonne méthode, mais que je ne pratique plus parce que déjà c’est compliqué de faire ça sur un PDF : chaque fois créer une nouvelle note, ça n'a pas de sens. Et puis, parce que je pense qu'il y a aussi une plus grande rapidité maintenant dans la résolution des difficultés et je me lance dedans, tout de suite.

71PT : Vous parlez de la première traduction de Carlyle comme d’une mauvaise traduction. Qu'est-ce que, pour vous, une mauvaise traduction ?

72MB : En fait, c'était certainement quelqu'un qui était capable de comprendre le texte, mais, en français, il avait une expression très lourde. Carlyle fait des phrases de 10, 12, 15 lignes, pour se moquer des philosophes allemands et il reproduit leurs tics de langage, etc. Rendre cette moquerie demande une grande souplesse et ce traducteur manquait de cette souplesse : il avait la cheville un peu raide.

73ML : On dit souvent qu’il faut traduire un texte tous les 30, 40 ans. Vous êtes d'accord ?

74CR : Je suis assez d’accord. Je pense qu'il y a des trucs qui méritent absolument d'être retraduits à cause d’un décalage entre l’original et la traduction. Par exemple avec la Beat Generation, ou les polars des années 40/50 dans lesquels la littérature américaine parlait déjà de milieux très populaires, avec des auteurs qui maîtrisaient les codes d'expression de ces milieux-là. Ce sont des livres qui ont été traduits par des personnes qui étaient plutôt universitaires, anglicistes, et qui ne maîtrisaient absolument pas ces codes : ça a donné lieu à des erreurs de traduction flagrantes. Et encore maintenant, quand je lis des polars qui sont encore traduits dans cet esprit, avec des gamins de 14 ans qui sortent d'une crack-house en faisant des interrogatives inversées dans une narration au passé simple, ça ne veut rien dire. Donc, je pense que c'est une littérature qui mérite d'être retraduite, mais retraduire pour retraduire, en revanche je n’en vois pas particulièrement l'intérêt.

75MB : Quand on lit Thomas Bernhard, je n’ai pas l'impression que ça ait vieilli. Quand le traducteur était bon, ça ne se sent pas que la langue est vieille. J'ai quand même l'impression que, par exemple avec 1984, typiquement, c'est quand même essentiellement Gallimard qui voulait faire de l'argent et s'assurer des droits pour encore 10-15 ans parce que ça allait tomber dans le domaine public. Et en plus, il y a des partis pris de traduction que je trouve assez fous, comme passer toute la narration au présent.

76CR : Ça ne me pose pas de souci, ça. J'ai déjà traduit des polars écrits au passé au présent.

77MB : Je trouve ça un peu dingue.

78CR : Quand c'est un texte vraiment centré sur l'action, ça ne pose pas de problème. Après, j'ai davantage de difficultés, pour en rester à 1984, avec la retraduction de termes qui sont entrés dans l’usage courant, comme la novlangue. C'est un choix de la première traduction qui est certes critiquable, comme tout choix de traduction, d’avoir appelé cela novlangue. D'un autre côté, le retraduire, alors que c'est entré dans la langue courante pour en faire quelque chose qui, en plus, n'est ni plus simple ni plus évocateur, à savoir « néoparler », je ne sais pas.