« It’s very expensive to be me » : la genèse d’Une chic fille, un projet collectif au kaléidoscope de plumes et de voix singulières
1« It’s very expensive to be me » est une phrase de Vicki Lynn Hogan dite Anna Nicole Smith (abrégé par la suite en ANS), citée en exergue d’Une chic fille, un roman biofictif publié en janvier 2008 chez Naïve retraçant la trajectoire de l’intéressée. De fait, sur un plan métaréflexif, l’exergue peut fournir une clé de lecture poétique. S’il est en effet « coûteux » d’être ANS, c’est parce qu’Une chic fille est doublement polyphonique, déployant de grands moyens en termes de voix. Voici en effet comment la quatrième de couverture présente Une chic fille :
Ce roman polyphonique, librement inspiré de sa vie, convoque les voix de ceux qui l’ont croisée, anonymes ou célébrités, et retrace l’itinéraire d’une starlette ordinaire, à la fois playmate, héroïne de télé-réalité, épouse d’un vieillard milliardaire…
Pratiquant le décadrage et l’esthétique pop, s’appropriant cette Marilyn Monroe trash, cherchant à rendre corps à cette nana de l’ère Botox, le collectif inculte dessine ainsi le portrait diffracté d’une chic fille, ambitieuse et candide, modèle paradoxal d’une certaine Amérique mythique et mythomane.
2Précisons que sous le choix énonciatif « expansif » d’une succession alternée de récits à la première personne émanant de différents locuteurs, se cachent treize plumes, dont onze « incultes » : François Bégaudeau, Arno Bertina, Maylis de Kerangal, Hélène Gaudy, Marie Hermann, Mathieu Larnaudie, Julien Morello, Christophe Paviot, Nicolas Richard, Oliver Rohe, Jérôme Schmidt, Joy Sorman et Xavier Tresvaux.
3Si la dimension poético-politique d’Une chic fille demande à être examinée, se pose davantage encore la question des modalités de la mise en œuvre d’une narration et d’une écriture collectives. De multiples interrogations s’imposent ainsi au lecteur qui résiste d’autant plus difficilement au démon de la question « qui a écrit quoi ? » qu’il peine à identifier des plumes singulières sous la patte efficace du collectif. Dans quelle mesure les styles de chacun se sont-ils accordés — ou non — aux autres et à leur objet ? Comment se sont architecturés et suturés entre eux les écrits individuels pour aboutir à cette forme collective ? Quels ont été le cahier des charges initial, les consignes et contraintes d’écriture collectives ? Comment a été vécu cet effacement du « moi », sous un « je » protéiforme et collégial ?
4Pour tenter d’y répondre, nous avons élaboré une grille de questions que nous avons soumise à neuf des auteurs susmentionnés avec lesquels nous avons échangé soit en présentiel, soit par téléphone, soit par mail1. Tous n’ont pas gardé de souvenir précis de cette expérience d’écriture collective. Par conséquent, leurs réponses, qui se sont échelonnées entre septembre 2019 et février 2020, ont été soit très circonstanciées2, soit succinctes3 voire très brèves4, soit absentes5. Nous avons également eu accès, grâce à Hélène Gaudy et avec l’accord des épistoliers, à une quarantaine de mails échangés entre les participants du projet, entre mars et octobre 2007, ainsi qu’à une grande partie des étapes de la campagne d’écriture du roman qui nous ont permis de faire de l’archéologie textuelle — quinze ébauches d’Une chic fille, une pré-maquette (3 septembre) et les premières épreuves (31 octobre). La mémoire étant joueuse, les témoignages récents des auteurs ne coïncident pas toujours entre eux ni avec les informations fournies par les courriels.
5Après avoir retracé les étapes et modalités de la genèse d’Une chic fille, nous verrons comment l’écriture de ce projet polyphonique et collectif s’est nourrie de voix singulières et de pratiques individuelles.
La genèse d’Une chic fille : naissance et mise en œuvre d’un projet poético-politique collectif
Du choix du sujet au roman pluri-vocal
6Si la genèse textuelle d’Une chic fille s’étend de mars 2007 à janvier 2008, date de l’achevé d’imprimer, le projet d’écrire un roman collectif est plus ancien. Tant Jérôme Schmidt, qu’Hélène Gaudy, Mathieu Larnaudie ou Olivier Rohe confirment en effet que l’écriture d’Une chic fille s’enracine avant tout dans le désir d’écrire une fiction collective, plus que dans le choix du sujet. « Cela faisait trois ans », explique Mathieu Larnaudie, « que le collectif existait et nous avions envie de le mettre à l’épreuve sous d’autres espèces que celle de la revue ». Olivier Rohe précise quant à lui :
Dans la revue, qui paraît alors depuis septembre 2004, nous avions fait des dossiers collectifs, dans lesquels la signature des uns et des autres disparaissait, et nos contributions formaient une espèce de texte commun et contradictoire autour d’un thème précis mais ça restait toujours dans le registre de la pensée ou de la philosophie. Là, c’était l’occasion de revenir sur notre terrain de prédilection qui était celui du roman. C’est ça qui nous a d’abord excités.
7Comment et pourquoi le sujet d’ANS, en tant que thème et personnage, a-t-il surgi ? A priori, pareil choix peut surprendre : on est loin des figures iconiques du rock sur lesquelles les uns et les autres ont publié entre 2004 et 20076, chez Naïve déjà. Si pour Maylis de Kerangal, « l’idée d’ANS revient sans doute à Mathieu [Larnaudie] », Olivier Rohe est formel :
L’idée d’écrire sur ANS est venue par Arno. Il avait lu un article dans Libé qui lui était consacré, peut-être au moment de sa mort qui s’est produite en février. Quand Arno en a parlé, Mathieu était là aussi. L’idée a essaimé et s’est relayée.
8Or cette idée, pas plus que Mathieu Larnaudie, Arno Bertina n’en revendique la paternité, bien au contraire : « Ça m’étonnerait qu’elle vienne de moi parce que j’étais trop loin de la culture télévisuelle américaine, contrairement à d’autres incultes. Si ça se trouve, je ne voyais pas bien qui était ANS. »
9Cependant, pour lui comme pour les autres, ce choix-là « s’est immédiatement imposé, il n’y a pas eu de discussion » (Arno Bertina). Inculte trouve dans la figure d’ANS les objets qui l’intéressent : la pop culture (même si dans le cas de cette starlette vulgaire de la télé-réalité, il s’agit plutôt de « sous-culture pop », selon Kerangal), le sexe, l’argent, les États-Unis (qui sont partout dans Inculte), la tragédie contemporaine. Cette vie qui contient absolument tout fascine, précisément parce qu’elle apparaît « comme un décalque pourri de la vie de Marilyn » (Bertina), narrée en 1999 dans Blonde, une fiction biographique de Joyce Carol Oates qui a été l’un des modèles convoqués. « Tout de suite l’expression péjorative de “Marylin du pauvre” est venue » (Rohe) pour qualifier ANS mais avec l’idée « très incultienne, qu’il ne s’agissait sûrement pas d’accabler cette pauvre fille qui était tout sauf machiavélique » (Bégaudeau) — « d’où le titre qui est dénué d’ironie » (Bégaudeau). Si ANS constitue pour les incultes un bon sujet de roman, c’est parce qu’elle leur apparaît « comme un personnage de roman » (Kerangal) : « C’est très romanesque de quitter son univers pour se confronter au monde et s’en sortir » (Kerangal). De fait, le modèle de traitement qui survient est moins celui d’une Marilyn « version prolo » (Rohe) que celui d’« une Nana des temps modernes » (Kerangal), une image proposée par Bertina en réunion que « tous ont validée ». « C’était à nous », précise l’écrivain, « de montrer qu’avec cette vie pathétique et dégueulasse — du point de vue de la culture académique — on pouvait faire de la vieille littérature française à la Zola ».
10De fait, écrire sur une playmate dévaluée comme ANS s’accorde avec la posture esthétique incultienne d’alors, celle de perturber avec une désinvolture assumée les codes de l’hégémonie culturelle en vigueur. « S’il est désormais plus légitimant d’écrire sur des motifs extraits de la culture pop que de la culture savante, à l’époque », rappelle Mathieu Larnaudie, « la “vraie” littérature française, avec toutes ses lettres de noblesse, se circonscrivait avant tout, plus que par son inventivité formelle ou sa singularité en tant qu’expérience de pensée, par le rattachement à un certain nombre de thèmes “nobles” qui donnaient des gages de sérieux ». Cette préoccupation esthétique, pop sans être punk, a une valeur politique immédiate.
11Par conséquent, le projet ANS revêt d’emblée une dimension politique très forte pour les uns et les autres. S’il s’agit d’attraper la culture « white-trash », celle du sous-prolétariat blanc américain (Kerangal), il s’agit aussi de « radiographier » (Bertina) le fonctionnement d’une société médiatisée qui fabrique des stars qui n’en sont pas avant de les broyer. Maylis de Kerangal rappelle que « le rapport à l’image était plus impressionnant encore à cette époque marquée par l’intronisation du monde de l’image » — sans doute les incultes, nés à la fin des années 1960 ou dans les années 1970 se souviennent-ils bien des déboires de la starlette Loana du Loft story, cette émission à grande audience qui a marqué les débuts de la télé-réalité en France. ANS est victime d’un système pervers dont elle abuse. « Elle s’est beaucoup mise en scène », remarque Hélène Gaudy, « tout en étant l’objet d’une médiatisation très caricaturale, ce qui a créé tout un jeu de miroirs et de dupes que nous avons cherché à représenter sur un mode ludique, tout en exhibant les enjeux de pouvoir qu’ils recèlent ».
12Oliver Rohe se souvient qu’il avait à cœur de montrer comment une figure qui a attiré sur elle une certaine forme de vulgarité masculine peut être dégradée par les regards, ceux des fans en particulier, pleins de désir pour une image qu’ils construisent mais cherchent aussi et paradoxalement à voler et à détruire. C’est la raison pour laquelle il a tenu à écrire le texte de Dexter, « fan de la première heure » perdu dans ses fantasmes (2008, p. 34-36). « La poétique de l’œuvre est sa politique elle-même », précise-t-il, avant de poursuivre : « La politique consistait donc à multiplier les angles de vue et les narrateurs, d’assurer une sorte de polyphonie. Le fait de travailler collectivement ajoutait bien sûr une dimension politique supplémentaire ».
13C’est la forme d’un roman pluri-vocal qui a ainsi surgi rapidement, comme le rappelle Mathieu Larnaudie :
Elle avait pour vertu de permettre à la fois l’écriture individuelle de chacun et la mise en œuvre d’une logique collective. C’est une décision guidée à la fois par l’aspect pratique que cette forme narrative peut avoir, et par le mouvement qu’elle permettait ainsi d’insuffler au livre. Disons qu’elle offrait une bonne dialectique entre la continuité (ce qui se tisse d’un chapitre à l’autre) et la logique autonome de chaque texte. Nous nous sommes accordés sur un principe formel minimal : des chapitres courts, pris en charge par des narrateurs successifs et différents qui auraient été les témoins de la vie du personnage principal, tout en suivant un fil chronologique. Nous nous sommes réunis, avons dessiné une sorte de synopsis, nous sommes accordés sur des moments, et sur les narrateurs qui pouvaient les raconter. Il fallait prendre en compte à la fois les passages-clefs de l’existence d’ANS, mais aussi les plus anodins, les plus dérisoires, afin de créer un portrait vivant et contrasté. Une fois ceux-ci posés, nous nous les sommes répartis.
14Précisons que le synopsis évoqué pose les jalons de la vie d’ANS de façon non exhaustive, de sa naissance, le 28 novembre 1967, aux jours qui suivent son enterrement aux Bahamas, le 3 mars 2007. Les éléments factuels figurant dans cette petite « bible » chronologique comme l’appelle Jérôme Schmidt sont tirés d’un article substantiel au style décalé7 qui donne le ton, celui de Philippe Garnier dans le Libération du 19 février 2007, « Soap tragédie d’une blonde », dont il cite des passages entiers ; sans doute s’agit-il de l’article qu’a lu Arno Bertina. Précisons que le synopsis mêle aux événements et aux personnages réels des éléments fictionnels vraisemblables mais aussi d’autres complètement loufoques ou burlesques, ce qui fera écrire à Claro lors de la publication du biopic que « [s]es petits camarades de la revue Inculte […] se sont emparés d’une inconnue dont [il] ignorai[t] tout [pour] lui brosse[r] un CV diablement inventif » (Le Clavier cannibale, 2008). Par exemple, pour raconter l’élection d’ANS au concours « Playmate de l’année », la narration envisagée est la suivante :
un membre du jury raconte comment il y a eu unanimité (si jury il y a, on n’en sait rien). Ou alors on pourrait avoir un verbatim très sérieux des délibérations, où ils citent tous Heidegger ou Parménide pour se justifier […]8.
15Si certaines des narrations envisagées au départ sont laissées de côté tandis que d’autres surgissent au fil de la genèse, à l’instar du monologue du caniche d’ANS écrit par Mathieu Larnaudie, l’ordre chronologique est quant à lui maintenu, appliqué d’un bout à l’autre de la narration. La suggestion de François Bégaudeau de commencer « classiquement, par l’enterrement » pour mieux faire connaître ANS qui n’est « pas si connue9 » ne sera pas retenue. Si l’ordre chronologique apparaît « comme la meilleure solution » pour raconter la « trajectoire » (Gaudy) et le « devenir » (Larnaudie) d’ANS, il se révèle aussi le moyen le plus simple d’imbriquer en les ordonnant les différents chapitres au fil de leur écriture par les uns et les autres.
L’implication des auteurs dans le projet
16Qui sont ces uns et ces autres ? À qui le « nous » sans cesse convoqué réfère-t-il précisément ? « Tout le monde n’a quand même pas été impliqué de la même manière », rappelle Arno Bertina.
Il y avait à l’époque un petit noyau plus impliqué que le reste du groupe. Mathieu, Oliver, moi, François Bégaudeau, à l’époque où il était là, Jérôme Schmidt, qui n’écrivait pas, mais qui, dirigeant de manière globale le processus d’édition, avait un regard de réserve sur certains projets.
17Précisons qu’à l’époque, Hélène Gaudy assume une double fonction, celle d’auteure et celle d’assistante d’édition salariée pour inculte ; que Mathieu Larnaudie, quoiqu’il ne soit pas officiellement éditeur chez Inculte comme il le sera par la suite, assume déjà à ce moment-là des fonctions éditoriales, de lecteur-correcteur principalement, « passant tout le temps au bureau » situé alors au 10 rue Oberkampf. Quant à l’éditrice, traductrice et interprète Marie Hermann10, elle est en stage chez Inculte quand le projet d’Une chic fille est lancé. Elle contribue à hauteur d’un texte ; Jérôme Schmidt, de deux ou trois. Parmi les membres du collectif, Hélène Gaudy, Joy Sorman, Maylis de Kerangal et Arno Bertina, au moins trois ; François Bégaudeau, quatre ; Oliver Rohe, quatre ou cinq ; Mathieu Larnaudie, « une douzaine peut-être ». Quant à Nicolas Richard, il se dit « absolument incapable de savoir quel chapitre [il a] écrit11 ! », précisant : « j’avais travaillé dans mon coin, sans synchroniser mon effort avec les autres auteurs12 ». Mathias Énard ne participe finalement pas, laissant de côté la narration qu’il avait choisie, celle du concours « Playmate de l’année » qui ne sera prise en charge par personne d’autre13. Deux extérieurs participent qui avaient déjà écrit pour la revue, Christophe Paviot14 et Xavier Tresvaux15 : ils produisent un texte chacun.
18Pour élaborer le projet, se souvient Mathieu Larnaudie, « nous avons usé de tous les moyens de communication possibles, téléphone, mails, et nous nous sommes beaucoup vus. Nous avons fait des réunions au café, ou au bureau ». « C’étaient les années où on se voyait sans cesse », se rappelle Arno Bertina ; « on était nombreux aux réunions même si on n’était jamais au grand complet ». Sans doute certains étaient-ils régulièrement absents puisque de son côté, Maylis de Kerangal affirme : « On ne s’est pratiquement jamais vus. Tout passait par mail16 . » De fait, quand on consulte les échanges de mails touchant la genèse d’Une chic fille, ne figurent bien souvent dans la boucle que François Bégaudeau, Mathieu Larnaudie, Joy Sorman, Hélène Gaudy, Oliver Rohe, Arno Bertina et Jérôme Schmidt. C’est François Bégaudeau qui sert de relai auprès de Maylis de Kerangal et Xavier Tresvaux qui lui font parvenir leurs textes ; Hélène Gaudy auprès de Marie Hermann dont elle envoie le texte le 21 mars, celui de Kim Walther ; Jérôme Schmidt auprès de Christophe Paviot. Le 22 avril 2007, Mathieu Larnaudie écrit ainsi à Jérôme Schmidt : « Par ailleurs, Jérôme, comment fait-on avec Paviot ? Pourrait-il refaire un truc sur Trimspa, mais avec un narrateur et en un peu moins long ? ». Cette requête est demeurée lettre morte, semble-t-il, puisque le texte de Christophe Paviot intégré à l’ensemble à un stade très tardif de la genèse apparaît sous la forme d’un hapax, celle d’une interview d’Andrew Finnigan, dit « l’homme aux pilules amaigrissantes », par une journaliste (p. 116-123). De fait, si les courriels sont nombreux de mars à juin — certains fils de mails aussi rythmés qu’un jeu de ping-pong font figure d’agora virtuelle du fait des discussions —, ils révèlent après l’été « un déficit d’échange », ainsi que le pointe Mathieu Larnaudie dans un mail du 13 septembre. Mathieu Larnaudie s’y dit « lass[é] d’envoyer des mails auxquels personne ne répond » à un stade où « le temps presse relativement » et alors même que le projet n’est pas loin d’être bouclé puisque ne manquent que peu de textes ainsi que le rapport d’autopsie que Jérôme Schmidt doit traduire. Si Mathieu Larnaudie s’irrite, même s’il ne se départit jamais de son humour potache et de jeux de mots franglais dans la veine incultienne qui irrigue aussi Une chic fille, c’est parce qu’il est sans conteste celui qui s’est le plus investi dans le projet et l’a porté jusqu’au bout.
La question du suivi éditorial et des libertés individuelles
19Très vite se pose la question, formulée par François Bégaudeau dans un mail du 1er avril 2007, de qui va coordonner l’entreprise et « compiler les textes sur Nicole » : « Arno me semble quand même le meilleur patron possible puisqu’il est l’initiateur du projet ». Finalement, c’est François Bégaudeau lui-même qui fait l’intérim pendant quinze jours, envoyant puis renvoyant à tous un synopsis dont il est sans doute le rédacteur17, faisant le point sur les narrations déjà préemptées et battant le rappel : « chacun prend deux narrat[eur]s pour commencer […] Manifestez-vous vite, il paraît qu’on a jusqu’au dix avril18 ». Puis il passe la main à Mathieu Larnaudie qui assure ensuite, avec l’aide ponctuelle d’Oliver Rohe et de Jérôme Schmidt, le suivi éditorial du work in progress jusqu’au bout, même si à un stade avancé du processus éditorial, c’est Hélène Gaudy qui, aidée de Marie Hermann, prend la main sur les corrections. D’autres viennent prêter main forte pour le travail de relecture, notamment Arno Bertina et Nicolas Richard, que Mathieu Larnaudie sollicite pour l’anglais : « Autant minimiser les fautes », explique Mathieu Larnaudie, « même si c’est marrant qu’il y en ait quelques-unes19 ». Le manuscrit s’étoffe peu à peu, passant des « cinq premiers textes » envoyés par François Bégaudeau le 3 avril 2007 (ceux de « Joy [Sorman], Xavier Tresvaux, Bibi [Bégaudeau] ») à cinquante-cinq finalement. Entre ces deux stades, les étapes seront nombreuses. Les tout derniers textes arrivent ou sont intégrés à l’ensemble — celui de Christophe Paviot notamment — après les premières épreuves qui datent du 31 octobre. Interrogé sur les modalités de son travail d’édition, Mathieu Larnaudie répond :
J’ai centralisé les informations, la réception des textes, leur agencement, et j’ai effectué une harmonisation entre eux quand il était besoin. Non sur un plan stylistique, mais sur quelques détails, des motifs qu’il fallait unifier par souci de cohérence narrative. En réalité, c’était un travail assidu et assez précis de lecture, mais mon intervention a été très restreinte. Juste une sorte de lissage éditorial.
20Si Mathieu Larnaudie a tendance à minimiser quelque peu le travail qui a été le sien, ainsi que nous le verrons, il est certain que le cahier des charges a été minimal et les contraintes stylistiques inexistantes en amont. Nul interventionnisme ou diktat, conformément à l’esprit d’Inculte, dont les valeurs sont la confiance réciproque et le respect de la liberté tant individuelle que collective, comme le rappelle Mathieu Larnaudie :
Nous nous faisons confiance, nous faisons confiance à chaque auteur, et nous partons du principe que le texte n’en sera que plus fort si chacun s’approprie le moment du livre qui lui revient de la façon la plus libre. Le texte se fortifie de ces écarts.
21Maylis de Kerangal, quant à elle, précise cette donnée fondamentale : « Le collectif, ce n’est pas que chacun fait ce qu’il veut et laisse l’autre faire ce qu’il veut. C’est plutôt, chacun fait ce qu’il veut dans un échange ».
22Ce sont donc les modalités de cette tension exquise et fortifiante entre singularité et pluralité que nous allons à présent examiner en étudiant comment Une chic fille met en œuvre des voix et des écritures individuelles mais passées au kaléidoscope d’un projet polyphonique et collectif.
Entre singularité et pluralité : des voix et des écritures individuelles au kaléidoscope d’un projet polyphonique et collectif
23« Comment écrire un roman à treize tout en gardant sa propre langue ? L’idée n’était pas d’unifier le style. Mais il fallait néanmoins que le livre puisse se lire comme un ensemble. » C’est ainsi qu’Hélène Gaudy résume la gageure d’articuler le travail de plusieurs mains avec la mise en œuvre collective d’Une chic fille. La latitude laissée par le sujet et la forme choisis aussi bien que la « plasticité » (Kerangal) du cadre de travail fourni par le synopsis collectif permettaient de la relever en favorisant un travail individuel et l’exercice de plumes singulières.
Un travail individuel et des plumes singulières
24« La forme du roman choral à la première personne laissait à chacun la liberté d’incarner des personnages avec ses mots, sa langue », explique Hélène Gaudy, avant d’ajouter :
La figure d’ANS et les personnes gravitant autour d’elle s’y prêtaient bien parce que ce sont des personnages réels, sur lesquels on a des matériaux, mais aussi des archétypes. Ce qui permettait tout à la fois de mener un travail d’enquête sur le réel — un petit parce qu’il n’y avait pas un gros travail d’archives pour ce sujet — et de les traiter à notre façon mais aussi de créer des personnages imaginaires.
25De fait, tant le dossier génétique d’Une chic fille que les échanges avec les auteurs révèlent une fabrique singulière des personnages et de la fiction.
26Dès le début du projet, c’est librement que chacun propose et prend les personnages qui lui agréent. « Il était avant tout question pour nous de se faire plaisir », rappelle Mathieu Larnaudie. Ainsi, le 20 mars, Arno Bertina confirme dans un mail : « je fais Slash des Guns comme vu dans le doc de François parce que Guns c’est ma came ». Interviewé sur ce choix, l’auteur répond : « Je connaissais tout Guns and Roses par cœur. J’étais le seul à écouter ce groupe. Quand j’ai appris que Slash était à l’enterrement d’ANS, je me suis demandé ce qu’il foutait là. » Ce sera donc par le prisme du guitariste de hard rock que sera raconté l’enterrement de l’ex-playmate aux Bahamas (p. 154-158). Parfois, c’est par rapport à la tranche de vie d’ANS qui lui plaît le plus qu’un écrivain choisit ses personnages. Deux personnages appartenant à l’enfance de Vicky, Angie Linson (p. 16-19) et Alastair Mc Bride (p. 10-12), respectivement amie d’enfance et condisciple de Vickie sont ainsi traités par Hélène Gaudy qui est aussi, rappelons-le, l’auteure de romans et d’albums pour la jeunesse20. Au fil de la genèse, des personnages en quête d’auteur sont adoptés par l’un ou par l’autre — François Bégaudeau s’occupe de Marciano, le patron de Guess (p. 52-55) — en fonction d’affinités électives évidentes ou opaques. D’autres personnages sont inventés (le clown rigolo Groucharpozzo par Mathieu Larnaudie, p. 124-127) quand d’autres évoluent, provoquant un infléchissement formel. Ainsi, le « flic pervers découvrant le corps » prévu par le synopsis se dédouble en Donny Bridges et Ron Dumars (p. 142-145) sous la plume d’Oliver Rohe, ce qui aboutit, en place et lieu d’un récit monologal à la première personne, à l’un des deux dialogues21 non rapportés d’Une chic fille. Pour donner forme à des personnages qui ne sont que des silhouettes ou des embryons au stade du synopsis, chacun fait appel à son imagination ou se documente individuellement, ce qui peut là encore faire bouger la mouture initiale du synopsis.
27François Bégaudeau se souvient ainsi qu’il avait dû « glaner une ou deux informations » sur chacun des deux maris d’ANS22, Billy Wayne Smith et l’octogénaire Howard Mashall. Quant à Maylis de Kerangal, fidèle à sa manière documentaire, elle élabore une trame chronologique pour les années 1985-1994 qui lui sert de base de travail alors qu’elle travaille au monologue du photographe de Playboy James Voight, daté du 11 mai 1992 (p. 46-48). Elle l’envoie fin avril à François Bégaudeau en même temps que son texte ; François Bégaudeau les transfère à Mathieu Larnaudie qui les reverse au pot commun, en même temps que les explications de Maylis de Kerangal adressées à François Bégaudeau :
Effectivement, ta chrono et le papier de Garnier spécifient que c’est une fois qu’elle a été playmate et top model de la campagne Guess qu’elle rencontre Howard mais une autre source — un article assez détaillé dans Paris-Match de Jean-Pierre Bouyxou et Dany Jucaud à New York ! avec photos notamment la tienne en Billy Smith avec Vickie brune et le bébé — ne donne pas cette chrono, et datait la rencontre avec Howard du temps du strip-tease à Houston : il y est le milliardaire texan qui faisait des descentes dans les rades de la ville en voisin. J’avais trouvé ça bien.
28Sans entrer ici dans les détails, la chronologie de Maylis de Kerangal conduit finalement à permuter dans l’œuvre collective certains récits entre les années 1991 et 1995 et à modifier la date de certains des épisodes déjà écrits.
29Outre ce travail d’enquête, la fabrique des personnages implique de les caractériser par des parlures vivantes à la première personne. « La narration à la première personne », explique Jérôme Schmidt, « laissait la possibilité d’avoir des “voix” très marquées, c’était plus vivant et plus amusant à écrire ». Rappelons qu’à trois exceptions près en plus du rapport d’autopsie in fine, Une chic fille est la somme de récits monologués à la première personne. Selon Oliver Rohe, tous à l’époque avaient un intérêt particulier pour la forme du monologue : chacun avait déjà privilégié cette forme dans ses livres antérieurs. Cette forme permettait de réinvestir la littérature par un travail sur la voix, et donc sur la subjectivité que véhicule nécessairement ce « je ». En outre, l’emploi de la première personne répondait parfaitement à la faisabilité du projet. Dans le « je » labile pouvaient se glisser toutes sortes de personnalités, et donc toutes sortes d’auteurs. L’idée de pouvoir adjoindre ou agréger des monologues qui n’ont pour point commun que la figure d’ANS donnait à chacun beaucoup de liberté. Partant de ce principe souple mais unificateur du livre, « Chacun devait s’amuser », rappelle Arno Bertina, à « rendre vivant » et à singulariser chacun des narrateurs non seulement par son mode d’expression et par le statut spécifique de témoin qui est le sien23 mais aussi par « une manière de parler », « un tic de langage ». Par exemple :
30— la répétition de « un baiser »/« un bisou » et la polysyndète en « et » dans le fragment de l’écolier, condisciple de Vickie Lynn (Gaudy) (p. 10-12) ;
31— « m’a dit maman » qui fait refrain dans le fragment de Daniel, fils d’ANS (p. 86-87) ;
32— les futurs prédictifs du « fan » (sous la plume d’Oliver Rohe, p. 34-36) ;
33— les emplois du verbe dire en incise sans postposition du sujet chez le premier mari de Vicky (« j’ai dit », « je me suis dit », « elle a dit ») ainsi que la séquence « tout le monde se marre » (p. 22-25).
34— Miss Smith, dans le fragment de Luiza Munoz, la bonne portoricaine d’ANS, sous la plume de Mathieu Larnaudie (p. 71-75).
35—« Anna Nicole Smith, je l’aime » dans la bouche de Kim Walther, assistante d’ANS, sous la plume de Marie Hermann (p. 112-116).
36Ainsi, chaque monologue, chaque « je » investi par une instance narrative devait accueillir une voix propre, prédominante, au détriment même de toute autre précision quant à son incarnation.
37Le marquage de la voix peut être très net, caractérisé par l’emploi d’un registre soutenu prétentieux, comme ici :
Elle est, sans aucune hésitation, de toutes les élèves auditionnées, des quatre comédiennes avides de servir l’art qui se sont présentées, celle qui prend le mieux la lumière, déposée sur son front comme un diadème et lui faisant le teint diaphane que son rôle requiert ; […] (Robert « Wild Bill » Sloane, lycéen et dramaturge p. 19 ; Mathieu Larnaudie à partir du texte écrit par Nicolas Richard).
Ou encore, comme souvent, d’un registre familier vulgaire :
Moi je vous le dis cette petite est mal partie dans la vie. Vous avez vu la mère qu’elle a, complètement déjantée, à côté de la plaque. […] Déjà elle veut pas l’allaiter, genre ça fait tomber les seins, remarque c’est tant mieux, son lait doit être complètement tourné avec toutes les saloperies qu’elle s’envoie (Bree Kass, sage-femme, sous la plume de Jérôme Schmidt, p. 127).
Voire très vulgaire, avec l’usage d’un lexique anglo-pornographique :
- Holy shit man ! Elle est encore toute chaude la salope de l’intérieur !
- Eh, vise-moi ça Don je vais sortir my big cock and go for a blow job dude !
- Wow, that bitch must have been kinky man !
- No shit dude ! Y’a la place pour tout mettre là-dedans ! (les deux « flics, découvrant le corps sans vie d’Anna, sous la plume d’Oliver Rohe, p. 143-144).
Mentionnons encore le recours à un registre polémique ordurier :
Allez, vas-y, crève, vieux salaud de gros plein de fric, sale bâtard, ordure, je te jure que si je pouvais me lever, je te crèverais moi-même, je t’arracherais tous ces tuyaux, moi, ça fera pas long feu, ou bien plutôt non, je te laisserais crever, dans d’atroces souffrances, oui, d’atroces souffrances, je planquerais ta morphine, bien emmerdé, crève, je te cracherais à la gueule, ou j’y mettrais de la mort-aux-rats […] (p. 61, John Barber, mourant, sous une plume non identifiée).
Ou bien hypocoristique « animalier », dans le monologue hilarant du caniche Sugar Pie, écrit par Mathieu Larnaudie :
Chien chien à sa Nana. Moi. Chic. Caniche ma race. Aboie. Chut. Pas sauter. Zizi stop. Pipi maintenant. Poutou. Ici. Non, ici. Là. C’était pour qui le joli bobol. Pas sauter. Chut. Doucement. Doucement. Voilà. Qu’il est mamour. Zizi stop. Moi caniche à sa Nana. Chic. Concon le chien (p. 92).
38S’il est aisé d’entendre la voix propre des locuteurs et de repérer leurs tics, il est moins évident d’identifier ceux, singuliers, des auteurs. Néanmoins, quand le lecteur est familier de la langue de tel ou tel des auteurs d’Une chic fille, il parvient à en repérer les saillances stylistiques, surtout lorsqu’elles sont très marquées.
39Ainsi, il ne nous a pas été difficile d’identifier des stylèmes auctoriaux marqués, qu’il s’agisse des éléments caractéristiques de la langue de Maylis de Kerangal (Bonazzi et al., 2017) ou bien de celle d’Oliver Rohe. C’est la première qui retiendra d’abord notre attention dans la mesure où nous revenons par la suite sur celle du second.
40Maylis de Kerangal reconnaît avoir « eu envie de reprendre des choses qui étaient plus de [s]a langue » et d’opérer un jeu de vases communicants entre ses livres Dans les rapides et Corniche Kennedy alors en préparation : dans « les descriptions de corps, de leur jeunesse », les descriptions de nature, de mer, mais aussi « dans une langue survitaminée et dopée, une poussée de croissance, une électrisation de la langue. » Ceci est prégnant dans deux fragments :
41— celui du piscinier, avec certains motifs aquatiques luminescents et un vocabulaire précieux qui lui sont chers : « L’eau de la piscine était d’un bleu turquoise, fluorescent », « la lumière liquide ondoyait sur son corps », « les reflets de l’eau ombraient sa peau d’une résille mouvante » ; ou avec cette comparaison, tout aussi précieuse : « lequel [peignoir] s’effondrait en un drapé insensé qui faisait comme un écrin soyeux pour son corps de bombe » (p. 88) ;
42— et surtout celui de Saul H. Bolero, qui relate le mariage d’ANS aux Bahamas :
Envie de vomir, mal au bide, mal au dos, mal partout, je pue la sueur, l’huile et la piña colada, j’ai trop bu et je sais que je ne vais pas dormir. C’est l’opéra du soir. Les hibiscus, poinsettias et bougainvilliers embaument notre jardin, le chat poursuit les colibris, le soleil se couche pile au cœur de la baie, j’entends le clapotis de la mer contre le ponton et le sifflement sensuel de Mirco qui rince le bateau et bientôt s’avancera vers moi, splendide, les dents étincelantes, la peau lustrée, m’annoncera que les photos sont nickel et qu’il les mettra en ligne dès ce soir sur notre site, romanticweddinginbahamas.com, puis me félicitera à mi-voix de mon sens des affaires, se penchera sur mes lèvres, heureux d’être plus riche qu’hier, « woow ce coup de pub chéri », il m’embrassera en posant une main sur mon sexe et sa bouche sera douce comme du velours de soie (p. 132-133).
43À quoi il faut ajouter le présent phénoménologique, un imparfait de rêverie fantasmatique qui installe un temps non borné et duratif, ou un futur de projection qu’on retrouve fréquemment chez ceux de ses personnages qui se projettent (par exemple, chez Summer Diamantis dans Naissance d’un pont, en 2010) ainsi que l’empilade de prédications secondes (propositions averbales caractérisantes) au sein d’une phrase ample.
44Si l’« espèce de châssis extrêmement souple » (Rohe) posé pour tous a priori a laissé à chacun une grande liberté pour exercer la singularité de sa plume, il a surtout permis, conjointement au travail d’harmonisation opéré durant la genèse textuelle, de faire la part belle à la patte du collectif.
La patte d’un collectif
45« Quand on se lance dans un projet collectif », déclare Arno Bertina, « on ne se dit pas “Gommons nos singularités”. Mais on se jette dans le projet avec l’idée de faire corps avec les autres et de faire groupe ». Cette tension de l’écriture singulière vers le collectif prend la forme d’une mise au diapason spontanée, d’une altération suggérée mais aussi de jeux de brouillages auctoriaux.
46Si l’on en croit Hélène Gaudy, s’est opérée entre les auteurs une mise au diapason spontanée.
Il y a deux, trois textes qui ont été écrits assez vite et qui ont donné le ton en même temps que la distance à avoir par rapport au sujet qui était le nôtre. Je me souviens d’un texte très drôle et très oral d’Oliver où c’est un flic qui parlait.
47Le texte auquel réfère Hélène Gaudy est, à n’en pas douter, celui de Beau Strenzler (p. 145-149). Que tous les auteurs s’accordent sans même se consulter n’est guère étonnant à une époque où les membres d’Inculte travaillent sans arrêt ensemble, publient dans la revue, et sont comme galvanisés par la présence des autres, avec un désir commun de se décentrer, dont bénéficie l’écriture d’Une chic fille.
48« La relative unité de style dans le livre », postule Hélène Gaudy, « vient peut-être du fait qu’on se lisait au fur et à mesure et qu’on adoptait un peu tous inconsciemment le même fil qui avait été tissé par les autres ». Ce ton oral n’en demeure pas moins le fruit de procédés récurrents d’un chapitre à l’autre, qu’il s’agisse de l’emploi d’un lexique familier voire vulgaire, ou encore de la suppression fréquente de l’adverbe « ne » dans la négation à deux termes, des ellipses et apocopes diverses (« qui »/« qu’ » ; « il y a »/« y a » ; « de »/« d’ »), les propositions et phrases averbales, les structures d’emphase (détachement à gauche et phrases clivées), comme dans ces exemples-ci :
C’est Vickie qu’est venue me chercher, moi j’ai pas bougé, pas un pouce, et tout le reste pareil, elle qui s’active et moi qui suis […] (p. 22).
Avant y’avait le bus de l’usine, maintenant y’a le bus des pieds (p. 7)
C’est pas gentil d’dire ça (p. 32).
Salaud intégral, ce Stern. […] Le salaud. Déjà à l’université, je me demandais comment il faisait pour toutes les brancher. Succès fou. Incompréhensible. Personne sait pourquoi. Irrationnel. Charisme ? Magnétisme ? Howard, j’en parle avec bienveillance, c’est mon ami de trente ans, on peut pas dire qu’il soit ni très beau, ni très brillant, ni très sympa. Alors quoi ? (p. 96).
49Avec cette mise au diapason spontanée du ton, on touche à ce que Mathieu Larnaudie considère comme la plus belle réussite de cette chic expérience : l’émergence
d’une sorte de voix médiane qui s’est inventée, à notre propre surprise, au fur et à mesure de l’écriture. Car il y a des morceaux de bravoure, certes, peut-être, mais il y a surtout, et c’est ce qui me frappe, une tonalité d’ensemble dans laquelle les auteurs se sont trouvés embarqués. Sans contrainte à priori, ni préméditation stylistique, peut-être simplement du fait des discussions que nous avons eues et de la connaissance que nous avions de l’œuvre des uns et des autres, cette tonalité s’est inventée et dégagée d’elle-même. Une alchimie a opéré, sans que les caractéristiques de cette écriture commune aient été décidées à l’avance. C’est venu en se faisant. C’est d’ailleurs une constante d’Inculte : les choses se font, en acte, plus qu’elles ne se décident en amont.
50Précisons quand même que cette mise au diapason, quoique librement consentie, s’est également opérée à coups d’altérations suggérées.
51« Lorsqu’on se lance dans un travail collectif », explique Mathieu Larnaudie,
il y a un principe irréductible et fondamental qui est « l’altération ». Cela veut dire qu’il faut accepter que la logique collective vienne affecter, altérer, remodeler, déplacer ce que l’on écrit. Or c’est un grand plaisir de sentir que l’on s’efface, que le moi se dissout, que l’écriture se déplace, que l’apport que l’on propose à un livre est là pour le nourrir, non pour s’y faire individuellement remarquer.
52Cette altération est suggérée au moins à deux reprises durant la campagne d’écriture d’Une chic fille.
53La première concerne un tic stylistique proposé le 1er avril par François Bégaudeau à ses camarades :
C’est important qu’on se lise au fur et à mesure, histoire d’harmoniser un minimum. Exemple con : commençant à rédiger, j’ai inventé à AN un tic verbal qui est « chic ! ». S’il peut courir tout le long du récit c’est aussi bien. Ce genre de choses.
54De fait, ce tic — emblématique puisqu’on le retrouve dans le titre24 — va être adopté par différentes plumes pour se retrouver, par effet de contagion, dans le discours de différents personnages, ainsi que l’attestent ces exemples, où nous soulignons les occurrences de « chic » :
[…] parce que si Vickie n’était pas là […] je trouverais ça vraiment pas bien parce que c’est très chic, d’apprendre de nouveaux mots et de connaître les choses que les mots veulent dire (p. 12, mots d’Alastair Mc Bride, condisciple d’école de Vickie, sous la plume de Hélène Gaudy).
[…] je sentais […] qu’elle me mettait la main à la braguette, et qu’elle disait : c’est chic que tu sois là.
C’était tellement chic qu’elle a senti comme une humidité en haut de ma cuisse gauche (p. 24, paroles de Billy Wayne Smith, premier mari de Vickie, sous la plume de François Bégaudeau).
« C’est tellement chic de vous intéresser à moi, M. Marshall, merci beaucoup, ma vie est si pénible, si difficile des fois, vous savez ce n’est pas chic tous les jours de travailler dans ce genre d’endroit […] (p. 42, propos d’ANS rapportés par Toni Lucarello, conseiller et ami de John Howard Marshall II, sous une plume non identifiée).
T’es pas chic de parler comme ça, Howard (p. 59, paroles d’ANS rapportés par Howard Marshall, sous la plume de François Bégaudeau).
Moi tout ce que je sais c’est que mon pote Daniel est mort le 10 septembre dans la chambre où sa mère avait accouché trois jours plus tôt, qu’elle s’est réveillée, qu’elle a souri en le voyant, qu’elle a dit : « C’est chic d’être resté » […] (p. 132, propos tenus par Jimmy Beaulieu, l’ami de Daniel, sous la plume de Xavier Tresvaux).
[E]lle dira « Chic ! » en sortant de sa mort (p. 146, discours du « flic » Beau Strenzler sous la plume de Mathieu Larnaudie).
55La deuxième altération majeure concerne les notes « façon Oliver Rohe ». La polyphonie au sens large dans Une chic fille est soutenue par une conscience (méta)linguistique aigüe dont témoigne l’utilisation ludique et cocasse des notes de bas de page. Celles-ci sont utilisées très souvent pour traduire littéralement nombre d’expressions qui sont autant de clichés de langue et de culture ainsi réfléchis et « mis en circulation » (Rohe). Si Oliver Rohe est adepte du procédé dès son premier roman, c’est parce que « [s]a langue maternelle n’[étant] pas le français », il s’est heurté très tôt à la perte tragique autant que nécessaire que représente toute traduction. Fidèle à son habitude, il a truffé de notes les narrations d’Une chic fille dont il s’est chargé, en particulier le dialogue des deux flics découvrant le cadavre d’ANS (UCF, 116-118), comme dans cet extrait :
- Eh, vise-moi ça Don je vais sortir my big cock an go for a blow job dude106 !
- Wow, that bitch must have been linky man107 !
- No shit dude108 ! Y’a la place pour tout mettre là-dedans !
- You’re like floating inside the bitch man 109 ! […] (p. 143-144)
Notes :
106. Mon gros robinet et aller pour un emploi de vent camarade !
107. Onomatopée d’étonnement, cette prostituée a dû être crépue mec !
108. Pas de merde camarade !
109. Vous êtes comme flottant à l’intérieur de la prostituée mec !
56Ce chapitre, l’un des premiers à avoir été écrit, est sans doute à l’origine de l’essaimage du procédé, adopté par d’autres plumes, pas toujours identifiées, sur la proposition de Mathieu Larnaudie dans un mail du 17 avril 2007 où il se montre néanmoins attentif à ne pas dépouiller le style d’Oliver Rohe pour habiller le style de l’ouvrage collectif :
Je trouverais pas mal que dans tous les textes, les phrases en anglais soient traduites en notes sur le modèle du texte d’Oliver — tout en veillant à ce que, de ces phrases, il n’y en ait pas trop, histoire de garder la spécificité de la poétique de celui-ci. On aurait ainsi un truc qui se diffuserait dans l’ensemble, et se radicaliserait en ce point précis.
57Ainsi, de manière exemplaire, les sept chapitres consécutifs des pages 34 à 58, dont seul le premier (celui du fan) est attribué avec certitude à Oliver Rohe — certains autres ont été écrits par Maylis de Kerangal, François Bégaudeau, et peut-être Jérôme Schmidt — comportent pas moins de cinquante-sept notes sur les cent trente-six qui parsèment le récit.
58La plupart des notes sont des traductions littérales : on y relève en particulier que la même insulte biatch est traduite dans un contraste des registres assez savoureux, d’abord par « fille de joie » (note 4, p. 39) puis par « pute » (note 16, p. 44). Ailleurs, la traduction, incomplète, dévie vers le commentaire : « J’irai bien me prendre une peanut butter ice cream38 » appelle en note : « Beurre de cacahuète, c’est infect mais les Amerloques ils adorent » (p. 56). Certaines proposent uniquement, de fait, un commentaire de l’auteur sur l’expression, pas toujours américaine : « son jean est tip top51 » appelle ainsi en note « Qui dit encore tip top de nos jours ? » (p. 57) ; « Allez hasta la vista58 connard » appelle en note : « Tout le monde aura deviné la référence à Bruce Willis » (p. 58). Par un jeu de prétérition, une note résume la fin du passage (« Ouais c’est ça connard casse-toi et que je ne revois plus ta sale tronche d’alcoolique de merde59 » donne lieu au commentaire suivant : « Les insultes fusent, ils ne vont pas tarder à en venir aux mains. Mais je ne serai plus là pour voir ça », p. 58).
59L’adoption enthousiaste du tic « chic fille » comme des notes à la manière d’Oliver Rohe participe de l’effet de surenchère qui colore Une chic fille, souvent teinté d’un humour gaguesque à la Monty Python. « Le collectif autorise » en effet, ainsi que le constate Arno Bertina, « des choses qu’on ne s’autorise pas le reste du temps à cause de son surmoi littéraire ».
60Parmi « ces choses » figurent les jeux de brouillages auctoriaux. Donnons un exemple significatif. Parmi les prestataires de service qui défilent chez ANS, en mars 1997, figure Pietro di Vaglio, livreur de la société Italia nostra. Or Pietro di Vaglio est le nom de plume sous lequel Arno Bertina a publié La Déconfite gigantale du sérieux (Lignes/Leo Scheer, janvier 2004). Alors que, selon toute apparence, l’emploi de ce nom semble valoir signature, en réalité, ce n’est pas Arno Bertina qui a écrit ce morceau... « À l’époque », se souvient Arno Bertina, « c’étaient les débuts de Facebook, et quelqu’un avait créé un profil “Pietro di Vaglio” et on n’a jamais su qui c’était dans le groupe des amis proches. C’était très drôle ». À qui le nom de Pietro di Vaglio réfère-t-il ? À l’auteur pseudonyme d’Arno Bertina ? À l’auteur du profil Facebook renvoyant au précédent ? Difficile à dire. Qui a écrit ce chapitre ? Le dossier génétique dont nous disposons ne nous permet pas de répondre. Ce qui est certain est que le jeu de brouillage auctorial qu’il opère est à fond multiple et relève de la private joke. Sans doute s’agit-il de se moquer aussi du lecteur qui cherche à retrouver les signatures et tombe sans se méfier dans les chausse-trappes du texte. Sans doute s’agit-il ainsi de l’inciter à lire Une chic fille « sans se soucier de l’identité de l’écrivain derrière » (Schmidt). Du côté de l’auteur, l’idée est d’être, comme le dit Jérôme Schmidt, « le plus dilué possible ».
61Si la tension de l’écriture singulière vers le collectif s’opère via une mise au diapason spontanée ou concertée, elle s’effectue aussi par le truchement d’un travail d’harmonisation éditorial, orchestré tant sur le plan narratif que stylistique.
62Si Mathieu Larnaudie, on l’a vu, a tendance à minorer le travail de la fonction éditoriale, celui-ci n’en demeure pas moins réel et conséquent.
63D’une part la longueur des chapitres a été calibrée. Dans un mail du 3 avril, François Bégaudeau propose de « flexibilis[er] le principe du 4000 signes » par narrateur : l’essentiel est d’équilibrer les narrations et de faire en sorte que chacun des principaux contributeurs dispose d’un nombre de signes à peu près équivalent, ce qui est le principe d’un volume collectif. De fait, pour la longueur, si l’on note des différences, on ne relève pas de déséquilibre majeur, pas de fragment qui écraserait les autres. Les plus courts sont ceux des prestataires qui défilent chez ANS. Leur brièveté relative se conçoit aisément : leur succession rapide confère en effet à la narration un rythme enlevé qui accentue la dimension comique de ce défilé quelque peu mécanique.
64D’autre part, le titrage des fragments a lui aussi fait l’objet d’une harmonisation. La consigne, donnée le 19 mars par François Bégaudeau, est la suivante : « Chaque fragment sera précédé du nom du narrateur et de sa qualité/profession/lien de parenté avec AN — sinon on risque la confusion ».
65Sur le plan énonciatif, outre l’emploi du « je », François Bégaudeau prône aussi l’usage des temps du passé pour des récits rétrospectifs : « je suis assez pour des témoignages au passé, mais venant de gens qui ne mentionneront pas la suite des événements — en gros : ils ne connaissent que le tronçon qu’ils ont à raconter, c’est plus simple » (mail du 19 mars).
66L’analyse des courriels échangés permet également d’observer un travail d’harmonisation factuelle pour que soit respectée la vraisemblance, notamment autour de la cohérence de l’éthopée d’ANS. Des questions sont ainsi posées à Arno Bertina par Mathieu Larnaudie, dans un mail du 22 mai, sur la motivation d’ANS lorsqu’elle subit une opération de chirurgie esthétique. Le texte de Jérôme Schmidt présente une Anna « très volontaire » tandis que dans celui d’Arno Bertina, elle semble sous l’influence d’une « sorte d’impresario ». Mathieu Larnaudie interroge : « Les deux ne sont pas incompatibles, est-ce qu’on laisse comme ça ? ». Dans la version publiée, l’allusion à cette influence sera finalement supprimée. Suivant cette même logique, selon laquelle va être valorisée l’idée qu’ANS est capable de prendre ses propres décisions, est supprimé un personnage envisagé dans le document de travail de base synthétisé par François Bégaudeau : le personnage du photographe qui la repère à l’époque où elle est danseuse topless, et sur les conseils duquel elle se fait poser des implants mammaires et prend quelques kilos pour accentuer sa ressemblance avec Marilyn, son idole.
67Ajoutons que Mathieu Larnaudie a particulièrement veillé au déroulé chronologique. Il a procédé à des permutations chronologiques de textes : c’est notamment le cas entre le fragment Dale Lewis, Lewis & sons funeral home, et celui de Sugar Pie, caniche, dont les datations ont été finalement interverties, sans que Mathieu Larnaudie n’apporte de précision sur la raison de cette permutation ; c’est encore le cas entre les deux fragments consécutifs relatifs à la maternité d’ANS (le texte du clown, p. 124-127, sous la plume de Mathieu Larnaudie, et celui de la sage-femme, p. 127-129, sous la plume de Jérôme Schmidt). Un courriel de Mathieu Larnaudie l’atteste non sans humour :
Pour la permutation […], je ne suis pas sûr […] qu’elle soit très judicieuse : dans l’un des textes anna est enceinte et promène une poupée dans un landau, dans le suivant elle accouche. Vous allez me trouver mainstream mais j’y vois une continuité. C’est bien encore un coup de la pensée 68 que de vouloir mettre l’accouchement avant la gestation. (22.05.2007)
68Il a aussi veillé à la diminution des écarts temporels, se dévouant en quelque sorte pour rédiger les textes manquants. C’est ce qui explique que ce soit lui, in fine, qui ait rédigé le plus grand nombre de textes.
69Certains ajustements chronologiques et le souci de la vraisemblance ont appelé des ajustements stylistiques : Anna redevient Vickie dans le discours du chirurgien rédigé par Joy Sorman (p. 26-28), car c’est juste après, dans le texte d’Arno Bertina qu’a lieu le changement de nom (p. 29-33) : il faut donc que dans le texte qui précède elle s’appelle encore Vickie.
70Çà et là sont changés des formes verbales. C’est par exemple le cas dans le témoignage d’Howard Marshall, daté du 18 février 1994. La phrase finale « Je l’aimerais jusqu’à ma mort » devient « Je l’aimerai absolument jusqu’à ma mort » (p. 61) à un stade avancé de la campagne d’écriture, le conditionnel faisant place au futur simple. Tandis que le conditionnel décrit un procès à venir mais à partir d’un point de référence situé dans le passé, le futur catégorique évoque quant à lui l’avenir vu du moment de l’énonciation. L’octogénaire en effet ne peut pas parler d’outre-tombe — même si la date de sa mort est proche (le 4 août 995)…
71De manière plus conséquente, même si les auteurs interrogés n’en ont pas gardé le souvenir, persuadés que les textes avaient tous été insérés en l’état — ce qui est vrai pour une grande partie d’entre eux, certains textes ont été retravaillés par les auteurs eux-mêmes (ainsi Arno Bertina a-t-il repris le texte où Vickie change de nom) ou encore par la fonction éditoriale. Il semble ainsi que Mathieu Larnaudie soit le co-auteur des textes de Nicolas Richard ou de Jérôme Schmidt. Le 23 septembre, il écrit : « (J’ai surtout rajouté deux textes, bidouillé à partir de propositions de Nicolas Richard relatives à un épisode méconnu de la life d’Anna, son expérience théâtreuse au lycée) ». Et le 18 octobre, il annonce : « Voilà le texte en l’état, je viens d’intégrer le texte du mall fait à partir de ce que m’avait donné Jérôme. » De fait, Jérôme Schmidt nous a confirmé que ses textes avaient été retravaillés par d’autres et il rappelle volontiers qu’il est éditeur, non auteur.
Conclusion
72La plupart des auteurs d’Une chic fille considèrent que cette aventure d’écriture a été un jalon de leur histoire singulière comme collective.
73Sur le plan individuel, ils s’accordent à reconnaître que le « sujet extraordinaire » de ce roman (Kerangal) a cristallisé nombre d’intérêts qu’on pourra dire d’époque, mais qui étaient aussi propres à chacun d’eux. C’est pourquoi l’expérience a pu être marquante pour certains. Ainsi, Oliver Rohe déclare qu’elle lui a permis d’approfondir son expérience de la polyphonie et d’enrichir la question du monologue comme il « n’aurai[t] pas pu le faire seul ». Pour Maylis de Kerangal, au-delà de ce moment charnière précédant l’envol de sa carrière, il y a eu un effet de « vases communicants » entre sa propre langue et la langue comme électrisée du collectif, « survitaminée et dopée ». De fait, pour Mathieu Larnaudie, tous ont tiré de « l’énergie » de ce projet, une énergie qu’ils ont ensuite réinsufflée dans leur œuvre personnelle.
74Sur le plan collectif, l’expérience d’Une chic fille a laissé le souvenir d’un moment heureux de partage, le « bon souvenir d’une époque où les projets collectifs se faisaient vite et dans une bonne humeur générale » (Schmidt), dans le jeu et « l’effervescence » (Kerangal et Bertina). Et beaucoup d’entre eux regardent le roman comme une réussite, à l’instar de Mathieu Larnaudie :
[…] ce fut une tentative joyeuse. Et, à l’occasion du passage en livre de poche d’Une chic fille, en collection Barnum, récemment, je l’ai relu. Sincèrement, je crois que le roman tient la route. C’est drôle, alerte, vif, enlevé. Il me semble qu’en matière de fiction puisant son motif dans la culture pop, ce livre n’a rien à envier à bien d’autres. Et que l’avoir écrit à plusieurs, loin d’en avoir entravé la réussite (formelle, cette fois, pas commerciale), a permis d’ouvrir un espace de liberté, de jeu au sens le plus plein du terme, qui a une importance essentielle dans le résultat final. C’est un livre qu’aucun d’entre nous n’aurait pu écrire seul.
75Si réussite il y a, c’est donc d’abord celle d’un collectif. « C’est le premier geste d’écriture romanesque commun que nous ayons produit », rappelle Mathieu Larnaudie. Quant à Oliver Rohe, il ne craint pas d’affirmer : Une chic fille est « dans Inculte, ce qu’on a le mieux réussi » : la « dynamique » de ce « bon livre » a fonctionné, dans la mesure où il a acquis une autonomie propre effaçant littéralement ses auteurs, comme « colonisés » par leur sujet (Kerangal). La dynamique a d’ailleurs si bien fonctionné que nombre d’auteurs ne se souviennent plus des fragments qu’ils ont écrits ni même de leur nombre — certains ne se souviennent d’aucun des fragments ou d’une partie d’entre eux seulement ; d’autres se les attribuent sans certitude. Ainsi, Nicolas Richard, sitôt nous avoir dit : « mon texte était un détournement d’un autre texte... dont j’ai oublié non seulement de quel livre il est extrait mais aussi qui en est l’auteur ! », s’est-il empressé de préciser, non sans malice, que cette anecdote est « parfaitement dans “l’esprit Inculte” ». Pour expliquer ce phénomène d’amnésie partielle ou totale, Arno Bertina avance le fait que l’investissement n’est pas aussi intense que dans une œuvre singulière, portée dans la solitude pendant des années ; dans le même temps, il reconnaît aussi que si oubli il y a, c’est que le jeu du collectif a pleinement été joué.
76Plusieurs facteurs semblent avoir concouru au succès de l’entreprise, au-delà de son sujet cristallisateur et de l’enthousiasme dû au pari que représentait la nouveauté d’un projet qui portait atteinte et à l’Auteur majuscule et au Sujet majuscule. Sur le plan de l’investissement, il faut noter la très grande implication et l’engagement poussé de la plupart des Inculte alors (« on a travaillé comme des chiens », précise Arno Bertina). Le récit, qui a « pris » immédiatement — Hélène Gaudy parle d’objet « immédiat », de projet « spontané » —, a vu le jour en un temps record, pas même un an. Ce qui, là encore, était à la fois une gageure et une nécessité : « Travailler à plusieurs est un truc complexe : plus c’est ramassé dans le temps, plus c’est réalisable » (Rohe).
77Par la suite, d’autres idées ont surgi afin de réitérer l’expérience d’Une chic fille, en particulier celle de rédiger, dans le même esprit (et état d’esprit) son pendant masculin, Un chic type, sur Mouammar Kadhafi. Mais le projet a été un échec, comme le pointent respectivement Jérôme Schmidt et Mathieu Larnaudie :
Nous avions même reçu tous les textes ou presque et nous avons décidé d’en annuler la sortie car certains étaient « limites » ou tombaient dans le graveleux ou la facilité, et que le sujet — un dictateur — ne pouvait être traité de la même façon que dans Une chic fille. C’est l’un des rares livres que nous avons annulés...
[…] à la différence du précédent, ce projet n’a pas pris. Toutes les contributions individuellement étaient de qualité, mais l’ensemble ne fonctionnait pas, ça ne faisait pas la pyramide comme aurait dit Flaubert. La réussite d’un texte tient parfois à une géomancie un peu mystérieuse. Or comme nous avions posé pour principe d’appliquer à une œuvre collective le même degré d’exigence qu’à une œuvre personnelle, nous avons renoncé à achever ce roman et à le publier. C’était une décision très difficile à prendre, car nous avions beaucoup travaillé et que de nombreux contributeurs avaient participé à ce chantier ; mais elle était juste ; elle s’imposait. Cela reste un peu le roman fantôme d’Inculte.
78Pour les uns, un « effet d’usure » a pu se faire sentir ; pour les autres, c’est que le sujet était plus difficile, plus « explosif », moins « esthétisant » (Rohe). Il faut aussi noter la réception malaisée d’un tel objet, ainsi que Mathieu Larnaudie le remarque :
Traditionnellement, il est difficile de trouver un lectorat un peu élargi pour les livres collectifs. C’est encore plus vrai lorsqu’il s’agit d’une fiction. Pour la critique, c’est la même chose, les journalistes sont désemparés, ils ne savent pas très bien par quel bout prendre un objet textuel dont on ne sait même pas qui a écrit telle ou telle phrase… Dans l’esprit commun, un roman est l’œuvre d’une seule personne. Un livre est identifié à un individu unique, « une voix », « un style », qui est là-derrière et qui possède le monopole démiurgique de la création, qu’une conception convenue et passablement romantique prête à l’auteur tout puissant. Faire bouger cette idée reçue est extrêmement difficile. Nous avons essayé, y compris pour nous-mêmes.
79Peu à peu, les membres du collectif ont pris du recul, se sont éloignés, (re)pris par leurs projets individuels. Mais le souvenir de l’expérience demeure très vif pour chacun d’entre eux. En somme, Une chic fille exemplifie non seulement l’engagement politique et esthétique d’Inculte mais semble en avoir été l’acmé autant qu’un hapax, non reproductible.