Moïse, Charlemagne et Arthur dans la guerre de Cent Ans : paix, eschatologie, guerre et croisade chez Philippe de Mézières
1L’œuvre de Philippe de Mézières1 (vers 1327-1405) offre une belle illustration de la tension entre les aspirations à la paix et l’appel à la violence militaire. Dans le Songe du Vieil Pelerin (1389)2, son Epistre au roi Richart (1395, un seul manuscrit connu)3 et ses autres œuvres, Mézières formula souvent l’idée qu’il fallait à tout prix éviter le gaspillage de sang chrétien. Dans cet esprit, vivant à l’époque de la guerre de Cent Ans, il œuvra pour la conclusion de la paix entre la France et le royaume anglais4. Néanmoins, il ne vit cette paix que comme une étape nécessaire et préalable sur le chemin de la réformation du royaume français, la conversion du monde entier au christianisme et sa réformation universelle au sens chrétien. Pour atteindre le but eschatologique, la Jérusalem céleste, le « port du salut » (Mézières, Epistre au roi Richart, p. 84, 87), Mézières consacra plusieurs décennies de sa vie à son grand projet principal, la mise en œuvre d’une nouvelle croisade. D’après ses propres mots, la reconquête de la Terre sainte fut « la chose qu’il a plus desiree en ce monde5 », un plan, comme il le répète souvent, auquel il a consacré toute son énergie et toute sa vie6.
2Pour diffuser ses idées, il choisit des formes assez différentes. D’abord, pour accomplir la mission qu’il s’était fixé, de gagner l’appui des rois et princes pour le saint passaige, il fit de nombreux voyages en Europe et visita leurs cours :
Mézières, Epistre lamentable et consolatoire7, p. 211 : Continuellement, pour environ quinze ans, il ne poursuivit pas d’autres activités que d’aller d’Orient en Occident, de Midi en Septentrion, à la plus grande partie des princes de la chrétienté : chez l’empereur, le roi des Romains, Charles IV de Luxembourg et chez les autres rois, princes et communes de la chrétienté. [(…) par XV ans ou environ continuelment ne fist autre mestier que d’aler d’orient en occident, de midi en septentrion, a la plus grant partie des princes de la crestienté, a l’empereur de Romme Charle [l’empereur Charles IV de Luxembourg (1316-1378)] et aux autres roys, princes et communes de la crestienté.]
3Mézières voyagea d’abord dans le monde réel. Ensuite, dans son Songe du Vieil Pèlerin, il entreprit un tour du monde imaginaire8. Dans ce texte, dont certaines parties, particulièrement la troisième, s’approchent du genre des miroirs du prince9, l’auteur donne le conseil de réformer la société de son temps et le royaume français, ainsi que le monde entier. À différentes époques de sa vie, en 1367/1368, 1384 et 1396, Mézières rédigea trois versions consécutives de son projet de la fondation d’un nouvel ordre de chevalerie10, la Chevalerie de la Passion de Jésus-Christ11. Cet ordre devait durablement s’installer en Orient12. Par rapport à ce projet, Mézières ressentit la nécessité d’expliquer pourquoi il souhaitait encore fonder un autre ordre de chevalerie supplémentaire. Il conçut son propre nouvel ordre comme une sorte de troupe d’élite, destinée à préparer le chemin pour une entreprise militaire des rois chrétiens et de secourir leur séjour en Terre sainte. D’après lui, les ordres déjà existants n’étaient pas suffisamment attractifs pour les chevaliers et par conséquent, leurs membres désiraient trop de retourner dans les pays occidentaux13.
4Dans son Epistre au roi Richart, il tenta d’inciter les princes chrétiens, et avant tout les rois de France et d’Angleterre, à la conclusion d’une paix et, peu de temps après la défaite de Nicopolis, il adressa au duc de Bourgogne, Philippe le Hardi l’Epistre lamentable et consolatoire (1397). Tous ses projets et œuvres furent étroitement liés les uns aux autres. Ils firent partie d’une sorte de ‘concept d’ensemble’ de leur auteur. Mais la réalisation de ses plans d’une nouvelle croisade impliqua nécessairement la participation d’un grand nombre de princes chrétiens14 et Mézières se plaignit continuellement que ses conseils n’étaient pas suivis ni suffisamment écoutés. L’objet de cet article est de donner un aperçu des différents types de concepts de paix chez Philippe de Mézières. Ils passent du cadre régional de la Picardie à l’échelle du royaume de France, de l’Europe et ensuite à celle du monde entier.
5Premièrement, la pacification des activités de faide à l’intérieur du royaume de France dont en la terre natale de Mézières, la Picardie (qui, à son avis, devait passer par la réformation des coutumes de cette région) et la pacification interne du royaume de France ; deuxièmement, le rétablissement de la paix dans la guerre de Cent Ans entre la France et l’Angleterre ; troisièmement, la société utopique de paix des Bragamains (‘Brahmanes’) (décrite dans le Songe du Vieil Pèlerin15 et, sous une forme abrégée, dans l’Epistre au roi Richart16) et la paix générale du monde entier, à savoir la réformation universelle du monde au sens chrétien, le but formulé dans le Songe du Vieil Pelerin.
6Le ‘poète-chevalier-soldat’ Mézières admira l’ordre Teutonique17 et conçut lui-même plusieurs versions de son propre projet de la fondation d’un nouvel ordre de chevalerie, l’Ordre de la Chevalerie de la Passion de Jésus Christ. Dans sa jeunesse, il combattit activement en tant que chevalier et il avait acquis une grande expérience ‘internationale’. Il dit d’avoir été au service de plusieurs princes et rois chrétiens : André de Hongrie, Alphonse IX de Castille, trois rois de Chypre (Hugues IV, Pierre Ier et Pierre II de Lusignan), Charles V et Charles VI18. Il participa très probablement à l’expédition à Smyrne de 1346, dirigée par Humbert II, Dauphin de Viennois, et il était présent à la deuxième bataille de Smyrne où il fut fait chevalier19. Plus tard, il fut chancelier de Chypre, et précepteur du roi français Charles VI20 (1368-1422, roi depuis 1380). Finalement, sans entrer formellement dans les ordres, il se retira en tant que ‘Vieil Solitaire’ au couvent des Célestins de Paris. Néanmoins, pendant toute sa vie, le cadre de ses concepts et propositions de paix resta continuellement et profondément imprégné par les idéaux chevaleresques. Dans l’Epistre au roi Richart, il appelle les deux protagonistes royaux français et anglais d’agir en « tres vaillant et tres preux Charlemaine » (appel adressé à Charles VI de France, que Mézières présente comme héritier et successeur direct de ce dernier, Mézières, Epistre au roi Richart, p. 144), mais ailleurs également en tant que « nouveau Moïse » et Richard II d’Angleterre en tant que « tres excellent et tres preux roi Artus » (ibid.). Pour Mézières, en fin de compte, la violence et la guerre sont des moyens pour atteindre la paix : « le vray honnour et plaine victoire de la guerre si est la vraie paix (…). Nous faisons guerre pour avoir paix » (ibid., p. 136). Ainsi, Mézières devient un auteur dans l’œuvre duquel la tension entre désir de paix, guerre religieuse, défense de la foi chrétienne et la mission et conversion du monde, croisade, idéaux chevaleresques, quête du salut, eschatologie et éthique chrétienne s’articulent d’une façon particulièrement forte. Les trois personnages cités dans le titre, Moïse, Charlemagne et Arthur comptent aussi parmi les protagonistes des nombreux exempla21 cités par Mézières. Dans le Songe du Vieil Pelerin et dans l’Epistre au roi Richart, les rois français et anglais, sont comparés, voire identifiés avec eux :
Mézières, Epistre au roi Richart, p. 144 : Mais, en ce qui concerne la magnificence royale et impériale, par imitation, l’un de vous deux doit être le très vaillant et très peux Charlemagne et l’autre doit imiter le très excellent et très preux roi Arthur, c’est-à-dire, dans le combat contre les ennemis de la foi, contre les schismatiques et les hérétiques. Aimez-vous donc bien l’un l’autre, avec une douce révérence fraternelle, paternelle et filiale. [Mais quant a magnificence royale et imperiale, l’un de vous ii. soit par imitacion le tres vaillant et tres preux Charlemaine, et l’autre soit le tres excellent et tres preux roy Artus, c’est assavoir contre les anemis de la foy, contre les scismatiques et hereges. Amez bien donques l’un l’autre, par le moien d’une doulce reverence fraternelle, paternelle et filiale.]
7De cette comparaison découlent des responsabilités pour la défense de la foi chrétienne et l’unité de l’Église, particulièrement pour le roi français en tant qu’héritier de l’empereur Charlemagne et l’obligation des deux rois de se comporter réciproquement avec amour fraternel.
8Charlemagne et Arthur font également partie des Neuf Preux qui furent mentionnés pour la première fois dans le Vœux du Paon de Jacques de Longuyon (v. 1312). Les Neuf Preux22 se composent de trois héros païens : Hector, Alexandre le Grand et Jules César ; trois héros de l’Ancien Testament : Judas Maccabée, le roi David et Josué et trois héros du Moyen Âge chrétien : Arthur, Charlemagne, Geoffroi de Bouillon23. Le sujet des Neuf Preux, complété par le rajout des Neuf Preuses ou parfois d’un dixième Preux (p. ex. le connétable Bertrand du Guesclin24 [1320-1380], connut un grand succès dans différents pays européens et fut très apprécié dans l’iconographie sous forme de statues, fresques, tapisseries, etc.). Cependant, la relation de Mézières avec le roman courtois médiéval est compliquée, de même que celle avec l’astrologie. Dans les parties du Songe qui peuvent être rapprochées du genre des miroirs aux princes, parmi d’autres œuvres, parmi les auteurs de son époque, Mézières recommande la lecture d’Eustache Deschamps et de Nicole Oresme. Mais il met non seulement en garde le jeune roi contre la lecture de romans courtois, mais surtout, il cite explicitement le Lancelot ou le Vœu du Paon et de mauvaises traductions de sujets de l’Antiquité25 :
Mézières, Songe, t. 2, p. 948 : Bien que ces histoires et ces fictions [Lancelot et le Vœu du Paon] exaltent les hauts faits de chevalerie, elles incitent le lecteur à aimer par amour, ce qui ne peut être sans qu’il y ait grand péché de luxure. [Et combien que lesdictes estoyres et bourdes [Lancelot et le Vœu du Paon] atraient les lisans a vaillance de chevalerie, toutefois elles atraient, que pis est26, a amer par amours, qui mal se peut faire sans grant pechié qui atraient au pechié de luxure.]
9Chez Mézières, l’appel à la paix pouvait revêtir une forme fortement littéraire : une vision onirique ou un rêve, un tour du monde imaginaire et le codage ou chiffrage sous forme d’innombrables allégories et métaphores. Cet aspect concerne aussi la présentation des protagonistes du Songe, particulièrement quand il s’agit de personnes réelles (roi, princes, membres des cours princiers et du haut clergé, etc.) qui, comme les deux rois de France et d’Angleterre, sont transformées en personnages fictifs. Ils apparaissent parfois sous des noms chiffrés multiples (voir plus bas). Mézières était bien conscient que cette technique littéraire pouvait entraîner des problèmes de compréhension, même pour les lecteurs de sa propre époque : d’après lui, au moins pour le lisant séculier aucunefois non fondé en clergie27, il pouvait être nécessaire d’avoir recours aux tables, gloses et autres explications dont il avait doté son texte :
Mézières, Songe, t. 1, p. 31 : Pour lire les histoires et pour comprendre le sens de passages du texte, qui, à première vue, paraissent d’abord obscures ; pour comprendre les noms inconnus attribués aux personnes, vertus et autres choses qui sont désignées autrement que par leur noms habituels, ledit lecteur doit avoir recours à la table et à l’explication susdite28. [(…) lisans les estoires et misteres de primeface obscures, pour les noms non cogneus attribués aus personnes, vertus et autres choses de leurs propres noms transmuees, ledit lisant ait son recours a la table et exposicion susdicte.]
10Parfois jugée sévèrement, cette manière d’écrire représente pour Armand Strubel « une limite de la création allégorique » ou une « forme vide, cadre commode pour un exposé de plus en plus littéral29 ». Conformément à cette technique littéraire, qui vient d’être décrite, aussi bien le roi français que celui d’Angleterre apparaissent sous de nombreuses autres formes et noms différents. Dans le Songe, Charles VI de France est présenté comme un faucon blanc (« Blanc Faucon »)30 et par différents noms dont « seigneur du grant parc », « maistre des eaues et des forés » (en même temps titre d’un officier royal), « grant changeur et riche marchant », « maistre de la nave », « Cerf Volant » (qui apparaît comme ornement dans le manuscrit de l’Arsenal31) et comme « Moyse32 ». Charles VI, désigné comme roi du peuple élu français, le peuple d’Israël, doit agir en « souverain champion33 » de l’Église et de la chrétienté. Il est :
Mézières, Songe, t. 1, p. 527 : Moises, souverain prince d’Israhel, c’est assavoir Charles .VI. de son nom, souverain prince, empereur et roy de la generacion gallicane, laquelle puet bien estre dicte peuple d’Israhel, c’est assavoir veant Dieu par la foy catholique.
Mézières, Songe, t. 2, p. 1064 : principal champion de l’eglise (…) primogenit en dignité des roys de la Crestienté.
11Dans ses textes, Mézières recourt très souvent à de nombreuses images bibliques : Moïse monte au Mont Sinaï pour y recevoir les Dix Commandements sur deux tables, et, dans le Songe de Mézières, Charles VI monte au sommet des vertus (qui, à un autre niveau plus concret, est en même temps le Petit Parquet du Parlement de Paris34). Tout comme son grand modèle, le Moïse biblique, Charles VI, le jeune Moïse couronné du Songe, y présente les deux tables de son cœur, « entendement » et « memoire35 », pour y recevoir les leçons de Dieu qui lui sont destinées. La même image est également employée pour décrire des expériences personnelles de Philippe de Mézières qu’il évoque dans le contexte de ses plans pour la fondation d’un nouvel ordre de chevalerie, celui de la ‘Chevalerie de la Passion de Jésus-Christ’. Dans ses textes, il prétend qu’en 1347, à l’Église du Saint Sépulcre, au cours d’un pèlerinage à Jérusalem, il aurait reçu des tables de la loi avec dix règles pour cet ordre :
Mézières, Militia Passionis Christi36 : Comme Moïse, Philippe reçut de Dieu, deux tables de pierre sur lesquels étaient inscrits non seulement dix commandements, mais aussi certaines ordonnances de la loi divine, qui y furent inscrites par le doigt de Dieu, c’est-à-dire la substance de la présente règle de la Militia Passionis Jhesu Christi. [date sunt Philipino a Domino cum Moyse due tabule lapidee, in quibus erant scripte, non solum X precepta, sed quedam constituciones sacre legis divine, inscripte digito Dei, videlicet substancia presentis regule milicie passionis Jhesu Christi.]
12Selon la deuxième rédaction de la Militia Passionis Christi, les Dix Commandements reçus par Moïse servent également de base au plan en trente livres de la règle de cet ordre :
Mézières, Militia Passionis Christi, 2e rédaction, fragment du prologue : J’ai divisé cette règle en trente livres parce que les Dix Commandements, qui sont énoncés dans les tables de Moïse, sont présentés en unités triangulaires et, étendues par des réflexions moralisantes, elles donnent trente. [Divisi igitur hanc regulam in XXXa libris, quia X precepta legis, in tabulis Moysi descripta, in trigonum versa et extensa moralizando faciunt XXXa 37.]
13D’après Mézières et son Epistre lamentable et consolatoire, la raison principale de la défaite militaire de Nicopolis et de l’échec des projets de croisade et de la fondation des ordres de chevalerie sont les péchés de la chrétienté et la guerre entre la France et l’Angleterre, qui rendaient une lutte commune des princes chrétiens impossible38. La bataille de Nicopolis fut un désastre pour les chevaliers chrétiens. Le futur Jean sans Peur (duc de Bourgogne 1404-1419)39, fils et héritier de Philippe le Hardi (duc de Bourgogne 1363-1404)40, fut fait prisonnier. Il y eut de nombreux morts, le futur empereur Sigismond (1368-1437)41 avait dû s’enfuir. À propos de cette bataille, Mézières se plaint particulièrement du manque de discipline des chevaliers. Pour améliorer la situation et mieux défendre la foi chrétienne, selon lui, il faut absolument arriver à une paix entre les princes chrétiens. Pour y parvenir, il faut d’abord parvenir à une pacification et élimination de conflits à plusieurs niveaux, à commencer par le niveau régional et celui du royaume de France.
La pacification interne du royaume français : la Picardie
14La lutte contre les conflits armés, des faides, fait l’objet de la rubrique 103 du Songe du Vieil Pelerin, où la personne allégorique « Verité la Royne » exhorte le jeune Moïse Charles VI, « que par bon conseil il doie faire rabatre les males coutumes du royaume qui sont contre Dieu et toute bonne pollicie et aservissent le royaume42 ». Ainsi, il pourrait libérer le royaume français de cruauté et tyrannie. Dans ce même chapitre, il est également question de l’abolition de douanes et de « paiages » (péages)43, de la liberté et sécurité du commerce, des voyages et des routes et des échanges entre marchands français et étrangers. Ensuite, Mézières dénonce des abus dans sa terre natale, la Picardie et ses environs : les coutumes sur place auraient pour conséquence que des tiers totalement étrangers aux conflits armés et qui n’en étaient même pas informés pourraient y être impliqués ou y perdre la vie. Tout cela jusqu’au douzième degré de parenté ou dans la mesure où ils croyaient d’être apparentés, même si « souventefois ils ne seront riens l’un à l’autre, excepté de la lignié de Noé44 ». Particulièrement pour les chevaliers qui combattirent en Terre sainte et qui rentraient dans leur pays, ce grand danger serait insupportable. Mézières désire abolir ces mauvaises coutumes. Il propose de les remplacer par celles de la Normandie et de la « France45 » (au sens d’Île-de-France). Il critique que jusqu’alors, en accord avec les valeurs traditionnelles et le code d’honneur de la noblesse, les acteurs de ce type de conflits/des faides soient même d’avis de mener une ‘bonne guerre’. Dans ce contexte, il présente et discute leurs contre-arguments (les droits hérités de leurs ancêtres, la vieille liberté des nobles, l’usage coutumier de la faide dans les régions voisines, etc.). Finalement, son verdict final est clair :
Mézières, Songe, t. 2, p. 1247 : Cette coutume d’Île de France et de Normandie touchant les guerres des nobles entre eux est très limitée, mais celle de Picardie est entièrement conçue pour faire tuer des innocents. [Ceste coustume de France et de Normendie es guerres des nobles l’un a l’autre est assés moderee, mais celle de Piquardie est toute fourmee aus innocens de faire perdre la vie.]
À la recherche de la paix : l’utopie des Bragamains
15Pour Mézières, pour atteindre son but final de la libération de la Terre sainte par une nouvelle croisade, la conclusion d’une paix durable des deux princes chrétiens les plus importants, les rois de France et d’Angleterre, constitue une condition nécessaire préalable. Pour souligner le rang et l’importance hors pair du roi de France, Mézières le désigne aussi comme « empereur de France » : Mézières, Songe, t. 2, p. 1042-1043 : comme « empereur du royaume de Gaule », il peut très bien être comparé à l’ancien « empereur de Romme »46. Il exhorte les deux souverains à mettre enfin un terme à la dispersion de sang entre frères chrétiens, parce que la guerre précipiterait d’innombrables personnes et chevaliers chrétiens dans la perdition éternelle et exposerait leurs âmes à la damnation éternelle. Adoptant un ton de prédicateur, et renvoyant à la Bible et Jésus, il accompagne ses réflexions d’un avertissement, Dieu punira les puissants, qui ont mal agi :
Mézières, Epistre au roi Richart, p. 126-127 : Que répondront donc les rois, qui, à cause de leurs guerres mortelles, qu’ils ont quelquefois commencées à la légère, ont par ce fait été la raison de la mort, non pas de la mort d’un seul homme, mais de celle de cent mille, qui sont morts en la guerre, dont une très grande partie mourut, hélas, sans confession et en grand danger d’être damné éternellement ? Que celui qui a oreilles pour oïr, écoute, comme le doux Jésus le dit en son Saint Évangile : car, selon ce qui est écrit, un jugement sévère sera prononcé sur les grands seigneurs, qui, en ce monde, exercent un gouvernement important, et les puissants seigneurs seront tourmentés d’une manière puissante. [(…) que respondront donques les roys qui, pour leurs morteles guerres, aucunesfois legierement emprinses, auront este occasion de la mort, non pas de la mort d’un seul homme, mais de c. mile qui seront mors en la guerre, une tresgrant partie, helas, sans confession, en grant peril evident d’estre dampne pardurablemt ? Qui a oreilles pour oyr, si ecouste, comme le doulz Jhesu en sa sainte evvangile dit, car, selonc ce qui est escript, riguereux jugement se fera aus grans seigneurs qui en ce monde ont les grans presidences, et les puissans seigneurs puissaument seront tourmentez.]
16Dans l’Epistre au roi Richart, Mézières fait plusieurs propositions pour la paix entre la France et l’Angleterre dont les plus importantes se réfèrent à une paix ou à une trêve durable de cent ans et un jour47 et à la garantie des aspirations à la paix par un mariage entre Isabelle (1389-1409), la jeune fille encore mineure de Charles VI, avec Richard II, qui, dans ce cas, d’après Mézières aurait encore la chance de pouvoir mieux éduquer sa mariée-enfant à son goût. Dans ce contexte Mézières renvoie à l’histoire de Grisélidis et à Pétrarque48. Du point de vue de notre époque, cette idée paraît choquante. Au Moyen Âge, et au temps de Mézières, l’envoi de jeunes princesses à la cour étrangère de leur futur mari fut fréquent, même pour de très jeunes enfants (dans ce cas la consommation du mariage était repoussée à une date ultérieure). En exemple, on peut citer Sainte Élisabeth de Hongrie (1207-1231), envoyée à la cour des landgraves de Hesse à l’âge de quatre ans ou Marguerite d’Autriche (1480-1530), fille de l’empereur Maximilien Ier, destinée à devenir reine de France et envoyée à cette cour en bas âge, mais répudiée plus tard par Charles VIII au profit de son mariage avec Anne de Bretagne en 149149. En 1396, le mariage entre Isabelle de France et Richard II que Mézières proposa dans son Epistre au roi Richart eut effectivement lieu, mais n’aboutit pas à la conclusion d’une paix durable, et, entre 1399 et 1400, Richard II d’Angleterre fut d’abord déposé puis assassiné50.
17Par rapport aux relations de Charles VI et Richard II, Mézières leur rappelle continuellement qu’en tant que descendants d’un commun ancêtre, Saint Louis, ils seraient frères et qu’en principe, ils appartenaient à la même maison. Ce renvoi au temps idéal de Saint Louis est un trait typique des traités de réforme français du XIVe et XVe siècle, de même que celui à Charlemagne et des ‘jeux’ avec le nom de Charles (cara / clara lux) et la métaphore de la lumière et du retour à un âge d’or idéal. Mézières applique cette métaphore de la lumière à la ‘mauvaise guerre’ entre la France et l’Angleterre, qui représente ignorance et ténèbres dont il faut sortir :
Mézières, Epistre au roi Richart, p. 90 : Il faut savoir qu’en latin ‘Charles’, c’est-à-dire, Carolus, signifie la même chose que cara lux c’est-à-dire ‘chère lumière’. O, O, pour quelle longue durée et avec quelle grande profusion de larmes et de prières à Dieu cette chère lumière était désirée en France, cette chère lumière par laquelle les ténèbres d’ignorance et de la mauvaise guerre, qui a tant durée, par la grâce de Dieu, puissent être illuminées, par une telle manière que les Français et les Anglais se reconnaîtraient réciproquement comme frères et cousins chrétiens, en vraie amour et en se pardonnant les offenses passées. [Il est assavoir que Charles, en latin c’est assavoir Karolus, par son interpretacion vault autant a dire comme kara lus, c’est a dire chiere lumiere. O, O, que longuement et a grans larmes et prieres a Dieu ceste chiere lumiere en France a este desiree, par laquelle les tenebres d’ignorance et de la male guerre, qui a tant dure, par la grace de Dieu peussent estre enluminees, en recognoissant les Francois et Anglois, feres et cousins crestiens, l’un l’autre, en vraye amour et pardon des offenses passees.]
18Charles VI doit « bien faire son office51 » et aussi devenir « un miroyr reluisant de toute saincteté, voire pour enluminer non tant seulement les François, mais toute la Crestienté52 ». Il doit étendre cette lumière jusqu’en Grèce, en Égypte et en Syrie, rendre le monde chrétien et délivrer Jérusalem, le Saint-Sépulcre et le mont Sion53.
19Chez Mézières, les traits utopiques et la nostalgie d’un royaume (eschatologique) de paix sont encore plus prononcés que chez la plupart des autres auteurs. Dans le Songe, Mézières consacre un paragraphe entier à l’évocation du royaume de paix et de la société utopique idéale des « Bragamains » (Brahmanes) : les êtres humains y vivent en communauté et en accord parfait avec les lois de la nature. Il n’y a pas de pauvres, pas d’adultère, pas d’argent ni de propriété privée, pas de voleurs, pas de guet-apens, etc.54. Dans l’Epistre au roi Richart, la description de cette société est plus courte55. Elle y est combinée avec celle de deux jardins dont l’un, le « vergier delitable », représente la paix et l’autre, le « jardin horrible et perilleux », où règnent les ténèbres, le froid, le gel, les brumes, beaucoup de pluie et la guerre. Les habitants du « vergier delitable » sont en bonne santé et il n’y a pas de malades. Ils y possèdent tous les fruits en commun, à chacun selon sa nécessité, « et ceste parole, c’est assavoir ‘propre’ et ‘mien’, estoient banis du vergier », de même que toute « tyrannie et crueuse seignourie ». Même le roi, qui y « representoit la seignourie et la chose publique » et ses enfants n’ont pas de propriété privée56.
20Mézières intègre quelques-uns de ces éléments dans son projet d’ordre de chevalerie. Ainsi, pour réduire la tentation de quitter l’Orient et de retourner chez eux, contrairement aux ordres de chevalerie traditionnels, son propre ordre ne doit pas disposer de propriétés en Europe. Les membres de son ordre doivent vivre vertueusement, sans débauches, mais ils sont autorisés à se marier. Leurs épouses doivent également travailler pour l’ordre, qui assure l’entretien des veuves et des orphelins des chevaliers57. Les enfants sont censés se marier à l’intérieur de l’ordre58 et les membres de ce dernier vivront en commun et sans possessions privées. Selon Mézières, qui, quant à lui, fut le fils puîné des douze enfants de ses parents, après tout, ce mode de vie pourrait être attractif pour des fils puînés de la noblesse française et anglaise59.
La paix universelle
21Le but dernier et principal de Philippe de Mézières était la réformation du monde au sens chrétien, pour lui c’était le chemin vers la Jérusalem céleste, au « port de salut ». Pour atteindre ce but suprême, tous les princes chrétiens, mais en premier lieu, les rois français et anglais doivent s’engager activement par la voie militaire et par le moyen d’une nouvelle croisade. Mézières y prévoit une place de choix pour son propre ordre, qui sera une sorte de troupe d’élite du projet. Cependant, la réalisation de ses plans présuppose l’apaisement des guerres et conflits intraeuropéens et la résolution du schisme de l’Église. De temps en temps, face à cette grande tâche qu’il s’est fixée lui-même et à laquelle il a voué sa vie entière, Mézières désespère. L’Epistre au roi Richart présente et discute les arguments des amis de la paix, des « preudommes » et de ses ennemis60. Mézières désigne son texte comme « Epistre » (« un [!] povre et simple epistre61 ») ; « Ci apres commence le prologue de l’espitre »62 ; « cy fine l’epistre introductive a la paix et vraie amour des ii. roys de France et d’Angleterre, adrecie au roy d’Angleterre »63. Néanmoins, tout comme le Songe, ce texte renferme des éléments de différents genres littéraires, notamment par exemple une prière, des dialogues entre personnages allégoriques, des éléments des miroirs des princes, des renvois continuels à la Bible, des paraboles et des exempla. Dans le Songe, il devient clair, qu’il même était bien conscient que certains de ses allégories, métaphores et chiffrages étaient difficilement compréhensibles – même pour ses propres contemporains. En dépit de sa condamnation de l’astrologie, il recourt fréquemment à sa terminologie et ses images et à celles de l’alchimie, tout comme l’image du médecin, des remèdes, des potions magiques, etc. Ses textes sont profondément imprégnés par ses idéaux de chevalier et de chrétien, ainsi que par ceux de l’imaginaire du monde des romans courtois. Pourtant, il condamne sévèrement et très explicitement ces derniers – au moins en tant que lecture pour le jeune roi de France. Il ne s’agit pas des seuls aspects contradictoires de son œuvre. Ses visions de sociétés utopiques idéales et son projet d’ordre de chevalerie prévoient le renoncement à la propriété privée, mais à d’autres endroits il prône la liberté et la sécurité du commerce et recourt, dans un sens positif, à la terminologie du marchand et changeur à succès qui connaît et utilise bien les techniques économiques et commerciales et qui accumule des grandes richesses.
22Ainsi, les concepts de paix de Mézières sont parfois assez contradictoires et complexes. Dans un passage de son Epistre au roi Richart, par rapport aux buts de ce texte, l’auteur en donne le résumé suivant :
Mézières, Epistre au roi Richart, p. 116 : La principale substance de cette pauvre épitre est la suivante : l’éternelle confédération et alliance en Dieu, la vraie paix et douce amour fraternelle des deux fils de Saint Louis, roi de France, c’est-à-dire de Charles et de Richard, par la grâce de Dieu dignes rois de France et d’Angleterre et de tous leurs sujets et, par ce moyen, (le rétablissement de) la paix et l’unité de l’Église et de toute la chrétienté. [la principale sustance de ceste povre epistre si est, c’est assavoir la confederacion et aliance en Dieu perpetuele, la vraie paix et doulce amour fraternelle des ii filz saint Louys, roy de France, c’est assavoir de Charles et de Richart, par la grace de Dieu de France et d’Angleterre dignes roys, et de tous leurs subgies, et par consequant la paix et unite de l’eglise et de toute la crestiente.]
23D’après Mézières, la guerre précipite le roi français dans la misère. Il mène « en la fosse de servage et de dangereuse servitude64 ». Certes, d’après lui, pour la poursuite de la guerre, contrairement à son homologue anglais, le roi français avait la possibilité de s’appuyer sur l’argument de la défense de son royaume, mais, vu les péripéties militaires, le danger de la perte du pouvoir restait bien présent. Ainsi, par son « franc arbitre65 », le roi de France devait plutôt choisir la paix que la guerre. Dans son Epistre au roi Richart, dans une prière, Mézières adresse l’admonestation suivante à son adversaire anglais Richard II :
Mézières, Epistre au roi Richart, p. 124 : Sire Dieu, dissipe et détruis tous ceux qui souhaitent les batailles contre leurs frères chrétiens. Que la clameur des morts et des blessés soit à entendre en provenance de leurs maisons, que leurs épouses soient faites veuves et leurs enfants orphelins ; c’est-à-dire tous ceux qui par orgueil, par envie, par avarice, et par très grande cruauté résistent avec opiniâtreté à l’aiguillon du benoît Saint Esprit. [Sire Dieux, dissipe et destruis tous ceulx qui vuellent les batailles encontre leurs freres crestiens. La clamour des mors et des navrez soit oye de leurs maisons, et leurs femmes soient faites vesves et leurs enfans orphelins ; c’est assavoir ceulz qui par orgueil, par envie, et par avarice, et par tres grant cruaute, recalcitrent contre l’aiguillon du benoit Saint Esperit.]