Colloques en ligne

Laura Degrande

« Sous le plastique la plage ». Les pancartes de Youth for Climate

Under the plastic the beach”. Youth for Climate signs

1Le mouvement des jeunes pour le climat émerge à l’instigation de Greta Thunberg, une Suédoise âgée alors de 15 ans — aujourd’hui égérie de cette génération de militant·es écologistes —, qui manifeste quotidiennement devant le parlement suédois à Stockholm à partir du 20 août 2018 pour dénoncer l’inaction politique face à la crise climatique. L’adolescente inspire un mouvement de grève scolaire hebdomadaire pour le climat, survenant tous les vendredis, intitulé Fridays for Future. Son appel à la grève se déploie le 14 décembre 2018, à l’occasion d’un discours que l’activiste prononce dans le cadre de la COP24 à Katowice en Pologne, le sommet de l’Organisation des Nations Unies sur le climat. Le mouvement s’étend alors partout dans le monde.

2La modalité de telles mobilisations écologistes, sous la forme de masses critiques — c’est-à-dire de manifestations fondées sur le principe de la mobilité douce (dépourvue de gaz à effets de serre émis par des véhicules à moteur thermique) —, est loin d’être inédite. Joost de Moor, Michiel De Vydt, Katrin Uba et Mattias Wahlström (2021, p. 619-625)1 constatent en effet à la fois une nouveauté et une continuité de l’activisme climatique récent par rapport à ses expressions antérieures ; les jeunes qui marchent pour le climat puisent cette formule d’action dans le répertoire bien institué de l’activisme environnemental et climatique. Une des évolutions majeures de Fridays for Future réside, d’un point de vue quantitatif, dans le nombre historiquement élevé de participant·es aux manifestations. Ce mouvement rassemble actuellement jusqu’à plusieurs millions de personnes dans plus de 125 pays2 et 7500 villes3 sur tous les continents.

3Fridays for Future est en réalité une nébuleuse qui regroupe une multitude de groupes aux étiquettes diverses autour de la planète : entre autres, Climate Strike, School Strike for Climate, Youth Strike 4 Climate ou encore Youth for Climate. Ce dernier groupe est la branche belge et française du mouvement Fridays for Future, et se décline lui-même en de nombreuses antennes locales4. Youth for Climate se présente comme un mouvement citoyen indépendant et apartisan de lutte pour la justice climatique et sociale ainsi que pour la protection de l’environnement et de la biodiversité5. Ce mouvement naît en Belgique à l’initiative de deux jeunes Flamandes, Anuna De Wever6 et Kyra Gantois, qui coordonnent la mobilisation au Nord du pays en organisant la première manifestation sur le territoire belge le 10 janvier 2019 à Bruxelles ; Adélaïde Charlier, leur homologue wallonne, joue un rôle similaire au Sud du pays.

4À partir de janvier 2019, des grèves scolaires pour le climat sont organisées tous les jeudis en Belgique, d’abord à Bruxelles puis, à partir du 31 janvier 2019, dans d’autres villes belges telles que Hasselt et Anvers du côté flamand et Namur et Liège du côté wallon. Les manifestations hebdomadaires se prolongent jusqu’à la fin du mois de mai 2019, quelques jours avant les élections européennes tenues le 26 mai 2019 en Belgique. Greta Thunberg apparaît aux côtés des jeunes Belges le 21 février 2019 à Bruxelles. Le mouvement se mondialise le 15 mars 2019 ; les jeunes, qui bénéficiaient déjà du soutien de la part du monde scientifique, sont rejoint·es par les adultes lors de la première grève mondiale pour le climat : approximativement 60 000 personnes se rassemblent dans 34 endroits différents en Belgique7, tandis que plus de 2 millions de personnes manifestent ce jour-là dans plus de 2000 villes et 130 pays partout dans le monde.

5La présente contribution entend explorer les écritures sauvages de Youth for Climate, aspect peu étudié8, surtout dans la sphère francophone9, et pourtant capital pour appréhender l’un des mouvements contestataires les plus actifs de ces dernières années, dans la mesure où ces objets permettent de mettre en lumière, au cœur de l’action militante, les revendications des acteur·rices, les logiques argumentatives mobilisées ainsi que l’autoportrait du mouvement esquissé. Il s’agit plus précisément d’analyser ces objets scripturaux qui circulent lors des manifestations de ce mouvement en Belgique, entre le 10 janvier et le 24 mai 2019 — c’est-à-dire la période d’apogée de la mobilisation.

6Dans cette optique, une base de données a été constituée10, résultat de la recension des photographies de manifestations disponibles sur les pages Facebook des antennes belges du mouvement Youth for Climate11. La constitution d’un tel corpus relève d’un certain défi heuristique dans la mesure où plusieurs facteurs relatifs aux photographies postées sur ces pages rendent les slogans difficilement visibles et lisibles : d’une part, tant le cadrage que la qualité de l’appareil rendent parfois ces pancartes (partiellement) invisibles ; d’autre part, des pancartes majoritairement en carton recyclé pourvu d’écriture manuscrite sont souvent illisibles. Sur plusieurs milliers de photographies, une centaine ont été retenues, représentant quelque 196 objets à partir desquels a été constituée la base de données.

7Cette sélection a été motivée par un double postulat. D’une part, les photographies postées sur ces médias représentent assurément les actions de Youth for Climate ; ces slogans émanent sans conteste du mouvement par leur diffusion à la fois physique et virtuelle. D’autre part, ces photographies ont été choisies et validées par les membres du mouvement afin de représenter ce dernier sur les réseaux sociaux. Les photographies postées sur ce canal relèvent déjà d’une sélection préalablement opérée par Youth for Climate, et les écritures sauvages qui y apparaissent participent dès lors d’une logique de construction d’une image de soi. Le réseau social constitue donc une médiation particulière, un espace où s’esquisse l’identité collective du mouvement.

8La présente contribution consistera à interroger cette mise en scène de soi construite par le mouvement belge Youth for Climate à partir des écritures sauvages diffusées entre janvier et mai 2019 sur ses pages Facebook. Il s’agira dans un premier temps de préciser, dans une perspective sociologique, les contextes d’émergence, de circulation et de conservation de ces objets. Une analyse de l’identité collective esquissée par le mouvement sera dans un second temps développée, à partir de l’examen transversal des dimensions thématique, formelle et intertextuelle de ces écritures sauvages. Une attention particulière sera portée à la dimension réflexive qui caractérise ces objets à plusieurs niveaux.

Naissance et vies des pancartes de Youth for Climate

Émergence

9L’auctorialité des écritures sauvages du mouvement belge Youth for Climate est ambivalente : ces objets oscillent en effet sans cesse entre logique individuelle et logique collective. Zoé Carle avance à ce propos que « les slogans inscrits peuvent relever de pratiques plus individuelles […] toutefois circonscrites par le cadre collectif de l’action » (Carle, 2019, p. 45). Ces slogans procèdent dès lors tant des personnes qui les ont respectivement écrits que de la génération de jeunes rassemblé·es sous la bannière du mouvement Youth for Climate.

10Le support de la pancarte permet dans cette optique de mettre en exergue une revendication plus spécifique et personnelle12 (par opposition par exemple aux discours officiels prononcés par les responsables de Youth for Climate, qui semblent dès lors assumés par le mouvement entier), même si la circulation de ces objets reste ancrée dans les carcans collectifs de la manifestation en particulier et du mouvement en général. Chaque manifestant·e participe ainsi à la constitution du discours officieux du mouvement et sur le mouvement, les pancartes étant dans cette perspective des espaces stratégiques tant d’expression de l’engagement que de création de l’identité, convoquant dialectiquement l’individuel et le collectif.

11S’ils se présentent comme anonymes, les slogans sont en définitive associés au visage de la personne qui brandit sa pancarte, souvent fier·ère de l’originalité de sa trouvaille linguistique, non sans être conscient·e et friand·e de la dimension photogénique voire potentiellement virale que cet objet peut impliquer. Outre sa finalité militante, la création de pancartes semble participer aussi de cette logique d’ostension, le geste même d’afficher une pancarte truculente apparaissant aussi significatif que le message qui y est apposé.

Circulation

12Deux distinctions sont opérantes pour penser la circulation des slogans du mouvement Youth for Climate. La première concerne la dichotomie entre la circulation matérielle et la circulation virtuelle. D’un point de vue matériel, les écritures sauvages de la branche belge de Youth for Climate entre janvier et mai 2019 consistent principalement en des pancartes en carton présentant des slogans manuscrits, accompagnés dans la plupart des cas de dessins, représentant des motifs liés au monde naturel et aux problématiques environnementales. Les pancartes qui servent de supports aux slogans circulent physiquement lors des manifestations puisque celles-ci, sous forme de masses critiques, ont une configuration dynamique. Un schéma récurrent peut être observé dans la géographie des marches de Youth for Climate : les manifestant·es, muni·es de leur pancarte, convergent vers les centres urbains, dont le principal est la capitale bruxelloise (le corpus compte également des slogans trouvés à Namur et à Liège pour la Wallonie ; à Lommel, à Hasselt et à Anvers pour la Flandres). Au sein de ces villes, les gares ferroviaires jouent un rôle névralgique : elles constituent les points de repères, à la fois pragmatiques et symboliques, du cortège de manifestation. D’une part, les jeunes se rendent souvent en train aux manifestations13 ; d’autre part, la gare apparaît comme le symbole de la mobilité douce préconisée par le mouvement. Les itinéraires des manifestations, reliant souvent une gare à une autre (à l’instar de la marche du 15 mars 2019 à Bruxelles, dont le point de départ est la gare de Bruxelles-Nord et le point d’arrivée celle de Bruxelles-Midi14) sont postés sur les réseaux sociaux en amont des rassemblements et constituent à présent la mémoire de ces trajets dans la ville.

13Cette dimension écologique est prégnante à un autre niveau de la circulation matérielle des slogans de Youth for Climate. Les pancartes sont en effet caractérisées par un phénomène de « recyclage au carré », dans la mesure où elles sont parfois doublement récupérées : elles se composent en effet le plus souvent de morceaux de carton recyclé, dans un premier temps utilisés pour devenir pancartes ; dans un second temps, ces pancartes sont réutilisées d’une manifestation à l’autre. Ce phénomène se comprend notamment à la lumière du profil sociologique des manifestant·es qui, pour la plupart, n’ont pas encore d’activité professionnelle étant donné leur jeune âge, et donc pas de budget à allouer à du matériel spécifique pour la confection de leur pancarte ; ces jeunes préfèrent dès lors recourir à un matériel de fortune qui ne leur coûte rien.

14Dans la perspective du concept de performativité située de Béatrice Fraenkel (2006, p. 69-93 ; 2007, p. 101-112) — c’est-à-dire l’idée que l’inscription spatiale d’un énoncé en détermine le sens et l’enjeu performatif —, la situation spatiale de ces slogans15 apparaît dès lors signifiante à double titre, tant en termes d’objet, et plus précisément de matière dont les pancartes sont composées — le carton recyclé qui plus est réutilisé à plusieurs reprises — qu’en termes de contexte, à savoir le chemin ambulatoire du cortège de manifestation — d’une gare ferroviaire à l’autre.

15Par ailleurs, le mouvement des jeunes pour le climat trouve son origine dans la diffusion virtuelle de l’action de Greta Thunberg, dont le site de Fridays for Future souligne la viralité : « She posted what she was doing on Instagram and Twitter and it soon went viral16 ». Dès lors, l’utilisation des réseaux sociaux est historiquement cruciale pour le déploiement du mouvement, ainsi que pour la constitution de son identité collective. Les différentes antennes locales de Youth for Climate postent à ce titre, de manière plus ou moins systématique, des photographies de leurs actions sur leurs comptes respectifs, véhiculant ainsi leurs revendications non seulement dans la rue mais aussi sur la toile, et esquissant de cette manière l’autoportrait du mouvement. De cette circulation numérique massive, entre autres, résulte la récurrence de certains slogans dont il existe d’innombrables occurrences (tels que « System change not climate change » et « There is no planet B ») et dont il est difficile de retracer l’origine. Cette viralité tend à atténuer la singularité des slogans et à homogénéiser les voix pourtant diverses qui émanent du mouvement.

16À cette distinction entre circulation matérielle et circulation virtuelle peuvent être croisées les dimensions à la fois spatiale et temporelle de telles diffusions. Ces logiques impliquent en effet que les slogans de Youth for Climate, d’une part, résonnent en divers espaces et traversent, pour certains, les frontières nationales (même si la présente étude s’est intéressée exclusivement au cas belge) et, d’autre part, ressurgissent, au fil du temps, à divers moments (par exemple, le corpus comporte des slogans issus des manifestations suivantes : les 10, 17, 24 et 31 janvier 2019 ; les 7, 14, 27 et 28 février 2019 ; le 15 mars 2019). Certaines pancartes font en outre référence à des mouvements contestataires antérieurs, dont les slogans sont alors réactualisés.

Conservation

17Ces deux modes de circulation impliquent également deux modes de conservation des pancartes de Youth for Climate, participant d’un objectif de pérennisation du mouvement : tantôt ces objets sont physiquement conservés, soit pour être réutilisés lors d’une prochaine manifestation17, soit comme souvenir de l’engagement militant18 ; tantôt des photographies de ces objets sont numériquement conservées sur les réseaux sociaux. Le caractère amateur du travail d’archivage effectué complique l’identification de certaines informations déterminantes, telles que la date et le lieu de la manifestation représentée, qui ne sont pas systématiquement référencés. Cette démarche participe également d’un objectif de visibilité du mouvement, voire de spectacularisation de ses acteur·rices — dont certains clichés ne dissimulent pas l’envie et le plaisir d’être photographié·es à côté de leur pancarte.

Identité collective et réflexivité

18Les écritures sauvages de la branche belge de Youth for Climate, qui se déploient donc massivement dans les rues et sur les réseaux sociaux, esquissent l’autoportrait du mouvement ; les slogans figurant sur les pancartes en construisent dans une certaine mesure l’identité collective. La présente contribution postule que les écritures sauvages de Youth for Climate, dont les photographies sont postées sur les pages Facebook des antennes locales, sont autant d’espaces stratégiques de constitution d’une image du mouvement. Les différentes facettes de cette dimension seront dans cette partie analysées transversalement à partir des critères thématique, formel et intertextuel.

Ancrage idéologique

19L’identité collective de Youth for Climate est d’abord marquée idéologiquement, les slogans dénotant une forte adhésion aux valeurs écologistes. Sur le plan thématique, les slogans évoquent les phénomènes qui composent la problématique environnementale, tels que le réchauffement climatique, la disparition de la biodiversité, la destruction de la planète et de la nature, la pollution, la désertification ou encore la fonte des glaces impliquant la hausse du niveau des mers. Certaines causes sont dénoncées, comme les choix humains en matière de mobilité ou d’énergies fossiles. Une forte dimension collapsologique voire eschatologique émane également des allusions aux conséquences potentielles de la crise environnementale : les jeunes abordent en effet leur peur de l’avenir, de la fin du monde, de la mort voire de l’extinction de l’espèce humaine.

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« Our house is on fire »

Youth for Climate

20Dans cette perspective, les jeunes se posent en défenseur·euses de l’environnement en formulant des revendications spécifiques de préservation de l’équilibre climatique et écologique. Au moyen de slogans tels que « Het milieu is het beu » (« L’environnement en a assez ») et « This planet needs you », iels se présentent comme les porte-paroles de la nature qui n’a pas de voix. À ce titre, les marques de troisième personne du singulier font généralement référence à des entités inanimées en lien avec la nature, tantôt matérielles et concrètes, telles que « planète », « océan » ou « forêt », tantôt immatérielles et abstraites, à l’instar de « climat », « futur » et « environnement ». La nature n’est pas considérée comme un décor externe mais bien comme une propriété interne, avec laquelle ces jeunes tissent une relation de parenté. En témoignent les multiples déclinaisons du slogan « Respect your mother », souvent accompagnées de dessins de Terre, qui mobilisent une personnification pour établir un rapport intime de filiation : la planète est assimilée à une mère qu’il s’agit de respecter, voire d’aimer (« We [love] mother nature »). Cette logique atteint son paroxysme dans le slogan « We are not defending nature. We are nature defending itself » ; à l’aide du chiasme, ce slogan souligne l’intrication de la nature et de l’humain, en présentant la nature non comme objet à défendre mais bien comme identité.

21Pour contrer l’ignorance, l’indifférence et l’inaction face à la crise environnementale que le mouvement dénonce, Youth for Climate développe un discours à la fois informatif et injonctif. Ce constat est étayé notamment au regard des critères des types de phrases, des actes de langage et des modes et temps verbaux qui caractérisent les slogans. Une première tendance regroupe des slogans qui consistent en des phrases de type déclaratif — des slogans assertifs, selon une lecture pragmatique19, qui « [disent] à autrui comment sont les choses20 » — conjuguées généralement à l’indicatif présent. Une seconde tendance regroupe des slogans qui consistent en des phrases de type injonctif — ou des slogans directifs, qui « [essaient] de faire faire des choses à autrui » (Kerbrat-Orecchioni, [2001] 2008, p. 20) —, conjuguées généralement à l’impératif présent. Si les premiers informent (« Climate change is happening ») et les seconds exhortent (« Sauvons notre Terre ! »), les deux types participent en définitive d’une logique argumentative : les slogans visent à convaincre, d’une part, de l’existence du problème et, d’autre part, de la nécessité d’y remédier.

22Les manifestant·es soulignent ainsi l’urgence d’agir face à la crise environnementale ; le temps, et plus précisément l’urgence, étant d’ailleurs des thèmes récurrents aux slogans. Cette urgence est en outre suggérée par l’emploi majoritaire de l’indicatif présent dans les slogans, tandis que l’usage du futur est quant à lui très limité. Étonnamment, l’emploi d’un futur projectif et utopique — considéré par Zoé Carle comme une des caractéristiques des slogans révolutionnaires (2019, p. 244) — n’est pas symptomatique dans le cas des slogans de Youth for Climate. Par exemple, l’ellipse « No time to waste » renforce formellement l’idée d’urgence déjà thématisée par le slogan ; en amalgamant le terme « politique » et l’onomatopée mimant le son d’une horloge, le slogan « Politic tac, tic tac, le climat n’attend pas ! » rappelle à la fois l’imminence de la catastrophe climatique et confronte la classe politique.

23Sur le plan idéologique, l’identité collective du mouvement est également marquée, paradoxalement, à la fois par une méfiance à l’égard de la sphère politique et par la croyance que la résolution du problème environnemental réside dans sa prise en charge par cette sphère21. Joost de Moor, Michiel De Vydt, Katrin Uba et Mattias Wahlström notent en effet que, par contraste aux modalités antérieures de militantisme environnemental, le mouvement des jeunes pour le climat est caractérisé par un « retour à l’état » et « vise principalement les gouvernements locaux ou nationaux ». Iels avancent que « faire pression sur les politicien·nes était un objectif clé du mouvement » (2021, p. 622-623. Je traduis). Les jeunes, qui manifestent pour qu’une politique environnementale ambitieuse soit appliquée, demandent des comptes aux responsables politiques qui, d’après eux, ne prennent pas suffisamment au sérieux la crise climatique — et sont donc présenté·es implicitement comme responsables. L’exemple « Cop ou pas cop de tenir vos engagements » est à ce titre représentatif : la paronomase, qui rapproche l’apocope de « capable », « cap », avec l’acronyme « cop », croise la référence à la « COP » — c’est-à-dire la « Conference of the Parties » des Nations Unies sur le changement climatique — et le détournement de l’expression quotidienne « Cap ou pas cap ? » afin de confronter les dirigeant·es à leurs responsabilités en matière de politique environnementale.

24Les considérations politiques forment un champ thématique prégnant parmi les slogans de Youth for Climate. Ceux-ci relaient des requêtes politiques et dénoncent la vacuité des discours ainsi que l’inaction de la classe politique face à la crise environnementale, à l’instar de « All we ever hear from you is “Blah, blah, blah” », qui fait référence à la chanson « Blah Blah Blah » d’Armin van Buuren. Le slogan « C’est au 16 Rue de la Loi qu’il faudrait des coachs climat », où la métonymie « au 16 Rue de la Loi » désigne le siège du gouvernement fédéral en Belgique, suggère l’incompétence des représentant·s politiques dans la gestion de la crise environnementale.

25Si des attaques directes au gouvernement sont formulées ponctuellement, telles que « Krijg de tering regering » (« Va te faire foutre, gouvernement ») et « Mensen zonder verstand regeren ons land » (« Des personnes sans cervelle dirigent notre pays »), il ne s’agit pas d’une tendance dominante. De manière générale, les slogans ne confirment pas massivement les observations relatives à la dynamique d’accusation relevées par Louise Knops (2021a, p. 14), par Elżbieta Pachocińska (2020, p. 147) ainsi que par Joost de Moor, Michiel De Vydt, Katrin Uba et Mattias Wahlström (2021, p. 623). Une logique euphémisante est décelable dans des formules qui n’attribuent donc pas frontalement la responsabilité de la crise environnementale à la sphère politique de manière symptomatique.

26Le slogan « La Terre brule et les politiciens jouent au Monopoly » est exemplatif de deux axes critiqués par Youth for Climate : l’enjeu politique est ici articulé à l’enjeu économique. Par le parallélisme entre, d’une part, l’hyperbole décrivant le réchauffement climatique comme un incendie planétaire et, d’autre part, la référence au jeu de société Monopoly, ce slogan dénonce l’indifférence et l’inconscience des responsables politiques s’adonnant à des jeux pécuniaires. Il exprime de la colère en mettant en contraste la gravité de la situation environnementale et la frivolité de la gestion politique, assujettie aux logiques économiques. Outre une opposition à la sphère politique, l’identité collective du mouvement dénote en effet un sentiment anticapitaliste. Au moyen de slogans, le mouvement critique le système capitaliste (« La vie avant l’argent ») et accuse en particulier les lobbys (« Soignez [la Terre] au lieu des lobbys ! ») et les multinationales (« #Balance ton [entreprise] multinationale »), dont la responsabilité dans la crise environnementale est suggérée. Ces résultats confirment l’idée de Louise Knops selon laquelle « l’indignation de Youth for Climate produit trois histoires : celle d’une politique (in)digne, celle d’un abus économique et celle de la survie humaine » (2021a, p. 3. Je traduis). À un autre niveau, Heather McKnight voit également dans la grève scolaire un moyen pour les jeunes de « risquer et, dans une certaine mesure, rejeter leurs futurs tels que définis par le capitalisme », dans la mesure où l’école peut être considérée comme un tremplin « à la construction de capital culturel et à l’emploi sur le marché du travail » (2020, p. 52. Je traduis). Si la principale préoccupation de Youth for Climate est la crise environnementale, le mouvement se montre aussi sensible à d’autres enjeux sociaux et humanitaires et observe ainsi la convergence des luttes. Le combat pour la justice climatique s’accompagne en effet de réflexions sur la justice sociale, telles que « Fin du monde, fin du mois. Changeons le système pas le climat », où l’anaphore (« Fin du ») et la paronomase (« monde » et « mois ») établissent un parallélisme entre crise environnementale et précarité, corrélant la préservation du « climat » à la réforme du « système » capitaliste. La pancarte où figure le slogan « Arrêtons de torturer la Terre », accompagné d’un dessin de la planète Terre en forme de bougie entourée de fils barbelés faisant allusion au logotype d’Amnesty International, articule, au moyen de ressources iconographiques22, la problématique environnementale et la question des droits humains, à l’image du dessin tressé au slogan.

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« Arrêtons de torturer la Terre »

Bernard Gillet, Youth for Climate Liège

27La facette idéologique de l’identité collective de Youth for Climate se construit enfin par le biais de la filiation avec des mouvements contestataires antérieurs (Larrère, 2021 ; Saint-Amand, 2021) au moyen de références historiques présentes dans les slogans. L’exemple « 1848. 1968. 2019 ?? », composé d’une juxtaposition de dates significatives, inscrit le mouvement dans le sillage des révolutions européennes de 1848 et de Mai 68, conférant ainsi à l’action une dimension révolutionnaire. Est également symptomatique de ce procédé le slogan « Make love not CO2 ». Mobilisant le zeugme afin d’articuler et de substituer l’amour aux émissions de gaz carbonique en jouant sur la connotation sexuelle dans une perspective ludique, il s’agit de la reprise et du détournement du slogan antiguerre « Make love not war », répandu dans les années 1960 aux États-Unis, qui convoque un héritage antimilitariste. Une logique parodique similaire est décelable dans le slogan « Make our planet great again », qui fait référence à l’actualité politique plus ou moins contemporaine ; cette reprise détournée renverse sémantiquement et symboliquement le slogan de campagne électorale de Donald Trump « Make America great again », faisant de la devise du quarante-cinquième président des États-Unis aux convictions climatosceptiques un hymne écologiste.

Complicité générationnelle

28L’identité collective de Youth for Climate est ensuite marquée générationnellement. Le mouvement est en effet caractérisé par la jeunesse de ses participant·es23, qui laisse son empreinte à plusieurs niveaux sur les slogans.

29La récurrence du thème de la manifestation, et spécifiquement de la modalité de la grève scolaire, est d’abord révélatrice de cette jeunesse. Au moyen de la paronomase qui rapproche « brossen » et « bossen », le slogan « Brossen voor bossen » (« Brosser pour les forêts ») soutient par exemple une mise en abyme de la grève scolaire écologiste et apparaît comme une légende de la manifestation en cours.

30Nombreux sont les slogans qui thématisent le geste même de déserter l’école pour manifester et témoignent dès lors d’un retour réflexif de la part de ces jeunes sur le sens de leur engagement. Au moyen de leur pancarte, beaucoup de jeunes — étant mineur·es et donc n’étant pas en âge de voter — font entendre leur voix politique officieuse, à défaut d’une voix politique officielle. La mobilisation des jeunes pour le climat a en effet eu un grand retentissement médiatique et a été au cœur d’une réflexion sur la citoyenneté, certain·es responsables politiques estimant que les jeunes n’ont pas leur place dans l’arène politique mais bien sur des bancs d’école. Cette thématisation de la grève scolaire semble dès lors participer d’une logique à la fois d’opposition à une telle position et d’affirmation de soi comme sujet politique.

31Afin de justifier leur présence dans la rue alors qu’iels devraient être en classe, ces jeunes développent en creux un plaidoyer sur la légitimité de leur participation à la vie politique. D’une part, l’avenir collectif vaut bien le sacrifice individuel. Le slogan « Skipping a climate pact is worse than skipping school » compare, au moyen d’un parallélisme jouant sur la polysémie du verbe anglais « to skip », le fait de dédaigner un pacte climatique à celui de manquer l’école, indiquant que le premier est plus grave que le second. Cette focalisation sur la question pédagogique est également tournée en dérision dans le slogan « Mettez la planète en retenue ! Elle sèche plus que nous ! », où la syllepse « sèche » articule la grève scolaire à la désertification ; ce slogan sous-entend l’insignifiance de l’absentéisme scolaire par rapport aux conséquences de la crise environnementale. D’autre part, la menace pour la survie de l’humanité rend vaine la poursuite de la scolarité. Le slogan « A diploma but no future? », auquel l’ellipse et la forme interrogative confèrent une coloration dramatique, souligne à ce titre l’absurdité de la réussite scolaire (« a diploma ») au sein d’une conjoncture environnementale tendant vers l’absence d’avenir (« no future »). Une logique similaire est décelable dans le slogan « Ik hoef geen diploma met het klimaat in coma » (« Je n’ai pas besoin d’un diplôme avec le climat dans le coma »), qui joue sur l’assonance de la voyelle « a ».

32Grâce à cette dimension réflexive, ces manifestant·es retournent le stigmate en faisant de la qualité qui les discrédite aux yeux des responsables politiques — leur jeunesse — l’un des arguments capitaux en faveur de la légitimité de leur action. Malgré leur jeune âge, iels sont conscient·es des enjeux (« Young not stupid ») ; iels sont concerné·es précisément parce qu’iels sont la dernière génération qui peut encore agir avant que le processus de réchauffement climatique soit irréversible (« Nous sommes le futur — écoutez-nous »), et qui paiera inévitablement les dettes des générations précédentes ainsi que les conséquences de l’inaction de leurs prédécesseur·es. Cette dimension réflexive atteint son paroxysme avec la mise en abyme présente dans le slogan empreint d’écoanxiété « J’suis tellement inquiet que j’ai fait une pancarte », qui figure ironiquement la confection d’une pancarte comme un comble d’engagement24.

33La jeunesse des manifestant·es est ensuite illustrée par les références culturelles25 auxquelles renvoient les slogans, qui convoquent un imaginaire de la jeunesse voire de l’enfance. Certains slogans se rapportent en effet à des films, notamment destinés à un jeune public, à l’instar de « Tous ensemble sauvons Olaf » : ce slogan fait référence à un personnage de bonhomme de neige dans le dessin animé La Reine des neiges, qui fonctionne ici comme une personnification de la fonte des glaces. D’autres citent des extraits de films selon une logique intertextuelle ; c’est le cas de « May the forest be with you », qui consiste en une reprise détournée, jouant sur les paronymes « forest » et « force » en anglais, de la célèbre réplique issue de Star Wars « May the force be with you ». L’univers des jeux vidéo est aussi évoqué, par les références respectivement à Fallout et à Pokémon : le slogan « Pre-order now!!! Fallout: virtual [barré] reality » souligne sarcastiquement l’imminence du monde apocalyptique esquissé dans le jeu ; la question de la disparition de la biodiversité est quant à elle abordée dans le slogan « 600 espèces disparues en 40 ans (si c’était des pokémons on aurait réagit [sic]) ». Au niveau des chansons, « Djadja » d’Aya Nakamura inspire plusieurs slogans, entre autres « Oh djadja sauve la planète djadja » ; la chanson enfantine « Ainsi font font font, les petites marionnettes » connaît également plusieurs déclinaisons, dont le slogan « Ainsi fond fond fond notre belle Terre », qui joue sur les paronymes « font » et « fond » pour évoquer également la fonte des glaces. L’émission de téléréalité L’Incroyable Famille Kardashian est en outre mentionnée dans le slogan « Put plastic in the Kardashians not in the nature » qui, au moyen du zeugme, égratigne non sans ironie tant la chirurgie esthétique que la pollution plastique. « La planète c’est pour la vie pour les grands et les petits ! » apparaît enfin comme une reprise naïve du slogan publicitaire pour la marque de bonbons Haribo, « Haribo c’est beau la vie pour les grands et les petits ».

34Ce partage de références crée de la cohésion au sein de la communauté des jeunes manifestant·es26. Vincenzo Cicchelli et Sylvie Octobre avancent à ce propos que « certains produits culturels de grande consommation contribuent à construire une représentation du monde à la fois pluriel […] et unifié par certaines références culturelles » (2017, p. 2). Cette logique de référence à des connaissances culturelles communes, largement ancrées dans la pop culture, entretient une dynamique de connivence entre les jeunes et confère une dimension ludique à nombre de slogans. Elle participe d’une stratégie d’adhésion à destination des jeunes : ces derniers s’adressent à leurs pairs en convoquant un imaginaire partagé et marqué générationnellement afin de les rallier à leur cause. Cependant, certaines références mobilisées émanent paradoxalement de la société du spectacle et consistent en des loisirs de consommation, ce qui paraît contradictoire par rapport aux valeurs écologistes, et par extension anticapitalistes, promues par le mouvement.

35Dans la même optique, les allusions à des réalités juvéniles prosaïques participent d’une stratégie d’adhésion similaire : par des références à la consommation d’alcool ou de drogue, certains slogans convoquent un imaginaire estudiantin de la « guindaille »27 qui parle aux jeunes et teintent ce militantisme écologiste de ludisme et d’autodérision. Dans « La Terre, c’est comme une cara… quand c’est chaud ça passe pas », le réchauffement climatique est déprécié à la faveur d’une comparaison humoristique avec une bière populaire — la Cara Pils — qu’une température trop élevée rendrait imbuvable ; le slogan « Fume un pet’ pas ta [planète! » incite quant à lui joyeusement à la consommation de cannabis au détriment des émissions de gaz à effets de serre, en jouant sur la rime du son [ɛt] et l’allitération de la consonne « t ». La sexualité est à ce titre un thème récurrent : le slogan « Let’s [fuck] each other instead of the [earth] », dont la syllepse articule deux acceptions du verbe anglais « to fuck » — l’acte sexuel et l’acte de destruction —, préconise par exemple de substituer la sexualité à l’exploitation de la planète. Le recours aux motifs triviaux et grivois peut peut-être s’expliquer par la volonté, de la part des jeunes manifestant·es, de radicaliser la dimension subversive de la mobilisation dès lors que cette dernière est tolérée voire encouragée par les adultes.

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« Let’s [fuck] each other instead of the [earth] »

©Youth for Climate Brussel

Questions de genre

36L’identité collective de Youth for Climate est enfin marquée en termes de genre. Les slogans corrèlent en effet souvent la question écologiste à la question féministe28, selon une configuration qui n’est pas sans rappeler la réflexion écoféministe29. Il est notable que ce champ thématique soit systématiquement envisagé à travers le prisme de la procréation et de la sexualité. À l’aide notamment des motifs de la maternité (« We [love] mother nature »), des menstruations (« The seasons are more irregular than my period [sic] ») et des relations sexuelles (« Don’t fuck our mother »), les représentations de la planète Terre tantôt tissent des parallélismes ludiques (« Chauffons nos mecs et pas la planète ! »), tantôt dépeignent des réalités plus dramatiques, où la destruction de la nature est implicitement comparée à une agression sexuelle (« At least ask consent before you f*ck mother nature »). Cette tendance est également repérée par Louise Knops qui remarque entre autres que l’histoire d’indignation relative au système économique destructeur « tourne autour de l’idée d’abus » (2021a, p. 17) et ce « avec une référence explicite à l’abus sexuel » (p. 19).

37Cette intersection fréquente des revendications écologistes et féministes s’explique sans doute au regard du profil sociologique particulier des manifestant·es. L’étude Protest for a future, menée entre autres par Mattias Wahlström, Moritz Sommer, Piotr Kocyba, Michiel De Vydt et Joost de Moor (2019), a esquissé le portrait des manifestant·es présent·es aux marches de Fridays for Future organisées le 15 mars 2019 dans treize villes européennes, dont Bruxelles. Cette étude montre que, de manière générale, les participant·es au mouvement sont majoritairement des jeunes femmes avec un certain capital culturel : la tranche d’âge des 14 à 19 ans est significativement surreprésentée — l’âge moyen global des manifestant·es étant de 21 ans —, les femmes sont majoritaires et l’éducation semble être un facteur déterminant la participation. L’étude précise qu’en Belgique, les marches hebdomadaires rassemblent prioritairement des jeunes élèves et des étudiant·es de l’enseignement supérieur (Wahlström, Kocyba, De Vydt et Moor de, 2019, p. 5-10). Ces observations sont corroborées par le Rapport descriptif de l’enquête sur le mouvement climat de Chloé Alexandre, Florent Gougou, Erwan Lecœur et Simon Persico (2021). Sans analyser précisément le cas belge, ce rapport note également que le mouvement des jeunes pour le climat est caractérisé par une « population majoritairement jeune, urbaine, féminisée, et éduquée » (ibid., p. 12).

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38Marquée en termes d’idéologie, de génération et de genre, l’identité collective de Youth for Climate semble donc moins homogène que composée d’un double visage. D’une part, en creux des slogans s’esquisse le portrait d’une jeunesse citoyenne responsable et conscientisée politiquement, attentive prioritairement à la problématique environnementale mais aussi aux autres enjeux sociétaux. D’autre part, cette jeunesse est portraiturée comme frondeuse et joyeusement impertinente, multipliant les références ludiques et jouant audacieusement avec la langue. Ces deux visages antithétiques semblent refléter le rapport ambivalent que ces manifestant·es entretiennent avec la crise environnementale : le corpus analysé est en effet parcouru d’une tension entre un registre sérieux et un registre comique, entre gravité et légèreté, entre pessimisme et espoir (à « Time is running out » répond par exemple « It’s not to [sic] late for the climate »).

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« Time is running out »

© Bernard Gillet, Youth for Climate Liège

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« Il est encore temps »

© Youth for Climate

39Un examen de la coloration émotionnelle des slogans (Mariot, 2006) corrobore cette dualité, dans la mesure où ceux-ci oscillent constamment entre émotions négatives et émotions positives. Comme l’avance Zoé Carle, « le slogan apparait […] avant tout comme un dispositif émotif » (2009, p. 23). La « typologie des modes de sémiotisation de l’émotion30 » de Raphaël Micheli (2013, §3) s’avère ici éclairante. Les slogans de Youth for Climate relèvent surtout de l’émotion « montrée » (par opposition à l’émotion « dite » et à l’émotion « étayée », selon le modèle de l’auteur). Il s’agit des cas où « l’énoncé présente un ensemble de caractéristiques qui sont susceptibles de recevoir une interprétation indicielle, au sens où l’allocutaire est conduit à inférer que le locuteur [...] éprouve une émotion, cette inférence reposant sur un rapport de cooccurrence supposé entre l’énonciation d’un énoncé présentant de telles caractéristiques et le ressenti d’une émotion » (§ 17). Raphaël Micheli signale l’hétérogénéité des indices des émotions montrées, qui « engagent des unités qui relèvent potentiellement de tout type de matériau sémiotique […] et de tout niveau d’organisation linguistique » (§ 23). Davantage que les catégories précises d’unités linguistiques, il s’agit surtout d’observer un « faisceau de caractéristiques », une « congruence des indices » (§ 26) dont la convergence permet d’inférer la présence d’une émotion. Sans s’attarder ici sur la profusion des procédés linguistiques permettant de déceler la coloration émotionnelle des slogans de Youth for Climate, trois émotions principales peuvent être identifiées : la colère, la joie et la peur, qui se déclinent d’ailleurs chacune de multiples manières. Ces observations, et précisément la prégnance de l’émotion de la colère, rejoignent partiellement les résultats de Louise Knops qui identifie l’indignation comme « le principal répertoire affectif de Youth for Climate » (2021a, p. 2) et la colère comme l’une des « textures affectives » (p. 13. Je traduis) principales. Dans un autre article, Louise Knops attribue par ailleurs la particularité du nouveau militantisme écologiste à « la combinaison improbable de deux éléments : la science et l’émotion » (2021b, §1), c’est-à-dire à « un retour du scientisme moderne et de l’émotivité explicite » (§1. Je traduis). En revanche, la présente étude tend à nuancer le constat de Elżbieta Pachocińska concernant la « dominance des slogans ludiques » (2020, p. 150) ; elle rejoint davantage le constat d’une « alternance remarquable entre registre comique et registre grave » (2009, p. 224) formulé par Zoé Carle à propos des productions révolutionnaires en général.

40En définitive, les deux tendances identitaires mises en lumière précédemment répondent à deux stratégies discursives différentes, à des fins argumentatives : la première participe d’une logique de légitimation ; la seconde d’une logique d’adhésion. Il s’agit à la fois de prouver la légitimité de son engagement politique aux yeux des adultes et de persuader de l’importance de la crise environnementale ainsi de l’urgence de l’action politique par le biais de divers procédés humoristiques plaisants, qui s’adressent avant tout à cette génération.

41Dans une perspective performative, enfin, le mouvement Youth for Climate, notamment grâce à ces slogans, à défaut d’avoir catalysé une victoire politique des partis écologistes aux élections régionales, fédérales et européennes en mai 2019, a au moins, d’après Anneleen Kenis, « réalisé des gains importants sur le plan symbolique », en « [réussissant] à placer le changement climatique au cœur des préoccupations publiques pendant des mois » et ce « d’une manière sans précédent » (2021, p. 142. Je traduis).