Colloques en ligne

François Provenzano

Les écrits de seuil, entre publicité et propriété

Threshold writings, between publicity and ownership

1Cet article prend pour objet un ensemble de productions graphiques associées à un support à la fois matériel et symbolique particulier, à savoir les seuils des habitations privées (typiquement les portes d’entrée, mais aussi potentiellement des sous-catégories topologiques plus précises comme les boîtes aux lettres, les sonnettes, les parties de façades ou de fenêtres exposées à la voirie).

2Bien qu’on puisse intuitivement considérer les écrits de seuil comme des exemples de « littérature sauvage », au sens que Denis Saint-Amand (2016) invite à donner à cette catégorie, ils s’en distinguent sur plusieurs points.

3Tout d’abord, on ne peut guère parler de support de fortune s’agissant le plus souvent d’inscriptions sur des matériaux durs, liées à l’architecture pérenne d’un bâtiment privé et précisément protégées par le fait qu’elles s’associent à la propriété des occupants du lieu. Même lorsque ces inscriptions assument une forme de fragilité matérielle (post-it, simple feuille de papier griffonnée), leur emplacement leur confère une stabilité, ainsi qu’une identité auctoriale (le plus souvent d’ailleurs explicitée par une signature).

4Ce sont les mêmes raisons qui rendent souvent caducs, pour le corpus considéré ici, la sanction d’illégalité ou le statut supposément transgressif. Il ne s’agit pas d’investir un lieu en bravant une interdiction ou en contrariant un droit de propriété, mais justement de faire valoir ce droit pour s’autoriser légitimement d’une production graphique. Bien sûr, tout écrit de seuil peut lui-même faire l’objet d’une réécriture plus ou moins illégitime, sous la forme d’un barbouillage ou d’une réponse, mais ces productions secondaires ne nous intéresseront que marginalement, et uniquement dans la mesure où elles signalent par contraste l’autorité assumée par l’inscription première.

5Enfin, un troisième décalage évident concerne le lien réactif à une actualité sociale ou politique, propre aux écrits sauvages de la contestation, et qui n’est valide ici que sur le mode mineur. La pandémie et le contexte sécuri-sanitaire qui l’a accompagnée ont bien généré quantité d’écrits de seuil relatifs à cette actualité, mais nous voudrions plutôt considérer la vie sémio-rhétorique des écrits de seuil indépendamment de ces pics d’intensité. Ces couplages avec une actualité chaude sont sans doute spectaculaires, mais produisent peut-être justement une sorte de tropisme événementiel, qui invite à considérer les inscriptions prioritairement pour ce qu’elles disent d’un événement, alors même que leur irruption et leur lisibilité dépendent aussi d’une série de conditions de possibilité infra-événementielles, d’une sorte de trame de possibles sémio-rhétoriques qui n’attend pas nécessairement d’être saisie par un événement pour générer des formes et des effets de sens.

6C’est de cette trame sous-jacente dont voudraient rendre compte les concepts de cultures rhétoriques et de conflits de sémiose.

Cultures rhétoriques et conflits de sémiose

7Élaborée à partir d’une étude sur le barbouillage anti-publicitaire (Provenzano, 2021), cette paire de concepts se construit à partir d’un constat simple et banal : la vie discursive de la ville théâtralise la conflictualité potentielle des discours et des voix qui les portent. On en connait naturellement les manifestations les plus spectaculaires, mais notre hypothèse est donc que cette conflictualité théâtralisée peut aussi s’observer à un niveau infra-spectaculaire, dans l’ordinaire du tissu graphique urbain, et que c’est précisément ce qui rend possible des manifestations plus hyperboliques ou saillantes.

8La notion de culture rhétorique peut être comprise comme une déclinaison de celle de culture médiatique. L’adjectif rhétorique cherche à réactiver les dimensions épidictique et délibérative liées à la conception antique de la parole publique, et son lien fondateur avec l’agora urbaine. Selon cette conception, la ville est l’espace par lequel adviennent littéralement des subjectivités politiques, par la publicité qu’elles se donnent et par la tension qu’elles activent à l’égard d’autres subjectivités. Associer les notions d’espace urbain et d’espace public sous le prisme des cultures rhétoriques, c’est donc reconnaitre la capacité du fait urbain (par sa dimension architectonique, par la gamme de pratiques, de statuts et d’enjeux qu’il concentre) à faire publicité, non seulement de différentes opinions, mais surtout de différentes manières de les exprimer et de les inscrire dans des formes chargées elles-mêmes de valeurs1.

9La meilleure preuve de cette nature rhétorique des cultures urbaines réside sans doute dans le constat qu’il y a bien une lutte pour le monopole de l’énonciation du discours urbain : il y a bien un enjeu à contrôler les manières de dire la ville et de se dire en ville. Pour prendre un exemple simple et bien documenté : les discours institutionnels sur la « Ville intelligente » imposent un récit qui assigne les habitants de la ville au statut d’usagers de services, de fournisseurs de données et de partenaires du pouvoir (Bonaccorsi, 2019). Documenter les cultures rhétoriques de la ville revient ainsi, en-deçà de leurs manifestations les plus spectaculaires, à contrer la tentation du grand récit monologique qui anime désormais la plupart des villes européennes post-industrielles de taille moyenne : leur pouvoir d’attractivité (commerciale, touristique, universitaire, etc.) tiendrait à leur capacité à tenir, à contrôler, les formes par lesquelles elles se racontent et qui les rendent reconnaissables.

10Ces formes sont donc loin d’être seulement verbales : la nature discursive de la ville, et les dimensions qu’investissent les cultures rhétoriques qui s’y déploient, sont inévitablement polysémiotiques : les sites d’inscription de la macro-syntaxe urbaine (Fontanille, 2005) valorisent en effet par défaut les dimensions iconiques et plastiques des signes graphiques, on trouve de plus en plus un interfaçage numérique des supports physiques, il y a toujours des connotations associées aux codes architecturaux privilégiés (religiosité, monumentalité, éphémère), les espaces font l’objet de mise en ambiance sonore, enfin la ville active une variété de sémioses praxéologiques plus ou moins contraintes et contraignantes (dispositifs anti-SDF, plantage d’arbres en allées de promenade, parcours touristiques, etc.).

11Dire qu’on peut saisir l’espace public en tant que lieu de discours en conflit, lieu qui théâtralise la conflictualité des discours, c’est dire ainsi que cette conflictualité ne porte pas uniquement (en tout cas pas prioritairement) sur des systèmes de valeurs, sur des contenus sémantiques par rapport auxquels il y aurait adhésion ou désaccord, mais aussi (et peut-être surtout) sur des dimensions situées en-deçà des contenus assertés. Les tensions entre cultures rhétoriques se jouent au moins autant, sinon davantage, sur le plan de l’expression que sur le plan du contenu, c’est-à-dire convoquent des conflits de sémioses.

12Aux côtés d’une politique urbanistique instituée et instituante, qui s’exprime à travers des choix d’aménagement ou de qualification des espaces, il faut ainsi reconnaitre une infra-politique urbanistique qui se joue, c’est-à-dire se performe pragmatiquement, à même les cultures rhétoriques en tension dans l’espace public urbain.

Textures urbaines : parcourir les inscriptions de rue à Liège

13Les différents postulats théoriques exposés à la section précédente sont à la source d’un travail de collecte et de mise à disposition d’images d’inscriptions urbaines dans les rues de Liège. Le site Textures urbaines, d’accès libre et gratuit, est le fruit du travail d’Alexandre Lansmans dans le cadre de sa thèse de doctorat (Desert, Lansmans et Provenzano, 2021 — on trouvera une présentation détaillée du fonctionnement et des objectifs de l’outil sous l’onglet « À propos »). Il propose une collection raisonnée et commentée des écritures de rue à Liège (Belgique), sous la forme d’un corpus de quelques 4000 photographies géolocalisées. Il offre également un outil de recherche et de visualisation qui permet d’organiser ces données visuelles selon différents critères, qui ont trait aux paramètres énonciatifs de l’inscription.

14Le premier critère est d’ordre spatial : chaque photographie étant géolocalisée, elle est associée à un point précis de la carte du centre-ville de Liège qui s’affiche en page d’accueil. Cette carte est zoomable et cliquable. Elle fait d’abord apparaitre, sous forme de bulles colorées, les nombres d’images associées à telle zone de la ville. À mesure que l’on zoome, la géolocalisation se précise en repères bleus associés cette fois à une seule image. En passant la souris sur l’un de ces repères, on accède à l’image concernée et aux informations qui la caractérisent.

15Ces informations s’organisent en trois critères supplémentaires (en plus donc du critère spatial), qui correspondent également aux trois volets principaux du formulaire de recherche de la colonne latérale : lieu d’occurrence, geste d’inscription, topique.

16Le lieu d’occurrence permet de situer l’inscription dans le type de support qui l’accueille. Nous considérons en effet que les écritures de rue ne valent pas seulement par les messages qu’elles énoncent, mais aussi par les matérialités qu’elles investissent, et qui participent de leur projet énonciatif : du mobilier urbain, des enseignes commerciales, des seuils d’habitations privées constituent de tels lieux d’inscription répertoriés. Pour faciliter la recherche, nous avons organisé ces supports en trois macro-catégories : ordre public, ordre commercial, ordre privé.

17Le second critère indique la technique d’inscription utilisée, c’est-à-dire le geste concret qui supporte l’énonciation. Cette expertise gestuelle est elle aussi susceptible de correspondre à certains effets de sens spécifiques, ou de produire des sous-corpus dont on pourra questionner la cohérence ou au contraire la variété. Par exemple, les inscriptions produites par sticker imprimé correspondent à un paradigme désormais relativement stabilisé, associé à des traits formels et thématiques récurrents ; bien sûr, cette stabilisation crée elle-même la condition d’un écart ou d’une extension possibles — ce qu’atteste bien le sous-corpus qui correspond à cette catégorie.

18Le troisième critère concerne la topique dans laquelle s’inscrit le discours, c’est-à-dire la praxis énonciative en fonction de laquelle il est produit et reçu. En effet, très souvent, avant de lire effectivement telle inscription, on reconnait le paradigme auquel elle appartient, la série d’inscriptions semblables et le périmètre de sens qu’elle dessine. Certaines de ces topiques correspondent à des genres de discours relativement stabilisés dans l’espace public, comme par exemple les noms de rue, l’art urbain spontané ou les messages publicitaires. D’autres sont plus contingentes, ou moins instituées et dès lors plus ouvertes à la variation (comme les messages « à donner » ou « animaux perdus »).

19Chaque inscription de rue correspond ainsi à une photographie, qui est géolocalisée et caractérisée selon les trois critères du lieu, du geste et de la topique.

20Outre la géolocalisation et les critères lieu-geste-topique, certaines inscriptions ont fait l’objet d’un étiquetage supplémentaire, leur associant un ou plusieurs mots-clés. Quand c’est possible et pertinent, ces mots-clés visent à préciser les topiques, sans être contraints à une structuration et à une systématicité aussi fortes, et en assumant un caractère potentiellement évolutif. Par exemple, la « pandémie de Covid-19 » constitue l’un des mots-clés associé à de nombreuses inscriptions de la collection2.

Pourquoi s’intéresser aux écrits de seuil ?

21Au sein de la collection de Textures urbaines, 566 images sont associées au critère « Seuil » pour le lieu d’inscription.

22Il y a sans doute quelque chose qui relève de la pulsion voyeuriste à s’intéresser à ces formes sémiotiques qui peuplent les bords de la sphère privée. Ce type de démarche a bien été assumée et illustrée par le petit livre de Jean-Luc Feixa (2020), qui offre une collection photographique, agrémentée de citations plus ou moins littéraires, de choses vues aux fenêtres d’habitations de villes belges.

23Il y a bien deux grands points communs entre la démarche de Feixa et le corpus des écrits de seuil. Premièrement, une attention aux manières d’exposer publiquement l’intime, de le scénariser, voire de l’inscrire dans une narration destinée à investir l’espace visuel de la rue. On trouve ici l’équivalent (et sans doute l’antécédent) dans l’environnement physique du concept d’extimité, forgé par Serge Tisseron à propos des réseaux socio-numériques et désignant « le processus par lequel des fragments du soi intime sont proposés au regard d’autrui avant d’être validés » (Tisseron, 2011, p. 84). Deuxièmement, et corollairement, Feixa voit dans ces scénographies en vitrines des occasions dialogiques, par lesquelles l’occupant sollicite l’attention d’autrui et investit dans ce geste une part de sa propre existence.

24Cela dit, il y a surtout deux grandes différences entre les « strange things » de Feixa et les écrits de seuil. La première est que nous ne souhaitons pas activer ici une quelconque artification du corpus, contrairement à l’auteur, qui voit dans ces formes sémiotiques exposées des exemples de « musées personnels » (« personal museums » — Feixa, 2020, p. 9) et d’une « forme d’art hautement spontanée » (« highly spontaneous form of art » — Ibid.). La seconde est que nous souhaitons encore moins activer une quelconque spécification nationale ou locale du corpus : si Feixa considère qu’il a « fait un grand plongeon direct dans l’âme belge » (« took a deep plunge right into the Belgian soul » — Ibid., p. 11), nous ne prétendrons pas que nos écrits de seuil, tous situés sur le terrain du centre-ville de Liège, révèlent quoi que ce soit de l’esprit frondeur de la ville. Tout au plus pourra-t-on lire certains traits linguistiques et sémiotiques du corpus comme l’expression de certains particularismes sociodémographiques et socioculturels propres à une ville post-industrielle de taille moyenne et du Nord de l’Europe. Mais ce ne sera pas là une clé de lecture prioritaire.

25Nous voudrions plutôt considérer de manière générale ce que le seuil fait à l’écrit. En choisissant de considérer un corpus dont l’unité ne tient à rien d’autre qu’à une qualité de son support (la qualité liminaire) — sans filtrage par thème ni par quartier par exemple —, on postule donc qu’il y a quelque chose à dire de cette qualité liminaire qui affecte la production graphique.

26On doit sans doute à Georg Simmel d’avoir inspiré le premier la réflexion sur les fonctions symboliques et anthropologiques des seuils. Dans son petit texte sur « Pont et porte », il attribue bien à cette dernière un important potentiel sémiotique :

La porte, en créant si l’on veut une jointure entre l’espace de l’homme et tout ce qui est en dehors de lui, abolit la séparation entre l’intérieur et l’extérieur. Comme justement elle peut aussi s’ouvrir, sa fermeture donne le sentiment d’une clôture bien plus forte, face à tout cet espace au-delà, que ne le peut la simple paroi inarticulée. Cette dernière est muette, alors que la porte parle. (Simmel, [1909] 1988, p. 162)

27Ce discours de la porte en tant que forme spécifique du bâti humain consiste en outre, pour Simmel, à rendre à la fois possible « la clôture de sa vie domestique » et « la possibilité de briser cette limitation à tout instant pour gagner la liberté » (Ibid., p. 166).

28Dans sa synthèse sur les outils de la sémiotique de l’espace, Alice Giannitrapani (2013) prolonge la réflexion de Simmel en insistant sur la distinction entre le « seuil » et la « limite » : là où celle-ci a une fonction démarcative, celui-là a une fonction segmentative, qui permet en somme de ménager un accès conditionnel d’un espace à un autre. Les propriétés matérielles des seuils assument cette fonction symbolique de médiation, et nombre de productions graphiques participent elles-mêmes de cette matérialité et de la fonction médiatrice qui lui est associée : les nombreuses occurrences d’inscriptions relatives au dysfonctionnement de la sonnette, invitant le facteur à adopter tel ou tel comportement, ou encore manifestant un refus de recevoir des dépliants publicitaires, témoignent très banalement de cette nécessité de régler la fonction médiatrice du seuil au niveau qui convient.

29En tant que zone de passage, le seuil est aussi potentiellement une zone de tension, « zon[e] où les conflits peuvent se muer en contrats, et vice-versa ». « Voilà pourquoi il est souvent nécessaire dans ces lieux d’instaurer un contrôle, de rendre manifeste l’exercice d’un pouvoir, parfois lié à un savoir3 » (Ibid., p. 32). Ici encore, la pratique graphique liminaire vient potentiellement s’ajuster à cette dialectique de la conflictualité-contractualité, et apparait comme le redoublement sémiotique de la fonction politique et épistémique des seuils en tant que formes spatiales. C’est là l’un des intérêts des écrits de seuils, en ce qu’ils concentrent de manière intense la condition par défaut de toute inscription urbaine, à savoir le fait qu’elle agit comme une sémiose seconde sur la sémiose spatiale des formes de la ville.

30Cette qualité de concentration n’a pas seulement un effet d’intensification, mais aussi de réflexivité. En effet, les écrits de seuil réfléchissent, c’est-à-dire rejouent en la déplaçant, la gamme des formes et des fonctions des écrits dans la ville. Il existe de nombreuses typologies de ces formes et fonctions, qu’il est impossible de reprendre et discuter ici. On rappellera simplement l’opposition canonique proposée par Louis-Jean Calvet à propos des politiques linguistiques « in vitro » et « in vivo » (Calvet, [1994] 2011, p. 172), reprise notamment dans l’ouvrage pionnier dirigé par Vincent Lucci sur la ville de Grenoble, sous la forme d’une distinction entre des écrits institutionnels à forme typographiée et à fonction informative, et des écrits privés, individuels, qui empruntent les formes manuscrites pour des fonctions d’identification ou d’expression (Lucci et al., 1998).

31Les écrits de seuils semblent résister à ce genre de typologie, tout simplement parce qu’ils en rejouent et en théâtralisent les variations au sein d’un même paradigme de supports.

32Nous proposons de creuser l’une des dimensions de cette hypothèse de travail, celle qui concerne la tension entre publicité et propriété. Comme forme spatiale, le seuil manifeste en effet une frontière de propriété, qu’il publicise par les traits matériels qu’il adopte (entretenu, dégradé, décoré, opaque, transparent, flou, etc.) ; la production graphique des écrits de seuils vient redoubler cette première couche sémiotique d’une seconde, qui re-thématise de manière plus ou moins redondante ou au contraire problématisante la dialectique entre publicité et propriété, lui donnant dès lors l’apparence d’un conflit de sémioses. À la sémiose publicitaire, consistant à lire et à pratiquer l’espace du seuil comme mise en circulation des discours et des représentations dans l’espace public, s’oppose la sémiose propriétaire, consistant à lire et à pratiquer l’espace du seuil au contraire comme ségrégé par rapport à l’espace public.

33Ce conflit de sémioses ne correspond pas à un choix binaire ; au contraire, le corpus se laisse plutôt décrire selon deux grands modes prototypiques d’articulation des sémioses en jeu, que nous allons à présent illustrer et décliner à travers un parcours sélectif dans le corpus4.

Parcours analytique : deux modes d’articulation entre publicité et propriété

Publicité de la propriété

34Le cas prototypique de ce mode est représenté par l’apposition d’un nom à un bâtiment ; l’inscription a valeur indexicale : elle nomme et désigne à la fois, permettant l’identification et la reprise, voire le détournement ou la surinscription (le nom de la résidence « Mary-Anne » barbouillé en « Mary-Janne »). Ce nom peut être aussi celui de l’architecte, qui signe littéralement l’auctorialité du lieu, et jouit quasiment d’une propriété intellectuelle sur ses formes architecturales.

35La fonction indexicale peut prendre d’autres formes, tout aussi répandues, comme celle du déictique « ici » (ou « cette maison », « cisse mohone » dans une inscription en wallon), qui permet un embrayage spatial de l’énoncé, souvent associé à une dimension mémorielle qui publicise en même temps la notoriété supposée de l’individu qui a occupé le lieu (qui a cependant parfois besoin d’être explicitée quand même : « Ici a vécu Bobby Jaspar, musicien de jazz mondialement connu », ou qui se voit connotée sur le plan identitaire par le recours au wallon). On trouve dans ce paradigme des occurrences moins canoniques : « ici habite un supporter » rend publique une propriété non plus passée, mais présente, qu’on peut juger anecdotique ou accidentelle, mais qui acquiert là le statut d’information à partager ; quant au cas suivant, il témoigne d’une publicité à vocation mémorielle prospective, qui donne en quelque sorte par avance au lieu une importance symbolique liée à son occupant : « Père Paul dans l’esprit d’Assise commence ici 35 ans de don de sa vie aux jeunes de tous pays et à leurs familles / juillet 2005 ».

36Le déictique « ici » (ou ses dérivés) peut embrayer de manière plus diffuse sur une propriété générale du lieu (« Hic habitat felicitas », avec l’usage du latin comme manière d’inscrire cette propriété dans une histoire longue et supposément éternelle), ou au contraire peut embrayer de manière beaucoup plus ponctuelle et située sur le seuil lui-même, voire carrément la porte, l’inscription servant alors à désigner son propre support au sens strict. L’une des inscriptions fait ainsi figurer sur le panneau d’une porte d’entrée l’inscription suivante, que ne renierait sans doute pas Simmel : « Ceci n'est pas... / Une porte d'Expression / Ceci est Ma porte / Une séparation matérielle Au monde Extérieur / Un passage vers Mon univers / Merci de la respecter. » Une autre informe plus prosaïquement, tout en précisant l’injonction et l’adresse : « Ici C’est / Ma porte d’entrée / Ne mettez rien devant ma porte svp [triangle d’attention] / moto / poubelle… » Dans ces deux cas, l’écrit de seuil vient bien thématiser de manière restrictive la fonction symbolique et l’usage concret attendu.

37La publicité de la propriété peut ainsi élargir la déixis des formes spatiales (« ici ») aux formes personnelles de l’interlocution, qui situent l’instance propriétaire face à celles et ceux qui se trouvent littéralement à son seuil. L’objet de la publicité n’est alors plus seulement la propriété, mais le scénario d’usages et d’actions qu’elle impose de manière plus ou moins informative et statutaire (« Si je n’entends pas la sonnette, merci d’appeler le XXXX. Frédéric Lambert »), implicite (« Je suis là !!! »), ludique (« Crier Ding-Dong », voir illustration 1) ou par hypertrophie communicationnelle (voir illustration 2), qui vaut à la fois comme réponse symétrique aux sollicitations jugées excessives, et comme stratégie d’auto-représentation humoristique à l’usage des personnes averties.

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Illustration 1

© Textures urbaines

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Illustration 2

© Textures urbaines

38De même qu’ils construisent une représentation de l’énonciateur, ces messages adressés peuvent préciser l’image de leur destinataire, et en faire quasiment l’enjeu central du discours (« Chers citoyens mal éduqués », « Mon ami facteur », « Mr le facteur, Mme la factrice ») ; voire expliciter la scène polémique plus large dans laquelle prend place l’interaction visée par l’écrit de seuil, comme dans ce message adressé à « Monsieur l’huissier », dont la signature est assortie de la mention « propriétaire »), et dont l’objet concerne un tiers absent, dont le rédacteur prend soin de ménager l’anonymat (« Monsieur M…y »).

39Ce dernier cas est aussi intéressant par l’accent qu’il place sur l’un des aspects du scénario d’usage projeté, à l’attention de l’huissier : « Attention 4 grands chiens en liberté dont 2 agressifs » ; autrement dit, le message informe ici d’une menace qui pèse sur qui ne se conformerait pas à ce qui est prescrit. Les écris de seuil qui privilégient le mode de la publicité de la propriété sont nombreux à investir cette topique, qui consiste simplement à tirer toutes les conséquences de la sémiose propriétaire : la publicité d’un droit de propriété s’assortit de la publicité de la sanction qui accompagnera tout non-respect de ce droit. Cette sanction est minimalement celle d’une trace filmée (« caméra », « vous êtes filmés »), l’écrit de seuil activant ici une version plus avancée de cette technologie scopique si caractéristique des seuils que constitue le judas de porte. Elle peut aussi ouvrir explicitement sur d’autres scènes : la circulation sur les réseaux sociaux (« Merci de ne pas uriner sur le mur / (sous peine de voir ta vidéo sur facebook et youtube) »), ou les poursuites judiciaires (« Ne laissez pas votre plastique poubelle ici. Voici la caméra. Nous appelons police »).

Propriété de la publicité

40Nous arrivons ici au point de bascule de notre parcours, vers le deuxième mode d’articulation des sémioses du seuil. En effet, le cas de l’assomption, par l’écrit de seuil, d’une fonction monitoire et presque pénale face aux infractions, trouve son symétrique exact dans les cas où l’écrit de seuil refuse précisément le régime de surveillance réciproque et de dénonciation en l’associant à un anti-sujet prototypique (« je ne dénoncerai pas mes voisins. Je ne suis pas un FDP de collabo », voir illustration 3), voire attribue lui-même à l’occupant du lieu le statut d’illégalité (« je suis hébergeur de migrants »). Il ne s’agit plus ici d’utiliser la fonction publicitaire au service de la qualité de propriétaire, mais au contraire d’étendre les prérogatives de la propriété d’un lieu et d’un support d’inscription vers la diffusion de messages dans l’espace public, autrement dit de manifester une appropriation de la fonction publicitaire.

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Illustration 3

© Textures urbaines

41Comme on le voit par ces deux exemples, ces messages eux-mêmes s’approprient certaines ressources sémiotiques préconfigurées et culturellement disponibles, comme celle de la signalétique dans l’illustration 3, ou comme la formule « je suis X » dans « je suis hébergeur de migrant ».

42Il y a bien sûr différents degrés d’appropriation de ces formes préfabriquées et plus ou moins instituées. L’exemple typique de cette gradation est offert par les écrits de seuils refusant justement la distribution de publicités. Ce paradigme est un cas-limite, car on pourrait tout à fait considérer qu’il relève aussi bien du mode précédent (publicité de la propriété), en régulant la fonction médiatrice du seuil, mais nous choisissons de le considérer ici comme une manière d’afficher une disposition éthique et sociopolitique plus générale, en l’occurrence une critique de la surconsommation (« Pas de pub »). Ce paradigme présente aussi bien des formes très instituées (l’autocollant officiel distribué par la Région wallonne), dont l’appropriation est minimale (simple apposition sur la boîte aux lettres) et purement fonctionnelle, que des formes activant au-delà de cette fonction presque mécanique d’anti-pub des effets de sens plus diffus (tel message anti-pub décoré d’un coloriage d’enfant) ou plus explicites (« pas de pub / je protège la planète ! »), voire carrément des formes hyper-subjectivées qui engagent un rapport affectif à l’objet du discours (« pas de pup [sic] par pitié »).

43D’autres paradigmes thématiques sont représentés dans cet ensemble d’écrits de seuil qui s’adossent donc à la propriété d’un support pour diffuser ou simplement relayer des opinions ou des sollicitations dans l’espace public (soutien à tel acteur du monde associatif, défense de la propreté, prises de position contre le nucléaire, etc.). Dans beaucoup de ces cas, l’écrit de seuil ne fait qu’actualiser un message originellement conçu en vue d’une appropriation publicitaire (sous forme d’affichettes ou de stickers prêts à coller sur le seuil). Le cas suivant illustre une re-médiation5 d’un fragment de discours médiatique (par exemple, un article de journal à propos du suicide d’une jeune coiffeuse acculée par les difficultés financières et psychologiques de la crise sanitaire) qui, une fois approprié, découpé et affiché comme écrit de seuil, est investi d’une charge publicitaire qu’il n’avait pas à l’origine.

44Au-delà des différences thématiques, il est donc intéressant d’observer dans ce deuxième mode la manière dont sont remédiées, dans les écrits de seuil, des formes rhétoriques plus ou moins prégnantes dans une culture médiatique donnée, comme par exemple le « rituel sanitaire » et le discours de bienveillance réciproque repris par un conseil de co-propriété qui affiche un « rituel sanitaire à adopter / pour notre protection [smiley souriant] », la formule de bon sens (« notre environnement est aussi le vôtre »), ou encore le slogan d’interpellation classique (« Envie de manger de bons légumes, frais, bio et pas chers ? »), couplé d’un usage ironique (« envie de soutenir la faillite des supermarchés ? ») dans une affichette invitant à rejoindre un groupe d’achats collectifs.

45On trouvera sans doute plus incongrus ces deux autres exemples, qui témoignent à l’envi de la perméabilité des écrits de seuil à des formes rhétoriques qu’on pourrait juger totalement étrangères à l’espace de la rue, comme le message de type sms ou texto : « Bonjour arti désoler mais je cour beaucoup j’ai vu ton mot je n’étais pas à la maison si tu veux passe mercredi après 13h je serai là Bisou »), ou la petite annonce (« dame agee avec petit chien cherche un rez de chaussee a louer »).

46À ces formes hyper-situées (d’ailleurs trop situées, en un sens, par rapport à leur support de diffusion) s’opposent des formes qui apparaissent au contraire comme totalement débrayées, c’est-à-dire investissant le seuil d’une fonction poétique ou aphoristique6, voire d’une fonction de moralisation générale à destination d’un auditoire qu’on suppose universel. On trouve par exemple sur un seuil cette plaque métallisée qui énonce en gros caractères cette vérité éternelle :

La société sera bonne si vous donnez à la jeunesse une bonne éducation. Mais la société sera mauvaise si vous laissez la jeunesse aller au mal. Élever les enfants avec amour et affection, fermeté et surtout pas de brutalité.

Pour conclure

47Notre propos n’avait d’autre ambition que de suggérer la fécondité des écrits de seuils, à partir d’une présentation à peine scénarisée de quelques cas. Nous avons tenté d’éclairer à chaque fois la manière dont la condition liminaire pouvait concentrer certaines propriétés du scriptible urbain, tendues entre les deux modes d’articulation des sémioses propriétaire et publicitaire, eux-mêmes producteurs de scénographies et de subjectivités (entre agent/agi, informateur/observateur, ici/partout, maintenant/tout le temps, sérieux/ludique, etc.).

48En guise de conclusion, nous voudrions soumettre un dernier exemple, qui échappe au statut des écrits de seuil, mais qui permet peut-être d’éclairer autrement, ou de remettre en jeu, la dynamique de conflit de sémioses dont nous avons tenté de rendre compte, entre publicité et propriété.

49Il s’agit de la campagne d’affichage de la société d’aviation Brussels Airlines (voir illustration 4), qui a fait l’objet de vives réactions (et d’une plainte au Jury d’éthique) : le conflit de sémioses ici en jeu concerne spécifiquement la forme visuelle de la /tête sous l’eau/, investie par la publicité d’une charge ludique et de la promesse de joies vacancières à venir, alors qu’elle était encore associée à l’épisode tragique des inondations meurtrières qui ont ravagé la région liégeoise durant l’été 2021 : plus que jamais, le discours publicitaire teste les limites du recyclage des formes de vie et, plus que jamais aussi, l’affichage urbain, sur les lieux mêmes des inondations, apparait comme le site où ces tentatives s’exposent à la conflictualité. Le discours en question relève de la publicité commerciale, mais il a été jugé obscène précisément parce qu’il expropriait une ressource sémiotique chargée d’une fonction publicitaire collective plus fondamentale : celle d’une expérience traumatique. Le seuil en question ici n’est pas celui d’une habitation, mais d’une région meurtrie. Le changement d’échelle autorise cependant l’analogie théorique, qui inviterait donc à considérer les écrits de seuils comme une catégorie opératoire pour l’analyse transversale du dicible urbain.

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Illustration 4

photographie de l’auteur