Colloques en ligne

Philippe Artières

Écritures contestataires et ordre graphique

Protest Writings and Graphic Order

Préambule

1Il est nécessaire de souligner combien depuis une vingtaine d’années au moins, les études sur les mouvements sociaux et notamment les manifestations se sont redéveloppées, après une accalmie au cours de la décennie 1980, marquée par l’arrivée de la gauche au pouvoir. Au cours des années 1970, l’intérêt pour l’histoire sociale avait été très vif non sans lien avec l’actualité d’alors. Depuis le milieu des années 1990, sous l’impulsion des travaux de l’historienne Danielle Tartakovsky (1997), historien·ne·s du contemporain, anthropologues, sociologues ont fait de la manifestation sous toutes ses formes un objet d’analyse. Ce sont les études en sciences politiques qui ont, en mêlant observation participante et entretiens, contribué le plus à renouveler l’analyse parfois figée de ce répertoire d’action collective, en considérant la manifestation comme un ensemble de « scénographies », entendu comme des mises en scène parfois très diverses de corps dans l’espace public (Filleule et Tartakowski, 2008), mais aussi comme Dominique Memmi par exemple en considérant le sujet manifestant, en étudiant la manière dont il se joint au cortège, dont il agit en son sein (Memmi, 1998).

2Cette multiplication des travaux, souvent monographiques, en dépit des efforts de D. Tartakowsky ou Michelle Zancarini-Fournel (2016) pour les inscrire dans une perspective longue, a eu pour tendance de singulariser les pratiques, et parfois de neutraliser les continuités, les constances ; surtout, ces monographies ont pour effet de rendre invisibles les réappropriations et les reprises d’un mouvement à un autre.

3Un deuxième obstacle est méthodologique et constitue sans doute un biais considérable pour mettre en avant des permanences : les sources dont on dispose pour étudier les écritures de la contestation sont extrêmement déséquilibrées selon les périodes, et plus encore depuis l’invention de la photographie numérique et depuis le développement du web. La masse d’images aujourd’hui produites et conservées pour des mouvements contestataires, comme cellui des Gilets jaunes entre décembre 2018 et janvier 2020 est de plusieurs centaines, tandis qu’on ne dispose que de rares images s’agissant de la mobilisation des viticulteurs du sud de la France au début du XXe siècle, mais également et paradoxalement de mouvements sociaux aussi importants que les grèves de 1947 — ou plus exactement elle relève le plus souvent d’une source unique celle des correspondants de l’organe du Parti Communiste L’Humanité1. S’agissant des graffitis plus encore que des banderoles, cette rareté est plus grande encore, comme le notent V. Lemire et Y. Potin à propos de l’unique photographie existante de l’inscription « Ici on noie des Algériens » après le massacre par la police parisienne du 17 octobre 1961 (Lemire et Potin, 2002), sauf quand la photographie a été constituée par les militants en instrument de lutte comme dans le cas d’Act Up2. Il est donc très difficile de se constituer des corpus significatifs et susceptibles d’interprétation.

4Il convient d’ajouter parmi les éléments qui peuvent rendre difficile l’émergence d’un savoir commun sur ces objets — et ces rencontres de Namur en témoignèrent largement —, c’est la position de la chercheuse ou du chercheur avec ces écritures contestataires. Pour une très grande majorité, se dégage une sympathie à l’égard du mouvement étudié, voire même une adhésion aux revendications portées — c’est d’ailleurs le cas s’agissant de la plupart des mouvements sociaux en France. On remarquera qu’il n’y a pas d’études sur les écritures contestataires d’extrême droite. On dispose pourtant grâce à Elie Kagan d’un corpus photographique de graffitis important s’agissant des années 1970-1980 qui n’a pas fait l’objet d’une étude précise3. Cette relation de proximité tend aussi à préférer des sources internes, les témoignages des acteurs, les discours tenus par eux, à l’analyse d’une documentation dont les producteurs seraient extérieurs (par exemple reportages télévisés, images d’Agence de presse internationale).

5Il faut également souligner, et ce n’est pas sans lien avec le point précédent, que depuis quelques années, les écrits contestataires font l’objet d’une patrimonialisation dont le seul précédent est le cas des affiches produites par l’Atelier populaire de l’ex-École des Beaux-Arts à Paris. Dès mai-juin 1968, des collections ont été constituées par des collectionneurs mais aussi par certains membres de l’Atelier (Artières et De Chassey, 2018). Cette patrimonialisation n’est pas sans rapport avec le développement des musées de civilisation, héritiers des collections d’arts et traditions populaires, qui ont pour mission d’être au plus près des pratiques collectives ordinaires. Les mouvements sociaux ayant de plus en plus pour objet le corps, la santé, la sexualité, l’environnement… de nombreuses institutions, des archives départementales au Mucem, se sont mis à collecter massivement ces objets (banderoles, affiches, etc.) : ainsi, un important ensemble de tee-shirts, pancartes, affiches, badges d’Act Up-Paris est désormais conservé au Mucem à Marseille4 ; en 2018, une institution aussi traditionnelle que les Monuments historiques a dédié son année aux graffitis, organisant colloques, visites mais aussi collecte à ces écrits fragiles que ce soit dans des églises, des châteaux, des abbayes un temps transformées en prison (Pressac, 2018). Sans doute, cet intérêt récent tient-il aussi au regard nouveau qui a été imposé par l’actualité depuis les attentats de New York en septembre 2001 : des milliers de messages, de dessins, de photographies ont été déposés dans l’espace public, le constituant provisoirement en autel, lieu de recueillement et de commémoration (Fraenkel, 2002). Après les attentats de novembre 2015, une campagne de collecte a été menée par les archives de Paris, en lien avec des chercheurs en sciences sociales (Gensburger et Truc, 2020), campagne qui a en partie amené les archivistes à reconsidérer leurs catégorisations. Au sein des Archives nationales, des objets étaient depuis 1968 déjà conservés, en particulier des banderoles, mais en faible quantité (Artières et Giry, 2018). Les syndicats conservent aussi très peu de matériels de manifestation, leur préférant des photographies moins encombrantes à stocker. On sait que tout changement de local a pour effet la destruction d’une partie conséquente de ces objets de propagande5. La quantité de ces écritures et des traces conservées de celles-ci est aussi étroitement liée à la position qu’occupent les acteurs dans leur relation à la loi ; en effet, plus ils sont clandestins, moins ils ont conservé d’archives dans la mesure où celles-ci les encombrent et les menacent. La banderole, la photographie de graffiti peuvent être des pièces à conviction des plus dangereuses surtout dans des contextes de forte répression comme dans les régimes autoritaires. Paradoxalement, les sources pour un observatoire des écritures de la contestation sont donc le plus souvent dans les archives de police (Braconnier, 1999 ; Charpy, 2022) et souvent pour la période contemporaine peu accessibles. Les comptes rendus de manifestations des agents de la Préfecture de police sont ici de formidables sources pour écrire cette histoire contemporaine, rappelant leur caractère subversif ; elles touchent en effet aux valeurs de nos sociétés et notamment à la valeur qu’on donne encore aujourd’hui à l’écriture quelques soient ses formes — Même profane, l’écriture semble sacrée.

*

6Partons donc d’une scène contemporaine au premier regard éloignée de ce culte de l’écrit, une scène néanmoins bien connue tant elle s’est répétée de nombreuses fois dans le centre-ville de plusieurs métropoles occidentales, tant aussi elle a fait dans sa spectacularité l’objet de photographies et d’images animées depuis le G8 de Gênes l’été 2001 ; un groupe d’individus sorti soudainement du cortège de la manifestation, vêtus de noir et cagoulés, détruit en quelques minutes un territoire urbain limité, cassant les vitrines, en recouvre les enseignes à la bombe de peinture noire. Cette action, dont le sens est le plus souvent assimilé à du vandalisme, est pour ses acteurs la libération temporaire d’une zone dans l’espace qui caractérise le Black Bloc (Dupuis-Déri, 2003) et qui a été théorisée par Hakim Bey (1991) sous la dénomination de TAZ (Zone d’Autonomie Temporaire). Les manifestants ne détruisent pas n’importe quelles boutiques, n’importe quel lieu ; il s’agit presque exclusivement de ceux où se concentrent des symboles du capitalisme : des fastfoods, des magasins de compagnie de téléphonie et des agences bancaires. Cette « autonomisation » est vite interrompue par les forces de l’ordre et s’ensuivent des affrontements qui sont souvent la seule image qui est mise en avant par les photographes, qu’ils soient journalistes ou militants.

7En partant du cas du Black Bloc, il s’agit ici de proposer une brève revisite de l’histoire des écrits contestataires en nous appuyant sur la notion classique de répertoire d’action collective définie par Charles Tilly dans son célèbre article de 1984 (Tilly, 1984). Nous voudrions dans les pages qui suivent, avec pour souci de discuter la qualification de sauvage, tenter de montrer brièvement la validité de l’hypothèse de C. Tilly, celle d’une relative stabilité des répertoires d’action contestataire en montrant comment les écritures contestataires sont produites presque toujours en relation avec les autres écritures exposées contemporaines. Depuis la fin du XIXe siècle et le développement massif d’écrits (y compris les affiches) dans les luttes collectives, les évolutions sensibles de ces écritures contestataires sont dans une très large mesure en relation avec ce que nous avions nommé ailleurs « l’ordre graphique » relevant d’une police de l’écriture contemporaine (Artières, 2013a). En d’autres termes, nous voudrions ici montrer que les écritures de la contestation se sont toujours constituées en opposition avec celle du pouvoir, nous appropriant la perspective foucaldienne qu’il n’y a pas de dehors du pouvoir, explicitée notamment dans la Volonté de savoir (1976) et que par conséquent, la notion d’écritures sauvages est largement discutable si l’on entend en effet par « sauvage » des écrits qui seraient vierges, spontanés, bruts, non affectés, non corrompus pour reprendre la distinction classique nature/culture ; nous tenterons de montrer qu’il n’y a pas une subculture de l’écriture contestataire mais plutôt au sein de l’histoire de l’écriture contemporaine, des usages contestataires, que l’on pourrait nommer, s’il faut les qualifier métaphoriquement, des écritures pirates. La piraterie, on le sait, s’inscrivait toujours aux XVIIe et XVIIIe siècles dans des contextes géopolitiques très précis.

Des écrits contestataires, actes d’écriture

8L’action du Black Bloc donnée le plus souvent à voir comme brutale, celle de jeunes gens « ensauvagés » se livrant à des gestes « grégaires et archaïques » est à nos yeux un bon exemple de pratique extrêmement inscrite en réalité dans une l’histoire contemporaine de l’écriture6. L’action menée est, pour reprendre la notion théorisée par Béatrice Fraenkel, un acte d’écriture : le Black Bloc recouvre des écrits, les enseignes, il cherche à les effacer de l’espace urbain, tentant de les désinscrire de notre champ de vision. La force de dérangement du Black Bloc depuis vingt ans peut être due moins à la violence physique de ses gestes, à leur « brutalité », qu’à la puissance symbolique de cette action : il subvertit en effet le pouvoir d’effacement, qui est détenu par l’autorité et qui s’est développé massivement dans les espaces urbains pour lutter contre « la prolifération » des graffitis — au point qu’aujourd’hui à la fin du cortège d’une manifestation n’entrent pas seulement en action les véhicules de nettoyage de la chaussée (pour ramasser les tracts) mais aussi des brigades spécialisées dans le traitement des inscriptions. Cette subversion du nettoyage urbain du Black Bloc invite à penser le jeu, entendu comme l’écart, l’écho que les écrits contestataires entretiennent avec les pratiques d’écriture du pouvoir. Ici, dans les centres des grandes villes où le « paysage graphique » est dominé par une majorité d’enseignes commerciales identiques et standardisées d’une ville à l’autre, d’un pays à l’autre (banques, téléphonie, restauration rapide) vantant la société de consommation, l’objectif est de neutraliser ce qui est vécu comme une forme d’occupation politique et graphique. Ce recouvrement vise donc aussi à s’emparer d’un privilège, celui de définir ce qui doit ou non figurer dans l’espace public et en somme par ce geste, ses acteurs tentent de contester doublement le programme d’écriture des sociétés néo-libérales occidentales.

Usage et détournement des écritures du pouvoir

9Si l’on regarde à la fois les photographies et les quelques films témoignant de la Révolution de 1917 en Russie, en particulier ceux de la prise du Palais d’hiver, on sera frappé par les bannières que portent les révolutionnaires ; elles sont le plus souvent brodées et sont très proches dans leur conception des bannières de procession religieuse (Artières, 2013b). En outre, ces bannières de velours sombre énoncent moins des slogans contestataires que des catégories socio-professionnelles (« les femmes de l’usine X », « les ouvriers de la manufacture Y »). Sur ces rares images se superposent dans ces écritures deux ordres graphiques, l’un ancien, celui d’une forme d’exposition dans l’espace public d’une croyance (un·e saint·e patron·ne), l’autre plus récent mais à visée non contestataire, d’autodésignation, ayant une fonction d’apparat lors de fêtes ou de défilés locaux. La marche révolutionnaire vient se loger à l’intersection de la procession et du défilé qui imposent des ordres graphiques stricts — il est d’ailleurs intéressant de noter que, dans les régimes communistes issus de révolutions, une fois le pouvoir conquis (en URSS, comme à Cuba, ou en Amérique latine), le contrôle sur les écrits dans l’espace urbain est très strict et l’instauration de programmes d’écriture très tenu, notamment l’étiquetage des institutions qui fait l’objet d’un entretien des plus attentifs (Artières, 2016). Parmi les ré-usages de techniques d’exposition d’écrits déjà existants mais qui font l’objet d’un détournement : au début des années 1930, aux États-Unis, dans les manifestations de chômeurs, certains participants portent des placards d’homme-sandwich — ici, les contestataires s’approprient cette technique de publicité, comble de l’aliénation (la transformation d’un individu en seul support publicitaire) ; ils inversent le stigmate pour dénoncer leur condition. Là, comme à Saint-Pétersbourg, les manifestants n’inventent rien, mais ils s’approprient des écritures qui sont déjà admises et reconnues dans l’espace social. Aux États-Unis, dans cette période de la Grande dépression, les contestataires s’approprient plus qu’ils ne détournent ou réécrivent.

10On pourrait multiplier les exemples de ces pratiques contestataires qui consistent soit à utiliser soit à intervenir sur des écrits déjà existants. On pourrait citer par exemple la re-nomination des rues du quartier latin parisien en mai-juin 68 : les anciennes plaques furent, le temps de l’insurrection étudiante, remplacées par de nouvelles au nom de héros de la Commune notamment. On se souvient aussi de la manière dont les indépendantistes bretons et corses s’approprièrent la signalétique routière, en biffant le nom d’une localité en français sur un panneau pour y substituer son nom autochtone ou encore, au moment des luttes pour la reconnaissance du français au Québec, des interventions sur les panneaux routiers Stop en les corrigeant pour en faire des inscriptions favorables à la loi 101. Mais avouons qu’il s’agit ici moins de la contestation de l’ordre graphique que de légers ajustements et corrections.

11La manifestation par son organisation même, sa structuration par sous-cortège identifiable par des banderoles reprend en grand partie les principes du défilé militaire dans lequel chaque régiment est précédé d’un porte-drapeau. Il est peu de manifestations qui dérogent à ce mimétisme. En manif, on se range derrière un mot d’ordre ou la banderole du groupe dont on est le plus proche ; de plus en plus depuis les années 1990, des individus seuls se fabriquent leur propre banderole. Là encore, on écrit en référence à d’autres écrits, on calque, imite et en définitive on écrit plus en référence que contre d’autres écrits.

12Les enterrements politiques tels que ceux du militant maoïste Pierre Overney en mars 1972, de victimes de crimes racistes dans ces mêmes années Pompidou ou, au milieu des années 1990, de militants de la cause contre le sida, confortent les conclusions de Charles Tilly que les modes d’action des groupes sociaux sont prévisibles, « ce sont des moyens d’action qui ont déjà leur histoire ». Dans les cas cités, la matrice est l’enterrement des principales figures du Parti Communiste, à commencer par les obsèques des dirigeants soviétiques, ou en France par exemple de Maurice Thorez en 1964. Accompagnent la dépouille seulement d’immenses portraits portés des défunts de leurs vivants (Bernard, 1986). Les modalités ont été consacrées lors des funérailles des victimes du massacre de Charonne en 1962, et il n’y eut pas d’innovation particulière depuis. La reproduction d’une image du visage des défunt.es suffit à ajuster les deux fonctions d’hommage et de dénonciation. Dans le cas d’Overney était inscrit souvent au bas du portrait du jeune militant souriant les mots « Mort pour la cause du Peuple ».

Inventer des ordres graphiques d’opposition

13On le voit, parmi les écritures contestataires, il s’agit le plus souvent de s’emparer de ce qui est connu de tou.te.s et de l’utiliser comme outil pour militer. Il peut arriver, et ces cas sont d’autant plus intéressants, que pour contrer la toute-puissance d’un ordre graphique les militants créent un nouvel ordre graphique. Le cas polonais de Solidarnosc est le plus remarquable (Artières et Rodak, 2008) ; n’utilisant qu’une police inédite d’écriture, celle de lettres rouges sur blanc, les militants et sympathisants du syndicat investirent tous les supports traditionnels de l’écrit qui étaient marqués par le sceau de l’État : du timbre-poste à la carte de vœux, du logo télévisuel au drapeau. Ils inventèrent ainsi avec succès une nouvelle graphie qui vint s’opposer à l’ordre graphique communiste et s’inspirait en partie d’une résistance graphique à l’occupant nazi lors de l’insurrection de la ville en août 1944. Soulignons que la réussite de cette stratégie tient au fait qu’elle est venue concurrencer les écritures du pouvoir, s’y substituer dans la sphère personnelle notamment.

14Deux pratiques d’écriture contestataire récentes (qui font l’objet dans ce volume de contributions) me semblent relever de cette même logique d’opposition. Les collages féministes des « Coléreuses » qui sont apparus en 2018-2019, juste avant la pandémie, avec le mouvement #Metoo et dont les messages étaient d’abord massivement des annonces de féminicides ou des injonctions (de type sentence : tu ne violeras pas !). Le choix de la technique de l’affichage par lettre unique sur A4 blanc, comme la graphie (des lettres capitales) qui permettent un collage discret, rapide et aisé, peut être vu comme une concurrence par mimétisme à un ordre graphique patriarcal qui serait celui de la loi. Ces lettres sont à la fois celles de la machine à écrire du commissariat de police qui refuse d’enregistrer la plainte et celles des écritures monumentales (à commencer par Défense d’afficher). L’usage de l’encre noir sur fond blanc est en effet depuis le XIXe siècle, le privilège des pouvoirs publiques, la signature de l’État. Les Coléreuses ne pratiquent pas le mimétisme, elles inventent en creux une forme d’écriture contestataire. L’efficacité est d’autant plus grande que ce choix rejoint celui des Femen qui inscrivent à l’encre noir à même leurs corps nus des slogans qui sont autant d’injonctions.

15L’occupation par les Gilets jaunes des ronds-points en périphérie des agglomérations a été à partir de l’automne 2018 un autre lieu de tentatives de désordre graphique alors même que cette mobilisation fut souvent caractérisée par les observateurs et les commentateurs comme « spontanée et non médiée par de l’écrit ». Or, précisément dans ce lieu emblématique de la post-modernité urbaine, celui du flux et de la circulation, des flèches, des sens-interdits et des cédez-le-passage, mais aussi de dizaines de panneaux indiquant un supermarché, une pompe à essence, un garage ou un lave-auto, les Gilets jaunes n’ont pas procédé comme le Black Bloc ; ils n’ont pas effacé ces signes ostentatoires de la consommation mais ils ont soit inventé de nouveaux panneaux qu’ils ont ajoutés aux existants, soit surtout transformé un accessoire de sécurité en banderole dénonçant leur propre insécurité sociale. Ils ont ainsi à l’intérieur même de l’ordre graphique de la circulation et des transports — leurs premières revendications portaient sur l’augmentation des taxes sur les carburants et la limitation de la vitesse à 80 km/h — inventé de nouvelles écritures venant contester celles déjà existantes et injonctives. Aussi courts que des instructions de circulation, ces écrits jouent sur des acronymes (GJ pour « Gilets jaunes », RIC pour « Référendum d’initiative citoyenne »…) ou l’inscription d’un lieu et du code postal du département ou simplement un prénom, un groupe nominal (« Gitan en colère ») ou très bref mot d’ordre (« Macron démission »). Cette écriture contestataire qui a pris ensuite de nombreuses formes (citations, dessins, slogans…) s’est construite dans un rapport singulier aux autres écrits que sont les graffitis, dans un jeu d’aller-retour (Artières, 2023).

***

16Concluons rapidement ces quelques remarques pour modérer cette bataille avec les écritures du pouvoir (celles de la loi notamment) en soulignant combien à l’image des banderoles d’un cortège sur un boulevard parisien, les écrits contestataires ne sont pas seulement en rapport avec les autres écrits de la cité, ceux, nombreux, des commerces, des plaques et panneaux, des mobiliers urbains, des monuments aussi — la statuaire étant au centre de ce dialogue (on pense à la statue de la République sur la place du même nom). Les écrits contestataires ne cessent de se répondre et d’agir les uns avec ou contre les autres. Autrement dit, ils forment ensemble un large corpus qui, aussi divers soit-il, compose un vaste texte collectif qui se cite, se répète et parfois innove, obligeant en retour les écritures du pouvoir à se transformer.