Colloques en ligne

Alexandra Micciche

« Ils ont chanté, ils ont scandé, ils ont même crié. » Slogans et mobilisations infirmières en Belgique (1971-1989)

"They sang, they chanted, they even shouted." Slogans and nurses’ mobilizations in Belgium (1971-1989)

1Un retour vers le futur, c’est le pari que cette contribution entend faire en plongeant dans l’analyse des slogans utilisés par une catégorie professionnelle spécifique, celle des soignants. Elle vise en effet à démontrer à quel point les mobilisations des soignants qui ont éclaté dernièrement, notamment dans le cadre de la crise sanitaire, ne sont pas, contrairement à ce que l’on entend souvent dans les médias, exceptionnelles ; elles s’inscrivent en fait dans une tradition que révèle l’étude des slogans de ces mouvements.

2En Belgique, une de ces mobilisations dites « exceptionnelles » est celle organisée le 13 septembre 2020 par le collectif fondé en 2019, La Santé en lutte. Au vu du contexte sanitaire, ce rassemblement a dû obéir à de nombreuses contraintes qui dénaturent l’acte même de protester : la manifestation devait être statique et le port du masque était encore obligatoire. Immobilisés et mis en sourdine, les manifestants ont massivement réinvesti les traditionnels supports de revendication : la banderole et le calicot. Dans la foulée, les reportages des journaux télévisés ont fait la part belle aux slogans silencieux mais percutants. Beaucoup de ces refrains contestataires faisaient évidemment référence à la récente crise sanitaire (« Applaudis hier, ignorés aujourd’hui », « Les morts dus à votre austérité, ça vous gêne pas ? », « Maggie, tu débloques, t’as pas géré les stocks ? » par exemple1).

3Toutefois, on a vu également resurgir des formules qui ne datent pas d’hier et qui placent cette action de protestation dans la généalogie de mouvements plus anciens, tombés dans l’oubli. La plus incontournable d’entre elles est certainement « Ni bonne, ni nonne, ni conne » (ou sa variante « Ni bonne, ni nonne, ni pigeonne ») qui a émergé lors de grandes mobilisations en France à l’automne 1988. Ce slogan a ensuite été beaucoup utilisé dans le cadre de mobilisations infirmières qui ont éclaté en Belgique quelques semaines plus tard avant de resurgir de manière frappante récemment, par exemple, lors d’une manifestation de soignants à Paris le 15 octobre 2020 comme le démontre cette image :

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Fig.1. : Plein le dos, Pour une mémoire populaire. La rue contre le mépris, consulté le 27 novembre 2022, URL : http://pleinledos.org/acte-101/

4Ce clin d’œil est d’autant plus intéressant que la mention de dates sur cette blouse blanche démontre le caractère conscient de cet emprunt aux mouvements d’hier. On peut épingler d’autres réappropriations, peut-être moins conscientes mais tout aussi marquantes, comme un autre slogan phare de la fin des années 1980, « Ras la seringue », ou encore « Soignants en voie de disparition » (Vaes, 1989a ; Maillard, 2015). D’un point de vue historien, ces résurgences sont évidemment intéressantes car elles placent ces mouvements dans une perspective diachronique et nuancent la couverture médiatique actuelle. Ces parallèles en disent long également sur l’histoire et l’évolution du secteur des soins de santé qui est marqué, aujourd’hui encore, par des problèmes très anciens.

5C’est cette filiation que je propose de mettre au jour à travers l’étude des slogans utilisés par les infirmières belges lors de deux mobilisations qui ont eu lieu en 1971 et en 1989. Quel est l’intérêt de l’analyse des slogans qui circulent lors des manifestations pour l’historien ? Quels sont les slogans mobilisés lors de ces manifestations ? Que révèlent-ils ? Sont-ils en accord avec les revendications mises en avant par les meneurs des mobilisations ou dévoilent-ils des facettes insoupçonnées ? C’est à ces grandes questions que je tenterai de répondre pour chacun des mouvements après avoir présenté le contexte qui les entoure. J’approcherai l’étude de ces slogans à travers une perspective particulière, celle de leurs médiatisations. Je m’intéresserai plus particulièrement à la télévision. Cette dernière, qui constitue durant la deuxième moitié du XXe siècle le média de masse par excellence, a le mérite d’approcher les slogans de manière quasi sensible, en offrant à la fois l’image et le son.

Hiver 1989 : « la colère blanche »

6Comme cela a été mis exergue précédemment, les slogans qu’on a vus réapparaître lors des mobilisations récentes trouvent leur origine en France et en Belgique dans le cadre de mouvements de manifestation et de grève qui ont éclaté à la fin des années 1980. Ces mobilisations ne constituent pas à l’époque des cas isolés : elles s’inscrivent dans un contexte de mobilisations inédites des infirmières à travers le monde, notamment au Canada et en Grande-Bretagne (Hayward et Fee, 1992 ; Mcpherson, 1996, p. 231-233).

7Bien que les infirmières soient confrontées à des réalités différentes dans chacun de ces pays, leurs revendications sont assez convergentes. Ces mouvements sont en fait l’expression d’un ras-le-bol général des infirmières qui souhaitent une revalorisation salariale, une amélioration des conditions de travail et une reconnaissance de leur professionnalité. En Belgique, ce mouvement se soldera en mai 1989 par une relative augmentation des salaires et de l’encadrement qui décevra bon nombre d’infirmières d’autant plus frustrées qu’elles ne bénéficieront pas d’une valorisation de leurs compétences. Il faut dire qu’à l’inverse de la France, où le statut professionnel a constitué une pierre d’achoppement dans le cadre du conflit, en Belgique, la revendication de la reconnaissance de la professionnalité a moins été mise en avant par les syndicats dans le cadre des négociations avec le gouvernement (Hassenteufel, 1993, p. 98-100 ; de Troyer, 1992).

8Toutefois, cela ne signifie pas pour autant que cette question n’anime pas les manifestants et grévistes, comme le démontre justement l’étude des slogans qui ont émaillé les pages de la presse quotidienne de l’époque. En effet, à côté des slogans dénonçant les bas salaires et les rudes conditions de travail que subit le personnel soignant (« Maxi travail pour le mini prix », « serfs..vices de santé », « nous sommes les produits blancs du marché du travail », etc.), on a vu fleurir des écrits sur les calicots, les pancartes, les banderoles qui témoignent du manque de reconnaissance sociale dont souffre la profession et de sa volonté de se placer en rupture avec leur histoire, avec l’image de la femme soignante obéissante et dévouée se sacrifiant pour son prochain. « Ni bonne, ni nonne, ni conne » ou « Ras la seringue » comptent parmi les plus connus. On peut également citer, à titre d’exemple, « Va voir papa, maman est infirmière » (« La manif de la santé : un succès historique », 28-29 janvier 1989, p. 1 et 3).

9Mais cette revendication d’une reconnaissance sociale s’entrevoit aussi à travers d’autres slogans par lesquels les infirmières dénoncent le manque de considération dont elles font l’objet et leur position subalterne. Avec des devises telles que « Médecins, le butin doit changer de main », « Les patrons jacassent, les liasses s’entassent, les médecins amassent, le personnel trépasse » ou encore « Les médecins ont les sous, nous prenons les coups », le personnel soignant rejette la domination immémoriale que les médecins exercent au sein de l’hôpital2.

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Fig. 2. : JT, RTB, 27 janvier 1989.

Archives sonuma

10Quelques-uns de ces slogans présentent une caractéristique intéressante : ils se conjuguent au féminin. Il s’agit d’un autre avantage offert par l’étude des slogans de 1989. Bien que ce mouvement syndical soit mené par des hommes – on remarque d’ailleurs, dans les médias l’utilisation d’un vocabulaire mixte – il a principalement été porté par des femmes. Certains slogans dénotent nettement la prise de conscience chez certaines d’entre elles du caractère sexué de leur lutte.

11En mettant le curseur sur les slogans de 1989, on peut donc approcher avec davantage de finesse cette mobilisation, ses différentes composantes et motivations, à la manière dont le font les journalistes de l’époque qui face à ce mouvement peu institutionnalisé tentent de décoder les motivations des manifestants en s’appuyant sur les slogans observés ou entendus lors de la manifestation. Ainsi, dans un article intitulé « La Manif’ de la santé, un succès historique », La Libre Belgique des 28-29 janvier 1989 note :

[…] les slogans de la manifestation organisée le 27 janvier 1989 démontrent que les revendications étaient très larges et portaient autant, sinon plus, sur la qualité du travail que sur les augmentations de salaires. Comme le constataient les responsables syndicaux, on assistait à une première : l’expression du refus social d’un excès de flexibilité, l’exigence du droit à une vie familiale.

12Effectivement, en se définissant comme n’étant « Ni bonne[s], ni nonne[s], ni conne[s] » ou en affirmant qu’elles en ont « Ras la seringue », les infirmières rejettent le caractère corvéable qui est souvent accolé à leur profession. Mais contrairement à ce qu’affirment ce journaliste et ces responsables syndicaux, il ne s’agit pas vraiment d’une première. L’étude des slogans dans une perspective diachronique permet, encore une fois, de le prouver.

Hiver 1971 : « les bonnets blancs manifestent3 »

13En effet, la mobilisation de 1989 constitue un véritable tournant par son ampleur mais il ne s’agit pas de la première fois que les infirmières font entendre, en chœur, leur voix en Belgique. En effet, elles l’ont déjà fait lors d’une manifestation organisée le 25 février 1971 à Bruxelles par les associations professionnelles infirmières. Il s’agit de la première manifestation de masse des infirmières belges et de l’expression originelle d’une nécessité d’une revalorisation des conditions de travail, d’une volonté de rompre avec le passé de la profession, avec le cliché d’une infirmière qui se sacrifie corps et âme pour son travail.

14Ce mécontentement se cristallise à l’époque par une revendication incontournable défendue par les diverses associations professionnelles francophones et néerlandophones réunies au sein de l’Union Générale des Infirmières de Belgique (UGIB) : l’instauration d’un statut légal qui définirait précisément quels sont les actes médicaux techniques qui peuvent et, même, doivent être assurés par des infirmières car ils requièrent une formation spécifique. Pour l’UGIB, il ne s’agit pas que d’une simple revendication légaliste et corporatiste : l’obtention d’un statut légal constitue, pour l’organisation, un palier indispensable dans la professionnalisation et la reconnaissance sociale de leur métier. Mais plus fondamentalement, les infirmières de l’UGIB y voient également un moyen de se libérer du joug imposé par les médecins sur leur pratique. En effet, cette mobilisation découle de la promulgation en 1967 de l’AR 78 relatif à l’Art de guérir, fruit d’une négociation entre les Chambres syndicales des médecins, le syndicat médical majoritaire en Belgique mené par André Wynen4, et le pouvoir politique. Cet arrêté reconnaît l’existence de professions paramédicales auxiliaires au médecin mais il ne définit pas les actes qu’elles peuvent poser. En l’absence de dispositions précises à ce sujet, la pratique des infirmières est donc toujours régie à l’époque par une loi datant de 1818 qui les considèrent comme de simples garde-malades placées sous l’entière responsabilité des médecins. C’est cette situation de fait que les infirmières rejettent à l’époque : elles ne veulent plus être considérées comme les subalternes des médecins (Orenbuch et Lambert, 1973, p. 159-192).

15La mobilisation démarre dès la promulgation de l’arrêté en 1967 mais le Ministère de la Santé publique semble faire, jusqu’en 1971, la sourde oreille face aux revendications de l’UGIB qui a conscience que la voix des infirmières porte très peu dans l’espace public et médiatique. La manifestation organisée le 25 février 1971 entend renverser cette situation en faisant la démonstration de la détermination des infirmières, de leur force mobilisatrice. De ce point de vue, elle constituera une réussite : suite à cet événement, le Ministère va se montrer ouvert aux négociations, même si celles-ci ne vont pas s’avérer faciles. Elles aboutiront d’ailleurs seulement presque quatre années plus tard avec la promulgation de la Loi du 20 décembre 1974 relative à l’exercice de l’Art de guérir, de l’Art infirmier, des professions paramédicales et aux commissions médicales5.

16La manifestation de 1971, si elle constitue une manifestation-pétition telle que Danielle Tartawkowsky l’a définie (c’est-à-dire, un mouvement qui signale au pouvoir les problèmes auxquels il convient de remédier) revêt toutefois une autre facette, un caractère novateur (Tartakowsky, 1998, p. 43-45). Elle correspond ainsi par certains aspects à un autre type de manifestation qui a, quant à lui, été théorisé par le politologue Pierre Favre. Il s’agit de la manifestation dite initiatrice qui place au centre de l’espace publique de nouveaux enjeux et qui présente un caractère identitaire puisqu’elle ne constitue pas seulement une démonstration destinée au pouvoir ou à la société. Sa fonction est aussi d’insuffler une cohésion au groupe qui se mobilise (Favre, 1990, p. 32-39). C’est le cas pour les infirmières qui, aujourd’hui encore, constituent un groupe professionnel très peu coalisé.

17Les infirmières ont déjà conscience en 1971 du caractère novateur, disruptif de leur mobilisation comme en témoigne cet extrait d’une conférence donnée par une des meneuses du mouvement, Ghislaine Van Massenhove6, concernant le statut infirmier quelques mois après la manifestation :

Au cours du mois de février dernier, nous avons été témoin et tout le pays a été témoin avec nous, d’une agitation peu habituelle dans une profession qui est par essence même une profession paisible. Dans les rues de la capitale, venus de tous les coins du pays, les infirmier(e)s ont manifesté : ils l’ont chanté – ils l’ont scandé – ils l’ont même crié : oui, nous voulons un statut, un statut pour notre profession7 !

18Les slogans que les infirmières ont brandis, scandés, chantés, criés le 25 février 1971 reflètent évidemment le caractère avant-gardiste et multiple de cette manifestation. Au regard de cette question identitaire, les sources révèlent effectivement que bon nombre de calicots et de banderoles revêtaient un caractère autoréférentiel avec des noms de lieux ou d’écoles qui permettaient aux spectateurs et au gouvernement d’identifier qui étaient ces infirmières qui descendaient dans la rue mais qui permettaient également aux infirmières de se reconnaître en fait elles-mêmes.

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Fig. 3. : JT, RTBF, 25 février 1971

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19L’un des exemples les plus saillants qui traduit cette visée identitaire consiste en une pancarte bilingue portant la mention « Infirmier.e - Verpleeg(st)er ». Elle est, en outre, intéressante en lien avec la question du caractère genré des mobilisations infirmières. Cette question mériterait d’être approfondie mais ce recours à l’écriture inclusive par les infirmières elles-mêmes, comme le démontre le titre de cet article tiré de l’extrait ci-dessus, ne semble en rien anodin. L’usage de l’écriture inclusive démontre, dans tous les cas, que les infirmières ont conscience de l’incidence du caractère genré de leur profession sur la portée de leurs mobilisations dans l’espace public.

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Fig. 4. : JT, RTBF, 25 février 1971,

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20Pour ce qui est des autres slogans mis en avant durant cette journée, la majorité d’entre eux étaient, sans grande surprise, directement liés à la revendication première de ce mouvement : le statut. Toutefois, on peut également noter la présence, même si elle est discrète, de slogans qui mettent en exergue les conditions de travail difficiles auxquelles les infirmières sont confrontées. Ce sont, par exemple, les slogans « les soins infirmiers, c’est 24 h sur 24 » ou encore « Wie doet het op zondag ? » (en français : « Qui le fait le dimanche ? »).

21On peut également pointer d’autres slogans qui placent les infirmières en rupture avec leur passé, en allant à l’encontre de l’image traditionnelle de l’infirmière dévouée. Ils rendent compte du vent de renouveau qui souffle sur la profession et, plus généralement, sur l’institution hospitalière : « Geen meiden of knechten – wij zullen ervoor vechten » (en français : « Ni des bonnes ni des serviteurs, c’est ce que pour quoi nous nous battrons »), « Nous voulons des infirmières intégrées dans une véritable équipe de soin » ou encore « Nous ne sommes pas des domestiques8 ».

Des slogans médiatisés

22Les archives convoquées pour cette étude sont principalement des sources médiatiques, tant la représentation de ces mouvements à travers les archives des télévisions permet de toucher du doigt les rapports qu’ont entretenus ces mobilisations avec les opérateurs belges. Lorsque l’on compare de ce point de vue les reportages relatifs à la mobilisation de 1971 et ceux consacrés aux manifestations et grèves de 1989, on remarque que la télévision du début des années 1970 et celle de la fin des années 1980 approchent différemment les slogans.

23Cette évolution s’explique par des changements intrinsèques liés à l’évolution du média. Durant les années 1980, on assiste à l’émergence de la néo-télévision. Cette dernière va progressivement détrôner la paléo-télévision, le modèle phare des années 1960 et 1970, qui visait à diffuser des contenus didactiques à destination de spectateurs-élèves passifs. Si la néo-télévision parvient à s’imposer, c’est justement grâce au nouveau type de relation qu’elle entend instaurer avec le téléspectateur ; une relation empreinte de davantage de proximité, de complicité. Son but est de retenir le téléspectateur qui, dans un contexte de grande concurrence, est devenu très infidèle. La néo-télévision marque donc le triomphe du flux et du continuum, le succès de la vitesse.

24Entre les reportages de 1971 et 1989, force est de constater que ces différences formelles ont des conséquences sur la place qu’occupent les slogans à travers l’image ou le son. Les longs reportages de JT de 1971 (plus de cinq minutes) se composent de nombreux plans séquences et de travellings d’une durée assez importante qui font la part belle aux banderoles et aux calicots. Même si les commentaires des journalistes n’ont malheureusement pas été conservés, des indices mettent en exergue un traitement de l’information très cadré, typique du service public de l’époque : les interviews privilégient les représentants reconnus comme faisant autorité, au détriment de la parole des manifestantes. Par contre, les positions de ces infirmières sont reflétées par les nombreux calicots qui apparaissent à l’écran ou par les slogans qu’elles scandent, qui se font parfois incisifs et qui vont à l’encontre de l’image de l’infirmière sage et gentille. C’est par exemple le cas du slogan dirigé envers le chef de file du syndicat des médecins, « Wynen au poteau9 ». Toutefois, le croisement de ces séquences avec d’autres sources écrites rend compte d’une sélection effectuée par le média. Certains éléments n’apparaissent pas à l’écran. C’est le cas d’une couronne et d’un cercueil portant le nom du Dr Wynen, qui se trouvait en début de cortège, un élément qui n’a pas manqué d’être relayé par la presse et dans les publications du syndicat des médecins qui s’est déclaré choqué par ce dispositif10. On est là face à une omission qui, même si elle n’est peut-être pas volontaire, n’est pas anodine puisqu’elle tend à diffuser une image encore plus lisse et consensuelle de cette manifestation où les infirmières apparaissent tout de même encore très sages.

25Ces reportages de JT de 1971 sont à mille lieues de ceux de 1989 par la place qu’y occupent les slogans. La courte durée des reportages de 1989 et le montage rapide oblitèrent les slogans qui sont beaucoup plus furtifs (surtout à l’image). Ce n’est pas pour autant qu’ils ne sont pas mis en valeur par les reportages qui les mobilisent afin de mieux cerner la nature du mouvement. Toutefois, cette mise en valeur est le fruit d’une sélection sonore, via le commentaire, et visuelle. Ce sont ainsi les slogans les plus percutants, les plus humoristiques, les plus acerbes qui attirent l’attention de la caméra et du commentateur dans l’optique de capter l’attention du spectateur.

26Ces slogans sont mis en exergue afin de rendre plus lisible le mouvement pour le téléspectateur mais c’est surtout le cas pour les reportages relatifs aux premières actions. À mesure que le mouvement se prolonge et se durcit, il est en effet intéressant de constater que les slogans sont moins explicités, qu’ils font davantage l’objet d’une évaluation et que l’attention porte davantage sur les cibles des slogans – les journalistes vont plus souvent mettre en exergue le caractère hostile des slogans envers le ministre de la Santé publique, Philippe Busquin11 – ce qui nourrit une certaine image simplificatrice et parfois négative du mouvement12.

***

27In fine, quels sont les éclairages que peut apporter l’historien en étudiant les slogans des mobilisations ? L’étude des slogans permet de démontrer que bien que chaque mobilisation voie émerger des slogans qui sont liés à un contexte particulier, il existe également des devises qui sont issues de traditions, ouvrant ainsi la voie à une historicisation de ces mouvements. Dans le cas du personnel infirmier, leur réappropriation révèle en creux la permanence d’une identité mal définie et hétérogène qui est l’émanation d’une profession historiquement peu structurée. Toutefois, ces transferts participent également à la construction d’une identité professionnelle. De manière plus générale, l’étude des slogans dans une perspective diachronique permet de construire une histoire par le bas, d’analyser finement les différentes composantes d’une mobilisation, d’entendre les voix des infirmières dans un écho plus fidèle que celui qu’en donnent les sources traditionnelles qui construisent une histoire par le haut, souvent marquée par des discours indirects et masculins. Les sources médiatiques, télévisuelles en particulier, par leurs caractéristiques techniques, permettent d’approcher au plus près ces dispositifs incontournables que constituent les slogans. Néanmoins, il faut garder à l’esprit que ces archives peuvent également faire écran d’où l’importance de multiplier les points de vue, de croiser les sources pour dépasser ces obstacles et tenter de pallier les silences.