Colloques en ligne

Valérie Stiénon

Vivre en dystopie mais lutter contre. La fiction d’anticipation comme expression militante

Living in and fighting against dystopia. Anticipation fiction as an expression of activism

1. Une actualité brûlante

1Dans un contexte qui semble avoir été rattrapé par les pires scénarios politiques, écologiques et sanitaires, la dimension alarmiste de la dystopie entre en résonance avec les enjeux sociétaux actuels. Les récits dystopiques déploient une histoire centrée sur l’évolution négative et anxiogène d’une communauté envisagée à l’échelle de la ville, du pays ou de la planète. S’ils n’ont pas nécessairement vocation à être prophétiques, ces récits imaginant le pire déploient toutefois un régime narratif à la fois vraisemblable et prospectif, celui de la « conjecture romanesque rationnelle » (Versins, 1972), qui invite à la comparaison de leur univers fictif avec l’état du monde lors de leur réception, comparaison qui doit, selon les cas, servir de critique, d’avertissement ou de préparation à la catastrophe pour éviter celle-ci. Cette lecture des récits est éminemment tributaire de leurs conditions de réception. Or, cette réception a connu pendant la dernière décennie un tournant marqué par une diffusion participative accrue sur les réseaux sociaux et les plateformes de streaming, par des manifestations plus massives d’incarnation militante et par un usage créatif de la part de divers collectifs de lutte pour les droits.

2Les exemples abondent à travers le monde, souvent issus d’œuvres audiovisuelles de grande consommation. On sait le succès d’Hunger Games, trilogie romanesque de Suzanne Collins (2008-2010) adaptée en quatre films par Gary Ross puis Francis Lawrence (2012-2015), qui a conduit à des récupérations symboliques en Thaïlande par les manifestants pro-démocratie en 2014 et en Birmanie pour dénoncer en 2021 le renversement du gouvernement d’Aung San Suu Kyi. Le geste des trois doigts levés vers le ciel, signe de salut et de ralliement dans la fiction, est devenu un symbole de résistance pour la démocratie. La même œuvre a généré le slogan « Hunger is not a game [La faim n’est pas un jeu] » utilisé par Oxfam en 2012 dans ses actions contre la faim en Afrique. Aux États-Unis, le site « We are the districts [Nous sommes les districts] » et l’usage sur les réseaux sociaux du hashtag #MyHungerGames ont permis le partage de témoignages sur la précarité socioéconomique. On sait également combien La Servante écarlate, roman de Margaret Atwood de 1985 adapté en série diffusée sur Hulu à partir de 2017 et qui en était à sa cinquième saison en 2022, a été mobilisée dans les revendications pour la cause des femmes, en particulier en faveur du droit à l’avortement, en Argentine, en Pologne, en Croatie, aux États-Unis, particulièrement en 2017-2018. Plus récemment, la série sud-coréenne de Hwang Dong-Hyeok Squid Game diffusée sur Netflix en 2021 a été mobilisée en Corée du Sud dans les manifestations pour de meilleures conditions de travail. Elle a aussi été reprise le 2 novembre 2021 à Glasgow lors de la réunion de la COP26, dans une manifestation d’artivisme enjoignant aux dirigeants d’arrêter de jouer avec le climat.

3Cet article examine les convergences entre les fictions dystopiques et l’expression militante dans l’espace public français pendant les années 2010-2020. Ce faisant, il cherche à cerner, d’une part, quelles sont les particularités de ces fictions qui les rendent propices à de telles appropriations contestataires et, d’autre part, quelles formes de littératures « sauvages » (Dubois, [1978] 2019) en découlent, entre citations plus ou moins explicites, prolongements par l’incarnation des personnages ou la transposition de l’univers fictionnel, et détournements par confusion des fictions entre elles ou en tant que posture humoristique. Les considérer sous cet angle vise à préciser dans quelle mesure ces fictions constituent des formes d’action dans et sur le monde, entre dénonciation d’un état de société (métadiscours critique) et mobilisation pour tenter de le changer (visée pragmatique).

2. Une fiction (ré)agissante

4Si le merveilleux et le fantastique tendent à établir un monde hors référence, la dystopie tient quant à elle plus résolument du vraisemblable. Elle travaille à partir de données déjà perceptibles et observables qu’elle extrapole ou amplifie, de sorte que son futurisme affiché est en fait une manière de s’ancrer dans l’ici et le maintenant, déterminant ainsi une forme de « présentisme » (Saint-Gelais, 1999, p. 155). Il convient donc de nuancer le point de vue qui tend à y trouver soit une visée réactionnaire consistant à suggérer par contraste que c’était mieux avant (Bozzetto, 1992, p. 33), soit une orientation progressiste vers un futur meilleur. Cette fiction détermine un rapport au monde et au temps plus complexe que cette seule polarisation binaire, ce qui invite à l’aborder dans une perspective d’action sur le monde. On peut le faire sous l’angle de l’ouverture des possibles, comme l’a montré l’application à sa nature contrefactuelle de la théorie des mondes possibles (Lavocat, 2010). On peut aussi l’inscrire dans la perspective constructiviste et expansive de la fabrication des mondes désignée par le terme de « worldbuilding » (Boni, 2017). On peut encore l’aborder du point de vue de la « possibilisation » du monde (Murzilli, 2001 et 2004), entendue comme un moyen d’enrichir notre compréhension et notre expérience.

5Dans cette perspective, depuis la discipline des sciences politiques, Yannick Rumpala a proposé de rentre compte des récits de science-fiction en tant qu’expériences de pensée, qui impliquent non seulement un régime de représentation, mais aussi un mode de problématisation (Rumpala, 2018, p. 28). Cela en fait des fictions actives et même exploratoires :

En installant et en accumulant des expériences de pensée, elle [la science-fiction] offre un réservoir cognitif et un support réflexif : autrement dit, un type de connaissance utilisable pour devenir matière à réflexion. Par l’accès à une autre forme d’expérience individuelle ou collective, c’est un vecteur d’interprétation du monde qui devient disponible grâce à ce stock cumulatif de représentations. Et si l’on ose profiter de ses cadres narratifs, cette voie fictionnelle peut alors devenir à la fois un procédé et une ressource pour réinterpréter des problèmes et des situations, pour avancer des formes d’interrogation et explorer des propositions par un déplacement dans un monde différent, reconfiguré (Rumpala, p. 8).

6Il s’agit de tirer parti du « cognitive estrangement », également nommé « novum » par Darko Suvin (Suvin, 1977). Cette modalité d’interprétation de la fiction régit les « processus cognitifs de défamiliarisation ou de distanciation qui interviennent (normalement) lorsqu’on entre dans ces univers de fiction » (Rumpala, p. 27).

7Au-delà de la pertinence des fictions, Anne Besson a invité à s’intéresser à leur valeur d’usage, c’est-à-dire « à la manière dont ces projections imaginaires peuvent faire sens pour le récepteur » (Besson, 2021, p. 14), en ralliant une approche de pensée pragmatique fonctionnaliste à même de considérer l’efficace de ces fictions, qui sont aussi, pour les genres de l’imaginaire, des sur-fictions « présentant plus explicitement des mondes (ce sont des genres “cosmogoniques”), reposant plus massivement sur l’immersion (ce sont des genres “escapistes”, promettant un accès vers l’ailleurs) » (Besson, 2021, p. 33).

8Les paramètres de la réception sont au centre des études des genres de l’imaginaire, qui génèrent des communautés interprétatives mobilisées, dont l’expertise est grandissante. Les modalités de consommation culturelle en contexte de convergence transmédiatique (Jenkins [2006] 2013) configurent désormais des œuvres sérialisées, programment des formes binge watching et veillent à un ajustement plus étroit de l’offre à la demande, notamment sur les plateformes de streaming. Elles permettent et encouragent même l’implication des fans (Bourdaa, 2021), dont l’âge étendu entre l’enfance et la vie adulte a contribué à forger la catégorie éditoriale young adult. Elles nourrissent l’impulsion du fandom à « faire du consommateur culturel un acteur social » (Besson, 2021, p. 105), à développer le fan-activisme et à se réapproprier le récit pour écrire sa propre histoire, comme l’a initié aux États-Unis la mouvance « Take back the narrative [Reprenez le récit] ».

9L’expansion actuelle de la dystopie comme faisceau de représentations dans la culture, les arts et les médias s’inscrit pleinement dans ces tendances. Porteuse d’actions concrètes dans l’espace public, elle est une fiction à la fois agissante, dans la mesure où elle a un impact notable sur ses publics, et réagissante puisqu’elle est contextuellement réactive à des paramètres sociétaux dont on peut envisager les conséquences et l’évolution.

3. Un activisme multiforme

10Le constat qui s’impose d’emblée est la mobilisation polyvalente d’un même imaginaire dystopique pour une grande diversité de causes : condition féminine (droit à l’avortement, mouvement #MeToo, collages dénonçant les féminicides), précarité économique et sociale (manifestations des Gilets jaunes, oppositions à la réforme des retraites), écologie (réactions aux rassemblements de la COP), situation sanitaire (revendications des Vax et des Anti-vax), liberté d’expression (dénonciation des violences policières). Cette profusion polymorphe de la fiction dystopique s’explique au moins par trois caractéristiques. Il y a d’abord une perméabilité forte aux topiques saillantes du discours social, par la capacité à ressaisir ce que Marc Angenot désigne comme l’« hégémonie discursive » d’un état de société (Angenot [1989] 2013) : ce qui fait débat et passionne. Il y a ensuite un fonctionnement proche de la satire (par la désignation des cibles et des coupables) et de la caricature (par prolongement, grossissement ou exagération de traits déjà décelables) : bien souvent, il s’agit de brandir l’exemple du pire supposé déjà advenu pour mieux fustiger ce qui pourrait y conduire, procédé qui constitue intrinsèquement un mode de satire sociale. Enfin la dystopie procède par une énonciation de mise en urgence et en alerte, qui active la fiction comme un scénario probable tout en laissant entendre qu’il est encore modifiable. Elle rejoint en cela le tropisme contemporain du lanceur d’alerte, qui identifie les dysfonctionnements avant les autres et cherche à y remédier en les divulguant.

11La fiction d’anticipation a donc potentiellement la vocation, vertueuse, d’éveiller les consciences. Comme l’a montré Irène Langlet, les dystopies visent moins à dévoiler le futur qu’à s’en inquiéter (Langlet, 2020). Malgré le pessimisme de leur thème, elles sont vectorisées positivement « par la recherche d’un “mieux-vivre” collectif » (Besson, 2021, p. 76). On semble ainsi être passé du « c’était mieux avant » réactionnaire au protensif « agissons avant qu’il ne soit trop tard ». En ce sens, elles vont même à rebours de toute collapsologie1 : par leur visée, elles empêcheraient la société de courir à sa perte et le monde de s’effondrer. Stratégies d’évitement et de conjuration de la menace (Claisse, 2010), elles constituent dès lors non seulement un moteur d’action mais aussi un vecteur d’activisme, car « ce qui se joue d’important dans ces situations apocalyptiques ou dystopiques est le maintien de puissances d’agir » (Rumpala, p. 89). La dimension activiste dépasse la seule fonction de mise en garde pour infléchir le réel de manière plus concrète, consciente et collective, en s’appropriant certains des signes et des composantes de ces univers-repoussoirs afin d’en faire les insignes d’un combat sociétal. C’est donc un mode tout à la fois de représentation, d’affirmation et d’engagement qu’il faut interroger.

12Dans de nombreux cas, la dystopie est convoquée explicitement par sa désignation, brandie de manière littérale. Elle est mobilisée comme un sur-genre qui vaut pour une situation-type globalement nocive : un univers anxiogène et douloureux, à combattre ou a minima à réprouver, réclamant une implication collective et fédératrice autour d’une cause. Ainsi de la pancarte « Nik cette dystopie2 » montrée dans la manifestation parisienne du 21 novembre 2020 ou des déclinaisons de la formule de « fin du monde », comme sur la banderole « Fin du monde, fin du mois, même combat3 » affichée à Toulouse le 21 septembre 2019. Dans cette construction rhétorique, la répétition par épanaphore4 établit l’équivalence entre deux échelles de finitude, existentielle et matérielle, ici dans une perspective particularisante ramenant l’entité-monde globale à la mensualité concrète de la cellule familiale ou individuelle. La construction inverse, « fin du mois, fin du monde », a aussi connu un engouement dans les manifestations, ajoutant quant à elle à la précarité déjà exprimée une forme d’hyperbolisation de la détresse, qui semble mener logiquement et inéluctablement du problème localisé à l’effondrement de la totalité. Une autre déclinaison de l’expression de la dystopie est la mention de la catastrophe comme marqueur de son univers. Ainsi de la banderole « Qui sème le capitalisme récolte un cataclysme5 » déployée à la marche pour le climat du 8 décembre 2018 à Paris, qui préfère l’article indéfini (un cataclysme) localisant l’impact redouté mais ouvrant aussi bien la voie à l’énumération d’une série de conséquences en cascade. Le détournement du proverbe en slogan est efficacement renforcé par les rimes riches, l’allitération et l’homophonie partielle.

13La mention architextuelle du genre ou du type d’univers qu’il connote n’est pas le seul recours activiste possible à la dystopie. Elle se mêle fréquemment à une intertextualité avec les fictions emblématiques d’Huxley et de Orwell. Ces citations s’en tiennent à des éléments partiels, comme le seul titre des œuvres, puissamment évocateur et suffisant au message. Le procédé accompagne un processus d’actualisation, au sens de la lecture (ré)actualisante identifiée par Yves Citton (Citton, 2007), processus volontiers apparenté au bricolage d’une juxtaposition sommaire : le message associe par exemple le rappel d’une référence connue et la surimposition d’une nouvelle référence (date, cible, élément contextuel récent). Cela donne à lire de manière univoque l’intrication de deux univers, comme la formule « 2020 is the New 19846 » lue sur une pancarte à la manifestation parisienne du 21 novembre 2020 ou le graffiti « Covid 19-847 » apparu sur un mur parisien en mai 2021.

14Ces superpositions sont cohérentes avec l’interchangeabilité de ces fictions, qui valent avant tout pour la portée de l’emblème qu’elles constituent plutôt que dans le détail de leurs diégèses respectives. Cela invite même à une relative confusion des messages quelles portent respectivement. La banderole « “Le meilleur des mondes” ou “1984”8 ? » déployée à Nancy le 24 juillet présente une fausse alternative, aucune des deux fictions n’étant plus désirable que l’autre. La pancarte « Nous voulons un monde meilleur, pas le meilleur des mondes9 » brandie à la manifestation contre le pass sanitaire à Paris le 21 août 2021 semble quant à elle davantage s’inscrire dans le sens de l’œuvre, par une citation subtile dont la seconde proposition est à la fois en usage et en mention.

4. Le monde à l’épreuve de la fiction

15Ce rapprochement par juxtaposition ou superposition génère un continuum des représentations propice à la métalepse, figure rhétorique et communicationnelle particulièrement prisée puisqu’il s’agit de pointer inlassablement un saut de la fiction à la réalité, ou plus exactement un réel ayant rattrapé la fiction. La pancarte « Dystopie 2020 la fiction devient réalité10 » dénonçant la loi sur la sécurité globale à Toulouse le 27 novembre 2020 explicite ce saut ontologique : on est désormais passé de l’avertissement par le récit imaginaire au constat d’un scénario en train d’advenir en direct.

16Appréhender ensemble fiction et réalité permet de décrypter la seconde à la lumière de la première, qui fournit l’esquisse d’un scénario partagé. Mais cette inclination à la métalepse est-elle ici dénoncée ou encouragée ? Il semble que la convergence serve principalement à maintenir une distinction, voire une distance, comme le dit bien cette pancarte déplorant que « Black Mirror c’était sensé [sic] rester sur Netflix11 ! ! », dans la manifestation parisienne du 24 juillet 2021 contre l’obligation vaccinale. Elle souligne un rapprochement indu, une confusion des niveaux ontologiques, et partant l’irruption d’une situation regrettable qui aurait dû rester du registre de la fiction, sans franchir le cap du réel.

17Le même message, le sarcasme en plus, est formulé à la manifestation du 21 novembre 2020 à Lorient : « Pas mal, cet épisode de Black Mirror12 ». L’ironie est confirmée par le panneau juxtaposé, explicitement contestataire, qui affiche le message contraire : « Sécurité globale / Loi liberticide / #StopLoiSecuriteGlobale ». Une manière similaire de souligner l’ingérence non souhaitable de la fiction dans le réel, en dénonçant cette fois implicitement les responsables qui auraient fait d’un repoussoir le mot d’ordre d’un programme, est mise en œuvre dans le message « 1984 n’est pas un manuel13 », affiché à la manifestation parisienne contre la loi Sécurité globale le 28 novembre 2020.

18Ainsi ressaisie en contexte militant, l’anticipation est donc non seulement sans futur, puisque c’est le présent dans toute son urgence qui compte, mais également sans diégèse : le scénario dystopique ne doit pas se réaliser. On ne peut se raconter son histoire que pour l’empêcher de survenir. Son évitement appelle une reprise en main pour un meilleur avenir, de sorte que la dystopie constatée comme étant sur le point d’advenir fonctionne dans la même direction que le souhait d’utopie exprimé dans les formules « En route pour 1 monde meilleur14 » (Bordeaux, 9 février 2019) et « Pour un monde meilleur15 » de la banderole affichée à Bordeaux le 5 mars 2022, significativement au moment où le mouvement des Gilets jaunes tente de se relancer. Ces messages ne sont pas éloignés de « Dystopie 2020 », apparu à plusieurs reprises. Ils se situent simplement à un autre degré, passant de la dénonciation du pire à la focalisation sur son alternative, ce que dit encore très simplement cette inscription sur le dos d’un Gilet jaune manifestant à Paris le 1er mai 2021 : « Dystopie = non / Utopie = oui16 ».

19Les convocations de l’anticipation tendent à préférer la formulation synecdochique, procédé métonymique qui fait jouer la partie pour le tout : la désignation générique, le détail ou le titre de l’œuvre valent pour le monde fictionnel dans son intégralité, étant entendu que c’est l’univers dystopique dans son ensemble qui est problématique. On a donc souvent affaire à des prolongements via un artéfact ou un symbole matérialisé qui suffit à évoquer puissamment tout un univers, ses acteurs, ses règles et ses failles. Typiquement, le masque apparaît comme un élément central. Ceux de Guy Fawkes, du Joker, des gardes assassins de Squid Game ou encore les cornettes des servantes écarlates sont les plus fréquemment mis en évidence.

20Ces artéfacts agissent sur l’identification, à plusieurs égards. D’une part, ils permettent de dés-individualiser le porteur du message pour mieux collectiviser la cause en un seul visage faisant face. Plus encore, ils assurent l’interchangeabilité des manifestants derrière un même profil (Besson, 2021, p. 113), instaurant la démultiplication d’un visage qui devient foule, qui peut agréger les individus et renforcer leur appartenance à un même combat. « Nous sommes Légion », le slogan biblique utilisé par les Anonymous, a été repris par les Gilets jaunes dans cette perspective. D’autre part, ils anonymisent à dessein : le masque de Guy Fawkes et celui du Joker chez les Gilets jaunes peuvent constituer un moyen de protection par l’anonymat, en particulier lors des manifestations très surveillées et de la menace de l’arrestation.

5. La culture populaire dans la rue

21La reprise de ces artéfacts s’inscrit dans la culture participative des fans, qui constituent les premiers publics des fictions d’anticipation populaires, audiovisuelles et numériques. Les références montrées lors des événements protestataires sont volontiers issues de cette culture sérielle et young adult, qui les brasse et les fait coexister. C’est ce que suggère l’apparence d’un manifestant du 24 juillet 2021 portant le masque de V pour Vendetta17 (issu de la série de BD publiée entre 1982 et 1900, adaptée en film en 2006) et arborant dans le même temps un t-shirt de la sitcom à succès Friends, toujours culte, y compris pour un public récent. L’usage du masque, associé tout à la fois à la figure du leader anarchiste, du marginal valeureux et du libérateur des oppressions, a d’ailleurs lui-même été abondamment fictionnalisé, comme dans la série La casa de papel (depuis 2017), dont les protagonistes sont des braqueurs affichant un masque uniforme à l’effigie de Salvador Dalí, qui n’est pas sans évoquer à dessein celui de V pour Vendetta et des Anonymous. Le message, qui pourrait sembler brouillé, n’en gagne que plus d’efficacité. Se renforce en effet la continuité de l’activisme à l’hacktivisme, puisqu’il s’agit dans cette série de désamorcer le système au nom de valeurs supérieures.

22La convocation de ces références constitue par ailleurs une manière d’étayer, fût-ce a minima, un discours d’opposition discrédité de l’extérieur comme étant complotiste. En incarnant les Cassandre appelant à éviter un risque de plus en plus tangible, les manifestants endossent une posture énonciative considérée comme paranoïaque et infondée par les non-partisans de cette vision des choses. Face à la critique qui leur adresse périodiquement ce reproche, il est valorisant de retourner le stigmate en emblème. Guy Fawkes n’était-il pas d’ailleurs un conspirateur ? La vigilance vengeresse des Anonymous, elle aussi suggérée par ce même masque, ne s’est-elle pas avérée salutaire dans certains cas ?

23Il arrive aussi que les manifestants se déguisent au-delà du seul masque, s’appropriant également le costume et la panoplie. Ce grimage est plus proche du cosplay et de son incarnation immersive que du carnaval avec son défoulement convenu. Le personnage du Joker a ainsi connu une nouvelle postérité dans les manifestations de ces dernières années, à la faveur du succès du film de Todd Phillips sorti en octobre 2019 en France, dont le personnage éponyme finissait hissé en figure de la révolte et du contre-pouvoir face à un système politique et médiatique produisant la marginalité. On a pu voir, à peine en mois plus tard, ce Joker-Gilet jaune18 à Paris, place d’Italie, le 16 novembre 2019. Son apparence et sa posture suggèrent une véritable incitation à l’immersion dans le scénario du chaos social. Sa pancarte joue quant à elle un rôle sémiotique majeur, car elle évoque l’une des scènes d’ouverture du film, dans laquelle Arthur Fleck, futur Joker mais pour l’heure clown triste et précaire réduit à faire l’homme-sandwich, se fait dérober sa pancarte et passer à tabac en rue par des voyous, épisode qui aggrave encore sa condition économique et psychique, et va contribuer à le précipiter dans la marginalité criminelle. Il y a ici reproduction à l’identique de la pancarte du film, ce qui tend à assimiler le manifestant à un personnage violemment attaqué dans une situation déjà fragile. Le message pourrait donc être le suivant : nous les brimés, nous prendrons notre revanche. Il donne surtout une seconde lecture à « Everything must go ! ! [Tout doit partir ! !] », cette fois non plus dans le sens promotionnel du déstockage, ni même dans l’intertextualité éventuelle avec le film de Dan Rush (2011) traitant de la situation d’un homme en déperdition personnelle et professionnelle, mais bien dans le sens social de la tabula rasa intégrale du système.

24Pour saisir ce sens, il faut non seulement saisir la clé de lecture de cette performance contestataire comme une forme de cosplay mimétique, qui peut d’ailleurs aller jusqu’à porter une attention à l’usure et à la salissure du costume pour le rendre plus vraisemblable, mais aussi avoir une connaissance précise du film. Il faut de surcroît être en mesure décrypter différentes couches de sens issues d’une culture populaire kaléidoscopique. Ainsi, le maquillage du manifestant, aux inflexions plus horrifiques que celui du personnage du film19, évoque l’image du clown menaçant, occasion de se donner un charisme inquiétant et surtout de faire écho à un phénomène sociétal apparu à la fin de 2014 aux États-Unis, puis au Royaume-Uni, en France et en Belgique. Des individus déguisés en clowns aux mines inquiétantes, en tenues sanglantes et parfois équipés d’armes, ont circulé de nuit aux abords des routes et des maisons pour épouvanter les habitants. Cette tendance héritée de la culture médiatique et populaire férue de true crime, puisqu’il s’agissait notamment d’évoquer ainsi le tueur en série John Wayne Gacy, a ensuite été réappropriée par cette même culture, notamment dans la saison 7 Cult de la série American Horror Story, qui traite de cette épidémie anxiogène de clowns. Le manifestant ainsi déguisé est donc en capacité de faire puissamment écho à une occupation active et offensive de l’espace public par des figures marginales au sourire sarcastique, tout en donnant des inflexions héroïques et contre-culturelles à un ensemble de références digérées par la culture de masse et largement diffusées.

25On le voit avec l’ensemble composé par le costume et la pancarte, il convient d’examiner les modalités d’énonciation ainsi déployées, dans la mesure où elles passent par le triple moyen de la performance (l’action d’incarner, le geste, l’attitude, l’emplacement physique dans l’espace public), du texte (les écrits affichés sur divers supports) et de l’image (représentations dessinées, graphiques). C’est l’ensemble du message issu de l’articulation de ces paramètres qui est à saisir pour comprendre ce qui fait l’efficace de la « littérature sauvage » dans ces contextes militants. Souvent, c’est la conjonction du masque (éventuellement du costume) et du message écrit qui fait sens, les deux se complétant, la textualité explicitant et prolongeant ce qu’évoque déjà l’affichage ou l’incarnation du symbole.

26Dans la mesure où le corps est pleinement engagé dans ce message, à divers degrés selon la performance exécutée, la proxémie intervient significativement dans l’usage des supports du texte, de l’image et des accessoires. Considérons par exemple cette nouvelle occurrence du masque de Guy Fawkes porté à Paris le 2 février 2019 par un Gilet jaune20 qui tient deux pancartes, l’une avec un slogan, l’autre plus longuement narrative. A priori, un seul élément suffit à exprimer le message, le masque étant le plus puissamment évocateur, en tant que signe qui est aussi un symbole. Mais c’est bien l’ensemble qui concourt à la signification du message. La pancarte de gauche est circonstancielle et énoncée à la première personne : « Je fais partie d’une société qui pense que travailler 5 jours par semaine pendant 40 ans pour rembourser une dette créée par une banque ça s’appelle être libre. » Elle déploie une forme d’argumentation par l’expérience du vécu, ici rapportée à une situation générale présentée comme absurde, avec laquelle l’individu entre en dissonance.

27L’ensemble explicite le sens, mais il y a une hiérarchisation des indices iconiques et textuels — qu’ils figurent sur le visage, dans les mains, en arrière-plan —, selon une chorégraphie évolutive faite d’accessoires combinables et amovibles : les pancartes peuvent être lâchées, cachées, ou au contraire brandies, seules ou en simultanéité. Et ces éléments signifiants s’adaptent de manière complexe aux circonstances physiques, relationnelles et topographiques, telles que la position stratégique en début de cortège, pendant les nasses des manifestants, position à la fois exposée et prolongée, qui permet la pose photographique.

28L’accessoire peut être un prolongement du corps, mais aussi un bouclier, à l’image des books blocs, nouvelle forme de lutte consistant à brandir collectivement des représentations de couvertures de livres. Ce mode d’apparition et de cohésion dans l’espace urbain a émergé en Italie en 2010 lors des grèves étudiantes (Boidy, 2020). S’il s’agissait initialement de défendre la culture contre les coups, notons que certains de ces books blocs ont ensuite été constitués précisément d’œuvres dystopiques, notamment de George Orwell et de Ray Bradbury, comme dans celui formé par le collectif « Bibliothèques en lutte » lors de la manifestation parisienne du 20 février 202021. Cela amène le message encore plus loin : le livre est convoqué comme objet mais aussi comme support de la fiction elle-même dénonciatrice, dans un geste à la fois défensif (le bouclier ainsi matériellement formé, composé par des panneaux en bois et en carton, rempart comme un monde devenu hostile) et offensif (la fiction brandie comme une expression de lucidité et d’opposition). Il s’agit d’opposer un monde contre un autre, symboliquement par les références affichées et concrètement par le mouvement frontal.

6. La puissance subversive du mème

29Cette pratique contestataire reposant sur l’emprunt — citationnel, métaleptique, symbolique — à la dystopie s’auto-alimente par sa propre récurrence, produisant aisément de la « viralité », c’est-à-dire une reprise fréquente d’éléments-types qui sont largement partagés. Leur diffusion est d’autant plus dynamique que les banderoles et les pancartes se réutilisent, se recyclent, se copient. On a déjà vu la répétition du slogan « Fin du monde, fin du mois, même combat », utilisé à la fois par les Gilets jaunes et dans les manifestations pour le climat, puis dans la convergence climat-justice sociale, avec certaines inflexions majeures : en choisissant la portée généralisante ou particularisante, on ne produit pas le même sens argumentatif selon que l’on remonte d’une situation prosaïque au cadre global de la fin du monde ou que l’on fait découler les fins du mois d’une situation problématique préalable.

30De même, on peut constater l’excellente rentabilité du message « This episode of Black Mirror sucks [Cet épisode de Black Mirror est nul]  », vu dans de nombreuses manifestations américaines et dont on a déjà évoqué l’équivalent, littéral ou ironique, pour l’aire francophone. S’il fonctionne dans tous ces contextes et sur tout support allant de la pancarte au t-shirt, c’est parce qu’il vaut principalement pour le clin d’œil à l’univers anxiogène dépeint dans les épisodes de la série, quel que soit le sujet, situation délétère d’ailleurs remise à zéro à chaque début de nouvel épisode, comme le veut la structure de cette série d’anthologie. En effet, la configuration des histoires autonomes, sans personnages récurrents, mais reliées entre elles par un même esprit général de suspicion à l’égard des nouvelles technologies et de la culture des écrans, permet d’englober une grande diversité de messages et de causes. Touchant à tous les sujets et dans des registres distincts, y compris le fantastique et le politique, la série aborde des thèmes aussi divers que les robots tueurs, le crédit social dépendant d’une note d’appréciation, les puces et implants corporels assurant une surveillance totale, le téléchargement de l’esprit humain dans un espace de réalité virtuelle et bien d’autres. Outre son inflexion polysémique, la cohérence du message, une fois celui-ci transposé dans l’espace public contestataire, vaut aussi pour le lien générationnel unissant ceux qui ont été les spectateurs de la série et savent de quoi elle traite sans nécessiter d’explicitation.

31 L’appropriation militante de la culture populaire procède ainsi par strates, ajouts et modifications partielles, parfois minimalistes mais puissamment signifiantes. À un point tel que ce geste de retouche lui-même devient un procédé à part entière, exploitant l’à-peu-près potache mais évocateur, à l’image du graffiti « Covid 19-84 ». Ces reprises avec variations sont autant d’expressions d’une culture du mème (de l’anglais meme) qui tire parti des dynamiques de cette viralité aisément multipliable et déclinable. Telle cible politique ou idéologique peut ainsi aisément se retrouver incluse dans un message à fort potentiel de diffusion. N’y échappant pas, le président de la République française en a fait abondamment les frais. Ainsi de la formule citationnelle « Big Manu [ou Big Macron] is Watching You22 », qui a généré de nombreuses déclinaisons en photos, en dessins23, en diverses couleurs, sur des affiches, des pancartes et même sur une pancarte à partir de l’affiche découpée… Sur le plan matériel, ces réalisations procèdent de la tendance au bricolage DIY (Do It Yourself) et à sa créativité légère, faite de matériaux abordables assemblés sans sophistication excessive. Le résultat est proche du fan-art, à ceci près que l’hommage fait ici place à l’irrévérence. On mesure l’importance de réinscrire ces éléments dans le paysage visuel et textuel duquel ils procèdent, qui fait apparaître l’étendue de leur circulation et le feuilleté sémiotique des strates qui les sous-tendent. Ainsi, l’esthétique d’un visage en noir et blanc découpé puis collé sur un fond rouge vif a été utilisée avec le portrait d’Orwell, puis a servi à afficher les ennemis qui menacent une société de dystopie, tel le président chinois, et enfin a été récupérée avec la tête de Macron.

32La répétition induite par la viralité du mème ne s’opère pas exactement à l’identique, mais bien par déclinaisons partielles. Ce faisant, elle permet la resémiotisation des occurrences concernées, en jouant notamment de la réversibilité des emblèmes. C’est de ce phénomène que procède la pancarte figurant Macron en Joker24 à Toulouse le 16 novembre 2019. Cette fois, c’est la cible qui est associée au personnage, et non les manifestants25. L’inscription en surimpression « Psycho » suggère que ce qui est ici retenu du Joker n’est pas son statut de leader hors-la-loi dénonçant un état oppressif et corrompu de société, mais plutôt la condition psychiatrique du personnage, caractérisé par le trouble neurologique d’un rire déréglé et irrépressible. Cette interprétation est à rapprocher une nouvelle fois du film de Todd Phillips de 2019, qui a appliqué un traitement psychologisant à cet anti-héros en explorant son enfance et son cadre familial sous l’angle de la maltraitance et de l’expression progressive de la folie, en partie envisagée à travers le point de vue du personnage lui-même. Ce portrait non conventionnel du Joker s’inscrit dans une œuvre cinématographique aux inflexions de film d’auteur, partiellement dissociée de la franchise DC. Sa récupération dans un contexte urbain contestataire s’opère quant à elle d’une manière très littérale et presque biaisée, qui consiste à réduire le personnage à un fou furieux.

33On touche ici aux paradoxes de la polysémie des symboles, car le film suscitait plutôt une forme d’empathie avec son protagoniste en raison de sa marginalisation forcée, par la société qui ne lui permet plus d’exercer un emploi, par le système social qui l’abandonne et par une mère abusive qui l’a bercé d’affabulations sur ses origines. À travers un parcours de relégation puis de passage au crime, le protagoniste était placé en position victimaire et finissait hissé en modèle du contre-pouvoir en plein déchaînement des émeutes urbaines, un statut qui peut à certains égards rejoindre la position des manifestants, mais qui ne colle pas avec le profil ici dénoncé chez Macron. À propos de cette resémiotisation à géométrie variable, qui hésite entre un héros anarchiste marginalisé par la société ultracapitaliste et un individu détraqué devenu un dangereux criminel, on peut faire l’hypothèse que le Joker a constitué l’un des symboles circulant le plus dans les manifestations suite au succès du film et à l’analogie entre la situation cinématographique finale (les émeutes) et le contexte français (casseurs, black blocs infiltrés dans les manifestations), ce qui a entraîné sa reprise dans différents sens, y compris comme cible plutôt que comme emblème.

34On voit ainsi coexister des interprétations divergentes des fictions dystopiques dans les mêmes lieux et lors des mêmes événements. D’ailleurs, l’anticipation est éminemment sujette à la réinterprétation, au point que l’on puisse faire dire à ces références supposées familières des choses qu’elles ne signifiaient pas initialement, d’autant que les romans originaux n’ont pas forcément été lus ou qu’on n’a visionné qu’une partie des épisodes des séries. Cette variabilité des messages peut par exemple trouver chez Orwell la dénonciation d’autres travers que le communisme qu’il critiquait en poussant ses principes à l’extrême, pour ne retenir bien souvent de cette œuvre que Big Brother et la novlangue vidée de sa substance. Ce qui explique notamment les erreurs telles que la fausse citation de Nicolas Dupont-Aignan postée sur Twitter le 14 octobre 2020 : « En dehors du travail, tout sera interdit… Marcher dans les rues, se distraire, chanter, danser…26 ». Autre exemple, La Servante écarlate, qui est devenue le symbole d’une nécessaire lutte pour protéger et améliorer la condition des femmes, n’exprimait pas un tel militantisme à travers le point de vue féminin encore très soumis de son héroïne, qui n’a acquis un portrait de femme aussi nettement indépendante et volontaire que dans son traitement par la série à partir de 2017, appuyée sur un univers visuel accentué par la scénographie des postures, les plans sur les visages et les codes couleurs contrastés. De même, si Squid Game fait initialement figure de métaphore de la précarité de l’existence en Corée du Sud, il ne contient pas d’éléments soulignant l’importance de la lutte pour le climat, ce qui n’a pas empêché son appropriation lors de la COP26.

7. Appropriation et expression militante

35Les actions publiques examinées précédemment mettent en évidence qu’il s’agit de se situer et de s’affirmer à travers des représentations, fût-ce de manière contrastive. L’engagement politique et l’investissement dans la fiction apparaissent dès lors comme deux modalités conjointes de l’adhésion. Les expressions militantes faites de citations et de détournements montrent que les fictions dystopiques agissent comme des interfaces disponibles pour le réinvestissement de topiques d’actualité, au rythme de l’opinion et des phénomènes de mode, un message remplaçant l’autre mais chacun s’ancrant dans la stratification cumulative des fictions et discours antérieurs. Ces œuvres constituent de la sorte un stock commun de représentations, d’autant plus signifiantes qu’elles fonctionnent par références intertextuelles et intericoniques : rien ne ressemble plus à une fin du monde qu’une autre fin du monde. D’ailleurs, la diégèse de ces fictions est rarement convoquée et se trouve plus généralement remplacée par des artéfacts, des références génériques, quelques évocations détournées et des commentaires de réception.

36Les usages urbains, publics, militants de ces fictions servent le déploiement d’une énonciation collective, sur la base de la (re)connaissance commune de scénarios repoussoirs, prétextes à la revendication. Cela s’opère dans un contexte de banalisation des scénarios du pire par le spectacle, les industries culturelles, la culture mainstream et sérielle. Mais la banalisation n’est pas pour autant complaisante ou gratuite : elle se fait cadre d’expression permettant de se situer en tant qu’individu citoyen pris dans un destin collectif qu’il s’agit de reprendre en main. Le recours à ces fictions le plus souvent cinématographiques et télévisuelles à fort potentiel transmédiatique permet de réunir les principales composantes du geste militant : un effet de groupe (imaginaire culturel partagé, fondé sur la référence à une œuvre connue, ayant souvent ses propres communautés de fans), la puissance des symboles (réduction à un emblème, un slogan, une attitude, un scénario-type) et la désignation conjointe des cibles à combattre et des victimes à soutenir (polarisation manichéenne des forces en présence).

37Ces pratiques se déploient aussi dans le contexte d’une politisation accrue des fictions (les publics s’emploient à percevoir des messages dans les œuvres, en particulier ceux qui entrent en résonance ou en contradiction avec leurs visions du monde), tendance qui va de pair avec le mouvement inverse de fictionnalisation du politique27, à travers les reprises des genres de l’imaginaire au service de diverses causes, par traduction des valeurs acquises en fiction en manières d’agir sur le monde. On comprend qu’il s’agit non pas d’explorer le potentiel expérimental d’autres mondes de la fiction, mais bien de s’ancrer dans le contexte le plus immédiat et le plus concret. Ce n’est donc pas l’expérience de la défamiliarisation qui prévaut, mais la confirmation d’une familiarité avec une certaine vision du monde et de ses conditions d’habitabilité. Cela invite à une forme active d’amélioration — d’empowerment (Claisse et Delvenne, 2015) entendu au sens de re-capacitation, qui passe par la redéfinition d’un socle commun, idéologique et axiologique. On a montré que ces appropriations gagnent à être considérées en réseau et dans un ensemble de références qui modulent leur signification et leurs visées. Il resterait à mesurer l’efficace des messages et à nuancer leurs usages en les analysant par degrés, sur une échelle d’autonomie de transformation par rapport aux fictions initiales. Trois modalités au moins apparaissent sous cet angle : la citation, le prolongement et le détournement.