1952 : la première exposition sonore de la radio française
1Je voudrais dans cet article aborder le sujet des corpus radio-littéraires en France, non pas sous l’angle de leur prise en compte dans les études littéraires1 mais de leur valorisation par l’institution radiophonique elle-même, qui en les valorisant s’affirme en même temps comme un espace littéraire majeur du XXe siècle. Depuis la création en 1985 des Nuits de France Culture, espace dédié à la rediffusion d’émissions passées de la chaîne, on ne compte plus les émissions d’archives, et j’ai d’abord été tenté de me pencher sur les riches émissions de Claire Chancel dans les années 1990 que furent La Radio à l'œuvre, série estivale de 19982, et surtout Radio archives (1987-1999)3. Mais j’ai finalement choisi de revenir aux origines et de m’intéresser à la première des deux grandes expositions radiophoniques du début des années 1950 : Archives sonores, organisée par la Phonothèque centrale de la RTF, diffusée par épisodes sur les ondes de Paris-Inter au printemps et à l’été 1952. Il s’agit d’une exposition « en ligne » cinquante ans avant l’essor d’internet4. Elle est suivie quelques mois plus tard, à l’automne, d’une autre exposition sonore, intitulée Dixième anniversaire de la fondation du Studio d’Essai, organisée cette fois dans les locaux du Club d’Essai de la RTF, à partir aussi d’archives de la Phonothèque centrale5. Premières du genre en France, ces deux expositions ont en commun, d’abord d’avoir été voulues et soutenues par la Direction générale de la radio d’État, ensuite d’inclure les productions radio-littéraires dans un ensemble plus vaste visant à témoigner de la diversité des domaines dans lesquels s’illustre la radio de ce temps, enfin d’avoir impliqué des écrivains dans leur conception, leur organisation ou leur réalisation. Qu’elles aient eu lieu indique l’émergence, dans l’immédiat après-guerre, d’un rapport nouveau de la radio d’État à ses propres productions. Dans un préambule j’évoquerai brièvement la situation de la Phonothèque nationale en 1952, avant de présenter l’exposition Archives sonores.
Situation de la Phonothèque centrale en 1952
2Comme on sait, en France avant la guerre et sous l’Occupation, la préoccupation de l’archivage des émissions n’existe pas : la radio se vit avant tout comme un média du présent6. Une mentalité qui perdure encore largement ensuite, comme le regrette Lise Caldaguès en 1964 dans une série documentaire sur l’art et l’usage des sons7. Et comme le manifeste l’acte manqué des politiques et des législateurs au moment du démantèlement de l’ORTF en 1974, qui avaient oublié de prévoir la création d’un institut dédié chargé de la gestion des archives de la radio et de la télévision (ce sera l’INA).
3Les premiers supports d’enregistrement le confirment : la galette de cire 78 tours monoface, effaçable (en rabotant la galette) et réutilisable deux ou trois fois, comme le disque souple Pyral double face 78 tours qui la remplace à partir de 19338, non effaçable mais peu audible au-delà de cinq ou six lectures, étaient des supports de diffusion à court ou moyen terme, pas d’archivage pérenne. Ainsi quand le Service Phonographique, créé le 31 août 1946 pour regrouper « en un seul organisme toutes les activités phonographiques […] dispersées dans chacun des Services producteurs9 », a commencé à rassembler et identifier les milliers de disques retrouvés, il a dû mettre au rebut vingt mille disques de Radio-Paris et dix mille d’autres provenances, jugés irrécupérables10.
4Il en restait encore beaucoup, il en arrivait même chaque semaine, puisque le service était dépositaire de toutes les émissions diffusées et fournisseur de copies d’archives pour tous les producteurs d’émissions. Mais c’est là que survient un autre problème : la majorité des disques récupérés n’avaient pas de titre, ou de date de première diffusion, et devaient être écoutés pour être identifiés. Ainsi, début 1947, sur 40 000 disques souples conservés (et 300 bandes magnétiques Philips Miller, représentant 200 heures d’émission), la Phonothèque en annonçait 10 000 contrôlés seulement.
5Autre drame : courant 1947, le magnétophone 76 cm commence à être utilisé dans les studios d’enregistrement de la RDF11, mais… faute de crédits (la priorité de la radio est de reconstruire son réseau d’émetteurs, détruit à 90 % par les actions de guerre), la Phonothèque centrale ne peut faire l’acquisition d’un magnétophone 76 cm qu’en octobre 1952, soit un retard de quatre ans dans l’identification des bandes, souligne son Rapport d’activité pour cette année12. Quant aux enregistrements dramatiques et littéraires conservés sur disques mais non encore identifiés, le même rapport indique que leur écoute n’a commencé qu’en novembre 1951 : « […] jusqu’à ce jour, seuls les enregistrements musicaux étaient écoutés13 ».
6Nous voici donc, en 1952, à un moment décisif dans l’histoire de la Phonothèque centrale, qui se trouve face à un travail immense, titanesque, infini, qui va occuper le personnel pendant des années, et même des décennies, compliqué encore par les multiples versements postérieurs du fait du dépôt légal des émissions mais aussi de la récupération de fonds d’archives de provenance diverse (stations régionales, Sorafom, Ocora…)14. Elle commence péniblement, avec peu de moyens humains, techniques et budgétaires, à sortir la tête de l’eau. Elle change aussi de responsable : Lise Caldaguès succède à Raymond Charpentier. Le moment paraît bien choisi à la direction de la RTF pour faire connaître et valoriser, à travers l’exposition Archives sonores, le travail du service et la richesse des fonds sonores ainsi catalogués. Et Pierre Schaeffer, qui assure une des émissions de cette exposition, y a certainement trouvé une impulsion pour concevoir et piloter l’autre grande exposition de l’année, centrée sur les productions du Studio d’Essai et du Club d’Essai. Là, le travail d’identification n’a pas dû être très difficile : même si la masse des enregistrements est assez importante en 1952 (1600 heures sur plus de 2000 heures d’antenne environ, d’après une indication de Jean Tardieu15), la connaissance d’ensemble des émissions par les auteurs de l’exposition a dû beaucoup faciliter le repérage. Cependant Schaeffer, dans sa préface à l’édition sonore, a voulu souligner le labeur fourni : « Imagine-t-on que, pour composer ces vingt montages de vingt minutes chacun, nous dûmes explorer plusieurs centaines d’émissions heureusement conservées grâce aux soins vigilants de la Phonothèque de la RTF16 ? »
L’exposition Archives sonores… et sa suite Voix retrouvées
7La première exposition sonore de la radio française s’annonce ainsi au début de chaque émission : « Archives sonores, une exposition des archives et de la documentation sonore de la Phonothèque centrale de la Radiodiffusion française. [X] vous présente aujourd’hui : […] ». La réalisation est assurée par Georges Godebert, la documentation des émissions par Paulette Letailleur et Georges Sénéquier. La diffusion se fait sur les ondes de Paris-Inter tous les samedis à 18 heures du 3 mai au 5 juillet 1952. La chaîne Paris-Inter, dernière-née de la radio d’État d’après-guerre, diffuse sur la région parisienne seulement, mais le succès rencontré par l’exposition conduit Paul Gilson, directeur des programmes artistiques, à programmer sa rediffusion sur la Chaîne nationale (ancêtre de France Culture) à partir du 3 août, et demander son prolongement par une nouvelle série qui se décline en 7 émissions sous le titre général de Voix retrouvées.
Description des deux séries d’émissions
8Voici d’abord la liste des émissions de la série Voix retrouvées, d’après le rapport d’activité de la Phonothèque centrale pour 1952 conservé au Service Archives écrites et Musée de Radio France :
1. SERGE : « Vieilles chansons sur vieux cylindres »
2. Jean CALVEL : « Notes sur le reportage »
3. CURNONSKY : « Caf’Conc’ »
4. Pierre LOISELET : « Quelques voix de Paris entre deux guerres »
5. Henri SAUGUET : « L’École Française du Chant au début du siècle »
6. Michel ROBIDA : « Les surprises du reportage »
7. Maurice MAURICHEAU BEAUPRÉ, Conservateur en Chef du Château de Versailles : « Versailles »
9Le rapport précise que cette deuxième série devait être « adaptée à un public plus vaste » que la première, et cela est clair d’après les sujets des émissions : vieilles chansons, café-concert, voix de Paris de l’entre-deux-guerres, deux émissions sur le reportage et ses surprises… et, pour couronner le tout, une émission spéciale sur Versailles. Deux chansonniers, deux journalistes, un compositeur, deux écrivains de second rang (Michel Robida, directeur des échanges internationaux de la RTF depuis 1947 ; Pierre Loiselet, aussi producteur de radio) et le conservateur du château de Versailles voisinent dans cette série dont, sauf découverte à venir, il ne reste aucun enregistrement sonore. Ces « voix retrouvées » sont désormais perdues. On peut le regretter, mais on ne s’en étonnera pas puisque, dès l’origine, face à l’impossibilité de conserver tout ce qui se diffuse quotidiennement sur les ondes, la politique de la Phonothèque a été de pratiquer un archivage sélectif, autour de critères de mérite qui seraient sans doute à décrire et apprécier. On a là une illustration de ce principe17.
10Quant à la première série, Archives sonores, il en survit des bouts dans les archives de l’INA, 4 émissions sur 9 apparemment, mais, comme Voix oubliées, il m’aurait été impossible de la reconstituer sans le secours du Rapport d’activité de la Phonothèque centrale, qui donne sommairement la liste des émissions qui la formaient, précédée d’un chapeau explicatif. La voici :
1952
MAI
Diffusion sur la chaîne Paris-Inter d’une série de neuf émissions de 30 minutes : « Archives sonores ».
Ces émissions avaient pour but d’illustrer, si besoin était, l’intérêt des archives phonographiques, et de les mettre en valeur sous des aspects divers, élément nouveau de la recherche historique, véhicule du monde des sons, témoin enfin des instants objectifs que rien ne définit et [qui] sont parfois le centre d’un événement.
Chaque émission était confiée à une personnalité qui avait toute liberté de choix et de conception.
1ère émission : M. Julien CAIN : « Les perspectives d’une bibliothéconomie adaptée aux caractéristiques d’un document sonore ».
2e émission : Darius MILHAUD : « La Machine à rattraper le temps ».
3e émission : Professeur Paul RIVET : « Souvenirs ».
4e émission : Gérard BAUER : « Présence ».
5e émission : Philippe SOUPAULT : « Le monde des sons ».
6e émission : Alexandre ARNOUX : « Voix de comédiens ».
7e émission : Pierre SCHAEFFER : « Le temps retrouvé ».
8e émission : Blaise CENDRARS : « Les rythmes de l’Homme ».
9e émission : Pierre LOISELET : « Une galerie de Chefs d’État ».
Dans le rapport, les émissions ne sont pas datées et les notices de l’INA n’en signalent que quatre. On peut cependant, par recoupements, arriver au calendrier suivant :
1. samedi 3 mai : Julien Cain
2. samedi 10 mai : Darius Milhaud
3. samedi 17 mai : Paul Rivet
4. samedi 24 mai : Gérard Bauer
5. samedi 31 mai : Philippe Soupault
6. samedi 14 juin : Alexandre Arnoux
7. samedi 21 juin : Pierre Schaeffer
8. samedi 28 juin : Blaise Cendrars
9. samedi 5 juillet : Pierre Loiselet
11Comme indiqué par le rapport, la composition de l’exposition obéit à un principe très souple, puisque carte blanche a été laissée à chaque « producteur invité ». Rien de carré, de très pensé, pas de distribution des contenus comme on en aurait entre des salles d’une exposition spatiale, mais, plutôt, une confiance de la direction que la diversité des profils va assurer à l’ensemble une diversité d’approches, tant dans les contenus que dans les tons et les styles. Difficile dans ces conditions de faire des hypothèses sur l’ordre de passage, sauf pour le choix du premier orateur : Julien Cain était depuis 1930 l’infatigable administrateur de la Bibliothèque nationale et de sa Phonothèque nationale18, démis en 1940, rétabli en 1945 après avoir survécu aux camps de concentration, nommé directeur des Bibliothèques de France et de la Lecture publique en 1946. Son nom en première place de la série peut se comprendre comme une sorte d’hommage rendu par les gens de radio aux gens du livre, mais peut-être plus encore à l’exemple donné par la Bibliothèque nationale, quinze ans plus tôt, d’une ouverture aux archives sonores, comme si désormais, pour l’époque contemporaine au moins, l’un ne pouvait plus aller sans l’autre. On connaît toujours le compositeur Darius Milhaud, auréolé de son appartenance au groupe des Six lancé par Cocteau à la fin des années 1910, prolixe auteur de musiques de films mais aussi de dramatiques radiophoniques ; au moment de l’exposition sonore, la radio le mettait aussi à l’honneur en diffusant une série de 18 entretiens de lui avec Claude Rostand, commencée le 28 avril. Paul Rivet est sûrement moins connu aujourd’hui : ethnologue et fondateur du Musée de l’Homme, il avait pour lui en 1952 de présider depuis quelques années le Conseil supérieur de la radio (dont Julien Cain était aussi membre), et d’avoir aussi jusqu’en 1948, comme député socialiste, puissamment aidé le directeur général de la radio, Wladimir Porché, dans de nombreux dossiers budgétaires et politiques du moment. Gérard Bauer, chroniqueur et éditorialiste au Figaro, directeur de Paris-Presse en 1945, et Alexandre Arnoux, romancier, dramaturge et auteur radiophonique assez abondant, étaient tous deux membres de l’Académie Goncourt, qualité mise en avant dans l’annonce de leurs émissions (« Alexandre Arnoux, de l’Académie Goncourt, vous présente aujourd’hui : quelques voix de sa jeunesse, et de ses amis »). Pierre Loiselet, écrivain, poète, journaliste, producteur à la RTF, était peut-être là parce qu’il était de la maison. Quant aux trois autres noms, Schaeffer, Soupault et Cendrars, inutile de les présenter.
12Tous ces hommes, sauf Pierre Schaeffer (1910-1995), leur benjamin de dix ou vingt ans, sont nés avant le début du XXe siècle et ont plus de soixante ans en moyenne au moment de l’exposition (Paul Rivet, le plus âgé, en a soixante-seize, Pierre Loiselet, le plus jeune après Schaeffer, cinquante-quatre). Ils ont donc connu les premiers balbutiements de la TSF en France dans les années vingt et ses lents perfectionnements au cours des années trente ; la bascule d’un monde sans à un monde avec, mettant à portée d’oreille des sons et musiques du monde entier19 et, dans les milieux intellectuels, les réticences ou condamnations de défenseurs de la culture imprimée, comme Georges Duhamel, relayées par la presse en 193820. Ils ont eux-mêmes souvent « parlé dans le poste » avant la guerre. Ils ont volontiers encore une approche optimiste voire lyrique, du média, bien perceptible dans les émissions d’Alexandre Arnoux et Blaise Cendrars, qui en déclinent deux variantes, l’une nostalgique, l’autre ludique. Elles commencent ainsi :
« Il y a je ne sais quoi de profondément émouvant, de réconfortant / et de mélancolique à la fois, de presque tragique même selon l’occasion, à retrouver comme dit Verlaine, “l’inflexion des voix chères qui se sont tuesˮ. Il existe des voix, des voix de personnes de notre âge, d’une contrée lointaine, de personnes que l’on n’a pas pu rencontrer et que l’enregistrement sonore permet de rencontrer, de connaître. J’ai donc feuilleté – si l’on peut employer ce mot quand il s’agit de disques – quelques témoignages d’êtres, pour la plupart disparus, sauf trois d’entre eux, et auxquels m’attache un sentiment d’amitié, proche ou lointaine, un lien serré ou mystérieux. Nous repasserons aujourd’hui ceux que j’ai choisis sur les ondes21. »
« Connaissez-vous les archives sonores ? C’est rue de l’Université. Un grand immeuble coupé longitudinalement par de longs corridors, et divisé à chaque étage en une infinité de petites cellules. Chaque cellule est divisée à son tour par des rayons et des cloisonnages, des casiers qui contiennent des disques, des milliers et des dizaines de milliers de disques. C’est dans l’une de ces cellules que je me trouvai être enfermé une nuit. On m’avait oublié à je ne sais quel étage ni ne sais-je dans quelle aile du bâtiment. Personne ne m’avait prévenu à l’heure de la fermeture. Tout le monde était parti. J’étais sous clé. Alors que faire, sinon piquer au hasard dans les tas et faire tourner les disques des archives. C’est long, une nuit. C’est ainsi que j’ai composé cette espèce de poème sonore que vous allez entendre, un poème fait de pièces et de morceaux, de toutes les voix, de tous les bruits du monde, des rythmes22. »
Émissions conservées
13Quelles sont maintenant les émissions conservées à l’INA ? J’en ai retrouvé quatre au cours de mes recherches, à savoir les émissions 5 à 8 de la série, avec Philippe Soupault (31 mai), Alexandre Arnoux (14 juin), Pierre Schaeffer (21 juin) et Blaise Cendrars (28 juin). Sauf celle d’Alexandre Arnoux, elles sont encore conservées à l’INA sur deux supports sonores différents (de durée légèrement différente pour l’émission de Schaeffer), associées à deux notices différentes, une des deux bien plus récente et complète que l’autre dans le cas de Schaeffer et Cendrars. Elle se suivent dans le temps, mais c’est peut-être un hasard, car elles ne sont pas du tout reliées entre elles dans les archives de l’INA et il m’a fallu faire un véritable travail de pisteur pour les retrouver. En effet, l’exposition de 1952 n’a pas été conservée comme telle ni dans son intégralité, mais démembrée, et l’INA hérite aujourd’hui de cette dispersion. Quand cela s’est-il passé ? Au début des années 1960, quand Lise Caldaguès, responsable de la Phonothèque centrale, décide de lancer une grande campagne de recopie sélective, sur bandes magnétiques, d’enregistrements anciens conservés sur disque souple ou sur bande Philips-Miller. Des compilations d’archives littéraires et des spectacles sont alors constitués, par auteur souvent, ou par domaine (littérature, spectacle…), et c’est au sein de telles compilations que l’on retrouve aujourd’hui les émissions de Soupault, Cendrars et Arnoux – cette dernière bien cachée, à vrai dire, dans une compilation Archives du spectacle et de la littérature réalisée le 30 novembre 1962, et impossible à identifier à la lecture de la notice23.
14Comment donc comprendre la sauvegarde de ces quatre émissions ? Comme une sélection « au mérite », un geste de patrimonialisation, transformant ces émissions, au moment du choix entre pilon et conservation, en objets dignes de rester dans notre patrimoine culturel. Pierre Schaeffer, c’est, dans la série, le « grand homme de radio », tandis que Philippe Soupault, Blaise Cendrars et Alexandre Arnoux en sont les « grands écrivains » – en considérant la notoriété d’Alexandre Arnoux à l’époque. L’enseignement qu’on peut en retirer, c’est que cela compte d’être un écrivain connu pour être patrimonialisé ; comme si le mémorable c’était d’abord le livre…
15Il faut ajouter que, au moins pour les émissions de Soupault et Cendrars, on n’a pas seulement affaire à des documents (comme aurait dit Gustave Lanson), mais à des œuvres – œuvres de commande sans doute, de circonstance, mais d’être de circonstance n’a jamais empêché un poème d’être un poème ni une œuvre d’être une œuvre. Sachant que chaque intervenant avait carte blanche pour composer son émission comme il le voulait à partir d’archives sonores de la Phonothèque, il est intéressant de voir que, si Arnoux se contente de discourir autour des documents sélectionnés, Cendrars choisit de composer une « espèce de poème sonore » rassemblant des bruits de naissance, d’école, d’armée, de travail, de danses « primitives » et « évoluées », de foules, de prières, de rythmes industriels, tandis que Soupault fait jouer par deux comédiens (François Chaumette et Maurice Biraud) une espèce de dialogue d’idées entre un amateur du monde merveilleux des sons et un monsieur tout-le-monde (assez cultivé quand même) que les bruits indiffèrent ou qui les trouve laids, dialogue truffé de trois poèmes de Soupault lus par l’auteur. Le poète demeuré surréaliste (de cœur) se montre sensible à la signification typique de certains sons (sons de départ, de guerre…) ; Cendrars en fait un poème, en traitant des séries de sons comme des séries de vers rimés. Son poème sonore, longtemps oublié et inconnu des spécialistes, a été retrouvé et rediffusé lors d’un colloque sur les écrivains et la radio à Montpellier en 2003 ; le dossier préparatoire de l’émission avait quant à lui été exhumé par les cendrarsiens en 1995, dans Cendrars, le bourlingueur des deux rives24. Quant au dialogue de Soupault, il est resté inédit. L’émission, elle, a été exhumée par Claire Chancel dans Radio archives (diffusion d’un extrait de 13 mn le 9 avril 1993), puis rediffusée par Jean-Noël Jeanneney en 2005 dans une émission de Concordance des temps sur « le fléau du bruit », avant d’être portée à la connaissance des littéraires à l’occasion d’une journée d’étude sur Soupault et la radio organisée à Montpellier en 201425.
16Je n’ai rien dit de l’émission de Pierre Schaeffer, intitulée « Le temps retrouvé » : comparativement à Soupault et Cendrars, il se montre très littéraire dans son propos, au sens où il parle de littérature (et d’art), alors que les deux écrivains en « font » sans en parler, avec des sons de partout fournis par les documentalistes de la Phonothèque centrale. Aussi bien, c’est le fondateur du Studio d’Essai qui parle, ce petit laboratoire dédié aux arts et techniques radiophoniques créé en janvier 1943 dans la foulée d’un stage préparatoire animé par le metteur en scène Jacques Copeau à Beaune (Côte d’Or) du 15 septembre au 15 octobre 1942, fermé en avril 1944 sur des soupçons d’activité en faveur de la Résistance, rouvert par Schaeffer le 19 août, jour de l’insurrection de Paris contre l’armée d’occupation, et qui a diffusé le lendemain 20 août la première émission de la « Radiodiffusion de la Nation française ». Le Studio d’Essai a écrit à la Libération de Paris une page de l’Histoire nationale en diffusant les premiers appels à l’insurrection, l’appel aux curés de la capitale à faire sonner les cloches de leurs églises, les voix d’Éluard et Aragon disant L’Honneur des poètes, le premier reportage sonore sur de Gaulle arrivant à Paris, les premiers éditoriaux de Camus et Mauriac dans Paris libéré. Et le « temps retrouvé » dont nous parle Schaeffer dans son émission, c’est ce double temps-là, celui de la naissance du Studio lors du fameux stage de Beaune en 1942, avec le metteur en scène Jacques Copeau, qui posa les grands principes d’un art du micro émancipé de l’art théâtral, et celui de son heure de gloire nationale. Toute l’histoire du Studio est comme résumée par ces deux dates élevées à la hauteur de mythes fondateurs et qu’illustrent les deux disques diffusés et commentés d’une voix émue et ralentie dans les dix dernières minutes de l’émission : une « récitation chorale » (« si en faveur au temps de ma jeunesse », précise l’auteur) de la « Présentation de la Beauce à Notre-Dame de Chartres » de Péguy, enregistrée à Beaune le 7 octobre 194226, et une Cantate à l’Alsace créée à Strasbourg le 26 avril 1944 et « enregistrée en hâte au lendemain de la Libération pour gagner de vitesse l’armée qui allait délivrer Strasbourg27 ». Et c’est aussi l’horizon mythique qui va gouverner la composition de l’exposition de l’automne 1952, dont Schaeffer est cette fois le concepteur et le grand artisan, et qu’il annonce déjà à demi-mot dans Archives sonores. Mais ceci est un autre sujet28.