Colloques en ligne

Arnaud Wydler

Édifier en plaisant. Le portrait comme stratégie à succès de la prédication « classique »

1On s’étonnera peut-être de rencontrer au cœur de ce collectif consacré aux « recettes du succès » en littérature un article sur la prédication classique, tant les enjeux de l’éloquence sacrée semblent opposés aux idées d’ambition, de gloire et de notoriété qui informent la pratique des écrivains du champ littéraire naissant. Sous son apparente austérité, le sermon n’est toutefois pas imperméable à ces intérêts profanes et mondains. Le sermon, et en particulier le grand sermon parisien du xviie siècle qui retiendra ici notre attention, peut même être considéré comme un ensemble de stratégies rhétoriques visant à renforcer l’adhésion du public et à garantir à celui qui le prononce le suffrage nécessaire pour évoluer dans la carrière – très concurrentielle – de la chaire1.

2Par souci de concision, cet article voudrait se concentrer sur les stratégies rhétoriques relatives à un argument majeur de la prédication « classique » : le portrait. Sa fréquence et ses proportions augmentent en effet considérablement chez les orateurs de la seconde moitié du xviie siècle. Ses enjeux, dans le contexte de l’éloquence sacrée, n’ont d’ailleurs été que peu étudiés2, et méritent d’être reconsidérés dans une perspective croisant rhétorique et histoire littéraire.

3La première partie du propos questionnera ainsi l’essor du portrait dans la prédication au regard des sensibilités du public, qui accordait un intérêt particulier à la représentation des comportements et des ressorts de l’âme humaine. Peindre un vice plutôt que de l’expliquer en des termes théologiques et savants s’apparente déjà, eu égard à l’horizon d’attente, à une stratégie de persuasion susceptible de renforcer l’efficacité du prêche. 

4Une deuxième partie étudiera le montage et la configuration du « portrait prédicatif », de façon à mettre en évidence les choix stylistiques et les phénomènes d’actualisation conformant la tradition ancienne de la peinture morale aux goûts du public. Le propos questionnera en outre les rapports – ambivalents – que le « portait prédicatif » entretient avec ses variantes littéraires, dont il sélectionne et récupère certains procédés, tout en les mettant au service d’effets distincts, subordonnés aux exigences spécifiques de la chaire.

I. Un motif au goût du jour : la mode des peintures dans la prédication du second xviie siècle

5Cette démonstration peut prendre appui sur un premier constat de « quantité » : le portrait moral investit largement la prédication des années 1660-1700. Difficile, en effet, de lire un sermon sans rencontrer au moins un caractère3, en particulier dans les sermons centrés sur des thèmes moraux – tels que les Sermons sur l’ambition, sur la vanité ou sur l’intempérance. Le recours au portrait dans la prédication n’est pas un phénomène nouveau, mais il devient plus régulier après 1660, chez les orateurs « classiques »4. La génération antérieure, celle de Camus, Binet, Le Gras et Molinier, lui préfère en effet l’explication imagée des dogmes, construite sur des analogies percutantes et des figures de pensées complexes, emblématiques de ce que Marc Fumaroli nomme la « sophistique sacrée »5. Chez ces prédicateurs « baroques »6, la représentation d’un comportement ou d’un vice tient ainsi davantage à une exposition technique et imagée qu’à une description fine de ses mécanismes psychologiques7.

6La tendance évolue à partir du milieu du siècle : la mode du portrait littéraire, qui se prolonge dans des variantes plus sérieuses8, remotive les peintures morales, qui s’épanouissent dans une littérature davantage tournée vers l’intériorité9 : il semble en effet que la mode ne soit plus à la « rhétorique des peintures », mais à l’analyse psychologique et aux descriptions naturelles des comportements et des vices.

7Cette première explication littéraire – et a fortiori esthétique – de l’essor du portrait moral dans la prédication rejoint une seconde hypothèse théologique : la pensée augustinienne et, plus largement, la réflexion sur les passions, ont contribué à faire de la « science du cœur » et de la peinture des comportements des outils privilégiés pour corriger le vice et exciter l’amour de Dieu. Les Peintures Morales de P. Le Moyne, publiées en deux volumes en 1641 et 1643, révèlent un tournant dans les enjeux de la pastorale : un bon ministre de l’Église, plus qu’un bon rhéteur, est d’abord un observateur consciencieux, capable de cerner les traits psychologiques et moraux – les caractères – de son auditoire, et de les représenter dans un style clair et efficace, qui évite la pédanterie et l’excès d’ornement10. Les artes praedicandi publiés après 1650, suivront ce recentrement sur l’intériorité11.

8Ce développement va de pair avec une augmentation de témoignages évoquant la mode des peintures dans le sermon. Ce passage de la correspondance de Sévigné, dans lequel elle écrit que Bourdaloue « s’est mis à peindre les gens », souligne tout à la fois l’originalité du procédé, et l’intérêt qu’y trouve le public mondain :

J’ai été cette nuit aux Minimes : je m’en vais en Bourdaloue. On dit qu’il s’est mis à dépeindre les gens, et que l’autre jour il fit trois points de la retraite de Tréville. Il n’y manquait que le nom, mais il n’en était pas besoin. Avec tout cela on dit qu’il passe toutes les merveilles passées, et que personne n’a prêché jusqu’ici12.

9Attentive à la rumeur du « siècle », l’épistolière montre un certain enthousiasme à l’égard de ce portrait étendu13, qui joint à la force du discours l’agrément de la nouveauté et de l’actualité, en référence à une personnalité publique de la cour.

10Cette évolution du portrait n’est toutefois pas du goût de tous : plus sceptique, l’abbé d’Olivet reviendra au début du siècle suivant sur cette mode des peintures dans la chaire, dont il fustige la prolifération dans la prédication de son temps :

Or ce détail étant ce qu’il y avait de plus neuf, et ce qui par conséquent frappa d’abord le plus dans le P. Bourdaloue, ce fut aussi ce que les jeunes prédicateurs tachèrent le plus d’imiter. On ne vit que portraits, que caractères dans leurs sermons. Ils ne songèrent pas que, dans le P. Bourdaloue, ces peintures de mœurs viennent toujours ou comme preuves, ou comme conséquences : que sans cela elles y seraient hors d’œuvre, et qu’un sermon, qui n’est qu’un tissu de caractères, ne prouve rien. De l’accessoire ils en firent le principal, et d’une très petite partie le tout14.

11La Bruyère, avant d’Olivet, se montrait lui aussi critique à l’encontre de cette vogue du portrait, y voyant une source de « corruption » pour le discours chrétien :

L’Orateur fait de si belles images de certains désordres, y fait entrer des circonstances si délicates, met tant d’esprit, de tour et de raffinement dans celui qui pèche, que si je n’ai pas de pente à vouloir ressembler à ses portraits, j’ai besoin du moins que quelque Apôtre avec un style plus Chrétien, me dégoûte des vices dont l’on m’avait fait une peinture si agréable15.

12La remarque dénonce ici la manière de peindre plus que le procédé en lui-même : le problème du portrait dans la prédication est qu’il a tendance, en tant que lieu textuel propice à l’élaboration stylistique et au raffinement sensible, à faire passer l’intention de plaire avant celle d’instruire. Ce qui devrait servir de preuve à un développement moral devient chez toute une génération de prédicateurs une façon de s’attirer les faveurs d’un public friand de ce procédé. Les agréments du langage humain paraissent ainsi prendre le pas sur les exigences du logos divin.

13La Bruyère, qui observe ailleurs dans son chapitre « De la chaire » les recoupements entre la prédication et le théâtre16, fait écho de près ou de loin à toute une tradition satirique du sermon, dont Volker Schröder a bien étudié les enjeux17 : à en croire certains témoignages contemporains, les orateurs sacrés n’hésitaient pas à reprendre aux satiristes les traits comiques du sermo profane, tissant des ponts – inappropriés et indésirables18 – entre deux genres de discours opposés19. Le portrait « comique » aurait ainsi contribué à dénaturer le discours chrétien, plutôt qu’à en renforcer la persuasion, opérant une sorte de retranchement du religieux au profit d’un plaisir – profane ou galant – construit sur la connivence et la « fine raillerie ».

14À l’issue de ces remarques, on retiendra surtout deux points importants pour la suite de nos réflexions. D’une part, la multiplication des portraits dans les sermons de la seconde moitié du xviie siècle atteste l’émergence d’une conception nouvelle de l’éloquence sacrée, qui retranche les raisonnements savants et les analogies complexes au profit de l’analyse des mœurs. D’autre part, ce phénomène fait apparaître des points de contact intéressants entre les intentions du discours religieux, axé sur l’édification et la correction des mœurs, et un art de plaire mondain visant le divertissement de l’auditeur. Le portrait donne ainsi à considérer de plus près l’hybridité souvent insoupçonnée de la prédication, qui mêle intentions sérieuses et agréments profanes. On verra d’ailleurs que ces agréments sont volontiers appuyés par les choix – on retombera ici sur les notions de « stratégies » et de « recettes » – inconsciemment ou délibérément opérés par le prédicateur dans l’élaboration de ses peintures.

II. Le « portrait prédicatif », entre plaisir profane et enseignement chrétien

15À la suite de ces remarques liminaires, il convient désormais d’étudier plus précisément les traits constitutifs de ces peintures, dont la configuration converge très nettement avec les goûts du public mondain.

16Un premier exemple sera pris au Père de La Rue, prédicateur aujourd’hui oublié, mais dont la réputation à Paris et à la cour était considérable à la fin du xviie siècle20. L’extrait révèle une exécution assez emblématique de ce que l’auditoire pouvait attendre d’une peinture morale :

N’y a-t-il rien de plus dur que la tyrannie des passions, quand une fois on leur a lâché la bride ? Quelle misère plus pesante et plus honteuse que celle d’un avare ou d’un dissipateur ruiné par les profusions ? Quelle persécution pareille à celle que se fait à lui-même un ambitieux, un envieux, un cœur rempli de haine, et dévoré de l’ardeur de se venger ? Quelles larmes plus amères que le dépit, les ennuis, les chagrins d’un voluptueux ? Toujours rebuté des plaisirs, et affamé des plaisirs : il les cherche quand il les possède, il est moins sensible à ceux qu’il a, qu’à ceux qu’il n’a pas, ou qu’il n’a plus. Il tâche continuellement à se dédommager des dégoûts présents, en étendant ses désirs à de nouvelles douceurs, ou rappelant le souvenir de celles qui sont passées. Il s’imagine qu’alors il était vraiment heureux, parce que dans le temps présent il se sent vraiment misérable. Et alors il se croyait misérable, parce qu’il ne se sentait pas assez heureux. De là ces inégalités, ces caprices, cet oubli, cette horreur même de ce que l’on a plus aimé. De là ces remords piquants, non pas toujours de conscience, mais d’honneur et d’intérêt : quand on se voit réduit par la ruine de sa fortune à expier dans une oisiveté forcée l’oisiveté volontaire de ses jeunes ans …21.

17L’extrait se situe au début du premier point du Sermon sur l’exemple des saints, dans lequel La Rue distingue les douceurs promises par une vie réglée sur le salut et les douleurs engendrées par la tyrannie des passions, elles-mêmes suscitées par les faux plaisirs de la vie terrestre. Pour illustrer ce joug des passions, le prédicateur recourt massivement au portrait, à côté des habituelles citations bibliques et patristiques.

18Le passage ci-dessus ressemble d’ailleurs à une galerie de peintures : évoquant les traits distinctifs – et topiques – de l’avare, du dissipateur et de l’envieux, La Rue s’arrête plus longuement sur le cas du voluptueux. Le tableau cherche tout d’abord à créer une certaine complicité avec le public, reflétant des passions répandues dans les milieux mondains et continuellement visées par les moralistes chrétiens ou profanes. Ces sujets de morale constituent en effet des lieux communs de la littérature, resurgissant aussi bien chez les orateurs sacrés que chez Molière ou La Fontaine. Les Fables, au même titre que les sermons, quoique dans une autre perspective, constituent autant de miroirs de l’amour-propre et de ses symptômes.

19Au critère de connivence, La Rue joint à son portrait celui de la vraisemblance, autre pierre angulaire du goût « classique » : le portrait de l’envieux est reconnaissable en effet en tant qu’image de l’envie – on le distingue de l’avarice ou de l’ambition – et il représente précisément les différents mécanismes psychologiques de l’envie et ses conséquences morales – la tristesse, le remords, le doute. Mais ces conséquences peuvent être rattachées à une anthropologie du péché plus globale : à travers un « homme en particulier », la peinture donne à voir l’« homme en général ». D’un vice particulier, elle passe à l’erreur dans son essence, suivant un mouvement d’induction caractéristique de la peinture morale : la peinture de l’envie ne cherche pas les envieux pour seuls contemplateurs, mais bien l’ensemble de l’auditoire, avec lequel elle tisse un rapport d’identification22.

20Instaurant un rapport mimétique entre ses peintures et son auditoire, La Rue élabore en outre son portrait, opérant des choix stylistiques qui servent tout à la fois la logique interne de sa « peinture » – sa finesse, son degré de persuasion – et le potentiel de réception de son discours, par la conformité de ses choix avec les goûts du public. On voit ici à première vue que l’exécution privilégie la progression dialectique à la progression linéaire, l’argumentation se construisant principalement sur des jeux d’oppositions et des antithèses. Le voluptueux est cet homme « rebuté, [nous soulignons] et affamé des plaisirs », qui « les cherche quand il les possède », qui se console des « dégoûts présents » en se remémorant les « douceurs passées ». Aux antithèses succède une figure potentiellement plus séduisante encore, le chiasme : le voluptueux « s’imagine qu’il était vraiment heureux, parce que dans le temps présent il se sent vraiment misérable : et alors il se croyait misérable, parce qu’il ne se sentait pas assez heureux ». La disposition « en croix » des qualificatifs « heureux », « misérable » / « misérable », « heureux » confère rythme et relief au portrait, conciliant séduction stylistique et séduction logique. L’écriture paradoxale semble en outre affecter l’interaction : elle renverse le discours dans une forme d’horizontalité, appelant l’auditeur à interpréter les contradictions du pécheur, flattant au passage son goût pour la pensée ingénieuse ou énigmatique. La séquence se termine enfin par une sorte de pointe, portant sur le terme oisiveté, employé successivement dans deux acceptions différentes, dans une figure proche de l’antanaclase : « De là ces remords piquants, non pas toujours de conscience, mais d’honneur et d’intérêt : quand on se voit réduit par la ruine de sa fortune à expier dans une oisiveté forcée, l’oisiveté volontaire de ses jeunes ans. » L’oisiveté forcée est le silence imposé par Dieu en rétribution à une autre oisiveté, volontaire cette fois-ci, qui fait référence à la « paresse insouciante » du voluptueux, les deux acceptions rejouant habilement, sur un plan sémantique, le rapport de cause à conséquence entre un comportement peccable et le jugement divin.

21Le portrait du Père de La Rue reste toutefois assez fidèle à la tradition classique de l’éthopée, qui dépeint davantage des concepts moraux abstraits que des « types », des comportements « bien campés »23. Certains orateurs font preuve d’une plus grande originalité, à l’instar de Bourdaloue, dont les portraits contiennent, à l’état embryonnaire, les formes du caractère, tel qu’il s’épanouira sous la plume de La Bruyère :

Qu’est-ce en effet qu’un homme préoccupé de cette maudite passion [l’ambition] ? C’est un homme, répond saint Ambroise, qui croit pouvoir soutenir tous les fardeaux et la charge qu’il poursuit : c’est un homme qui, selon les différents états auxquels il serait engagé, croit avoir assez de force, assez de lumières, assez d’intégrité, assez de zèle, pour remplir les premières places de l’Église, s’asseoir sur les fleurs de lis et entrer dans le conseil des rois. Il ne reçoit jamais de récompense qui ne lui soit due, ni de faveur qu’il ne croie avoir méritée. Demandez-lui si dans cette charge il pourra s’acquitter dignement de son devoir, s’il a toutes les dispositions nécessaires pour y entrer, s’il a assez d’assiduité, d’application, de diligence, de fermeté d’esprit, pour rendre justice à chacun, pour ne pas opprimer l’innocent et soulager le coupable […] il vous répondra : possumus, oui je le puis. Mais, quoi qu’il en dise, cela même prouve qu’il ne le pourra pas faire, et même ne le fera pas, pourquoi ? Parce que la présomption est un empêchement essentiel et un obstacle certain à le faire, et à le bien faire [en parlant du salut]24.

22On le remarque au premier abord, le portrait de Bourdaloue s’humanise : l’ambition ne se réduit pas à une qualité morale abstraite, mais s’incarne véritablement dans un personnage que l’on définit moins par des concepts que par des actions et des « situations » concrètes. Ce phénomène est tout à fait intéressant et frappant, dans la mesure où la définition par situations constitue, selon Marc Escola, l’un des leitmotive des peintures de La Bruyère25. L’ambitieux est comme saisi « au vol », à travers ses charges et ses devoirs : on l’accompagne dans une sorte d’itinéraire nous conduisant par différents lieux, de l’Église au « conseil des rois ». Ce caractère vivant, on le voit, est aussi parlant : le discours rapporté double en effet la voix du prédicateur de celle du tiers personnage, dont l’intervention déplace l’énonciation monologique du sermon dans une configuration pseudo-dialogique, plus horizontale, dotant la séquence d’une théâtralité propre à émouvoir un public soucieux d’éloquence spectaculaire.

23Ce qui rend en outre le portrait moderne et attrayant, c’est le mélange des tons, entre sérieux et fine raillerie. Le caractère grotesque de l’ambitieux qui se croit – La Bruyère joue largement sur les présupposés de fausseté – suffisamment éclairé pour occuper toutes les grandes charges est traduit par une accumulation de prédicats faisant ressortir sa présomption jusqu’à saturation. L’image présentant l’ambitieux prêt à « s’asseoir sur les fleurs de lis » forge d’ailleurs une représentation volontiers burlesque de la gloire, dans laquelle se croise l’ambition du personnage, suffisamment imbu de lui-même pour espérer une telle reconnaissance, et son excentricité, qui le pousserait à commettre un geste maladroit et profanatoire. Le rire n’est pas loin, et on voit ici peut-être surgir le lien – qui reste cependant ténu – entre le sermon et la satire évoqué plus haut. Le phénomène d’ironie, construit sur la contradiction entre ce que croit l’ambitieux, et la vérité opposée que détient le prédicateur en partage avec l’auditeur, appuie cette interprétation : « Il ne reçoit jamais de récompense qui ne lui soit due, ni de faveur qu’il ne croie avoir méritée ».

24Enfin, ce qui est frappant dans cette peinture, c’est la manière dont elle se clôt, par un énoncé qui n’a rien à envier aux « formules-guillotines » de La Bruyère26 : « Parce que la présomption est un empêchement essentiel et un obstacle certain à le faire, et à le bien faire [en parlant du salut]. » L’incise-reformulation, qui a valeur de clausule, crée une sorte d’ouverture à l’issue du portrait, entraînant la méditation de l’auditeur dans son prolongement.

25On voit dans l’ensemble que Bourdaloue donne un tour particulièrement séduisant à ses portraits, moins stéréotypés, plus humanisés que celui de La Rue ; plus mélangés aussi, situés entre gravité et « humour ». On observe d’ailleurs une nette continuité entre les sermons du prédicateur et les Caractères de La Bruyère : Georges May, dans un article déjà ancien, considère que le jésuite a exercé une influence directe sur l’écrivain et, a posteriori, sur le roman psychologique du xviiie siècle27. Bourdaloue, à l’égard du portrait, aurait été non seulement un initiateur, mais aussi, pour emprunter au vocabulaire médiatique actuel, un influenceur, diffusant un type de portrait dont il aurait contribué, au préalable, à renouveler les formes.

26En dépit des similitudes, le portrait du prédicateur ne peut se confondre toutefois avec le portrait du moraliste profane, dans la mesure où leurs discours respectifs ne poursuivent pas les mêmes objectifs. Tout en cultivant une proximité avec la littérature, les prédicateurs vont aussi spécifier les intentions de leurs peintures, anticipant ainsi les critiques qu’on pouvait alors intenter à une éloquence trop mondaine. Alors que le moraliste se borne à révéler un comportement humain, à le mettre à nu, la charge critique demeurant très souvent implicite ou laissée à l’interprétation du lecteur, le prédicateur adosse ses peintures à une dénonciation plus forte, jouant volontiers des ressorts de la consternation ou de l’imprécation pour susciter une réaction salutaire de l’auditoire. Cette différence de point de vue tient à la posture que l’un et l’autre endossent. Le moraliste est d’abord un observateur de la vie en société, qui n’a ni la prétention, ni l’autorité nécessaire pour la réformer28. Le prédicateur, au contraire, est appelé à « miner » les excès et les vanités de la vie mondaine au profit de l’ordre divin, qu’il travaille en parallèle à consolider. De fait, les peintures qu’ils élaborent ne poursuivent pas les mêmes intentions. Alors qu’un portrait peut se suffire à lui-même chez les moralistes – chez La Bruyère, il occupe parfois des remarques entières, acquérant de fait une pleine autonomie littéraire –, il est toujours subordonné, dans le sermon, à l’exégèse qui l’encadre et le légitime : sa finalité, autrement dit, est obligatoirement morale. C’est cette exigence que soulignaient indirectement d’Olivet et La Bruyère dans leurs remarques, déplorant que les jeunes prédicateurs fissent exactement le contraire.

27Ces traits distinctifs apparaissent clairement dans ce passage, pris au Sermon sur l’Ambition de Bossuet, que ce dernier prêche en 1662 au Louvre, pour le Carême :

Car écoutez parler ce politique habile et entendu. La fortune l’a élevé bien haut, et, dans cette élévation, il se moque des petits esprits qui donnent tout au dehors, et qui se repaissent de titres et d’une belle montre de grandeur. Pour lui, il appuie sa famille sur des fondements plus certains, sur des charges considérables, sur des richesses immenses, qui soutiendront éternellement la fortune de sa maison. Il pense s’être affermi contre toute sorte d’attaque. Aveugle et malavisé ! Comme si ces soutiens magnifiques, qu’il cherche contre la puissance de la fortune, n’étaient pas encore de sa dépendance !

C’est trop parler de la fortune dans la chaire de vérité. Écoute, homme sage, homme prévoyant, qui étends si loin aux siècles futurs les précautions de ta prudence : c’est Dieu même qui te va parler et qui va confondre tes vaines pensées par la bouche de son prophète Ezéchiel : « Assur, dit ce saint prophète, s’est élevé comme un grand arbre, comme les cèdres du Liban : le ciel l’a nourri de sa rosée, la terre l’a engraissé de sa substance ; (les puissances l’ont comblé de leurs bienfaits, et il suçait de son côté le sang du peuple). C’est pourquoi il s’est élevé, superbe en sa hauteur, beau en sa verdure, étendu en ses branches, fertile en ses rejetons. Les oiseaux faisaient leurs nids sur ses branches (les familles de ses domestiques) ; les peuples se mettaient à couvert sous son ombre (un grand nombre de créatures, et les grands et les petits étaient attachés à sa fortune). Ni les cèdres, ni les pins (c’est à dire les plus grands de la cour) ne l’égalaient pas : Abietes non adoequaverunt summitatem ejus… ; oemulata sunt eum omnia ligna paradisi. Autant que ce grand arbre s’était poussé en haut, autant semblait-il avoir jeté en bas de fortes et profondes racines. »

Voilà une grande fortune, un siècle n’en voit pas beaucoup de semblables ; mais voyez sa ruine et sa décadence : « Parce qu’il s’est élevé superbement, et qu’il a porté son faîte jusqu’aux nues, et que son cœur s’est enflé dans sa hauteur, pour cela, dit le Seigneur, je le couperai par la racine, je l’abattrai d’un grand coup et le porterai par terre » …29.

28Le prédicateur, on le voit, marque fortement le caractère négatif de l’ambitieux par des formules déceptives et des présupposés de fausseté notamment. Il appuie en outre sa critique, par l’insulte « Aveugle et malavisé ! » qui ponctue la première partie du tableau dans une sorte de sentence, anticipant le jugement divin. La première partie de ce portrait ne le distingue pas néanmoins d’un portrait profane, la notion de fortune invoquée à plusieurs reprises, engendrant une sorte de confusion entre le genre sermonnaire et le discours philosophique. Bossuet par conséquent arrête son portrait en cours de route – « C’est trop parler de la fortune dans la chaire de vérité » – et en précise la direction, l’adossant à une paraphrase d’Ezéchiel, introduite par la prosopopée qui fait parler le prophète au lieu du prédicateur. L’intertexte ainsi greffé sur le portrait de l’ambitieux, d’une part, réinscrit celui-ci dans une perspective théologique momentanément occultée, et fournit, d’autre part, le matériel stylistique propice à l’amplification de l’exemple. Le réseau d’analogies, qui s’articule autour de la comparaison initiale entre Assur, alias l’homme de pouvoir ambitieux et insatiable, et le grand cèdre du Liban, renforce la dimension iconographique du tableau, l’ambition – phénomène social et impalpable – s’incarnant dans un paysage allégorique et sensible. Le choix des termes, aux consonances précieuses, ou encore le rythme des périodes, renforcent le lyrisme du passage, tout comme la citation et les phénomènes de polyphonie, qui donnent une élévation particulière, quasi sublime, au portrait d’Assur. Le raffinement, voire la sensualité, qui se dégagent de ces lignes, frôlant à certains égards le « chatouillement d’oreille »30, demeurent cependant légitimes en contexte chrétien, dans la mesure où ils sont générés par des composantes stylistiques directement empruntées à la Bible. Bossuet inscrit ainsi son portrait dans une tradition qui empêche, en dépit des ressemblances délibérément cultivées, toute confusion avec le portrait littéraire ou précieux, arrimé à la seule exigence de plaire.

Conclusion

29On le voit à l’issue de ces quelques réflexions, les prédicateurs recourent à différentes stratégies pour faire de leurs portraits des séquences de discours instructives et plaisantes à la fois : le choix des sujets, pris dans un répertoire de lieux communs fortement ancrés dans l’imaginaire des auditeurs, va de pair avec une exécution « au goût du jour » de la peinture, nourrie tout à la fois de figures de pensée, de traits d’esprit, voire d’humour. Cette exécution, qui révèle des similitudes avec le portrait profane, et a fortiori le caractère – ou, dans une moindre mesure, la satire – signale en même temps ses spécificités : le portrait du prédicateur suppose en effet des moyens et des intentions qui lui sont propres et que celui-ci rappelle directement ou implicitement au cours de sa description. Si le succès d’un prêche se mesure d’abord à l’émotion provoquée dans l’auditoire, grâce à des mouvements passionnés et des arguments au goût du jour, il tient en dernière instance aux transformations opérées sur les comportements. Le portrait, tel qu’il est exécuté dans le sermon, illustre ainsi l’association ou, plus exactement, la subordination du plaisir à la nécessité de convertir, qui régit l’usage de la rhétorique en contexte chrétien. La stratégie ultime du prédicateur consisterait ainsi à ménager, par un habile exercice d’équilibre, les intérêts de la Chaire avec les intérêts du Monde, en mettant les seconds au service des premiers.