Colloques en ligne

Judith le Blanc

Le phénomène parodique, révélateur et catalyseur des succès de l’Opéra

1En mars 1672, Lully met la main sur le privilège à valeur de monopole de ce qui s’apparente à une véritable entreprise de spectacles : l’Académie royale de musique. Il invente avec Quinault, dès Cadmus et Hermione (1673), le lieu et la formule d’un genre nouveau, la tragédie en musique, genre qui chez ses continuateurs va s’user en topoï, en stéréotypes et en tics d’écriture, tant au niveau macrostructuel que microstructurel, ce que les critiques de l’opéra vont s’ingénier à stigmatiser. J’envisagerai ici le « phénomène parodique », lequel recouvre des pratiques hétérogènes, dans toute l’acception polysémique de ses manifestations et à travers ce prisme des « recettes du succès ».

2Dans un premier temps, j’aborderai le cas de comédies qui se font l’écho de cette dimension stéréotypée du genre de l’opéra ou exploitent la mode de l’opéra pour attirer son public. Je verrai ensuite comment la parodie dramatique, en tant que baromètre des succès et miroir déformant de l’opéra, comporte une dimension heuristique qui caricature et révèle à la fois les « recettes » de l’opéra. Enfin je montrerai que la parodie musicale, c’est-à-dire la greffe de paroles sur une musique préexistante, est consubstantielle à la constitution des opéras mais aussi une modalité et une condition de leur succès et de leur diffusion hors les murs.

Critique des stéréotypes et exploitation des succès opératiques

3Très tôt la Comédie-Italienne moque la dimension répétitive et standardisée des livrets d’opéra, comme ici dans Les Originaux de La Motte, en 1693 :

Colombine

À propos, Monsieur de la Gamme, dites-nous un peu des nouvelles de nos Spectacles. Je m’y intéresse fort, je ne vois qu’à regret, que le siècle soit en train d’être en opéras comme les Espagnols en habits, toujours les mêmes.

La Gamme

C’est la faute des poètes. La musique fait toujours de bonne sauce, mais que sert-elle avec de méchant poisson ?1

4Dans les Promenades de Paris, en 1695, Mongin raille le manque de renouvellement des… « opéras nouveaux ». L’expression, récurrente, revêt une valeur ironique. Dans la pièce, Arlequin cherche un chansonnier. Scaramouche se présente et s’apprête à être payé en « monnaie de singe […], monnaie de l’Opéra, puisqu’au lieu de poètes et de musiciens, il n’y a plus à l’Opéra que des singes ». L’Académie royale de musique – tout comme la Comédie-Française à la même époque – traverse une crise de créativité : « Chantez, chantez, petits oiseaux. / Près de vous l’Opéra, l’Opéra doit se taire. / Vous faites tous les jours des chants, des airs nouveaux, / Et l’Opéra n’en saurait faire2 ». La musique de cet air n’est pas notée. Il était donc probablement chanté sur un air existant, ce qui devait renforcer l’effet comique par une sorte de redoublement parodique. Ce couplet est en outre cité par le Comte au début du troisième dialogue de la Comparaison de la musique italienne et de la musique française, à l’occasion de l’examen du Parallèle des Italiens et des Français en ce qui regarde la musique et les opéras de l’abbé François Raguenet :

Mr l’Abbé R. vante la fécondité des Maîtres Italiens, et accuse la sécheresse et « le génie extrêmement borné des Français, qui se pillent les uns les autres, ou qui se copient eux-mêmes. » Pour ce reproche-ci, dit le Comte, je le tiens si bien fondé que vous ne pouvez pas vous dispenser d’y souscrire : témoin ce que dit Scaramouche : Chantez, chantez, petits oiseaux, / Près de vous l’Opéra, l’Opéra doit se taire. / Vous faites tous les jours des chants, des airs nouveaux, / Et l’Opéra n’en saurait faire. La pensée est juste, et l’autorité décisive. Oui-da, répondit le Chevalier, on ne peut pas penser faux à la Comédie Italienne : quoique je ne sache pas bien si les oiseaux font tous les jours de nouveaux chants, et ont l’art de varier ainsi leur ramage. Mais enfin je ne défendrai point ceux de nos Compositeurs que la paresse ou le peu de génie, réduit à se copier eux-mêmes, ou à mettre à tout moment Lully en pièces, et à le voler, lui, et d’autres, qui sont moins riches que lui. Ces Compositeurs stériles sont gens qui n’intéressent point la gloire de la Musique Française…3.

5On retrouve également ces critiques du manque d’inventivité des opéras post-lullystes sous la plume de Louis Ladvocat pour qui « tous les dieux et les diables [y] ont paru. Il est présentement difficile de leur donner un caractère de nouveauté qui puisse plaire. On se persuade que la musique est prise ou imitée de Lully4 ».

6La création de l’Académie royale de musique et le règne sans partage qu’y exerce Lully jusqu’à sa mort en 1687 modifient donc en profondeur la donne de la vie musicale mais également de la concurrence entre les différentes scènes parisiennes. Les Comédies Française et Italienne répondent à la vogue de l’opéra, en réinventant leur esthétique en fonction de la nouvelle « passion du spectacle5 ». À travers la parodie et la présence d’airs chantés insérés, l’opéra acquiert une fonction dramaturgique inédite. La comédie devient la caisse de résonance des succès et des déboires de l’opéra, et la parodie une recette des succès de la comédie. Mais si la parodie est un argument commercial pour attirer les spectateurs amateurs d’opéra, elle n’a d’existence possible à la Comédie-Française qu’assujettie à une intrigue qui lui sert de cadre. Je citerai, à titre d’exemple, deux comédies de Dancourt, Angélique et Médor et Renaud et Armide, qui ne sont pas des parodies dramatiques stricto sensu. Elles ne contiennent enchâssés que des « diminutifs d’opéra », pour reprendre la formule de Dancourt dans Angélique et Médor. L’intertexte pris pour cible se donne à lire d’entrée de jeu dans le titre des deux comédies. Tout comme les autres dancourades, ce sont des pièces d’actualité qui s’appuient sur le succès des deux dernières tragédies en musique de Lully et Quinault, Roland, créée en 1685 et Armide en 1686. Pour preuve de la réussite d’Angélique et Médor, Dancourt réitère l’expérience ou la recette de ce succès l’année suivante, en prenant cette fois pour cible l’ultime chef-d’œuvre de Lully et Quinault, Armide, représenté pour la première fois à Paris le 15 février 1686. Cette dernière tragédie de Lully connaît un succès prodigieux. Dans Renaud et Armide, Dancourt augmente le nombre des airs parodiés de l’opéra à dix-neuf, signe que les parties chantées étaient ce que les spectateurs goûtaient déjà le plus dans Angélique et Médor. Renaud et Armide appartient aux comédies qui mettent en scène la folie de l’opéra ou sa simulation, recette éprouvée sur la scène de la Comédie-Française depuis Les Fous divertissants de Raymond Poisson et Marc-Antoine Charpentier, première comédie à être représentée par la Comédie-Française en 1680. Clitandre est amoureux d’Angélique. Pour arriver à ses fins, aidé de son valet Lolive et de Lisette, suivante d’Angélique, il fait la cour à sa tante Madame Jaquinet en flattant le goût de celle-ci pour Armide. Les airs d’Armide chantés dans cette comédie reflètent leur popularité auprès des spectateurs de l’époque. Toutes les parodies d’Armide, qu’elles soient des citations exactes ou des réécritures partielles du texte plus ou moins imitées de l’original6, sont systématiquement intégrées pour servir l’intrigue et le dénouement. Elles sont instrumentalisées par la dramaturgie de la comédie, assujetties à l’action et placées en situation.

7Autre recette pour attirer le public de l’opéra à la Comédie-Française : la parodie générique, comme dans le finale du Double Veuvage de Dufresny en 1702. Le Double Veuvage se clôt sur un opéra enchâssé, sorte de précipité d’opéra-minute. La comtesse, l’intendant, sa femme, Dorante et Thérèse, sont les spectateurs de cet « opéra en raccourci » de Gusmand qui s’apparente à un véritable one man show. Le succès du Double Veuvage est très largement dû à ce morceau de bravoure final, qualifié de « caprice7 » par les frères Parfaict et interprété en 1702 par La Thorillière : « on chante dans cette pièce une espèce de pot-pourri, en forme de parodie des opéras, qui fait beaucoup de plaisir, et dont la musique, ainsi que celle du divertissement est aussi de Dufresny8 ». Dans cette scène de théâtre sur le théâtre, parodie générique et satire se combinent. La cible de Dufresny est double : il s’agit d’une part de l’Opéra en tant qu’institution, et de l’autre de l’opéra en tant que genre usé. La parodie générique repose sur le préjugé partagé par beaucoup que les livrets d’opéra se ressemblent tous et que ce sont toujours les mêmes mots, les mêmes topoï, les mêmes stéréotypes, les mêmes recettes qui reviennent. L’auteur brasse tous les clichés et tous les lieux communs qui ont fait le succès des premiers opéras. Le « génie » de Gusmand consiste à faire un pastiche musical du style de Lully et de ses successeurs immédiats avec un art consommé de la condensation :

Gusmand

Puisque nous manquons de musiciens, je vais chanter, moi seul, une espèce d’opéra en raccourci.
La la la la : je vais chanter, la la la la,
Mon opéra : La, la, la, la.
Donnez-moi le ton. Je n’y suis pas.
Trop haut, trop bas.
Ha ! ha !
M’y voilà.
D’abord une ouverture ;
La, la, la, d’une beauté,
D’une gravité.
Chant naturel, d’après nature.
La reprise est d’un goût
Fantasque et bigearri [bizarre], ta ri ta ri ta tou,
Voici la pièce, écoutez jusqu’au bout.
Une ritournelle tendre ;
Vous prépare au récit, que vous allez entendre. […]
Voici le beau ; mais il n’est pas nouveau,
C’est un tombeau.
Je descends aux enfers,
De là je monte aux cieux, et, parcourant les airs,
Je dors ; et mon sommeil est un enchantement.
Je fais le tout en badinant ;
Mais la saillie,
Et l’effort d’un grand génie.
C’est mon petit menuet, et ma loure,
Et mon rigaudon,
Diguedon.
Dans mes chansonnettes,
De tendres sornettes
Charment les grands cœurs.
On y voit des chaînes si belles,
Des nouvelles ardeurs,
Et des ardeurs nouvelles.
J’ai mis partout des coulez, murmurez,
Des régnez,
Courez, volez,
Des triomphe, victoire, et gloires immortelles.
Que vous dirai-je, enfin : tous les traits les plus beaux,
Des opéras nouveaux9.

8Dufresny place précisément des « roulements » et des vocalises ou des mélismes sur les mots consacrés, dont les théoriciens de l’art du chant, comme Grimarest10 ou Lecerf de la Viéville, vantent les beautés et blâment les abus ou l’usage systématique :

C’est le bon sens qui les [les roulements] condamne avec une rigueur inflexible, à moins qu’ils ne soient sur certains mots, où ils font impression. Par exemple : chaîne, foudre, descendre, voler, etc. […] Il resterait à éclaircir pourquoi chaîne, foudre, voler, descendre, etc. sont des mots privilégiés, où les roulades se permettent […] Un roulement sur le mot chaîne, représente les anneaux d’une chaîne […] ; sur le mot voler, le mouvement d’un vol ; sur le mot descendre, les degrés d’une descente, etc. […] Il serait plus difficile de justifier quelques roulades que Lully a eu la faiblesse de mettre sur les mots gloire, victoire, etc. On pourrait dire néanmoins que gloire et victoire, marquent je ne sais quoi de brillant que ces roulades semblent faire voir11.

9Dufresny multiplie ces effets d’imitation et de picturalisme musical analysés par un théoricien tel que Bertrand de Bacilly : « ils croiraient qu’un air serait méchant, si l’auteur avait manqué de mettre des notes hautes sur des mots qui signifient des choses élevées, comme le Ciel12 […] ». Or que Gusmand descende aux Enfers, sa voix descend dans le grave, qu’il monte au ciel, sa voix épouse son trajet. Dufresny s’amuse aussi à passer en revue, dans un ordre linéaire qui suit la dramaturgie des opéras, tous les passages obligés qui – à force d’usure – sont déjà devenus des clichés du genre créé par Lully, de l’ouverture à la gloire immortelle, en passant par la scène de Sommeil aux tons assoupissants et la scène des Enfers. Les danses énumérées sont également celles qui prédominent dans les œuvres du Florentin13 – à l’exception du rigaudon. Ce clou de la représentation est donc une imitation des imitations de Lully, un concentré d’opéra miniature, une sorte d’imitation au second degré ou de « pastiche boule de neige14 » qui joue sur l’effet d’accumulation des clichés. Cette parodie assure d’une part le succès de la comédie sur la scène du Français et d’autre part révèle les recettes du succès de l’opéra post-lullyste à travers un phénomène de cristallisation ou de réduction dans le sens que ces deux termes ont en cuisine. On retrouve ces mêmes procédés de réduction et de cristallisation du genre opéra dans les parodies dramatiques.

Les recettes du succès au miroir de leurs parodies

10La parodie dramatique d’opéra, genre qui connaît son âge d’or au xviiie siècle, est un genre qui dégrade sa cible dans un registre burlesque tout en l’adaptant sur des airs de vaudevilles, c’est Atys qui devient Polichinelle Atys ou Atys travesti15 ou Arlequin Atys16. La parodie d’opéra est bien le baromètre du succès d’une œuvre représentée à l’Académie royale de musique et un moyen d’attirer le public de l’Opéra à la Foire ou chez les Italiens. Par le biais du travestissement burlesque, c’est un genre qui « met également en jeu une relation institutionnelle puisque les institutions – littéraires ou non – imposent souvent des rituels dont le caractère stéréotypé autorise le détournement17 ». On ne parodie à la Foire ou chez les Italiens que les opéras qui ont du succès et qui se maintiennent suffisamment longtemps à l’affiche pour que le public puisse apprécier alternativement les deux spectacles, la cible et son avatar parodique. C’est ce qui explique que Lully soit le compositeur le plus parodié dans la première moitié du xviiie siècle, et que l’on parodie davantage les reprises que les créations, la reprise d’un opéra à succès étant en général un gage de réussite. Le succès d’une œuvre se mesure à l’aune de ses répliques parodiques et celles-ci sont un enjeu crucial de la concurrence entre Forains et Italiens. Mais la parodie, en tant que critique métathéâtrale, a également une fonction heuristique qui dévoile les procédés de fabrication ou les recettes stéréotypées du genre opératique.

11Pour ce qui est de la dramaturgie, l’opéra repose sur une esthétique de l’effet, servie par l’agencement de scènes obligées plus ou moins spectaculaires, comme les Enfers, les Tempêtes ou les Sommeils. Cette dramaturgie relève plus des règles rhétoriques de la dispositio que de celles de l’inventio. Les librettistes sont amenés à puiser dans un fonds commun de scènes topiques connues du public. Tout l’art consiste alors à agencer ces scènes entre elles, à combiner ces topoï tout en ne s’éloignant pas trop des normes établies, et c’est de la combinaison entre les différents langages esthétiques mis en œuvre dans l’opéra, que peut naître « le nouveau18 ». Mais les livrets d’opéra ont tendance à se répéter ou à se plagier les uns les autres, et les auteurs de parodies ne manquent pas d’épingler leur manque d’inventivité19 et le côté mécanique et attendu de ce montage, qu’ils réduisent à de vulgaires « recettes ». Ils mettent au jour d’une part les poncifs du genre, d’autre part les tics et les facilités de composition des librettistes. Ainsi Favart, sur le timbre Laissons-nous charmer du plaisir d’aimer, issu de la tragédie en musique Pyrame et Thisbé de La Serre, Rebel et Francœur (1726), donne ici la recette de fabrication d’un opéra standardisé :

Quiconque voudra
Faire un opéra,
Ne choisisse à présent
Qu’un titre imposant.
Les auteurs adroits
Placeront avec choix
Tous les lieux communs froids
Qu’on a dit cent fois.
Qu’on s’escrime
Sur la rime :
Tous les opéras nouveaux
Se bâtissent,
Réussissent
Avec trente mots,
Mis à tout propos.
Quiconque voudra
Faire un opéra,
Emprunte au noir Pluton
Son peuple démon ;
Qu’il tire des cieux
Un couple de dieux ;
Qu’il y joigne un héros,
Tendre jusqu’aux os.
Lardez votre sujet
D’un éternel ballet ;
Amenez au milieu d’une Fête,
La tempête,
Une bête,
Que quelqu’un tuera,
Dès qu’il la verra20.

12Cet air se trouve dans le prologue d’Arlequin Dardanus en janvier 1740, où il est interprété par Apollon et la Muse lyrique qui viennent d’être défaits par l’allégorie de Parodie. Il est repris le 3 mars 1740 par Favart dans le prologue de sa parodie de Pyrame et Thisbé. Ce même timbre sert déjà de support à la critique générique chantée par un Forçat dans la parodie du divertissement de l’acte II de l’opéra en 1726. On retrouve ici la stratégie de mise en abyme qui consiste à faire chanter la critique de l’opéra sur un air dudit opéra retenu du public. Ce condensé d’art poétique met non seulement la recette de la fabrication de l’opéra à la portée de tous, mais de façon plus subtile, il met la critique sur toutes les lèvres et sur un air d’opéra, retournant ainsi les armes de celui-ci contre lui-même : « Quiconque voudra, / Faire un opéra », qui parodie « Laissons-nous charmer, / Du plaisir d’aimer21 », pouvait en effet aisément être repris en chœur par le public.

13 La parodie dramatique démystifie le genre en mettant à nu ses procédés stylistiques et ses ficelles. En ce sens, elle réduit l’opéra à une mécanique. Dans le même temps, en favorisant certaines cibles, certains paramètres, elle participe à l’élaboration de stéréotypes opératiques, c’est-à-dire à la réduction caricaturale de l’opéra et contribue aussi au processus de dénudation à l’origine de l’usure du genre tout en dévoilant son fonctionnement. Plus qu’une création artistique, la parodie est avant tout un exercice de style qui obéit à une logique commerciale pour attirer le spectateur. En tant que pratique culturelle plurielle et collective, elle cultive l’art de la connivence et construit un discours à partir d’éléments canoniques. De nature dialogique et polyphonique, elle s’inscrit dans l’horizon d’attente de son public et en retour s’enrichit des réactions de celui-ci, jouant ainsi son rôle de critique théâtrale à l’heure où celle-ci en est encore à ses premiers balbutiements et n’existe pas encore en tant que discours autonome, ce, malgré les tentatives importantes que constituent les Lettres historiques de Boindin22 et les Réflexions critiques de l’abbé Dubos (1719).

14Si les opéras de Quinault et Lully sont ceux qui donnent lieu au plus grand nombre de parodies dramatiques, Lully est également le compositeur le plus parodié au sens musical du terme, sous la forme de pièces détachées, pendant toute la première moitié du xviiie siècle.

Les airs-vaudevilles ou les tubes de Lully

15On assiste à la reprise parodique d’airs recyclés avec d’autres paroles dans des contextes très divers : polémique, mondain, dramatique ou religieux. Au sens musical et premier du terme, rappelons que la parodie désigne le fait de mettre des paroles sur une musique préexistante. C’est le sens que lui donne Grimarest en 1707 dans son Traité du récitatif : « les musiciens admettent trois genres de paroles mises en musique : le récitatif ; l’air ; le canevas, ou la parodie. […] Les vers de l’air, ou du récitatif, se composent avant que d’appliquer les notes aux paroles : au contraire du canevas, ou de la parodie, qui sont des paroles que le poète applique à une musique déjà composée23 ». La parodie désigne donc à l’époque, soit des paroles nouvelles adaptées à un air connu, soit des paroles ajoutées à un morceau de musique instrumentale. En ce sens, la parodie est un principe compositionnel interne à l’opéra et tout vaudeville est déjà une parodie au sens musical du terme.

16Les airs de Lully sont repris en cantiques, en noëls24, en chanson satirique ou à boire25, dans le Mercure galant, sur le Pont-Neuf, à la Foire, au Théâtre Italien ou à la Comédie-Française. Le succès d’un air se mesure à l’aune du nombre d’avatars qu’il sécrète. Chanter Lully s’apparente à un véritable « jeu de société26 ». Mais si, selon Anne-Madeleine Goulet, l’air sérieux ne concerne qu’une « étroite faction de la société27 », les airs de Lully se diffusent en revanche à la fois horizontalement et verticalement, leur simplicité, leur universalité et leur qualité mnémotechnique, ayant le pouvoir – sinon le charme – de rendre les frontières sociales poreuses « depuis la Princesse jusqu’à la servante de cabaret28 ».

17La parodie sporadique d’opéra est à la fois l’indice du succès d’un air, un catalyseur de ce succès en ce qu’elle facilite sa circulation, et une recette de succès pour les vaudevillistes qui vendent leurs chansons sur les airs de Lully dans le quartier de la Samaritaine29 ou pour les théâtres publics parisiens qui exploitent le goût du public de l’époque pour Lully. Mais ce que j’appelle les « airs-vaudevilles », c’est-à-dire les petits airs autonomes de l’opéra qui deviennent des vaudevilles dans d’autres contextes, sont aussi une composante ou un ingrédient de la recette des succès de l’Opéra lui-même. Pour qu’un opéra ait du succès, il faut en effet que le public puisse s’en approprier des airs, autrement dit, il faut qu’il soit un réservoir de tubes. Un opéra n’a de succès que si le public de l’époque sort du théâtre en en fredonnant certains airs. Or ces airs de divertissements sont précisément composés selon la technique de la parodie. Plusieurs sources attestent ce recours à la parodie dans la composition des divertissements d’opéra. Perrault rapporte que ce qui charmait Lully « encore davantage, c’est que M. Quinault avait le talent de faire des paroles sur les airs de danse dont il embellissait ses opéras, qui y convenaient aussi bien et souvent mieux que si elles avaient été composées les premières30 ». Dans les divertissements d’opéra, la musique est ainsi mise en texte, c’est-à-dire parodiée, par Quinault, lequel moule ses vers sur les carrures musicales des danses écrites par le compositeur. Lecerf de La Viéville confirme cette répartition des tâches :

Quinault écrivait un plan du dessein et de la suite de sa pièce. Il donnait copie de ce plan à Lully, et Lully voyant de quoi il était question en chaque acte, quel en était le but, préparait à sa fantaisie des divertissements, des danses et des chansonnettes de Bergers, de Nautonniers, etc.31

C’est ainsi que se composait par Quinault et par Lully le corps de l’opéra, dont les paroles étaient faites les premières. Au contraire, pour les divertissements, Lully faisait les airs d’abord, à sa commodité et en son particulier. Il y fallait des paroles. Afin qu’elles fussent justes, Lully faisait un canevas de vers, et il en faisait aussi pour quelques airs de mouvement. Il appliquait lui-même à ces airs de mouvements et à ces divertissements, des vers, dont le mérite principal était de cadrer en perfection à la musique, et il envoyait cette brochure à Quinault, qui ajustait les siens dessus. De là est venu que ces petites paroles des opéras, et qui y sont si fréquentes, comme je l’observais tantôt, conviennent toutes si parfaitement au chant, dans leur brièveté et dans leur douceur32.

18La quasi-totalité des airs-vaudevilles de l’opéra provient de divertissements. Le prologue, l’une des parties les plus brillantes du spectacle d’opéra, est en effet assimilable à un « vaste divertissement33 » : de nombreux chœurs y alternent avec des solos et des airs de danses34. Autrement dit ces airs dérivent de moments où le chœur intervient et où le public était naturellement enclin à chanter avec les acteurs35. Lully privilégie des formes musicales susceptibles d’aider l’assistance à retenir ses airs. La plupart des airs d’opéras appelés à devenir des vaudevilles sont répétés plusieurs fois au cours du divertissement ou du prologue et chantés « alternativement » avec le chœur. Ce terme (« alternativement »), récurrent dans les didascalies et les partitions, inscrit la règle de l’alternance entre soliste et chœur au principe même du divertissement et signale le souci de la mémorisation de l’air, voire celui de l’intégration du public au fondement du dispositif de la dramaturgie musicale de l’opéra. Tout se passe comme si le compositeur anticipait le devenir-vaudeville de ses airs de divertissements. Recette la plus courante, le soliste donne le ton au chœur, afin que les spectateurs soient à même de reprendre avec ce dernier. Ainsi de Préparons-nous pour la fête nouvelle, dont Climène donne le ton36. Le devenir de cet air est exceptionnel puisque Le Temple de la paix, créé en 1685, ne fut jamais repris par la suite. Cet air doit donc sa diffusion aux nombreuses parodies qu’il occasionne. Lully facilite la mémorisation de ses airs en les faisant entonner par un chanteur soliste, avant leur reprise par le chœur. L’Amour plaît malgré ses peines est un menuet chanté par un berger et repris par le chœur – et le public. Tout est fait pour faciliter l’apprentissage et la participation du spectateur chantant. Dans le divertissement de l’acte IV d’Atys, La Beauté la plus sévère est une gavotte, d’abord jouée par les flûtes avec reprise, suivie immédiatement de la version instrumentale du menuet L’Hymen seul ne saurait plaire. Puis le chœur enchaîne La Beauté la plus sévère, et L’Hymen seul ne saurait plaire. La textualisation ou parodie de ces danses en tant que technique de composition, s’apparente donc à une recette de leur succès et de leur diffusion à venir. Ce sont en effet précisément ces airs qui passent les murs de l’Académie royale de musique pour revêtir d’autres mots. Le menuet en rondeau Que n’aimez-vous cœurs insensibles (Persée, IV, 6) est entendu pas moins de onze fois par le public de l’opéra, d’abord dans une version instrumentale puis repris en rondeau en alternance par l’Éthiopien et le chœur37. Il suscite plusieurs parodies bachiques et scéniques et illustre parfaitement cette pédagogie active à l’œuvre dans les divertissements de l’opéra. Précisons que la forme rondeau [a-b-a] se prête particulièrement bien aux reprises du refrain par le public. Lorsqu’il n’y a pas alternance entre soliste et chœur, il peut également y avoir répétition de la même musique entonnée par un chœur mais sur un couplet différent, comme c’est le cas pour Le malheur qui nous accable (III, 5) chanté par un chœur de peuples qui, après une seconde entrée chante un « second couplet38 ». Cet air est de surcroît « préparé » par la « Marche du sacrifice ». Ce phénomène témoigne du sens pédagogique de Lully : il n’est pas rare de voir une pièce instrumentale, très proche musicalement, précéder les airs-vaudevilles. D’autres airs que l’on retrouve sous forme de vaudevilles bénéficient de ces sortes de « préparations sonores », qui mettent l’auditeur en condition pour entendre ou plutôt pour écouter et retenir plus facilement l’air chanté. Ces deux procédés courants (répétition et mise en condition sonore) sont au service de la mémorisation et illustrent les vertus pédagogiques de la dramaturgie lullyste. Je citerai un extrait de la Préface du Recueil de Cantates (1728) de Bachelier qui se rappelle avoir questionné un Parisien sur l’échec de deux tragédies en musique composées par le violoncelliste Batistin Stuck. La réponse – que l’on peut supposer typiquement parisienne – assure que le public s’intéresse davantage à un joli air et à ses agréments, qu’au poème tragique ou à la dramaturgie proprement dite : « tant que le parterre ne pourra pas faire Chorus dans les petits airs détachés qui se chantent dans les opéras, ils tomberont toujours39 ». On retrouve sous la plume des contemporains ce critère mémoriel qui s’avère l’un des critères qualitatifs essentiels des œuvres musicales. Le marquis d’Argenson l’évoque pour juger les opéras, notamment à travers la résurgence du verbe « retenir » dans ses Notices sur les Œuvres de Théâtre40.

19Le goût de Quinault pour les maximes et les sentences qui font la matière des petits airs facilement mémorisables contribue également à leur popularité. En effet, le moment du divertissement donne libre cours à des énoncés au présent gnomique qui chantent la morale du plaisir dans le sillage des maximes d’Horace41. Le public est alors enclin à participer et à reprendre en chœur les refrains de cette morale hédoniste, ce qui n’est pas anodin. L’impersonnel de la maxime est un moyen d’intégrer le spectateur au « programme éthique42 » que lui propose l’opéra. On retrouve ce type de lieu commun à valeur de Carpe diem par exemple dans cet air-vaudeville d’Amadis de Grèce de La Motte et Destouches : « Le vent nous appelle, / La saison est belle, / Il faut embarquer. / Pourquoi se défendre / D’un commerce tendre, / C’est perdre que d’attendre ; / Que pouvons-nous risquer43 » ?

20Ce n’est sans doute pas un hasard si c’est Louis Fuzelier qui, le premier, théorise d’une manière humoristique et sur le timbre bien choisi du Confiteor, assimilant l’usage excessif de ces petits airs à un péché véniel, l’esthétique de ces petits airs intempestifs facilement isolables, dans Le Voyage manqué. Les zéphyrs chantent en l’occurrence sur l’un de ces airs-maximes issu de l’entrée de l’Ouïe ajoutée au Ballet des Sens de Roy et Mouret le 8 juillet 173244 :

Zéphyrs

De l’amour tout subit les lois
Que d’humains se trouvent punis
De rendre au petit dieu les armes !
Tient-il ce qu’il a promis ?
Il faut pour juger de ses charmes
Les avoir sentis. […]

L’Amour

Air : Dirai-je mon confiteor
Courage, Zéphyrs, fort bien,
La même quinte vous anime
Vous lâchez à propos de rien
Le petit air fait en maxime
Sans regarder s’il conviendra
Sommes-nous donc à l’Opéra45 ?

21S’ils sont avant tout un matériau vocal, reste que ces airs d’opéra « roulent » souvent sur l’amour et répercutent la morale d’un hédonisme mondain teinté d’épicurisme. Ce n’est donc pas seulement la forme mélodique facile à retenir qui contribue à la fortune de l’air : le sens véhiculé par ces airs-maximes concourt également à leur succès et à leur diffusion hors des murs de l’Académie royale de musique. Or ce que les contempteurs de l’opéra, et notamment Boileau, reprochent à l’opéra de Lully, ce sont justement ces petits airs formés sur des parodies ou des canevas46. Les airs des divertissements sont, précisément en raison de leur succès, les cibles privilégiées de l’opéra au nom de la morale. Bossuet, dans ses Maximes et Réflexions sur la Comédie, incrimine ces petits airs, appelés à devenir vaudevilles, en insistant précisément sur ce piège de la musique qui s’insinue par les sens pour mieux s’imprimer « dans la mémoire » :

Songez encore, si vous jugez digne du nom de chrétien ou de prêtre, de trouver honnête la corruption réduite en maximes dans les opéras de Quinault, avec toutes les fausses tendresses, et toutes ces trompeuses invitations à jouir du beau temps de la jeunesse, qui retentissent partout dans ses poésies […]. Si Lully a excellé dans son art, il a dû proportionner, comme il a fait, les accents de ses chanteurs et de ses chanteuses à leurs récits et à leurs vers : et ses airs, tant répétés dans le monde, ne servent qu’à insinuer les passions les plus décevantes, en les rendant les plus agréables et les plus vives qu’on peut par les charmes d’une musique, qui ne demeure si facilement imprimée dans la mémoire, qu’à cause qu’elle prend d’abord l’oreille et le cœur47.

22Le succès d’un opéra se mesure à sa capacité à sortir dans la rue et à se répandre à travers les parodies et sur les scènes de théâtre : à l’échelle microstructurelle ou macrostructurelle, le succès d’un air ou d’un opéra se mesure à l’aune du nombre de parodies qu’il sécrète. La parodie, comme principe compositionnel interne à la dramaturgie musicale des opéras est elle-même une composante essentielle des succès de l’opéra. La parodie d’opéra – dans toute l’acception polysémique de l’expression – est bien un révélateur et un catalyseur des succès de l’opéra. La parodie surfe sur la vogue de l’opéra et en retour l’opéra profite de la publicité de son produit dérivé. À ce titre, je citerai le cas singulier de Louis Fuzelier, lequel est bien placé pour savoir que les bénéfices sont réciproques entre parodiant et parodié puisqu’il a la particularité de travailler simultanément pour toutes les scènes parisiennes et de pratiquer l’auto-parodie comme recette du succès de ses propres opéras : lorsque l’un de ses opéras languit sur la scène de l’Académie royale de musique, il s’adonne à son autocritique pour rallumer l’intérêt des spectateurs pour sa cible48.

23Je terminerai en citant un recueil qui s’intitule Le Festin joyeux ou la cuisine en musique en vers libres, du cuisinier Lebas, certes publié en 1738 mais qui fait la part belle aux tubes de Lully, à ces petits airs détachés. Ce sont bien pour leurs qualités mnémotechniques que ces airs sont ici parodiés pour fixer dans les têtes ces recettes de cuisine que l’on pourra chanter « pour finir ».

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https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k131917z.image

24L’air de l’acte I, scène 3 d’Atys de Lully et Quinault, Quand le péril est agréable, est en outre l’un des plus fréquemment utilisés dans le répertoire en vaudevilles.

IV. Petit entremet

Crème veloutée
Sur l’air : Quand le péril est agréable
Prenez moitié lait, moitié crème,
Du sucre, écorce de citron,
Amande broyée au pilon,
Et cannelle de même.

Jusques au point de la bouillie
Il faut faire chauffer le lait,
Et tant qu’il soit tiède on le met
Refroidir qu’il se lie.

Puis de la présure il faut prendre,
Par un linge tout vous passez,
Couvrez d’un plat et le posez,
Chaudement sur la cendre.

Quand il est pris de bonne grâce,
Avant de pouvoir la servir,
Il faut le faire rafraîchir,
Promptement dans la glace49.