Viralité des mazarinades chantées et écrites : tubes et/ou éléments de langage ?
1Les milliers de petits imprimés (libelles, tracts, affiches) qui circulèrent pendant la Fronde (1648-1653) peuvent d’un certain point de vue être décrits comme des œuvres guidées par une logique de marché1. La production de ces brèves brochures, moins coûteuse et plus rapide que celle du livre, s’est avérée cruciale pour la survie des petites officines, à une époque où la libraire connaissait une crise profonde2. Vendus pour une bouchée de pain ou distribués dans les coins les plus passants des grandes villes (par exemple sur le Pont-Neuf ou au Palais à Paris), certains de ces écrits génèrent des suites, des imitations et des contrefaçons qui manifestent le désir de capitaliser sur un succès. Les pièces en « vers burlesques » en particulier se prêtaient bien au recyclage (rééditions, contrefaçons, imitations) en raison d’un lexique typé, de figures topiques3, de rimes et de chevilles récurrentes4. Mais on constate aussi qu’elles connurent peu ou pas de rééditions ultérieures à la Fronde : il s’agissait avant tout d’impressions occasionnelles, de ces pièces éphémères qui « programment [leur] propre oubli5 ». Ni fours, ni best-sellers, ni modèles, ni chefs d’œuvre sans postérité, ces écrits posent sans doute différemment la question du temps de l’écrit (littéraire), répondant ici à des visées à court terme.
2Car ces imprimés, de même que les énoncés oraux qui circulaient aussi intensément, répondaient en outre à une logique d’action politique, comme Christian Jouhaud l’a établi. Considérer « l’usage tactique des mazarinades6 », non exclusif d’ailleurs de leur importance comme expédient commercial pour les boutiques d’imprimeurs, implique de retracer les coups politiques qu’elles accompagnaient voire qu’elles réalisaient, sur une échelle resserrée de temps et de contexte. Je travaillerai en ce sens la manière dont se propagea la nouvelle de l’emprisonnement des Princes, le 18 janvier 1650 au Palais-Royal, une « scène dont les grands événements devoient étonner et surprendre toute l’Europe7 » selon Mme de Motteville. Comme la réussite de ce coup supposait qu’il restât secret, la nouvelle s’en diffusa rapidement après coup, par des formes dont j’essaierai de montrer la viralité. Cette notion qu’on utilisera par analogie, renvoie à la diffusion très rapide, parfois erratique et imprévisible, d’une information (image, texte, vidéo…) sur internet, via les réseaux sociaux notamment ; elle a déjà été appliquée récemment sur des corpus de presse des xixe-xxe siècles8.
3Certes, les moyens techniques de la presse encore artisanale de « l’ancien régime typographique9 » ne permettent pas une diffusion des énoncés médiatiques aussi étendue que la presse industrielle ou les médias actuels. Mais, d’une part, la nouveauté du phénomène d’imprimés en masse pendant la Fronde dut produire un événement cognitif remarquable parmi les couches les plus variées de la population, notamment urbaine : plusieurs millions d’exemplaires de ces brochures ont vu le jour pendant les cinq ans que dura le conflit (plus de 5 000 entités textuelles différentes, en plusieurs centaines d’exemplaires chacune, soit trois fois plus de libelles que dans la période, déjà prolifique, de 1614-162010), et les témoignages abondent de « l’impression de déferlement de pamphlets ressentie par les contemporains11 ». D’autre part, on peut épaissir la caisse de résonance des écrits en tentant d’accéder aux énoncés oralisés ; l’appropriation des discours prit en effet des formes autres que celles de la lecture lettrée : écoute et lecture publiques d’énoncés imprimés, criés, ou chantés. Cette propagation multicanale invite à défaire l’idée d’un corpus d’écrits se répondant entre eux par les seuls biais scripturaires de l’intertextualité, pour envisager la circulation plus informelle d’énoncés brefs, passant de l’écrit à l’oral de manière incontrôlée. Ainsi, considérer les énoncés chantés pourrait permettre de rendre compte de la souplesse de la circulation de l’information dans la société semi-alphabétisée de l’Ancien Régime12.
4Après avoir montré le caractère stéréotypé de l’expression métrique et musicale qui véhicula une information en particulier (l’arrestation brutale des Princes par le pouvoir de Mazarin en 1650), j’essaierai de rendre compte de la dimension tactique de sa diffusion pour les factions impliquées dans l’événement. Sans doute évanouie en quelques jours ou semaines, la chanson connait en revanche des avatars ou des réminiscences, jusqu’à se retrouver peut-être dans une Fable de La Fontaine sur l’arbitraire du pouvoir. Je conclurai sur l’intérêt heuristique et méthodologique d’importer des notions contemporaines pour l’analyse de ce genre de textes anciens.
I. « Muses, faisons des triolets13 ». Les triolets, un « tube14 » de la Fronde
5Il est relativement difficile d’accéder à ce qui se chantait pendant la Fronde. Cette activité était interdite, les pouvoirs ayant bien compris la puissance de diffusion des informations par ce moyen : la police du livre s’attaquait aussi aux chansons, pour contrôler rumeurs et nouvelles, vraies ou fausses15. Ces chansons ont été transcrites ou copiées plus tard à la main mais relativement peu imprimées sur le moment. Il est pourtant un type de couplets qui fournit aux imprimeurs une quarantaine de « mazarinades » à se mettre sous la presse16 : il s’agit du genre poétique des triolets. Sa forme est particulièrement mémorisable. C’est un type de rondeau en huitains, où le vers 4 est identique au vers 1, et les vers 7-8 aux vers 1-2 : il est ainsi « répétitivement bouclé17 », le premier quatrain d’une part et l’ensemble du huitain de l’autre faisant retour sur eux-mêmes. Pour fabriquer un tel huitain circulaire, il fallait donc seulement cinq vers et deux rimes comme ingrédients : voilà l’efficacité de la « recette du triolet18 », selon le mot des métriciens qui en ont décortiqué la mécanique, suggérant plaisamment que cette technique n’est pas sans solutions de facilité19.
6Vers le 18 janvier 1650, voici ce qu’on imprime sous cette forme à Paris, chez Claude Boudeville20, à l’annonce de l’arrestation des Princes Condé, Conti et Longueville :
La belle rafle qu’on a fait :
De Condé, Conty, Longueville,
Le Triumvirat est défait ;
La belle rafle qu’on a fait
Du Preux, du Fin, du Contrefait,
Plus fin qu’eux n’est pas mal habile
La belle rafle qu’on a fait,
De Condé, Conty, Longueville.
7Ce premier couplet des Triolets du temps présent montre la circularité textuelle due aux vers répétés. Les rimes entre un mot simple et ses dérivés (« fait » / « défait » / « contrefait », qui allitèrent en outre avec le f de « fin » et de « rafle ») auraient été jugées au mieux faciles par un Malherbe, mais sont efficaces si l’on cherche un effet de martèlement. Ces paroles s’oralisèrent en outre par un véhicule musical lui aussi fait de reprises, selon un schéma mélodique et métrique réutilisable et supposé connu (ce qu’on appelle un timbre). On peut voir ci-dessous une des versions de l’air notée au début du xviiie siècle, et en entendre une version que j’ai enregistrée artisanalement.
Recueil de chansons choisies en vaudevilles. Pour servir à L’histoire Anecdotte depuis 1600 Jusques Et Compris 1697 [après 1731], Bibliothèque nationale de France, département Musique, RES VMA MS-7, volume 1. Gallica, ark:/12148/btv1b10542310h.
8On entend qu’à la circularité de la forme rondeau s’ajoutent des redites musicales : la recette musicale des triolets consiste en un air qui tourne sur deux phrases musicales (v. 1-2 ≃ v. 3-4 ≃ v.7-8 d’un côté, et v. 5-6 de l’autre) organisées en deux boucles21. Les répétitions musicales (v. 1 = v. 3 = v. 7) ne recoupent donc pas exactement celle du texte (v. 1 = v. 4 = v. 7), associant sans s’y superposer une forme sémiotique de répétition à une autre.
9Facile à apprendre, possible à reprendre en chœur ou à prendre en cours de route si on a mal compris le début grâce à ses nombreuses reprises, le triolet a sans doute, pour filer la métaphore virale, un fort « R0 » ou taux de reproduction. En outre, on pouvait identifier facilement ce sous-genre par la tendance à l’auto-étiquetage et à l’auto-commentaire qui s’y déploie très souvent. Ainsi, Saint-Amant donne dans ses « Nobles triolets », imprimés pendant la Fronde, sa recette « maison » : « Pour construire un bon triolet, / Il faut observer ces trois choses / Sçavoir que l’air en soit folet, / Pour construire un bon triolet, […]22 ». Voyons comment, quelques mois plus tard, l’imprimeur des Triolets sur le temps présent relatant l’arrestation des Princes, récupère cette marque de fabrique métadiscursive :
O Dieu ! le joly Triolet
Que la Reyne a fait dans Vincennes
Qu’il est hardy, qu’il est complet,
O Dieu ! Le joly Triolet
Si le Quadrain [quatrain] était parfait,
Nous serions délivrez de peines,
O Dieu ! le joly Triolet
Que la Reyne a fait dans Vincennes.
10La reine fait par son « joli triolet » d’une pierre deux coups : une chanson (en deux « quatrains ») et un bon coup politique (si elle avait arrêté Mazarin en plus, faisant un « quatrain » - vers 5 - et non seulement un « trio » d’arrestations, cela aurait été plus « parfait » encore). L’élément lexical trio- est remotivé pour renvoyer à la fois à la chanson et au « triumvirat » Condé, Conti, Longueville (selon le mot du premier couplet cité plus haut). La reine est donnée comme responsable du coup politique, et ce sont bien ses gardes, Guitaut, Miossans et Cominge, qui réalisèrent l’arrestation des Princes et dont les noms sont cités dans le troisième couplet :
On a veu passer le Guichet [porte de la prison],
Un Ours, un Renard, & un Singe,
Qui furent pris au trébuchet [piège (notamment à oiseaux ou à nuisibles)],
On a veu passer le Guichet
La troupe que l’on denichoit
Par Guitaut, Miossans et Cominge;
On a veu passer le Guichet.
11Ces trois couplets sont souvent recopiés par la suite, ce qui suggère une circulation soit par tradition orale, soit à partir de copies de cet imprimé23.
12Le syntagme ternaire (« Un Ours, un Renard et un Singe ») semble avoir connu un vrai succès, à en juger par les copies autonomes et les nombreuses variantes qu’on détaillera plus bas (autant de menues modifications qui signalent sans doute les reprises fréquentes de cette citation, à la manière dont les verbes les plus courants de la langue sont aussi les plus irréguliers). Dans cette réduction de l’épisode à un médaillon animalier grotesque, Condé est assimilé à l’ours (pour la puissance du guerrier, car M. le Prince avait connu les victoires les plus glorieuses du royaume contre l’Espagne), Conti au singe (il était dit bossu), et Longueville au renard (on l’associe à la prudence dans d’autres pamphlets24).
Manuscrit « Vaudevilles » [xviiie siècle], collection privée, p. 23725.
13Mais que s’est-il passé précisément le 18 janvier 1650 pour qu’une telle représentation des Princes circule ainsi ?
II. Une chanson « populaire » ou des « éléments de langage » pour discréditer l’adversaire ?
14Le trio n’était guère un « triumvirat » contrairement à ce qu’insinue le jeu de mot du triolet : le Prince de Condé avait durement assiégé le Paris frondeur l’année précédente, alors que son frère Conti et leur beau-frère Longueville étaient eux du côté de la Fronde. L’opération de la chanson vise à les assimiler mais c’est surtout Condé que ses adversaires voulaient entraver : il avait pris au cours de l’année 1649 un ascendant qui faisait craindre qu’il ne prît le pouvoir. L’arrestation supposait une rupture entre les alliés d’hier, Condé et Mazarin, et surtout une alliance entre Mazarin et ses farouches opposants, les Frondeurs de la première heure (notamment Gondi, futur cardinal de Retz). La réussite du coup impliquait aussi d’avoir l’aval de Gaston d’Orléans et de maintenir le complot secret jusqu’au bout : les sources mémorialistes convergent sur les enjeux de cette maitrise de l’information par les frondeurs, par Gaston et par Mazarin26, ainsi que sur le coup de théâtre que fit la nouvelle, dont on peut supposer que la diffusion fût ensuite soignée. Contrairement aux paroles chantées (« O le joly triolet que la reine a fait dans Vincennes »), les mémorialistes montrent la reine en retrait (retirée en prière avec le jeune roi) et insistent sur le rôle d’instigateur joué par Gaston d’Orléans. Sans agir, et loin de la scène, il aurait accueilli la nouvelle avec ces paroles, souvent citées par la suite avec notre triolet : « Quand on annonça cette nouvelle à M. le duc d’Orléans, Son Altesse Royale dit : “Voilà un beau coup de filet ! on vient de prendre un lion, un singe et un renard”27 ».
15Cette saillie a les atours de l’apocryphe : Gaston y parle avec les mots de la chanson, comme on l’attend de sa réputation de « prince du burlesque28 ». Trop exemplaire pour être vrai peut-être, ce récit de répartie a très bien pu être contaminé par le souvenir des couplets de triolets, dans des mémoires écrits assez tardivement après les faits (par exemple ceux de Guy Joly, entre 1675-167729). Le couplet du trio animalier a en effet la vie longue, dans des variantes diverses : certes la version des Triolets du temps associait Condé à l’ours et non au lion, mais la version « Gaston d’Orléans » est aussi attestée dans les nombreuses copies manuscrites30. Et c’est justement le propre des énoncés viraux que d’être à la fois instables et reconnaissables.
16On ne pourra jamais prouver que Gaston d’Orléans fut à l’origine de la formule ; mais ce scénario constituerait cette saillie (« un beau coup de filet », « prendre un lion, un singe et un renard ») en « éléments de langage », à savoir une « formulation toute faite, reposant sur une « vision stratégique de la communication, dans laquelle on s’efforce de contrôler, par leur préconstruction, la “bonne” réception des discours par les publics visés31 ». Le duc d’Orléans aurait fait disséminer sa version des faits dans les rues en la faisant chanter par les Parisiens. Sans l’affirmer, rappelons simplement que la chose n’a rien d’impossible, et que la technique était même éprouvée : Retz raconte comment il « mi[t] Marigny en œuvre », comme on met une arme en joue, pour faire des triolets discréditant son adversaire du moment en janvier 164932. Dans une autre chanson, on énonce, sur l’air satirique de la « Grande Fronde », que des triolets ont été commandés contre Mazarin :
Je mèneray si l’on me mande
Des triolets de vieille bande
Qui contre le rouge ennemy
Fronderont en diable et demy 33.
17Robert Darnton a montré sur un corpus ultérieur combien les couplets satiriques prohibés pouvaient provenir des membres les plus éminents de la cour – même si les conséquences judiciaires retombaient ensuite sur les agents moins prestigieux de leur propagation34. Certaines sources mémorialistes décrivent la réaction de Gaston d’Orléans, à l’annonce de cette « rafle » qu’il avait programmée, comme soucieuse avant tout de la manière dont le public la recevrait : il aurait témoigné « ouvertement la joie qu’il ressentait de celle que le peuple feroit paraitre35 ». Soit que le duc se réjouisse en effet d’une joie publique anticipée, soit qu’il ait voulu donner le ton, jovial, avec cette annonce du surprenant revirement d’alliance, dont l’opportunisme pouvait choquer.
18En réalité tous les acteurs de cette victoire de compromission, les frondeurs et Mazarin aussi bien, devaient avoir quelque intérêt à publier des énoncés qui exposaient leurs nouveaux ennemis à la haine ou à la risée publiques, et ce en utilisant un moyen très rapide de diffusion de l’information pour prendre de court d’autres versions des faits. C’était le moyen d’associer cette capture à la Reine pour s’en dédouaner (le nom de ses gardes « Guitaut et Comminge » riment avec « singe ») ; et surtout il s’agissait de diaboliser les princes pour justifier l’entreprise et la volte-face opportuniste des Frondeurs et de Mazarin. Si on l’imagine ainsi soufflé par la cour vers la rue, le timbre triolétique a pu être choisi pour deux raisons (outre ses qualités de contagion montrées plus haut) : il connotait la peinture ironique des cibles politiques mais aussi la liesse publique. Les triolets connaissent en effet des actualisations épidictiques, utilisées pour des occasions propices au consensus (comme les retours du roi et la cour à Paris, par exemple36), et les couplets sont alors parcourus par des formules toutes prêtes pour l’exaltation des Grands, comme « Vive Louys, Vive Bourbon, / Vive Anne d’Autriche sa Mere, / Vive Philippe, vive Gaston […]37 ». Aussi bien les Triolets du temps présent se concluent-ils par ces vivats : « Vive Mazarin & la Fronde38 » (sans crainte du paradoxe !). Les ennemis qu’on croyait hier irréconciliables voyaient leur alliance publiée par le chant. Ce genre de cris publics avaient son importance pour l’affirmation politique des factions. Par exemple, lors de la libération du parlementaire populaire Broussel qui mit fin aux barricades de Paris en 1648, on entendit les cris de : « vive le Roi et Monsieur de Broussel ! » tout le long du trajet rituellement emprunté par le roi lors des entrées solennelles. R. Descimon écrit sur ce point qu’« au travers du défi contre-rituel lancé au gouvernement du cardinal-ministre, les frondeurs exprimaient contradictoirement la fidélité de la capitale et son aspiration à l’autonomie39 ». Les vivats (« Vive Mazarin & la Fronde ») ne sont pas moins contradictoires en cette fin janvier 1650, et il convenait sans doute, non pas cette fois de pacifier une révolte, mais « d’organiser la passivité politique40 » des Parisiens, qui auraient pu se mobiliser pour la liberté de Conti et de Longueville, voire du glorieux défenseur de la France face aux Espagnols, Condé.
19La circulation de ces mêmes tours figés dans les imprimés corrobore l’idée d’une offensive discursive de la coalition à l’origine de l’emprisonnement. Les semaines de fin janvier-février 1650 connaissent « une formidable explosion de libelles frondeurs41 ». Le Coup de Fronde ou l’écho du Bois de Vincennes, paru au moins « une quinzaine [de jours42] » après les faits, est une prosopopée burlesque de Condé mais aussi de Conti et Longueville, s’accusant eux-mêmes des délits qu’on leur imputait alors fréquemment (violence, concussion, etc.). Quoique le texte n’est pas signalé comme chanson sur la page de titre, on est invités, en ouvrant la brochure, à le chanter « sur le chant des Frondeurs », formé sur huitains d’octosyllabes. Cette mélodie (il s’agit de l’air de la « Grande Fronde ») permettait facilement d’importer, grâce à une métrique similaire, la chute de notre couplet de triolet satirique contre les Princes : « Du Bossu, du Preux & du Fin43 », comme je le fais entendre.
20Mais assez rapidement sans doute, des couplets contradictoires circulèrent. Les Nouveaux triolets frondeurs ou les triomphes de la Fronde sont ainsi une pure exaltation des Frondeurs, sans mention précise des princes. Mazarin redevient dans les couplets ultérieurs la cible privilégiée, Condé rejoignant les Frondeurs. La joyeuse version du « joli coup de filet » ne se répandit peut-être que quelques semaines, avant que ne se répandent ces autres voix discordantes (et l’on sait que l’année 1650 fut globalement marquée par des dissensions entre les diverses factions à l’origine de l’arrestation des Princes, quant à eux de plus en plus soutenus).
21Revenons sur l’hypothèse des formules chantées comme « éléments de langage », émanant des instigateurs de ce « coup d’état lamentablement raté44 ». L’état des sources imprimées permet difficilement de le prouver ; et un doute nous vient par l’examen d’une source manuscrite, souvent bien renseignée. Il s’agit d’un des portefeuilles manuscrits de Tallemant des Réaux, recelant des centaines de couplets notés à différents moments de sa vie jusque dans les années 1690. Revoici notre couplet viral :
O Dieu ! le beau coup qu’on a fait
D’en prendre trois tout d’une file [en marge à gauche : « le peuple disoit voyla un beau coup de filé »]
Le triumvirat est défait
O Dieu le beau coup qu’on a fait
Le fin, le preux le contrefait [en marge à gauche : « Le peuple disoit aussy voicy un lyon, un singe et un renard qu’on a mis en mesme cage »]
Sont ensemble cheûx dans la grille
O Dieu ! le beau coup qu’on a fait
D’en prendre trois tout d’une file.45
22Doit-on croire qu’il « s’agit à l’origine de mots populaires qui ont été mis en chanson » et « que ce couplet se rattache donc à une production populaire46 » ? Ce n’est ni plus ni moins sûr que l’hypothèse « Gaston d’Orléans ». Ce que Tallemant souligne, c’est que « le peuple » est un relais énonciatif de ces tours, sans affirmer qu’il en est l’origine. Le geste d’annotation de Tallemant a plutôt pour vocation de noter le caractère fluide et interchangeable des formules, et de garder trace de leur ubiquité sociale. La chanson est ainsi définie par Furetière : « Petite piece de vers […] qui se chante par le peuple47 » : le tour pronominal de sens passif rend bien compte de cette circulation à énonciateur indistinct, dont « le peuple » est un actant privilégié, sans être le responsable de l’énonciation48.
23Les deux notions de « viralité » et d’« éléments de langage » qu’on a mobilisées par analogie pourraient s’avérer complémentaires. La viralité permet de saisir une telle matière circulante en la pensant indépendamment de sa source, pour se concentrer sur son mouvement et la communauté énonciative qu’elle permet de pister. Selon Julien Schuh réfléchissant à la « viralité avant Internet49 », le phénomène viral est avant tout social (avant même de renvoyer à la source d’une maladie) : c’est en pistant la communication virale elle-même qu’on peut délimiter les contours du collectif50. Les communautés discursives pouvaient en outre se soutenir, dans le Paris du xviie siècle, de la forte cohésion locale du territoire urbain, qui a été vue comme une clé d’explication des premiers épisodes de révoltes ouvertes de la Fronde51. Ce maillage serré et interactif des quartiers profitait sans doute à la diffusion des discours, à la manière dont, parallèlement, le coadjuteur de Paris (futur cardinal de Retz) prêchant dans les paroisses parisiennes, pouvait compter sur le relai des curés pour diffuser ses messages. Mais cette diffusion horizontale et informelle est concurrencée dans notre cas pas une distribution plus verticale (du haut de pouvoir vers le bas) du message, ce dont rend compte l’idée d’« élément de langage ».
24Les formules à succès pourraient ainsi révéler des tactiques politiques, en tant que relais informationnels, plus que manifestation d’opinions. Comment à présent qualifier et mesurer la durée d’un succès de ce genre ?
III. Le succès : « buzz » ou postérité ?
25L’idée de succès, en littérature, est souvent associée à des formes, plus ou moins directes, de postérité (rééditions, imitations, consécrations institutionnelles, chef-d’œuvre méconnu redécouvert, etc.). Mais dans un contexte où les vers imprimés et chantés font partie de l’arsenal des moyens d’action politique, la vision à court terme surpasse les enjeux d’une transmission ultérieure. Celle-ci n’a même aucune pertinence voire pourrait être contre-productive dans un contexte où les alliances se renversaient vite. Cela explique le caractère densément allusif de la plupart de ces textes d’ailleurs, qu’un passeur comme Tallemant des Réaux a cherché à annoter dans ses manuscrits, tant les références du moment pouvaient s’évanouir en quelques jours. Les instigateurs de libelles recherchent donc davantage le « buzz » que le succès panthéonisable. Ce que l’analyse des médias actuels définit comme buzz (« bourdonnement ») est la technique de communication consistant à faire parler (d’un produit, d’un événement, d’un individu) en misant sur une diffusion multicanale ; celle-ci cible à la fois des individus crédités d’une capacité à forger de la réputation (journalistes, influenceurs, etc.) et des modes de diffusion plus informels comme le bouche-à-oreille. Certes la notion vaut avant tout pour « les dispositifs sociotechniques numériques » jugés spécifiquement aptes à « augmenter la libération de l’information52 ». Mais l’idée que la société de l’information d’aujourd’hui reposerait sur des modalités propres aux dispositifs des mass medias et du numérique peut être relativisée par l’examen des sociétés anciennes. On peut penser que le maillage territorial inflammable dont on parlait plus haut a une efficacité bien supérieure pour la diffusion d’une information au niveau local que nos réseaux sociaux, par exemple. La concentration d’éléments stéréotypés entre les libelles et les couplets confère ainsi une sorte d’uniformité à la forme du message politique qui signale sans doute la densité et la répétitivité de sa diffusion.
26Des éléments qui transitèrent par le triolet des Princes-animaux se retrouvent ainsi dans nombre d’imprimés, relevant de paramètres sonores, métrico-syntaxiques, ou sémantiques. Les jeux de mot sur le triolet est ainsi banal : « Permettez cependant au pauvre Jodelet / De dire qu’à Paris on n’a jamais vu faire, / Qu’en vous prenant tous trois, un meilleur triolet53 ». Autre exemple, les allitérations bruyantes du syntagme « du preux, du fin, du contrefait » se retrouvent dans le titre qui roule sur les dérivés de fin : Les Finets affinez ou l’emprisonnement des factieux54. Surtout, le procédé de l’animalisation est repris dans plusieurs libelles où est filée à l’envi la métaphore de l’enfermement animal : Le Ramage de l’oiseau mis en cage et sa suite donnent la parole à Condé enfermé, et l’image de la cage est récurrente ; on la retrouve dans La Fourberie descouverte ou le renard attrapé55 ou à la dernière page de L’Insatiable ou l’ambitieux visionnaire :
On croit trop à son courage
On se fait mettre en la cage […]
Maintesfois le cas échet
Que l’on tombe au trébuchet.
27Dans cette morale finale, on reconnait l’image du « trébuchet », sans doute venue de la chanson : piège à oiseau, puis piège tout court, le mot enclenche la figure de catachrèse (la métaphore figée dans « tomber au trébuchet ») tout en la défigeant, pour des princes-oiseaux dans leur prison-cage.
28Il est ainsi manifeste que les codes génériques de la fable furent plébiscités pour diffuser littérairement l’information de l’enfermement des Princes. L’induction morale typique de la fable (innombrables sont les écrits qui évoquent l’exemplarité de cet épisode pour illustrer le renversement de la fortune56) et l’omniprésence du bestiaire s’accompagnent de références métalittéraires explicites, dans des titres comme Les Géants terrassez ou la fable historique en vers burlesques57 ou encore dans les références à Ésope58. Les constantes prosopopées des Princes sont les plus frappantes quant à l’imprégnation fabuleuse des libelles de janvier-février 1650. Ainsi de ce succès de librairie : Les Entretiens misterieux des trois princes en cage, dans le bois de Vincennes, sous les figures du lyon, du renard, & du singe. Dialogue59. L’insistance répétée sur le cadre sylvestre du dialogue (le bois de Vincennes) motive l’allégorie des Princes affublés de leur habituel bestiaire caractérologique. En achetant le libelle, le lecteur s’attendait peut-être à une nouvelle offensive satirique, et il en avait d’abord pour son argent, car Condé (« Le Lyon ») est montré jurant comme une harangère (« Maugrebleu », « Ventre », « Malepeste », « Morbieu », « Sangbleu », « Parbleu », « Je renye bleu »). Mais les deux derniers cahiers voient le ton s’infléchir, égrener les victoires militaires de Condé, argument majeur de sa défense et illustration. La « noblesse de la victime » (Condé) est désormais outragée par la tyrannie et le « crime » de Mazarin60, selon l’orientation argumentative, vue plus haut, ultérieure à l’émission de la chanson, qui accuse le ministre pour réhabiliter le Prince. Peu à peu les mots mêmes des couplets semblent se dissoudre dans un imaginaire fabuleux plus vague qui, quant à lui, reste emblématique de l’épisode.
29Et si le truchement de la fable était resté attaché à cet événement, longtemps après les faits ? Une des plus fameuses fables du xviie siècle sur la cour pourrait suggérer l’infusion de souvenirs informels des libelles et des chansons de la Fronde : « La cour du lion » du livre VII des Fables de La Fontaine, publié en 1679. Le roi Lion y tient « cour plénière » où sont convoqués tous ses sujets, à la fois pour parfaire son savoir sur son État et pour leur manifester sa puissance61. La « magnificence » du Prince est supposée passer par « des tours de Fagotin » : ce premier indice est légèrement discordant dans ce cadre curial supposé magnifique et évoque plutôt la culture du Pont-Neuf. Fagotin est le singe du montreur d’animaux et marionnettiste Brioché, qui officiait dans les foires et sur ce pont et carrefour de Paris, qui connote à lui seul une culture dite populaire. Certes, on montrait parfois des animaux à la cour, mais le roi lion aurait pu faire montre de plus hautes merveilles ; on peut se demander si La Fontaine n’oriente pas ici une lecture possible de la fable vers l’univers forain de la « marionnettisation » du personnel politique. On se souvient de l’épreuve qui s’impose ensuite à trois des sujets du roi lion : supporteront-ils l’odeur pestilentielle de son « Louvre » d’antre ? L’ours est directement envoyé « chez Pluton » pour s’être bouché le nez (c’est ainsi l’ours qu’on élimine d’emblée, le plus discourtois ou peut-être le plus dangereux ; l’ours, en 1650, c’est Condé). Le singe, trop flatteur, est puni lui aussi. C’est enfin le renard qui réussit l’ordalie de la parole de cour, en bottant en touche et ne disant ni oui ni non. Et le fabuliste de commenter dans cette chute célèbre :
Ne soyez à la Cour, si vous voulez y plaire,
Ni fade adulateur, ni parleur trop sincère ;
Et tâchez quelquefois de répondre en Normand.
30Que le renard soit le plus rusé n’étonnerait pas même un enfant lecteur de fable. Qu’il réponde « en Normand » se justifie littéralement par le sens de la locution figée (« ne dire ni oui ni non, se dédire ») liée au droit de rétractation présent dans le droit coutumier de Normandie. Mais que le courtisan-renard soit normand pouvait consonner de manière bien précise pour des lecteurs de 1679. Le duc de Longueville, le renard parmi les trois princes emprisonnés de la chanson et des libelles, est le gouverneur de Normandie de 1619 à sa mort à Rouen en 1663 ; toute la Fronde normande est attachée à son nom. Aussi n’est-il pas impossible que la locution finale puisse être remotivée par l’allusion au Normand par excellence des décennies précédentes. Un mémorialiste commente en ces termes le soulèvement de Condé, en septembre 1651, par contraste avec la loyauté de Longueville à la cour, les princes ayant été libérés au début de l’année : « Messieurs les princes de Condé et de Conty se retirèrent à Mont-Rond, car le vieux renard de Longueville ne voulut point entrer en guerre62 ». Certes, l’analogie est figée par cette expression qui fait de renard un nom de qualité en atténuant l’effet figural du nom d’animal. Mais le mémorialiste l’emploie bien ici pour désigner la rapidité avec laquelle le gouverneur de Normandie fit allégeance au pouvoir royal, bien avant ses codétenus de 1650 : de même le renard de la fable s’arrange pour se maintenir à la cour du lion, contrairement à l’ours et au singe.
31Dans « La cour du lion », la référence au renard ne serait pas seulement là pour les besoins épigrammatiques de la chute. La fable dit l’arbitraire du pouvoir suprême. Or, l’arrestation des Princes en était un emblème à partir des années 1650, après celle de Broussel, et avant celle de Fouquet. Les rapports intertextuels entre quelques mazarinades et les Fables ont été repérés et défendus par René Jasinski en son temps63 ; il est en soi très probable que La Fontaine ait eu des libelles entre les mains – il finit ses études d’avocat à Paris quand commence la Fronde64. Mais ces imprimés étaient jetables et rien ne montre qu’il ait constitué un recueil factice de mazarinades, comme l’a fait Tallemant par exemple65, ce qui était le moyen de conserver ces brochures fragiles en l’absence de réédition. Je proposerais plutôt ici l’idée d’une imprégnation plus diffuse, faite de souvenirs figuraux voire d’images sédimentées en clichés. Les bribes discursives venues des années 1650 constitueraient en ce sens pour un auteur comme la Fontaine une culture politique préformatée littérairement, objet de jeux de connivence avec un public, notamment aristocratique, qui connaissait bien les péripéties advenues aux Grands du royaume dans les dernières décennies66.
Conclusion
32Quand Nicole Loraux étudie chez les Grecs anciens l’« opinion publique », qui n’avait certes pas les mêmes contours que dans nos sociétés occidentales, elle argue que notre présent reste « le plus efficace des moteurs de la pulsion de comprendre », et qu’il faut bien, « pour pouvoir pénétrer les catégories grecques », « que nous partagions quelque chose de leurs sentiments et de leurs pensées67 ». Il y aurait ainsi une nécessité intellectuelle, cognitive voire psychologique à user d’analogies heuristiques avec notre contemporain. Mais il faut en outre que ces notions anachroniques soient constructives pour notre regard savant sur ces objets anciens. Une notion comme celle de viralité peut, semble-t-il, venir au secours d’une philologie parfois impuissante à situer nettement des objets comme les chansons et les libelles, peu sourcés et difficiles à interpréter : et si, comme dans toute rumeur, la source importait moins que la surface de transmission ? Et si les courroies de transmission textuelle ayant disparu ou n’ayant jamais existé, on devait chercher moins des objets pleins que leurs traces en creux, typiquement le moule rythmique et mélodique fourni par les chants, qui permet de pister des effets de contagion ? Cette perspective engage d’une part à prendre au sérieux la diffusion de l’information politique par ses voies littérarisées, en les considérant non pas comme le trajet d’une « opinion publique68 », mais comme les traces d’une action, momentanée, dans une « sphère publique » marquée par une communication imprévisible et en partie irrationnelle69. D’autre part, l’usage des formes poétiques oralisées, volontiers stéréotypées car c’est le gage de leur succès instantané, permet de saisir un interdiscours peu formalisé, qui amène à déplacer nos habitudes de recherche d’intertextualité.