Colloques en ligne

Anna Fouqué, Miriam Speyer et Tony Gheeraert

Les recettes du succès.

Stéréotypes compositionnels et littérarité au xviie siècle

1Le règne de Louis XIV, on le sait, est marqué par l’émergence d’une économie fondée sur le commerce et l’industrie1. Le soutien de l’État à une politique de modernisation du système de production et d’échanges tend à favoriser l’enrichissement d’une bourgeoisie marchande, et à déstabiliser l’ordre de la société d’Ancien Régime, fondé auparavant sur les possessions féodales et les richesses foncières. Les productions littéraires de la fin du siècle se font la chambre d’écho de cette métamorphose sociale et de l’inquiétude qu’elle fait naître : si Molière l’exorcise par le rire avec un Monsieur Jourdain qui, au lieu de devenir gentilhomme, finit Mamamouchi, les moralistes la pointent du doigt. La Bruyère dénonce ainsi les fortunes trop vite gagnées, la diffusion des produits de luxe, l’ascension sociale de goujats parvenus, et les spéculations financières des maltôtiers.

2Les historiens ont de longue date étudié la métamorphose socio-économique qu’entraînent les manufactures ou les nouvelles compagnies maritimes ; l’étude de son influence sur la création artistique reste cependant encore lacunaire. Cet essor industriel resterait-il sans effet sur les arts et la culture ? Le monde intellectuel aurait-il échappé à ce processus de marchandisation qui paraît toucher tant d’aspects de l’existence ? La fascination de Perrault pour les tirages de la Bibliothèque bleue atteste au contraire que les écrivains consacrés pouvaient aussi rêver de succès commercial2. Le « Catalogue des ouvrages composés par Madame de Villedieu », qui clôt la sixième partie du Journal amoureux (1671) témoigne tant de la volonté d’une autrice de contrôler une production qui lui échappe que de l’exploitation commerciale d’un nom d’auteur par les professionnels du livre. L’entreprise éditoriale du Mercure galant et de son éditeur Donneau de Visé, étudiée par Christophe Schuwey3, montre à quel point la production littéraire de la fin du siècle est soumise aux impératifs de rapidité et de réactivité du marché.

3C’est la naissance de cette proto-industrie culturelle que nous abordons dans ce dossier, non selon un angle quantitatif ou éditorial, mais plutôt dans ses conséquences sur la poétique même des œuvres. Les pratiques de la production littéraire du Grand Siècle présentent, toutes proportions gardées, des parallèles notables avec les principes de l’industrie culturelle actuelle. On remarque par exemple la permanence de schémas structurels dans les œuvres (les trois actes, l’élément déclencheur, les péripéties), ainsi que la recherche des mêmes effets chez le spectateur ou le lecteur (identification, suspense, surprise, etc.). Ces schémas, destinés à concourir à la satisfaction d’un public composite, ont partie liée avec des problématiques commerciales. En effet, ils ont pour vocation principale de répondre aux horizons d’attente des spectateurs de l’époque, faisant ainsi office d’« ingrédients » ou de « ficelles » incontournables, qui s’inscrivent pleinement dans une industrie culturelle reposant sur la consommation du plus grand nombre. Plusieurs contributions du présent dossier abordent par exemple les similitudes entre les circuits de production et de diffusion d’œuvres littéraires, musicales et cinématographiques d’une part, et de l’autre les techniques de création et de circulation d’ouvrages littéraires à l’âge classique. L’article de Joséphine Gardon, qui compare Aronce et Jon Snow, montre ainsi que la forme sérielle suscite le recours aux mêmes techniques pour garder l’attention du public : maintien du secret sur l’identité du héros, usage d’une stratégie indiciaire maîtrisée, recours au mythe du retour du roi. Dans une perspective similaire, Marie-Gabrielle Lallemand et Charlotte Servel mettent en évidence un commun recours à des procédés tels que le début in medias res ou le cliffhanger dans les fictions sérielles comme dans les longs romans du xviie siècle. Josefa Terribilini manifeste de son côté une même prédilection, tant dans les tragédies « classiques » que dans les blockbusters hollywoodiens, pour des dénouements en forme de « fins publiques ». Ce choix lui paraît déterminé dans les deux cas par des « impératifs pratiques, socioéconomiques et pour tout dire, commerciaux ». Quant à Miriam Speyer, elle montre que Madame d’Aulnoy pratique dans ses contes (1697-1698) la réécriture voire le copier-coller de vers très connus. La conteuse établit ainsi un lien de complicité avec son lectorat. Mais ces poésies, puisées pour la majorité dans les publications à succès des années 1660-70, lui servent aussi à faire de ses contes un espace nostalgique, « vintage », « retro » pour utiliser des termes d’aujourd’hui, dans lequel le souvenir est source de réconfort.

4Aux considérations marchandes et au marketing s’ajoutent des stratégies qui, sans avoir nécessairement en vue la commercialisation, ressortissent à des techniques de séduction qui visent d’autres formes de succès. Yohann Deguin montre ainsi que Bussy-Rabutin, du fond de son exil, donne sciemment à lire des extraits de ses mémoires par morceaux choisis, selon un habile teasing qui a moins pour but de susciter la hype de lecteurs payants que de séduire le roi, seul en mesure de lever le bannissement qui pèse sur le noble disgracié. Arnaud Wydler s’intéresse aux sermons : le genre semble a priori exclu de tout enjeu commercial, mais en réalité, comme il est essentiel pour les prédicateurs d’attirer les fidèles afin de les convertir, il leur faut sacrifier au goût des salons et, en l’occurrence, importer le genre plaisant du portrait mondain au sein de leurs oraisons.

5Néanmoins, si les deux époques utilisent des « recettes » similaires pour tenter de satisfaire un public hétérogène, des différences terminologiques sont notables. Corneille nomme ainsi « l’agréable suspension » un procédé que les manuels d’écriture scénaristique inscrivent sous d’autres dénominations (question dramatique, inserts, préparation/paiement, suspense). D’Aubignac, explique Anna Fouqué, condamne sous le nom de « préventions vicieuses » les scénarios trop prévisibles, stigmatisés également par Yves Lavandier, mais sous le nom « d’effets téléphonés ». Ces différences terminologiques ont pu constituer un obstacle sinon une résistance à l’utilisation, dans le champ de la recherche, d’une grille de lecture plus moderne, qui emprunte aux notions traditionnellement utilisées dans l’analyse des genres considérés comme « populaires ». La transposition et l’explicitation de ce vocabulaire permettent de montrer que certains termes se recoupent, et, mutatis mutandis, autorisent une mise en parallèle des pratiques du Grand Siècle et des principes de l’industrie artistique actuelle. Les concepts issus des réseaux sociaux contemporains peuvent aussi nous aider à comprendre les phénomènes de diffusion et de circulation des textes : Karine Abiven, tout en mettant lucidement à distance les travers de l’anachronisme, propose d’adapter prudemment le concept de « viralité » pour définir la circulation des Mazarinades pendant la Fronde, en ces temps où émerge peu à peu ce phénomène qu’on appellerait plus tard l’« opinion publique »4.

6La permanence de ces stéréotypes ne s’explique pas tant par des caractéristiques anthropologiques atemporelles que par des conditions socio-économiques similaires qui ont présidé à leur émergence. Anthony Saudrais explique ainsi que l’essor des spectacles en musique dans les années 1640 exige, comme les productions d’aujourd’hui, des équipes mobilisant plusieurs métiers et requérant diverses compétences techniques, en particulier celles de l’ingénieur, qui acquiert alors le statut enviable de co-artiste. La réussite des pièces à machines, pour lesquelles la rentabilité devient un enjeu essentiel, passe par un large recours à la publicité. Produits d’une mode, elles finissent toutefois et inévitablement par provoquer la lassitude. La production s’étiole à la fin du siècle, et les metteurs en scène renoncent à les représenter en raison d’un coût difficile à amortir. À cette époque triomphe l’Opéra, dont le succès ne manque pas d’être moqué par les parodies dramatiques : celles-ci, explique Judith le Blanc, manifestent certes la dimension stéréotypée et standardisée des opéras, mais révèlent aussi les raisons de leur large succès, fondé entre autres sur des airs faciles à retenir et destinés à devenir des vaudevilles.

7La mise en évidence de l’exploitation, encore rudimentaire, de techniques que la massification culturelle va amplifier et systématiser, ne tend en rien à discréditer les œuvres du Grand Siècle : bien au contraire, une meilleure prise en compte des conditions économiques de leur éclosion et des modes de création et de diffusion qui en découlent devrait permettre de les réévaluer et de remettre en cause la démarcation, souvent artificielle, entre une culture d’élite, conçue comme fondée sur l’expression singulière de la vision d’un auteur, et une culture jugée inférieure, stéréotypée et répétitive. En effet, la littérature classique nous donne à bien des égards l’exemple d’un art qui conjoint de hautes ambitions intellectuelles, et le souci de plaire et toucher, adressé à un public aussi large que possible. L’existence de ces destinataires multiples et variés du Grand Siècle nous invite à relire les œuvres classiques sous un angle novateur, capable de tenir compte de la diversité des publics. Une telle approche devrait permettre de renouveler l’étude de la « culture populaire » des siècles classiques, que les dernières décennies avaient un peu délaissée.

8Ce numéro est le fruit de deux journées de travaux organisées par le CEREdI (Université de Rouen) et le LASLAR (Université de Caen) en 2020 et 2021.