Colloques en ligne

Jean-Pierre Zubiate

La nature ou les circuits de l’altérité dans l’œuvre de Ramuz

Nature or the circulations of otherness in Ramuz’ work

1Ramuz et la nature. Et si la question pouvait être abordée à partir d’une célèbre publication genevoise, celle de Candide en 1759 ? On se souvient du fameux « il faut cultiver notre jardin » auquel le voyage initiatique du héros de Voltaire donne lieu in fine. On se souvient aussi que cette leçon répond à la Chute originelle, que Candide, chassé du jardin où il a osé baiser Cunégonde, a dû revivre. Titre oblige, Adam et Eve retrouve ce problème en 1932 tout en faisant un retour critique sur la réponse voltairienne, comme si quelque vieille tension du XVIIIe siècle restait à régler, à l’âge de la modernité, au regard de ce qu’il est d’usage d’appeler nature. Quitté par sa jeune femme Adrienne, le personnage de Louis Bolomey vit cette perte de deux façons contradictoires : sous l’influence fataliste et doloriste du rétameur Gourdou, elle le rappelle à la perte définitive du Jardin d’Eden et à la plongée dans la nature hostile ; après les plaisirs offerts par l’épicurienne Lydie, elle le ramène à l’insuffisance de la sensualité et l’incite à reconquérir Adrienne en remettant de l’ordre dans son jardin à l’abandon. Peine perdue toutefois. Adrienne reconquise porte sur elle les traces d’une nature enfuie, et c’est Lydie, devenue allégorie de la mort, qui le rejoint finalement, tandis que la nature sauvage ruine de nouveau la maîtrise que Louis avait imaginé lui imposer. Comme si « cultiver notre jardin » était moins qu’un pis-aller…

2On pourrait bien sûr objecter que Louis cultive son jardin, où il entend faire revenir son épouse pour mieux la parquer. Variation sur le mythe de la cage dorée, son geste est un geste de prédation malgré sa prétention paternaliste à la combler et son mea culpa, et c’est pourquoi il échoue lamentablement. On se souvient néanmoins, sur le même thème, du film Martha de Rainer Werner Fassbinder, chez qui les prédateurs réussissent au contraire fort bien. L’échec n’est donc non seulement pas inscrit dans la structure, mais ce choix délibéré de ratage est encore, chez Ramuz, associé à une conscience élargie de celui qui a cru pouvoir reprendre sa vie en main et se retrouve pris par elle. Car ce n’est pas Adrienne qui décide que la cage dorée est terne et qui renvoie la culture du jardin individuel à sa pauvreté ; c’est Louis lui-même qui, sur l’oreiller, voit se confronter la réalité et son rêve.

3Ainsi Adam et Eve, en superposant prédation, altruisme et amour intéressés d’un côté, mythe biblique de l’autre, fait éclater le cadre néo-classique dans lequel Voltaire pensait encore, et qui validait l’opposition de la Nature et de la Culture. De déconvenues en déconvenues, Candide finissait, quoi qu’il en ait, par rejeter le rapport intuitif à la nature et culpabilisait la spontanéité. La modalité injonctive de sa conclusion disqualifiait toute forme d’abandon et justifiait un double contrôle de l’énergie naturelle : par son agencement en jardin et par le fait que ce jardin est à cultiver. Malgré l’ironie contre les faux-semblants, elle relayait une conception du « naturel » artificialisé, comme façon d’être et économie, sujétion plutôt qu’usage du donné. Autre chose se passe chez Ramuz, et cela dit beaucoup.

4Cela dit que parler de nature, c’est parler de création et faire se confronter, au-delà des imaginaires et des idées, des modes de représentations, des styles, des langues tout sauf neutres. En schématisant, il semble qu’on ait d’un côté une justification de l’instrumentalisation de l’environnement naturalisé, de la stylisation qui essentialise le naturel, de l’autre une approche de ce que la nature continue d’opposer de problématique aux prétentions, même relativistes, à la saisir – et que cela expliquerait un usage de la narration qui, loin de prétendre la surplomber, tente d’y couler son flux et d’en accueillir les béances.

5Ce que j’essaierai de voir dans cet article, en traquant dans l’écriture de la nature non pas un objet circonscrit, mais une réalité immanente qui embrasse tout dans sa division et sa reconstruction permanente, à la fois pleine et déliée, faite de vacance et de présence. Il s’agira en somme, pour revenir à la question qui taraude Candide autant qu’Adam et Eve, d’interroger une réalité dont la faute est moins synonyme d’erreur ou de péché que de double manquant de ce qui est offert, un double manquant qui fait corps avec le donné et lui permet d’émerger parce qu’ils coexistent.

Des visages de la nature : une singularité plurielle

Un périmètre

6Tout part d’un périmètre familier qui s’offre régulièrement au regard et impose sa singulière pluralité. D’aiguilles en combes, de dents en pâturages, de monts et ravins en vallées jusqu’au Léman, romans, poèmes, souvenirs, méditations, essais même déploient toute la variété géographique du pays de Vaud et, un peu, de sa voisine la Savoie, avec ses particularités microclimatiques comme la vaudaire, ses changements atmosphériques, ses plantes rares ou banales (zinnias, vernes, passe-roses mais aussi laitues) – bref, un paysage identifiable et des lieux vérifiables, que ponctuent des noms plus ou moins connus.

7C’est fréquent, présent dans toutes les œuvres, et présenté au gré de stations et de déplacements qui instaurent, par-delà des descriptions riches en couleurs, sons et saveurs, un rythme alternatif propre à en souligner les séductions et la vitalité. Rien de trop développé. La mesure orchestre les circulations et les arrêts sur image, et s’ils font retour, les plans fixes excèdent rarement le paragraphe d’une dizaine de lignes et sont distillés à intervalles lointains. Mais à coup d’adjectifs choisis et de substantifs soucieux de précision qui ne reculent pas, au besoin, devant le lexique technique à l’adresse de destinataires ignorants1, un décor est planté, gorgé de vie, qui constitue un habitat, végétal et minéral plus qu’animal d’ailleurs, dont le corps des hommes peut prendre les traits, comme il en va pour le taupier d’Aline, dont la barbe est « semblable à la mousse grise qui croît sur les rochers »2.

8Dans cette nature on vit et on s’identifie. On y dit « chez nous », non pas pour exclure3, mais pour organiser un lieu en le nommant, pour régler la focale entre proche et lointain, comme lorsque Samuel Belet mentionne que « John » « se prononce jon chez nous, comme s’il s’agissait de la plante »4, ou comme dans le Chant de notre Rhône où s’invite en pays «vaudois» la parenté de la Méditerranée5. Parce que la nature commune, c’est sans doute ce dont la richesse s’apprend en faisant faire l’expérience de la mesure de la distance et de l’établissement de rapports, soit de la continuité discrète.

9Et cela s’entend. Car elle touche les sens, qui font déjà faire cette expérience de la proximité distante, mais aussi la vie intérieure, que vues, sons et parfums nourrissent. Eveillant tout un monde de rêveries et d’émotions, mais aussi de pensées, la configuration contrastée des lieux interroge sur les pouvoirs compréhensifs de la sensibilité. Un imaginaire en émane. Entre analogie naïve et métaphores audacieuses, les qualités d’observation aiguisées au contact se développent en une inventivité manifestement sachante, qui peint les « nuages comme des poules »6 ou, plus ambitieuse, donne dans la comparaison explicative dont porte exemplairement trace l’utilisation régulière et massive des réalités de la nature comme de comparants.

10La nature comme support de savoir, donc ? A tout le moins elle le promet, parce qu’elle a ses cycles et sa constance, et que cela suffit à constituer des lois. La fréquenter fournit des points de repère où la logique trouve son compte. On constate ici que « la sécheresse aplati[t] contre terre les pommes fanées des laitues » et « dépos[e] une fine poussière sur les buissons à petits fruits, groseilliers, cassis, framboisiers, les faisant ressembler à des fumées blanches qui auraient traîné par terre »7. On sait que « la terre molle fai[t] que le[s] pas [sont] silencieux »8. La physique donne à penser. Servie par le pouvoir imageant de l’esprit, la connaissance suit, prenant les voies de l’intuition ou de la déduction analytique, articulant les données d’un savoir global quasi-halluciné, capable de dessiner

des toits tranquilles et innocents jolis à voir de loin dans cette succession d’averses et de coups de soleil qui annoncent le mois d’avril, quand les vents viennent de tous côtés à la fois et quelque part une bouche s’ouvre qui vous souffle contre son haleine déjà tiède, où il y a la bonne odeur de la terre et des bourgeons.9

11On ne saurait mieux dire, comme en un retour à l’eidos grec, la parenté de l’idée et de l’image enracinées dans la forme sensible – ni, par conséquent, mieux étendre, par cercles concentriques, le périmètre apparemment limité.

12A partir de lui, une projection est imaginable qui, selon les personnages et les moments, va porter sur le futur, le passé ou l’ailleurs (Paris pour Aimé Pache ou Samuel Belet), mais en sachant les évaluer et organiser sa vie en fonction. Car le savoir sensible est acéré. De tremplin, il peut se faire protecteur et offrir une solution de repli. Farinet sur le chemin de sa grotte à sa sortie de prison compte ainsi les montagnes autour de lui, il les compare à « des dents dans la gencive, avec leurs pointes qui sont blanches, toujours plus blanches, toujours plus nombreuses, les unes devant les autres en demi-cercle », et s’exalte de cette appropriation mathématique et imaginaire qui lui restitue le monde : «“C’est à moi, c’est à moi de nouveau… ” Il regarde les choses de la terre qui renaissent à la bonne vie, ici, là-bas »10.

Ambivalences

13Une telle appropriation, cependant, est celle d’un instant, et il n’est pas gratuit, pour Farinet, qu’elle advienne à l’aube. Pour une appréhension réelle, il faut autre chose, ce dont témoigne la double orientation du travail analogique. Comparant, la nature fait voir. Mais elle fait tout aussi souvent fonction de comparé – et ce qui apparaît alors, c’est, en détail comme en totalité, qu’elle déborde les désignations, qui ne peuvent que tenter de la circonvenir par touches :

C’était la bise qui soufflait, alors il y a eu un lac noir sur lequel on voyait fuir vers le large les mille petites rides des coups d’air, comme si on y avait laissé traîner le bas d’un châle à longues franges. Quand la bise souffle, les vagues sont pour l’autre rive ; ici, c’est seulement le tout premier commencement des vagues ; c’est seulement comme si une main passait sur les cordes d’un instrument.11

14Ramené à des objets ordinaires comme l’inconnu au connu, le phénomène atmosphérique renvoie en vérité, métonymiquement, à l’indéfinition de la nature comme telle.

15C’est qu’on ne s’accomplit pas comme singularité plurielle sans qu’il y ait du flottement. A supposer même que la nature comme création existe sans intervention humaine – problème philosophique et théologique –, le monde minéral, animal et végétal qui dessine un paysage et touche les sens se mêle si intimement aux travaux et aux jours – de la construction du bâti à la viticulture et à l’entretien des jardins potagers – que la question se pose bientôt de ce que le savoir sensible en retient et de ce qu’il en occulte. Quid de ce qui s’appelle pays au regard du paysage et de ses composants ? Quid, au-delà, des sentiments spontanés et des pulsions quand on voit combien interfèrent avec eux les conventions, les idéologies et les pesanteurs sociales ? Naturel, le respect filial de David pour son père tyrannique, dans La guerre dans le Haut-Pays ? Naturel, son amour pour Julie, la fille de l’autre clan ? Pur produit idéologique, l’inflexibilité despotique de Josias qui n’a pas fait le deuil de son épouse ? Ramuz ranime ces vieilles questions du théâtre grec et shakespearien qui inspirent Freud à la même époque parce que les formes diverses de la culture et de la relation de l’homme au monde, au fond, se débattent entre les grands événements naturels objectifs (vie, mort, catastrophes physiques, processus biologiques, etc.), les réalités ou les êtres au travers desquelles ils se manifestent et les archétypes qui servent à les comprendre ou à se les dissimuler. En l’occurrence, la nature comme totalité pose la question de la nature des réalités singulières en lesquelles elle s’incarne.

16On peut entendre, à partir de là, qu’elle apparaisse, plus que comme un arrière-plan ou un environnement, comme un personnage, et en tant que tel, moins comme un caractère ou un actant que comme une énergie protéiforme et métamorphique, par laquelle la créativité humaine et ses relais culturels se voient priés de s’expliquer. Cela vaut pour la création esthétique devant la matière qu’elle utilise, pour les travaux des hommes en butte à la résistance du matériau, pour les individus figés dans leurs habitudes dont les instincts sont réveillés, mais d’abord pour les communautés installées selon des usages et des rites dans lesquels Ramuz inscrit ses histoires, et que viennent bousculer des incarnations d’une vigueur naturelle aux pouvoirs (ré)générateurs autant que destructeurs : ici Juliette et l’horizon cubain que sa danse traîne avec elle selon un premier archétype, innocent et virginal, de la chair enchanteresse12 ; là les tentatrices hédonistes dont les séductions charnelles masquent la conjonction de l’élan compassionnel et de l’instinct de possession ; là encore les Diablerets de Derborence, démons naturalisés. Un souffle, et les visages de la nature se retournent. Et la relation qu’ils nouent de faire ressortir la fragilité d’une sensibilité qui paraissait d’abord moyen de saisir.

17On aura compris qu’on touche là, au travers de sa déclinaison, à la question de l’ambivalence du sublime, mais plus encore, au travers de sa dégradation, à son existence même. Derrière le ravissement, l’emportement guette. Sa monumentalité secoue, dissémine, fracasse, comme dans Derborence ou La grande peur dans la montagne. Les échappées naturelles qui promettent la liberté, quant à elles, n’ouvrent guère sur un espace praticable. Témoins les multiples issues de la grotte de Farinet, qui débouchent sur un espace sauvage mais ne donnent sur aucun lieu viable et mènent à la mort – tandis que l’abri qu’elle offre devient une cage, comme l’effervescence, ailleurs, se renverse en bouillonnement éruptif, et la richesse éparpille. L’habitat auquel s’identifier est bien momentané, et son immobilité comme sa dynamique surtout propres à renvoyer à la finitude de tout. La barbe qui minéralise le taupier est une chose. Le figement progressif d’Henriette, à la mort de sa fille Aline, en est une autre : elle est alors « comme le tronc des arbres ou les pierres des tombes », « le soleil mont[e] le long de ses jambes », et buvant son café, elle se voit « comme dans l’eau noire un buisson qui a brûlé »13. Retournement désespéré de la leçon mosaïque du Buisson Ardent. Un monde existe entre ce qu’elle laisse percevoir ou pressentir et ce qui est ou devient. Réalité connue et connaissable, avec ses lois, disions-nous ? A condition de préciser qu’en fonction de son inscription dans le temps, elle est instable dans sa constance et sa prévisibilité même, que de sa juridiction rigoureuse les articles sont incompréhensibles et les applications aléatoires.

18Nous voici loin de la continuité imaginée. Le lien entre les données des sens et la connaissance, en particulier, est mis à mal. La familiarité du pays est aussi trompeuse. Elle endort l’attention et émousse les sensations. Elle étend le temps. Et entre espérance, appréhension, et minimisation négligente de l’événement, comme il en va pour Séraphin et Antoine quand ils entendent les bruits environnants14, elle rend le jugement inopérant, qui croyait pouvoir s’appuyer sur les données de la perception pour identifier ce qui s’avère différer et mettre à l’épreuve.

19On conviendra ainsi plutôt que, passant ou spectateur, on saisit moins la nature qu’elle ne vous circonscrit et vous oppose une géographie dont les distances et la géométrie vous renvoient à vos limites. Parmi les métamorphoses du cercle qu’aurait pu étudier Georges Poulet, celle-ci n’est notamment pas la moindre chez Ramuz qui retrouve dans la nature appréhendée les caractéristiques d’un théâtre grec. L’aspect semi-circulaire et la disposition en dénivelé se rappellent régulièrement et tracent un espace mi-fermé mi-ouvert, profondément ambigu, face auquel le spectateur n’a qu’à bien se tenir. Rouge le sait, dans La beauté sur la terre, malgré les rêveries qui le mènent en pensée de l’autre côté du lac. De même, dans Derborence, Antoine, quand il renonce à repartir chercher Séraphin. Le décor scénarisé devient ici l’espace-temps d’une dramaturgie. Il fait plus que participer à l’intrigue, il détermine l’histoire, et même l’Histoire quand on se souvient que les Diablerets ont modifié l’existence d’une vallée, que leur violence a fait date et réorganisé tous les rapports.

20Et que l’on n’aille pas croire que la répartition et la distribution de plans successifs ou juxtaposés soient plus accueillantes. Le « pays » tel que le voit Borchat dès les premières pages de La guerre aux papiers, avec ses brumes et ses fumées, n’est démarqué de la rêverie de Verlaine15 que pour signifier l’impossible traversée des apparences :

Chacun de ces replis, en ce moment fumait ; chacun marquait sa place par une longue fumée basse qui dépassait à peine le niveau du plateau. On aurait dit des haies qui brûlaient, tout un échelonnement de haies qui finissait, vers l’est, par se perdre dans les vapeurs, mais les premiers plans au contraire étaient indiqués durement aux yeux16.

21Si fine soit-elle, la perception ne saurait être aussi pénétrante qu’elle le souhaite et elle reste extérieure à son objet. Nous parlions des limites de l’explication analogique : elles tiennent à un retrait qui, entre écran de fumée et dureté, laisse le spectateur en butte à des apparences, seul avec ses plans et ses images dont la pertinence s’épuise vite.

22Fin du don. Si la Nature se présente, c’est comme une énergie dense ou labile, sous la forme d’une verticalité qui écrase et redistribue tout, d’une circularité qui contraint et met à distance, ou d’une géométrie qui impose les limites d’une schématisation où le corps des choses s’ignore. Figure métamorphique, elle est l’adversité dont se souviennent les bienheureux du début de Terre du ciel, qui hochent la tête « contre toute la nature » parce qu’elle implique une lutte permanente et un relativisme si l’on en croit cet échange entre deux personnages dont l’un dit « Même ce qui était bon trompait » et l’autre répond : « il n’y avait rien qui fût bon jusqu’au bout »17.

De la nature comme mise à l’épreuve de la compréhension

Symbolisations

23Que faire devant cette instabilité, devant cette réalité qu’on avait cru constante et qui apparaît essentiellement altérée ?

24Eh bien, dans un premier temps, subir, se laisser aller à l’inquiétude, à la sidération, au déni. Il est manifestement difficile d’apprécier certaines rencontres à leur juste mesure, précisément parce qu’elles dépassent la mesure. Milleret et Rouge s’interrogent bien, au début de La beauté sur la terre, sur l’opportunité d’accueillir Juliette. Aidé par le titre et par la pesanteur des habitudes qui entourent les deux personnages, le lecteur pressent qu’à l’instar du mouvement de terrain de Derborence, elle va incarner cette altérité d’une nature familière (en l’occurrence familiale) autant qu’étrange ; et de fait, elle arrive comme « une échelle de soleil […] déroulée par un trou »1 qui entraîne une modification de la « saison », lumineuse ici, chtonienne là, parce que « trop ou pas assez, pour beaucoup de gens, c’est du pareil au même »2. La distance incommensurable – celle de Cuba ou des hauteurs diaboliques – que la nature oblige à considérer relativise tellement la connaissance sensible en la confrontant à l’imaginaire que son accueil ou son rejet reviennent finalement au même. C’est le statut de l’ici qui est touché, son unité et sa continuité. Extatique ou effaré, exalté ou hostile, le cœur battant s’y abandonne au même ravissement ambigu. Comme celui de Rouge dont la vie de grand-père adoptif se retrouve soudain tout entière chorégraphiée par la danse de Juliette, le regard sur les monuments environnants que sont le Léman ou les aiguilles rocheuses avec leurs noms imposants (l’onomastique renforçant leur statut d’êtres surdimensionnés) entraîne, au choix, une inertie ou une aimantation par une force centripète plus puissante que la lutte pour la vie. C’est frappant chez Farinet devant les montagnes. C’est frappant pour Joseph Jacquet devant les pouvoirs aériens du corps soudain soustrait à la pesanteur de la funambule Miss Anabella qui disparaît, en son souvenir, par l’orifice du chapiteau et rejoint les étoiles3.

25L’abandon aux ambivalences du ravissement n’est toutefois qu’une première réponse au surgissement de l’altérité. Devant ses bousculements, on peut être tenté de s’approprier ce qu’une telle énergie a de fuyant, soit en s’en emparant, soit en l’apprivoisant, soit en négociant une transaction. La connaissance empirique en défaut, la sensibilité devenue fébrile se défend par sa fièvre même contre le bouillonnement. C’est une mécanique aux allures d’adaptation et d’inadaptation psychosomatiques. Que les pâturages des hauteurs émancipatrices et la montagne protectrice aient tué Séraphin, incarnation de la négociation entre conventions et élan naturel, Antoine ne peut le supporter, et il faut toute la persuasion de son épouse pour qu’il n’aille pas le vérifier physiquement. Cela vaut aussi pour ceux que la société a cantonnés à une place moyennant désensibilisation ou contention. Prédateurs en puissance désireux de satisfaire leurs pulsions comme le violent Ravinet de La beauté sur la terre ; hédonistes désabusés comme Mercédès dans Le garçon savoyard ; charitables ambigus soucieux de complicité affective comme la Joséphine de Farinet ; falots hésitant dans leur conformisme travaillés par une énergie vitale frustrée comme le petit Maurice, fiancé à Emilie mais littéralement séduit par Juliette dans La beauté sur la terre : toutes ces eaux dormantes, qui sont aussi des êtres perdus, se retrouvent en butte à l’instinct qu’éveille en eux une nature qu’ils voient ensauvagée et où ils projettent leur rêve de régénérescence, comme en témoignent la progressive dérive reptilienne et la disparition dans l’anonymat de Maurice : « s’étant glissé » « dans le haut de la falaise, […] loin de tout chemin » (je souligne), il devient « Maurice […] sous son buisson », avant qu’au bal, on ne constate : « Maurice n’est pas là. C’est sur la terre », qu’on ne le revoie « sous la gravière » et qu’il ne se dissolve dans le « on » qui clôt le roman4.

26Ce souci d’emprise, on le voit, emprunte des voies diverses. Il va de la pure violence de Ravinet à la tentative de circonvenir, en sa faroucherie érémitique, la métonymie du paysage sauvage et des instincts de survie qu’est Farinet pour Joséphine – autrement dit d’apprivoiser la bête –, quand il ne s’agit pas de la réveiller pour révéler, avec quelque cynisme nihiliste, ce que cache le visage de l’homme rangé, comme il en va pour Mercédès. Proche et pourvoyeuse de différence par ses séductions ou sa démesure, la nature sous ses multiples formes touche là à un mélange de complexe d’infériorité, d’angoisse, de terreur, de désir et, conséquemment, de prétention compensatrice à la prendre dans les filets d’une réalité organique ou organisée qui fasse sens, même dramatiquement – en attendant peut-être une révélation définitive. On n’est pas loin de la co-naissance claudélienne et de ses ambiguïtés5. Mise à l’épreuve de son impuissance par l’altérité à laquelle elle se confronte, la sensibilité désireuse de se rendre compte s’invente narcissiquement moyen de capter des fonds, quitte à être renvoyée à son déficit. Il s’agit bien de compenser.

27Dès lors, la symbolisation survient naturellement. Se greffant sur cette co-naissance falsifiée pour lui donner une assise, elle prend d’abord la forme de l’interprétation des signes. Maintes figures de devins et détenteurs de secrets, messagers autoproclamés d’un savoir global, justifient un fatalisme résigné ou, comme le père Sage de Farinet, transmettent un savoir occulte en déchiffrant la nature identifiée à un code ésotérique. Du guérisseur Anzévui de Si le soleil ne revenait pas au colporteur Caille des Signes parmi nous en passant par le vieux rétameur Gourdou d’Adam et Eve, ces personnages transforment des faits en énigmes résolubles et cherchent pêle-mêle des cautions dans la spiritualité, les savoirs traditionnels, les impressions, les habitudes, les cycles conçus comme ces lois absolues dont les sens ne peuvent offrir qu’une approche, et toute une réflexion s’épanouit qui s’enracine dans le raisonnement analogique pour ramener l’autre au même. Où l’on retrouve l’utilisation cognitive des comparaisons, mais prises dans un système de pensée. Dès le début des Signes parmi nous, sous le regard de Caille, « l’été règne, […] il a sur la peau comme de la glace »6 ; autant dire que les contradictions climatiques ont leur traduction dans une animalisation du minéral qui rappelle la salamandre et sa symbolique. Un univers mental lui-même en phase avec un habitus trouve son sens. Sa tropologie restitue les clefs d’un monde où l’altérité de la nature demeure mais parle par exégète interposé. En somme, on est fixé. A l’horizon qui bouge ou sidère, on assigne un statut qui le réintègre dans une unité. Et la nature de retrouver son absoluité dans l’image déchiffrable qui l’identifie.

28Comment le contrôle intellectuel ne s’inviterait-il pas à cette table ? L’action symbolique sur les ambivalences de la nature l’appelle. Sur le plan de l’énoncé des lois, il correspond au passage de leur déchiffrage à leur promulgation sur une base rationnelle consciente du rapport de forces avec la nature. A la résignation à un pouvoir ésotérique qu’il faut savoir lire fait pièce l’établissement de hiérarchies qui idéalisent, dans un code ou un contrat dont on maîtrise les tenants et les aboutissants, la relation qu’on entretiendra avec elle. Il s’agit là d’un domptage qui approprie l’altérité, si l’on peut dire, au sens strict : en la rendant propre. Propre à et propre tout court. La rigidité légaliste de Josias soucieux de contenir l’élan juvénile de David7 et sa pulsion amoureuse en est une forme. L’idéalisme révolutionnaire en est une autre, en particulier quand il s’articule au positivisme et à la croyance dans le progrès technique, comme chez Lénine dont Ramuz souligne la « foi » qui le rattache à la « société moderne et occidentale […] profondément mécanisante »8. Et puis il y a le conformisme bourgeois et ses jardins domestiques, qui protègent la vie de couple des débordements en animant parfois de vagues désirs, comme celui qui entoure la jeune Thérèse Romailler dans Farinet, le plus souvent en les éteignant, comme celui où Georgette, dans Le garçon savoyard, « gât[e] » ses mains, à peine différent des «petits jardins bien soignés [de ses voisins] où les grands soleils [ne sont] pas encore en fleurs au bout de leurs longues hampes vertes, où les boutons des passe-roses [sont] enveloppés dans du papier comme les bonbons qu’on jette aux enfants dans les noces»9. Autant de formes, autant de modalités idéologico-sentimentales de la Loi idéalisée quand la volonté de contrôler l’embrasse.

29A moins d’y voir la logique de ce que Malraux appelait anti-destin ? Le jardin n’est en effet qu’un des cercles sur lesquels se referme l’imaginaire semi-circulaire du théâtre naturel où les dieux imposent leurs lois imprévisibles. Le lac, la vallée recomposée, le trou par où Miss Anabella disparaît, celui, lumineux, que perce Juliette, les reflets du ciel étoilé dans l’eau, les analogies empruntant à l’ordinaire des jours et, surtout, leur réversibilité qui voit la nature officier comme comparant autant que comme comparé, en sont d’autres. Dans ces cirques, une harmonie peut faire retour et un lien renaître ; ainsi quand on voit les crapauds « posés sur l’eau, leurs pattes de devant écartées comme quand on regarde par la fenêtre », et qu’on peut dire : « et ils faisaient une musique quand le soir venait ». 10

Reproductions

30Le problème c’est que l’ennui, la folie, la douleur et la mort rôdent en ces confins et qu’ils mettent en échec toutes ces logiques de l’appropriation en reproduisant l’altérité qu’elles entendaient neutraliser.

31L’ennui, bien sûr. Celui des jardins d’agrément ou potagers, dont le cadre qu’ils instaurent fait vite rêver d’ailleurs. L’idéalisme esthétique qu’ils diffusent est celui de l’idylle, comme quand Farinet fantasme sur Thérèse, celui de la domesticité routinière qui fait fuir Joseph sur le lac où il se suicidera, plus ironiquement celui du conformisme bourgeois que découvre Samuel Belet en arrivant chez les Barbaz après la mort de ses parents :

C’était une grande maison carrée, tout entourée de vergers et de champs. Elle était séparée du lac par un marais. Une cour s’étendait entre la maison d’habitation et la ferme ; deux grands tilleuls ombrageaient cette cour ; ils étaient entourés chacun d’un banc de pierre, qui était autour du tronc comme une bague autour d’un doigt.11

32Autant de vie, autant de limites. Là comme dans les chais où l’on « confond pureté et stérilisation »12, on ne sustente pas. La matière manque.

33Mais l’ennui ne s’arrête pas aux portails. Il entre dans les chambres où l’on redonne corps aux instincts. Les déceptions érotiques jalonnent les romans de Ramuz. On s’y abandonne puis elles lassent, d’où le dépit et sa suite de drames : l’arrestation de Farinet et le suicide de Joséphine, l’assassinat de Mercédès et le suicide de Joseph dans Le garçon savoyard. Continuité des ennuis. Le parallèle est frappant à la fin d’Adam et Eve, quand l’épouse du héros repart définitivement et que sa maîtresse l’attend dans un « châle noir » tandis qu’il claudique « sur la pente qu’il descend »13. Déçu devant Adrienne qui est revenue dans son jardin ou redevenue jardin dans leur lit, Bolomey constate que le temps où il entendait la fixer n’est déjà plus le leur : l’étreinte amoureuse a manqué sa nature – celle de l’accueil du devenir et de la pluralité d’Adrienne. La laissant repartir il est lui-même rattrapé par la nature, qui n’a pas manqué de suivre son chemin, en la personne de Lydie qui, de fraîche libertine est devenue, déjà, l’ombre portée de sa mère disparue.

34C’est qu’on ne vitalise pas une relation en transformant la réalité en image, et que c’est bien ce dont il s’agit quand on vise une nature sans faille. Peu importe qu’on s’y abandonne, qu’on se soumette à sa fatalité sur la foi d’une connaissance symbolique, ou qu’on cherche à la canaliser par l’intelligence. Peu importe que la peur en fasse une force centrifuge dont il faut se tenir à distance ou que le désir de la saisir en fasse une force centripète. A chaque fois, on postule une connaissance totale à partir d’une figure partielle ; sa désincarnation la transforme en son contraire, et son corps se referme sur les rêveurs. C’est ainsi qu’entre soumission craintive et prétention à la maîtriser, la loi de la nature figurée accable les deux camps qui s’opposent dans La grande peur dans la montagne. C’est ainsi que, de la funambule disparue par l’orifice du chapiteau sous lequel elle évoluait, Joseph le Garçon savoyard oublie jusqu’au nom et, pris dans le vortex des cercles concentriques, plonge de trou de mémoire en trou dans l’eau, noyant l’image du corps enfui en se suicidant dans le lac. L’abandon plus opportuniste de Farinet aux bienfaits de l’archétype de mère nourricière qu’est la serveuse Joséphine se transforme, mutatis mutandis, en rejet devant cet ersatz de Gaïa qui souffre de la comparaison avec la grotte matricielle et dont pâtit aussi la libido du personnage. La désincarnation peut d’ailleurs être une pseudo-incarnation : cela revient au même ; un pseudo-corps se referme alors sur des pseudo-logiques réalistes, comme il en va pour la double aimantation de Farinet et de Joséphine, dont le rendez-vous dans la nature est écrasé par le poids des archétypes (entre autres celui du brigand glorieux défiant la mesquinerie administrative et celui de la servante au grand cœur).

35En tout cela on intériorise l’altérité qu’on ne veut pas voir. Elle entre dans le lieu intime ou commun, qui s’en retrouve lui-même altéré. La soumission refoulée que constitue sa canalisation d’une part, sa pseudo-acceptation par l’interprétation des signes d’autre part, reproduisent les ambivalences qu’elles pourchassent. Le légaliste rigide Josias, muré dans le souvenir de la mort de son épouse 14, le conciliateur insinuant qu’est le municipal Romailler15, le guérisseur Anzévui, qui prophétise que les six mois ombreux de l’année vont s’éterniser, parlent tous une langue d’intimidation qui tend à imposer la même loi que celle que la nature leur fait subir à leur corps défendant : sacrifice de l’amour ici, crainte du débordement de vitalité ici (dont le jardin est le symbole), sidération silencieuse là. Tel est le besoin d’unité. Travaillé par le désir ou la peur, il reconfigure en la dupliquant une nature qu’il prétendait circonscrire.

36Et le cirque devient arène. Refermés, les arcs de cercles, baies, anses et dénivelés formés de dents et de brèches, de masses et de passages, installent les éléments d’un drame vivant. Le seuil naturel (le col de Groux ou la rivière dans La guerre dans le haut pays, par exemple) devient une frontière ; coincée entre un bois de pins, le lac, une plage de galet et une « pointe » de la rive qui « pouss[e] vers le large », la maison de Rouge est tout désignée pour être le lieu de l’incendie final de son rêve, allumé par le jaloux Ravinet puisque « quand on ne peut pas avoir, on détruit »16. En jeu, il y a l’assentiment de ceux qui opposent, aux lois de la symbolisation et à la nature conventionnelle qu’elles instituent, des élans affranchis qui les engagent personnellement et qui apparaissent comme des dévoiements. La passion des shakespeariens David et Félicie (La guerre dans le Haut-Pays), l’amitié filiale d’Antoine pour Séraphin (Derborence), l’amour paternel de Rouge pour Juliette (La beauté sur la terre) sont autant d’incarnations naturelles du lien à l’altérité que ne peut supporter la nature fantasmée en mère ou putain par des représentants d’un ordre accueillant en son sein le désordre qui lui ressemble. Voilà donc sacrifiées, par le feu (la maison de Rouge) ou par une fusillade dans la neige (David), les figures du dévoiement de la nature convenue, selon un mouvement qui reproduit, mais volontairement, l’espèce de lapidation aveugle dont meurt Séraphin, le médiateur de la mésalliance de Thérèse, dans Derborence. Comme si la Loi naturelle et la Loi conventionnelle se rejoignaient pour impressionner la cible vacillante de cette confrontation : le « fils prodigue »17.

37Anti-destin, alors ? Mais pour Ramuz qui, à l’occasion d’une réflexion sur Eschyle, définit le « tragique », par opposition au « dramatique », comme ce qui « fai[t] allusion plus volontiers à ce qu’il y a de permanent chez l’homme et en quelque manière à la métaphysique de sa destinée »18, on n’y échappe pas. Dans le drame de l’homme et des sociétés qui cherchent désespérément à se soustraire au tragique par la praxis (organisation administrative, activisme politique) ou par les mondes idéaux (vérités révélées et musée imaginaire compris), il donne plutôt à voir un alibi, la fabrication fébrile et nostalgique d’un lieu définitif, d’un ailleurs situé, entre promesse et nature perdue, qui évite la dynamique contradictoire de la continuité avec éloignement que propose la nature. Une machinerie théâtrale. La scène pseudo-incarnée de l’homme « devenu “ idéaliste ” », qui « prétend n’exister plus que par ses idées – par l’esprit – et se dissimule de plus en plus à lui-même les nécessités de son corps qui l’humilient », opposant aux « nécessités charnelles » qui lui « font peur » un « théâtre de la vie », « parodie de la vie éternelle »19. L’une de ses figurations les plus acides est celle, d’un humour macabre, de Lénine « dans [son] cercueil de verre » :

Quelquefois la nature réussit à imiter la surnature ; elle n’en est pourtant que la caricature. Parfois le relatif réussit à prendre la place de l’absolu : ce n’est jamais que pour un moment. Lénine dans son cercueil de verre est extrêmement symbolique, car déjà des rumeurs circulent : on dit que, malgré les machines frigorifiques (dont le saint n’a pas besoin et justement le saint chez les Orthodoxes est celui qui ne « sent » pas après sa mort), le corps de Lénine se gâte.20

38Passons sur le vitriol. Rapporté à la réflexion sur le « théâtre de la vie » de Découverte du monde, il permet de voir le lien qu’il y a pour Ramuz entre imitation, refus du tragique et prétention à soustraire la création imaginaire à la nature par la technique21 :

L’homme de la machine se guinde ainsi au-dessus de la nature, parce que, dominant la machine, il croit dominer la nature ; et, ne pouvant prétendre toutefois à se l’être asservie complètement, là où il est encore asservi à elle, il l’escamote.22

39De quoi comprendre l’appel philosophique, ouvrant sur une éthique et une esthétique, à en finir avec le dualisme, et à concevoir les espaces contradictoires comme coactifs plutôt que comme exclusifs :

Pourquoi […] parler de la « nature » comme on fait, je veux dire comme si elle était quelque chose d’extérieur, comme si elle ne pouvait avoir avec nous que des rapports exceptionnels. La nature est partout et est constamment, ou n’est pas. Il serait peut-être plus juste de dire que pour certains individus les grandes émotions viennent de l’homme ; pour certains autres alors de cette nature extérieure, qui peut contenir l’homme ou ne pas le contenir. Mais qu’on veuille bien voir que, dans le second cas, l’expérience n’est en rien plus superficielle, ni plus artificielle, ni plus anormale, ni en somme moins humaine.23

40Où la singularité plurielle prend sens. En vérité, la nature ramuzienne est un monde mobilisé, une totalité qui ne s’accomplit que dans des êtres, des lieux et des moments singuliers. Ses visages sont des manifestations, qui valent dans un système d’actualisation de la création. Et c’est dans cet espace que se modélise la possibilité d’outrepasser le rapport d’étrangeté réciproque que l’homme a l’impression d’entretenir avec elle et qui se referme en piège.

De la nature comme altération

Coexistence

41De ce monde mobilisé un premier modèle est fourni par les travaux, activités et aménagements de la terre, qui la transforment en lieu habitable. Pas de mythe de la sauvagerie ici, ni de diabolisation de l’utilisation des ressources. Le besoin fait loi et une forme d’exploitation est nécessaire, dont les figures exemplaires sont le paysan et le vigneron. Exit toute rêverie sur un rapport immédiat à la nature. L’outil est noble, il relaie, il relie. Avec lui, il n’y a plus de division entre corps agi et corps agissant. Faisant corps avec les partenaires, il est assemblage ingénieux de matériaux premiers et prolonge la main et l’esprit.

42De cette logique, il suit que le fait de modeler l’espace et de le reconnaître tel qu’en lui-même ne s’opposent pas : il suffit que l’architecture sorte de terre, et c’est une question de « matériaux pris sur place »1 (nous dirions aujourd’hui de circuit court). Les aperçus récurrents du paysage organisé en types de cultures selon le relief et le climat constituent à cet égard une des séries de tableaux où le peintre Ramuz figure son esthét(h)ique. Là se dit l’interpénétration de la vie de la nature et des activités proprement humaines. Là se dit aussi la continuité avec l’inventivité de l’homme des cavernes, rappelée par l’exploitation du goutte-à-goutte entre les anfractuosités de la roche dans la grotte où se réfugie Farinet et qui lui permet de boire à la source. Même une certaine cruauté a ici sa place, métonymisée par les « taupiers », pour la raison simple qu’on est dans un monde de coexistence et que, où règne l’immanence, il n’y a pas de gratuité, mais une autorégulation interne de ses forces contradictoires par les besoins qui s’y affrontent. C’est ce qu’apprend le petit garçon confronté à l’expérience au sortir de l’école : « la nature n’est pas faite pour être seulement regardée »2. Elle est (et l’homme en elle) du vivant qui se nourrit du vivant, qui appelle la connaissance déceptive par « le corps », car « la terre ne produit rien qu’on ne se soit d’abord battu avec elle »3.

43Entendons bien cependant la restriction : « pas seulement » dit Ramuz. Cela signifie que l’autorégulation et l’exploitation selon le besoin se distinguent de l’exploitation selon l’envie ou le simple pouvoir d’action que l’on a4. La pente est rapide, en effet, qui va de l’usage à l’instrumentalisation. Inverse de l’outil, la « batteuse mécanique »5 fait de la moisson un « pillage » parce qu’il y a solution de continuité entre l’engin et la matière. Comme le jardin bourgeois qui tourne en rond autour de ses joliesses contenues, la rationalisation transforme la nature en simple objet et il y a, malgré les apparences, plus de continuité de ce jardin à la culture industrielle que de l’exploitation traditionnelle de la terre à la rationalisation efficace de l’aménagement du territoire. Dans un cas comme dans l’autre, la relation devient abstraite, elle engage une dissymétrie du sujet et de l’objet. Mais il y a là une faute morale autant qu’ontologique qui explique les retours agressifs d’altérité bafouée.

44Car la nature n’est pas sans ressentir les agissements humains. Il y a un impact des révolutions sur la faune quand on sonne le tocsin : « Alors l’écho se réveille dans ses grottes. Alors même le blaireau solitaire est inquiet au fond de son trou. Alors le lièvre tapi sous les herbes sèches s’agite. Et le corbeau sort du sapin où il est perché comme un brandon noirci quand il y a grand feu »6 . La coexistence, avec ses résonances et ses ondes de chocs, rend impensable la prétention à la neutralité. Objectiver les rapports, c’est neutraliser l’objet. Et si certains êtres se replient dans les trous, les trous peuvent aussi se faire noirs et aspirer.

45Il y a ainsi lieu de distinguer entre des usages qui assujettissent la nature et des usages qui la reconnaissent comme sujet. La ligne de partage est celle qu’interrogeait naguère Michel Serres dans Le Contrat naturel7, elle se prolonge dans les réflexions contemporaines de bioéthique, mais elle vient de bien plus loin. Elle a trait au respect de la ressource muette, qui permet sa perpétuation mais aussi le respect et la perpétuation de l’homme lui-même – tout ce que Spinoza appelait la persévérance dans son être. Car la nature est matière première qui alimente la création humaine, mais la révélation de son potentiel, en retour, donne sens au travail humain. A l’origine et à l’issue du processus, il y a une continuité organique dont il s’agit d’assurer le suivi, comme le signifient les dernières pages de Samuel Belet, qui voit Dieu dans l’arbre, la montagne, le lac et « jusqu’au caillou que la vague arrondit », et qui en déduit une morale de la continuation :

Il ne me reste qu’à attendre et à vivre de mon mieux jusqu’au terme fixé. Car l’essentiel est qu’il faut vivre quand même et il faut mourir encore vivant. Il y en a tant qui sont déjà morts quand la mort de la chair vient les prendre. Ils sont morts dans leur cœur depuis longtemps déjà, quand arrive la mort du corps ; et c’est sur ce cœur que je veille, afin qu’il dure jusqu’au bout.8

46Si le travail sur la nature est une condition pour se soustraire au piège de la reproduction pratico-idéaliste de l’altérité, on comprend, alors, que la nature doive réciproquement vous travailler. Jusque dans la douleur qu’elle engendre, la vibration des héros ramuziens est à ce prix et les retrouvailles avec le monde ne se font pas sans une telle intériorisation du travail, gestation concomitante de vie et de mortalité. C’est ce qui se passe dans Derborence, où les Diablerets tuent autant qu’ils ouvrent sur une autre vie. Sur un plan plus théorique, c’est aussi le propos de Terre du ciel, qui rappelle la nécessité d’intégrer le temps dans la définition de la nature telle qu’on la vit et telle qu’elle relie. Ici s’explique qu’un étang de moulin revenu à l’état sauvage et donnant lieu à une prolifération végétale « sent[e] la décomposition, et en même temps la vie et la mort. »9 Pour le meilleur et le pire, on entre dans le monde de l’altérité interne, qui ouvre sur toutes les altérations. Une inquiétude en émane, mais qui dynamise, parce que c’est la seule voie d’une métamorphose du même. Métaphorisé par l’itinéraire du Rhône qui va du « berceau » à un « tombeau » ouvert dont le nom claustral est rejeté aussitôt que prononcé10, métonymisé par « ce lac […] né d’ailleurs », qui « se porte ailleurs », qui « est un fleuve » et « a un cours »11, ce travail naturel est celui de la régénérescence par remplacement et déplacement, qui « affirm[e] une filiation et en même temps une différence »12, et dont la réflexion, en termes de nature humaine, est portée par les enfants adoptifs (Juliette ou Antoine13) et les fils prodigues (David ou Maurice14), perturbateurs des identifiants codifiés de la reproduction sociale et incarnations de l’élan destinal.

Défauts de nature

47Philosophie ? Assurément. Mais dans laquelle l’éducation sensorielle est capitale, car c’est en elle que la pratique esthétique vient, plutôt que puiser ses moyens d’action, comprendre sa nécessité.

48La tradition du travail dans et de la nature, avec et contre elle, fait d’abord toucher du doigt une confrontation avec la matière où l’inventivité se déploie. Dans Vendanges, l’initiation de l’enfant a lieu quand le cycle saisonnier reprend ses droits sur le temps scolaire ; la table des agapes oppose à l’apprentissage théorique et normé un apprentissage sensible qui donne l’idée de ce qui dépasse la mesure, l’enfant voyant soudain autour de lui un monde de géants. La production souterraine dont le pressoir est l’emblème révèle la puissance redoublée de l’activité naturelle et de l’activité humaine quand elles se nourrissent l’une de l’autre.

49Fort d’un tel éveil des sens, on peut se passer d’interpréter comme des signes ce qui se donne à percevoir, tout en établissant des liens entre terre et ciel. Pas d’auspice dans le vol des oiseaux, par exemple, qui porte bien mal son nom. Evoluant entre deux fluides, les mouettes, animaux de proie tout de même, allient participation à un milieu et exploitation de ses obstacles : « Il faut voir de quelle manière elles participent à l’air, tout en le surmontant ; comment elles se prêtent à lui pour le mieux utiliser »15. Prêt, utilisation, voilà de quoi instruire sur l’échange de bons procédés : ceux qui font composer avec une matière et une énergie ambiantes en faisant fonds sur une double limitation fructueuse, qui soustrait au cercle de l’appropriation/expropriation.

50C’est que cet apprentissage est celui du manque comme ressource, dont il retourne l’appréhension dramatique commune, comme le montre l’imaginaire de la béance qui traverse l’œuvre. Ultime avatar des métamorphoses du cercle après le demi-cercle et l’arène, le motif du trou revient régulièrement chez Ramuz en lien avec le thème de la nature. On en a déjà vu des exemples. Il y en a de multiples autres, dont les occurrences fréquentes du mot indiquent l’importance. Ce qu’ils servent et soutiennent ? Une réflexion sur l’énergie lacunaire qu’implique le rapport sensible à l’espace-temps.

51Car on peut les vivre très différemment. Les béances couvent d’abord un rêve de réserve, d’espace protégé et sanctuarisé, tel le pâturage de Sasseneire pour les Anciens de La grande peur dans la montagne. Symboles de la peur panique, elles autorisent une cohabitation avec la nature pour autant qu’elles demeurent incultes. Autant dire que la nature à laquelle elles renvoient est un monstre exclusif à qui il faut payer un tribut. C’est la même que celle des messagers de l’infini symbolisé, et elles-mêmes ne sont guère différentes des trous dans les frondaisons ou dans la toile qui ouvrent un ciel idéalisé qu’il faut payer d’une inertie rêveuse.

52Logiquement, ces réserves attirent la prétention et le désir de les investir de ceux qui ne veulent pas de cette tractation aux allures de sacrifice – ou de la partie de l’homme qui ne veut pas donner de gages : Joseph Jacquet hanté par le cirque, la jeune génération soucieuse d’exploiter Sasseneire, Farinet s’installant dans la grotte. Mais une telle façon d’habiter ne comble pas et révèle au contraire l’énergie expulsive et centrifuge de la lacune. Le glacier de Sasseneire se déverse, Farinet est sorti de son terrier et le garçon savoyard ne peut rejoindre le trou céleste que par la noyade. Drame de l’appropriation manquée, encore une fois, dont le motif du trou nous montre néanmoins qu’il tient surtout à l’incapacité de vivre une énergie de la vacance, une économie du déficit, une richesse du défaut.

53Au-delà de la réserve, il existe en effet une puissance de la béance, moins latente qu’invisible, par où se manifeste l’existence de l’inaccompli et qui renvoie les rêves de retenue autant que d’exploitation à des économies momentanées. C’est encore dans la géographie du Rhône qu’on en trouve la figure et le sens, avec l’opposition entre l’ingénierie de la retenue et la vitalité fluviale dont le Léman est le « berceau » :

Ce lac peut-être ne sera bientôt plus pour d’autres qu’une espèce de grand réservoir de forces dont le cubage aura été jaugé, et le volume en sera maintenu par un jeu de vannes : empêchera-t-on pourtant qu’il ne projette vers où il faut la lumière qu’il faut et la chaleur qu’il faut ?16

54Pas de commune mesure entre le potentiel énergétique d’une réserve fondée sur la densité d’un vide comblé et la tension continue d’une circulation matricielle. C’est la différence entre l’arène du pouvoir et la puissance d’un courant fait d’accélérations et de stases par où la nature persévère en elle-même. La fuite de Juliette avec l’accordéoniste bossu Urbain en donne une autre image : à la cage dorée édifiée par Rouge et à la plage où sacrifier sa danse (taurine ?), elle oppose une percée horizontale qui la fait disparaître, à travers bois, sur le chemin de la vie et de la mort conjoints.

55Alors, oui, une esthétique est en jeu : c’est celle qui voit le silence de Juliette animé par les soufflets de l’accordéon qui l’accompagne, celle du déplacement d’air, de la mobilisation de la vacance, qui met l’homme en face de ses responsabilités de créateur de formes.

L’esthétique ou « l’information » de la nature

56La réserve est un autre nom de la discrétion, soit, sur le plan langagier, l’intermittence et la retenue. Comme rhétorique du retrait elle a à voir avec le tabou, avec la langue de l’interprétation des signes ; elle valide des interdits et prescrit une légende – étymologiquement, ce qu’il faut lire17. Comme rhétorique de l’intermittence, elle renvoie à la répétition, régulière ou non, d’unités. Elle désigne la langue du connu, identifiable et par là strictement informatif (y compris au sens où on donne forme), fût-il fragmentaire.

57Langue cadrée, langue recluse sur un défaut d’altérité ? Mais le quant-à-soi n’est justement pas où on l’imagine. Pour le Ramuz qui écoute la nature, ce n’est pas de cette discrétion-là qu’il s’agit. Loin d’une retenue timorée dont le défaut de confiance face au coulé de la langue centralisée ne peut déboucher que sur le bégaiement18, sa prudence syncopée implique au contraire une affirmation : celle de « l’accent » singulier. Sur un plan que, par-delà une problématique psycho-linguistique aux implications politico-culturelles évidentes, on peut appeler, littéralement, onto-logique, ce n’est pas, comme le rappelle Pierre-André Rieben, « une volonté mimétique d’écrire comme parle le Vaudois, mais l’affirmation d’un travail à effectuer sur la langue » académique et de lui « insuffler l’énergie des inflexions de l’oral, la vigueur des raccourcis ou la rudesse des répétitions du phrasé local »19. Bref, nous sommes ici aux antipodes des prescriptions louches d’une langue réservée, avec l’intimidation, l’auto-colonisation et l’excuse d’exister qu’elle implique. A cette « langue-signe », Ramuz oppose justement l’action sur la sensibilité qui s’appelle une esthétique, qu’il appelle la « langue-geste »20. Comment, jeu de mots compris puisque le jeu est précisément ce qui déplace une mécanique trop bien huilée, ce/cette geste n’aboutirait-il/elle pas, contre cette discrétion douteuse, à la modélisation de l’écriture sur une langue courante, entendons continue et irrégulière à la fois, dotée d’un pouvoir électrique de réanimation du monde, celles des eaux vives ? :

Ici, c’est un grand vide sous le ciel plein d’étoiles. Le vent s’est tu. Parfois une souris court au plafond, ou le lit craque, mais c’est des bruits intermittents et ils ne parlent pas au cœur. Tandis que rien ne parle mieux au cœur que cette voix des eaux courantes, avec une inflexion, avec une cadence, avec comme des retours de phrases, des élans, des hésitations.21

58Nous sommes partis du jardin de Ferney. C’est la faute à Rousseau. Ramuz rappelle que le « charme » du livre III des Confessions « s’associe dans [s]on esprit, exactement, au paysage » pour « la même rareté du motif, la même simplicité du détail, les mêmes grandes lignes calmes », au point que « telle période [lui] rappelle le dessin de la grève blanche, ourlée de gris en transparence, et si mollement flottante et d’un si souple contour. »22 On aura compris la différence d’imaginaire et de modèles. Elle ouvre sur une identification de la compréhension de la nature et de son accomplissement esthétique, dont l’expression se trouve dans la composition formelle, affective, imaginaire et cognitive avec les flux, béances et latences de la sensibilité. De cette composition, la représentation n’est pas exclue, certes ; mais encline à la topique imitative, elle doit s’intégrer à un mouvement langagier qui ne cesse de retisser les fils d’un souffle originel que les lieux tendent à couper. C’est ouvrir à une esthétique du déplacement, seule fidèle aux données des sens qui la traversent, et seule à même de renouveler la nature comme elle-même se renouvelle : en se re-formant incessamment, sur une base rythmique et mélodique dont le caractère matériel fait qu’elle n’est pas sans impact sur le vivre-avec, comme en témoigne l’histoire, à tous les sens du mot, de Derborence.

59 Cette esthétique a donné lieu à bien des travaux d’envergure, qu’il ne s’agit pas de répéter ici. Conformément aux voies qui nous y ont mené, nous indiquerons juste qu’elle débouche logiquement sur une pratique du verbe déplacé, entendue en tous sens23. Elle consiste notamment en un art de la variation, qui fait du texte, contre l’interprétation des signes et contre la mimésis, un moment de passage, bon ou mauvais moment à passer, donc, qui en appelle un autre. Sans vraiment se répéter, Ramuz n’hésite pas, tant en ce qui concerne la succession de ses œuvres en général que les peintures de paysage qui les scandent, voire que ces mêmes peintures à l’intérieur d’une œuvre, de revenir sur un même motif et d’en proposer des déclinaisons. Tout se passe comme si, la nature comme totalité se réalisant dans des actualisations singulières, le narrateur-spectateur-témoin en suivait les ondulations – qui le mènent à partir de là, au hasard de ses propres changements d’être toujours un peu différent de lui-même à chaque fois, toujours un peu différent des autres et lié à eux, du côté d’une polyphonie initiatique dont la collaboration avec le Stravinsky « dionysiaque »24, entre autres, fournit le modèle.

60L’interprétation des signes et la représentation objective sont en effet également mises en défaut par les fluctuations de la voix narrative, qui, une et plurielle, ne cesse de poser et de reporter concomitamment l’espace du sens. En l’espèce, chaque prise de position est le moment d’une explication de la nature dont la seule réalité tient – comme le dit l’étymologie du verbe expliquer – à son déploiement spatio-temporel. Ainsi nature et nature humaine se réalisent-elles conjointement, tant au plan individuel qu’au plan collectif, par l’entrecroisement de leurs figures et caractères multiples entre lesquels, si l’on excepte quelques ridicules du début (comme le Julien d’Aline, ombre portée du Rodolphe de Madame Bovary), le lecteur n’est pas invité à choisir. Et l’histoire de faire faire à tous et à chacun l’expérience de l’interpénétration des contradictions qui est le mode d’autoréalisation incessante de la nature, dont l’horizon se profile comme une nouvelle version.

Conclusion

61Nous cèderons, pour conclure, la parole à Aimé Pache, l’une des figures dans lesquelles l’esthétique de Ramuz s’est cherchée. Sa peinture est-elle originairement trop tributaire d’une conception exclusive de la nature et de l’expression artistique ? Du moins sa pratique académique rue Froidevaux, commençant par les fonds et remplissant la toile de masses, formes et lignes, est-elle congruente avec la métaphysique classique selon laquelle la nature a censément horreur du vide. Elle est un modèle de figuration saturée où l’harmonie se donne à voir comme validation d’un ordre, et le rapport à la nature comme organisation rationnelle de rapports sans manques ni manquements. Le narrateur ramuzien (re)trouvant sa voix dans les fragments de son cahier, au dernier chapitre, la trouve attentive, au contraire, comme si elle en transposait le mouvement, aux trouées de lumière dans lesquelles se déploie le dialogue avec Rose la Folle – celles d’une ramure dont les dons hasardeux sont faits de couleurs chatoyantes et d’éclats de ciel :

Il y avait un beau soleil sur les hêtres, roux en haut et jaunes en bas, jaunes et dorés dans le roux et brunis par endroit dans l’ombre, avec des trous déjà, et par les trous on voit les grosses branches, parce que l’hiver va venir. Et l’hiver me fait peur pour elle, mais puisqu’elle est heureuse ainsi… J’ai entendu chanter un merle qui s’était trompé de saison. En vérité, c’est un peu de printemps qui nous est venu par surprise et le ruisseau est tout étonné, tellement il y a encore de bleu dans les mares et de gros sous de soleil sur le sable du fond.1

62Des trous aux « sous de soleil » d’un fragment polyphonique où un merle joue sa partition, tout est dit de la transformation de l’harmonie académique en composition musicale dont variations rythmiques et mélodiques sont les piliers. On est loin de l’interprétation des signes. Loin aussi de la reproduction. Le Ramuz des mémoires peut dès lors arriver en campagne en approchant « un monde nouveau, celui des plantes, celui des bêtes, celui de la nature animée et muette »2. Ad libitum.