Colloques en ligne

Christian Morzewski

Ramuz, Giono et la Nature ou le grand malentendu

Ramuz, Giono and the Nature, or the great misunderstanding

1Ramuz et Giono, malgré leur relative proximité spatiale et temporelle, malgré leur rapprochement souvent opéré (parfois forcé aussi) par les lecteurs et par la critique au sein d’un même paysage – « régionaliste » et « rustique » hier, « écologiste » aujourd’hui –, n’ont guère entretenu que des relations assez distantes et très ponctuelles. Compte tenu de la résonance mutuelle de leurs œuvres, on pouvait pourtant imaginer que leurs relations soient aussi conniventes que les titres de leurs romans et de leurs essais : à nous tenir à la lisière de ceux-ci, Ramuz n’aurait sans doute pas désavoué Les vraies richesses (dont il encouragea d’ailleurs l’édition à La Guilde du Livre à Lausanne en 1936) ni Triomphe de la vie (1942), et Giono de son côté aurait pu faire siens les titres de Taille de l’homme (1933) ou Besoin de grandeur (1937). Quant à leurs romans, le lexique et la syntaxe mêmes de certains de leurs titres renvoient parfois aussi de troublants échos, comme ces Batailles dans la montagne de Giono (1937) et La grande peur dans la montagne de Ramuz (1926), ou Passage du poète, titre de l’un des plus beaux romans de Ramuz (1923), devenu Passage d’un poète pour le scénario d’un projet de film de Giono en 1963 1.

2On sait maintenant avec certitude, témoignages directs et études des bibliothèques d’écrivain à l’appui, que Giono et Ramuz se sont lus dans leurs œuvres respectives, qu’il se sont écrits et même rencontrés, en 1932, à l’initiative d’un ami commun, le peintre Constant Rey-Millet. Grand admirateur de Ramuz à qui il rendait souvent visite, Rey-Millet profita ainsi d’un séjour estival de Giono en Haute-Savoie pour faire la connaissance de l’auteur de la « trilogie de Pan » (Colline, Un de Baumugnes et Regain) récemment parue à grand succès. Giono se trouvait à Taninges, chez son cousin Émile Fiorio, l’un des fils de la terrible tante Marguerite, campée sous ses traits de maîtresse femme dans « Le poète de la famille » 2. Le « pays » de Ramuz était donc familier à Giono, qui avait traversé le lac Léman pour aller d’Évian à Lausanne, et connaissait sans doute assez bien les grands paysages ramuziens du Pays de Vaud – aussi bien que du Valais, d’ailleurs : l’un des derniers grands textes de Giono, Le déserteur, publié en 1966, se situe au cœur de cet autre terroir ramuzien, précisément dans le Val-de-Nendaz, non loin des célèbres Diablerets et du site même de Derborence3, où se déroule aussi l’intrigue du roman de Ramuz Si le soleil ne revenait pas dont Giono semble évoquer l’intrigue dans un curieux passage digressif d’Ennemonde, à propos des nuits d’été sans lune dans le Haut-Pays :

Ces nuits n’apaisent pas, elles inquiètent. Elles ne parlent pas de la disparition périodique du soleil, mais de sa disparition définitive. C’est le monde sans soleil, mais il n’est pas dit qu’il reviendra ; il est même dit qu’il ne reviendra pas. Il ne faut pas être grand clerc pour l’entendre, une semblable nuit ne peut être là que pour toujours. Et même quand on sait que le soleil reviendra, la partie la plus naturelle de l’âme, la plus ancienne, s’amuse à imaginer qu’elle ne sait plus. C’est un jeu dans lequel sont passés maîtres les êtres simples. Ils remplacent les angoisses de la civilisation par les angoisses du monde primitif4.

3C’est donc lors de sa villégiature de l’été 1932 chez le cousin Fiorio à Taninges, que Giono, sur la suggestion de Rey-Millet qui s’était entremis auprès de Ramuz, rend visite à celui-ci, installé depuis peu à « La Muette ». On ne peut savoir si cette visite avait été précédée d’un quelconque contact entre les deux écrivains, mais il faut en tout cas supposer que Giono éprouvait à cette époque une curiosité et une estime suffisantes à l’égard de l’écrivain vaudois et de son œuvre pour motiver une telle rencontre.

4En 1932, Ramuz est au faîte de sa notoriété, et on commence aussi à beaucoup parler de Giono : sans pouvoir prouver qu’ils s’étaient beaucoup lus l’un l’autre dès cette époque, on peut être certain que les deux écrivains se connaissaient. En annexe de sa grande biographie de Giono, reconstituant la bibliothèque de jeunesse de l’écrivain manosquin, Pierre Citron signalait toutefois l’absence de tout titre de Ramuz, mais précisait qu’ « il aura un peu plus tard des livres de lui »5, à preuve une lettre de Maxime Girieud demandant à Giono de lui en prêter. De son côté, Laurent Fourcaut qui explorait en 1985 la bibliothèque de Giono au Paraïs6, sa maison de Manosque, n’avait trouvé à l’époque aucun titre de Ramuz – sans que cette absence prouve quoi que ce soit car ce relevé n’avait été établi que par sondages dans les richesses assez prodigieuses de cette bibliothèque, et de nombreux titres avaient de surcroît pu être déplacés, perdus, prêtés surtout, Giono confiant volontiers à ses proches les livres qu’il aimait. En 1998 encore, dans l’étude déjà citée consacrée à Ramuz et Giono « découvreurs de montagne », Henri Godard en était réduit à l’intime conviction que la lecture de Ramuz par Giono était « certaine, bien qu’on ne sache rien de précis ni pour les dates ni pour les titres » 7.

5Depuis, l’inventaire complet de la bibliothèque de Giono réalisé par Jacques Mény et son équipe, et celui détaillé que nous avons effectué nous-même concernant Ramuz, ont permis de confirmer cette conviction : les 20 volumes de l’édition « commémorative » des Œuvres complètes de Ramuz chez Rencontre à Lausanne en 1967 sont en bonne place au Paraïs, et surtout de nombreuses éditions (originales souvent) de romans et d’essais8, parfois accompagnées d’une dédicace pour les envois d’auteur (Taille de l’homme aux Éditions d’Aujourd’hui, 1933, ou Derborence dans sa réédition de 1936 à La Guilde du Livre à Lausanne9). Certaines de ces éditions d’œuvres séparées comportent de surcroît d’incontestables marques de lecture de la main de Giono ; c’est le cas notamment pour Le grand printemps, très annoté dans son édition originale de 1917 aux Cahiers vaudois chez Crès. Quant à la bibliothèque personnelle de Ramuz, si nous avons par différents témoignages de ses proches la certitude de la présence d’œuvres de Giono (certaines dédicacées, là aussi), la dispersion de celle-ci ne nous a malheureusement pas permis d’en établir l’inventaire précis et complet.

6Sur la rencontre de l’été 1932 entre Ramuz et Giono, nous ne possédons que des témoignages indirects. Ni le journal que tenaient l’un et l’autre écrivain, ni leur correspondance, inexistants ou silencieux pour cette période, n’en rendent compte. Nous n’aurons d’aperçu direct des conséquences de cette rencontre que quatre ans plus tard, lorsque les deux écrivains échangeront quelques lettres. À en juger par le ton très cordial de cette correspondance a posteriori, la rencontre de 1932 n’avait pas dû se terminer en querelle, comme certains témoignages l’ont parfois laissé entendre. Le seul témoin direct de cette rencontre (et instigateur de celle-ci), Constant Rey-Millet, a au contraire rapporté à Serge Fiorio qu’elle avait été « amusante, l’un, Ramuz, exagérant tout, l’autre, Giono, diminuant tout10» – mais on peut toutefois se demander si compte tenu du tempérament de l’un et de l’autre écrivain il ne s’agissait pas d’un jeu… Il semble surtout que, malgré la cordialité de leurs échanges, les deux interlocuteurs aient pris conscience de leur profonde différence de tempérament sinon de leur incompatibilité d’humeur, et peut-être de l’écart que chacun devait entretenir avec la représentation qu’il se faisait de l’autre en qualité d’homme de lettres, et d’homme tout court...

7Avec toutes les réserves qu’exige donc un compte rendu s’avouant lui-même fondé sur des témoignages obliques, rapportés de surcroît dix ans après cette rencontre et sans en citer les sources, on mentionnera quand même cet extrait du curieux « Plaidoyer pour Jean Giono » de Frédéric Lefèvre, paru dans Vendémiaire du 4 avril 1941 – après avoir précisé que cet hebdomadaire est à l’époque sous-titré « Organe du relèvement national », et que le « Plaidoyer » en question s’y trouve encadré d’articles fleurant le pétainisme le plus assumé. Frédéric Lefèvre (1889-1949), essayiste et chroniqueur littéraire assez connu dans l’entre-deux-guerres, réalisa de célèbres entretiens avec de grands écrivains (Bernanos, Valéry, Claudel, Barbusse...)11, et notamment dans le cadre de son émission radiophonique « Une heure avec… », qu’il consacra à Ramuz en 1924. Giono n’en est pas moins en assez fâcheuse compagnie dans les colonnes de Vendémiaire – et ce n’est bien sûr pas à Ramuz que nous pensons ici :

À propos de Ramuz, on raconte une histoire trop vraie pour avoir été vécue. Un jour, le prophète de Manosque rencontra son glorieux aîné, le romancier vaudois. Ils dînèrent ensemble, apportant à cet acte religieux la consciencieuse gravité que peuvent lui conférer deux poètes paysans, tout en s’entretenant avec cordialité de différentes choses étrangères à leur art. Le café servi, ils allumèrent leurs pipes et un silence subit, mystérieusement agressif, se dressa entre eux, qui dura longtemps. Enfin, soucieux de conclure, Ramuz, relevant la tête et fixant son cadet droit dans les yeux, prononça ces simples mots : « C’est tout de même moi qui ai commencé ».12

8Le même paradoxal « Plaidoyer pour Jean Giono » se poursuit en racontars et anecdotes tout aussi peu à l’avantage de l’écrivain, avant une conclusion où, prenant inconsidérément le risque de l’appel à la postérité des « lecteurs de l’an 2000 », Frédéric Lefèvre témoigne surtout d’une navrante cécité littéraire à l’égard de l’art de Giono (ce sont surtout Que ma joie demeure et Le chant du monde qu’incrimine ici le critique) :

Tout est étrange, démesuré, chaotique, invraisemblable. [...] Tant d’anarchiques licences, une telle pauvreté de syntaxe formant contraste avec la voluptueuse richesse du vocabulaire, ne plairont sans doute pas davantage aux lecteurs de l’an 2000 que la médiocrité intellectuelle d’œuvres où pas un personnage ne s’élève au-dessus de l’instinct, où pas un n’atteint les sphères paisibles et lumineuses sur lesquelles la raison et l’intelligence s’accordent pour régner.

9Voilà bien des reproches qui, sous la plume sinon du même Frédéric Lefèvre13, du moins de nombreux autres critiques, pouvaient tout aussi bien s’appliquer à Ramuz, également coupable de « péché contre la langue »14 aux oreilles particulièrement sourdes de maints arbitres des lettres françaises de l’époque…

10Après cette unique rencontre, leurs relations ne seront plus qu’épistolaires, mais on y trouvera la marque indéniable de la forte impression que chacun a faite sur l’autre, et de l’estime sincère que l’un et l’autre se portaient. Aucune trace d’un quelconque contentieux ni même de simples froissements d’amour-propre dans cette correspondance, à commencer par la lettre de Ramuz qui, le 4 février 1936, reprend contact avec Giono pour le solliciter au nom de « La Guilde du Livre », société d’édition coopérative qui venait de se créer à Lausanne15 et qui souhaitait accueillir une œuvre de Giono :

Cher Monsieur Giono,

Vous souvenez-vous d’un pauvre « propriétaire » qui vous avait montré ses pêchers dans son jardin en sollicitant vos conseils, il y a déjà bien longtemps ?16

11On n’ose imaginer l’effet sur les fruitiers de « La Muette » des éventuels conseils arboricoles de Giono17, tout à fait capable de planter à l’envers des bulbes de tulipe, selon le témoignage de ses proches, ou de perdre une bague archi-précieuse en s’adonnant à la seule séance de jardinage à laquelle on l’ait jamais vu participer18... En tout cas et pratiquement poste pour poste, Giono s’empresse de répondre à Ramuz sur un ton de connivence et de cordialité visiblement immun de la moindre rancune ou rancœur :

Cher Ramuz,

Si je me souviens ! Bien sûr. Alors, bien entendu, c’est d’accord, en vous remerciant de l’honneur que vous me faites.19

12Mis en confiance par cette cordialité très libre, Ramuz remerciera dans sa deuxième lettre son « cher Giono (si vous permettez de laisser tomber le “Monsieur”) » et l’assurera de « toutes [ses] bonnes amitiés ». Mais c’est dans cette deuxième lettre20 que, sollicitant aussi l’avis de Giono sur le choix des œuvres ultérieures à publier par « La Guilde du Livre », Ramuz annonce Enfance et adolescence de Tolstoï, puis les Souvenirs de Mistral – ignorant visiblement la violente allergie de Giono à l’égard de celui-ci et du Félibrige. La réponse de Giono est sans appel :

Cher Ramuz,

Alors là, je ne connais pas Mistral. Comme tout vrai Provençal je ne peux pas le lire dans sa langue qui est totalement inventée et à le lire en français j’aime mieux lire autre chose. Je crois que vous pouvez vous adresser utilement soit à Monsieur Joseph d’Arbaud à Aix-en-Provence ou à M. Edouard Aude conservateur de la Méjane à Aix-en-Provence. Eux pourront vous dire. À part eux, et quelques pharmaciens érudits je ne connais personne qui ait lu Mistral à part bien entendu vous et ceux qui ayant eu soif de poésie ont lu le texte français. Le texte mistralien est écrit dans une langue d’initiés. Mistral est un escroc de génie qui a monté son affaire parfaitement bien, l’a fait vivre par son génie particulier tant qu’il a vécu lui-même mais l’a entraînée dans la mort en mourant. Les Mistraliens sont des espèces de Rose-Croix. Moi bêtement je dois vous dire dans toute la sincérité de mon cœur que je ne connais rien de lui, pas même Mireille. Ce qu’il me propose est si loin de mon pays qu’à tout prendre j’aime mieux lire Conrad ou même Mayne Reid.

Ça alors cher Ramuz, ça n’est pas une lettre à un avoué !

Pour Les Vraies Richesses et la Guilde je suis en train de secouer Grasset.

Affections de tous ici et du pays qui vous attend.

Jean Giono21

13Même si la correspondance entre Ramuz et Giono s’arrête sur cette dernière lettre de Giono (sans date exacte ; mi-février 1936, très vraisemblablement), il ne semble pas que l’évocation involontairement provocatrice de Mistral par Ramuz ait été perçue comme blessante pour Giono. Du moins celui-ci manifeste-t-il un humour de bon aloi à la fin de sa réponse (« Ça alors cher Ramuz, ça n’est pas une lettre à un avoué ! »), ce qui semblerait l’exonérer de toute rancune ou animosité à l’égard de son correspondant, il est vrai fort malheureusement inspiré en s’adressant précisément à Giono pour se faire conseiller une « bonne traduction » de Mistral ! Cette énième charge anti-mistralienne de Giono ne dissuada pas pour autant Ramuz d’accueillir Mistral à « La Guilde du Livre » : Mes origines. Mémoires et récits y paraîtra en effet en novembre 1936 – précédé toutefois des Vraies richesses de Giono, dès le mois d’août de la même année22. Et, de son côté, Giono, en mai 1937 encore, alors qu’il vient d’achever la rédaction de Batailles dans la montagne, évoque à nouveau Ramuz avec beaucoup de sympathie dans son journal, formant même le projet d’écrire un « poème d’hommage à Ramuz »23 qui, s’il n’a pas été rédigé, témoigne toutefois de l’influence qu’a pu avoir le romancier vaudois sur lui, alors même qu’il était en pleine campagne d’écriture du plus ramuzien de ses romans, du moins du point de vue apocalyptique et biblique.

14L’analyse approfondie de cette influence littéraire et philosophique – les premiers critiques et commentateurs de Giono n’hésitent pas à le présenter dans les années 1930 comme le « fils spirituel de Ramuz »24 – reste à conduire, au-delà des ressemblances thématiques superficielles, des « échos » entretenus par les titres, les intrigues ou les cadres entre La grande peur dans la montagne (1926) et Colline (1928), Derborence (1934) et Batailles dans la montagne (1937) ou, déjà évoqué mais moins connu et sans doute plus central, Passage du poète (1923) et Que ma joie demeure (1935), qui mettent en scène la « fonction du poète » dans la communauté des hommes. Le vannier Besson chez Ramuz, l’acrobate Bobi chez Giono viennent tous deux tenter de restaurer le bonheur collectif, sans jamais pouvoir y participer eux-mêmes personnellement, et « désertent » tous deux à la fin en s’éloignant dans la nuit ou dans l’orage.

15Mais c’est surtout à partir d’un rapport supposé identique à la Nature chez les deux écrivains, et d’une appartenance supposée commune au monde rural et au régionalisme, que les premiers rapprochements ont d’abord été opérés entre Ramuz et Giono, sans tenir compte des différences fondamentales, géographique et politique, que pouvaient recouvrir ces notions de part et d’autre des Alpes – et celle de régionalisme en particulier –, ni des dénégations communes et répétées des deux écrivains quant à cette double assignation à résidence, rustique et régionaliste. Sur la question du « racinage » paysan, sans doute furent-ils l’un et l’autre un peu moins catégoriques, le premier (Ramuz) rêvant cet atavisme paysan sur un mode symbolique et fantasmatique (la filiation paysanne ayant été interrompue et comme « trahie » par le père), et le second (Giono) ayant entretenu à ses débuts cette image (à tout le moins celle d’ « écrivain-paysan »25) sans qu’il y ait pourtant eu d’antécédents familiaux, son enfance et sa jeunesse s’étant déroulées auprès de parents artisans, et dans une petite ville de province, Manosque, qui bien que située dans un milieu très rural, celui des Basses-Alpes de l’époque, n’en faisait pas moins du petit Giono, comme du petit Ramuz, un citadin sinon un bourgeois, mais en tout cas pas un petit paysan.

16Aujourd’hui, avec sans doute la même erreur d’appréciation, aggravée par ce biais déplorable qui consiste à évaluer à l’aune contemporaine les hommes et les œuvres d’hier, c’est sous la bannière écologiste ou environnementaliste que se trouvent enrôlés et rapprochés les deux écrivains, sans attention suffisante à leurs œuvres et à ce qui les différencie et parfois même les oppose. Voici Ramuz considéré comme prophète de la collapsologie pour Présence de la mort ou Si le soleil ne revenait pas (la terrible formule du chapitre VII de Questions se trouve parfois reprise à cet effet : « La terre tout entière est un radeau de la Méduse avec cinquante jours de vivres26»), et de son côté Giono promu grand-prêtre de l’écologie avec L’homme qui plantait des arbres27, dont le bref récit écrit en 1953 et traduit dans de très nombreuses langues est devenu dans certains pays le « petit livre vert » servant de de manifeste aux militants écologistes…

17Autant sur les plans narratologique ou « romanesque » d’une part, que sur celui de la langue d’autre part, la « philosophie de la nature » nous apparaît de fait très différente chez le Vaudois et chez le Bas-Alpin, si l’on peut se permettre de les essentialiser ainsi à partir d’une géographie qu’ils n’ont pourtant eu de cesse que de transcender – l’universalisme étant peut-être leur meilleur point commun, si l’on tient absolument à les rapprocher.

18Sur le plan narratologique tout d’abord, et quelque innovation que Giono ait pu introduire dans les techniques narratives, surtout dans sa dite « deuxième manière » (en réaction d’ailleurs contre le Nouveau Roman), il faut bien concéder que la facture narrative de ses romans reste beaucoup plus classique voire traditionnelle que celle de Ramuz, lequel à défaut de dire vraiment adieu à ses personnages, avait dès le départ réglé le compte de l’intrigue, quasi inexistante dans la plupart de ses récits. Si l’on tient à rapprocher par exemple Derborence de Batailles dans la montagne, comme cela a souvent été fait, ou La grande peur dans la montagne de Colline (ce qui est déjà plus judicieux), il suffit de rappeler que chez Ramuz le dénouement est d’entrée de jeu dévoilé, tout suspens dramatique se trouvant dès lors désamorcé : on l’apprend d’emblée dans Derborence, la montagne est déjà tombée, la catastrophe s’est déjà produite. À l’inverse, tout l’art de conteur de Giono va tendre à prolonger le suspens jusqu’au dénouement de la crise : délivrance des habitants de Villard dans Batailles…, victoire de ceux des Bastides Blanches sur les « soulèvements de la terre » dans Colline – victoire sur les forces de la nature, notons-le d’emblée, avec le meurtre sacrificiel du « gros marcassin » dont la dépouille pleure « des larmes de sang noir dans l’herbe » à la fin du récit28. Beaucoup plus moderne, Ramuz pratique déjà, en quelque sorte, la distanciation brechtienne pour inciter son lecteur à se concentrer sur autre chose que « l’histoire », l’issue du drame se trouvant dévoilée sinon élucidée et résolue dès l’entame de la plupart de ses récits, voire dans leurs titres même. La facture du récit gionien reste de ce point de vue beaucoup plus classique. Le même « brevet de modernité » pourrait être décerné à Ramuz en matière d’usage de la langue, Ramuz s’étant montré beaucoup plus audacieux que son cadet provençal, même si une certaine critique a pu à l’époque les traiter l’un et l’autre de bourreaux de la langue, et pas seulement à l’égard de l’introduction de dialectalismes ou de termes de leurs « patois » respectifs, mais bien aussi en termes de syntaxe – sans que l’on ait suffisamment perçu que ni l’un ni l’autre de ces deux grands styles n’avait rien en commun avec une pseudo « langue paysanne »…

19Le sentiment partagé par les deux écrivains, et pleinement cette fois, d’une relation nécessaire mais désormais abîmée et même perdue entre l’homme moderne et le monde naturel, a souvent été mis en rapport par les commentateurs avec une pente de plus en plus anti-moderne sinon clairement conservatrice voire passéiste chez Ramuz et Giono – tropisme d’ailleurs assez répandu chez les écrivains de l’entre-deux-guerres, et lié sans doute à ce « monde foudroyé » dans lequel ils ont vécu, pour reprendre la célèbre expression de Paul Valéry dans son discours de réception à l’Académie française, en 1927 : « Le monde au sein duquel nous nous sommes formés à la vie et à la pensée est un monde foudroyé29 ». Cette orientation passéiste souvent imputée aux deux écrivains s’exprime assez semblablement au sujet du progrès technique. Les lectrices du magazine féminin Elle ont quand même pu lire sous la plume de Giono, en 1963, une chronique présentant la machine à laver comme un outil d’aliénation de la femme…30 Mais on n’était déjà pas si loin de ces accents anti-modernes dans le paragraphe final du fameux chapitre VII de Questions :

On ne sortira de son vingtième étage, pourvu de tous les perfectionnements modernes : eau, gaz, électricité, et eau froide, et eau chaude, air chaud et air froid, dévaloir, T.S.F., frigidaire, etc., etc., que pour camper tout nu sous une tente dans une espèce de désert31.

20On noterait en revanche d’assez sérieuses différences de vue sur la question de la paysannerie, sur celle de l’industrialisation ou celle de la grande ville. Giono, pourfendeur du progrès technique dénonce ainsi l’agriculture productiviste dans laquelle sa région s’est lancée, animée par le seul esprit de lucre, pour produire industriellement fruits et légumes. Il s’agit d’un texte intitulé très clairement « Retour en arrière » et publié en 1964 dans Le Dauphiné libéré, quotidien régional dans lequel Giono multipliera les « chroniques » dans les années 1960 :

À partir du moment où la région a été déclarée région à pêches, à partir du moment où, de cent pieds de pêchers on est passé à cent mille, on n’a plus mangé de pêches, dans le pays, on a monté la garde autour des vergers avec des fusils et on a produit des fruits à goût de coton mouillé d’un peu d’eau sucrée32.

21Giono salue à l’inverse l’effort de ces vrais paysans qui tentent de conserver et de restaurer les modes traditionnels de culture, sans intrants chimiques et à l’écart des circuits commerciaux de la grande distribution – et le « passéisme » de Giono prend soudain des accents extrêmement contemporains :

Certes, leurs récoltes ne sont pas « compétitives », comme on dit, et on ne s’occupe pas d’eux autour des tables du Marché Commun. Mais libre au Marché Commun de manger de la merde, si le cœur lui en dit.

Certes, les pêches produites par les méthodes modernes sont belles comme le jour (il est connu qu’on vernit les pommes avec un produit ad hoc) et les asperges sont exactement calibrées et bien droites, mais que vous mangiez des pêches, des asperges, ou n’importe quoi de cet acabit, tout a le même goût. On ne s’est soucié que de soigner les apparences.

Les quelques paysans rétrogrades dont je parlais il y a un instant se soucient des apparences comme de leur première culotte. Les pêches sont déformées, les asperges mal foutues, les pommes de terre comme des billes, les petits pois ne résisteraient pas à un transport par chemin de fer, mais c’est de la nourriture de grands civilisés.

La marche en avant à tout prix mène souvent à l’imbécillité barbare et les retours en arrière à la plus sage des civilisations33.

22Tout comme Ramuz, Giono fait aussi l’éloge du cheval et de la traction animale par opposition au tracteur agricole, n’ayant cure apparemment de la fatigue humaine ou animale, ni a fortiori des questions de rendement. « Voilà un tracteur, c’est-à-dire : rien », conclut-il en commentaire à une image que, dans le cadre d’une interview, on lui met sous les yeux avant celle d’un attelage de chevaux. Et de se hasarder ensuite, dans l’extrait reproduit ci-dessous, à un pronostic qui, s’il a de quoi réjouir les tenants d’un certain retour à l’agriculture traditionnelle, ne semble pas vraiment se vérifier encore à grande échelle. Mais son propos émis en 1969 n'en rencontre pas moins, et en plein, la mouvance écolo-paysanne actuelle, et a fait d’ailleurs nombre d’émules en Haute-Provence et ailleurs :

Quand c’était un attelage avec des chevaux, c’était très beau, c’était magnifique, mais là c’est un tracteur. Les tracteurs commencent à disparaître dans la région. On revient à une organisation paysanne semblable à celle que je décris presque toujours dans mes livres, qui a l’air d’une civilisation paysanne passée, et qui est plutôt la situation paysanne du futur. Le paysan est passé du cheval au tracteur ; et puis il s’est aperçu que le tracteur bouffait de l’essence et que l’essence on la payait au garagiste ; et il s’est rendu compte que son cheval mangeait de l’avoine et que l’avoine il la faisait pousser, et que ça ne coûtait rien. Il a laissé un peu son tracteur de côté et il a repris des chevaux, et il commence maintenant à reprendre des chevaux, parce que c’est meilleur marché. Seulement c’est de la petite paysannerie. Mais cette petite paysannerie qu’on essaie de réduire, de démolir et de faire disparaître, c’est finalement la petite paysannerie qui restera. Ce n’est pas la grande qui va rester. La grande, elle devient compétitive, il va falloir qu’elle soit compétitive et par conséquent qu’elle puisse lutter contre les paysanneries étrangères, tandis que la petite paysannerie, elle, reste une paysannerie nationale. C’est celle-là probablement qui va rester, malgré toutes les transformations sociales qui peuvent la pousser au contraire à disparaître pour laisser sa place à de grandes organisations paysannes34.

23Le leitmotiv de la disparition de la civilisation paysanne traditionnelle, on le retrouve bien sûr aussi chez Ramuz, avec même un pessimisme accru après son voyage de 1925 dans la « France rurale » d’Henri Pourrat, d’où il retient, dans une analyse complètement antithétique à celle de Giono, que « La France des petits domaines est déjà en train de disparaître » et que, dans son pays aussi,

Cette espèce de paysan-là est en train de disparaître. Elle ne se maintient, en Europe tout au moins, que grâce aux mesures administratives que les différents États ont prises pour protéger leurs frontières. Le paysan petit propriétaire et petit producteur ne continue à subsister que grâce à une réglementation tout artificielle que le souci de maintenir à l’intérieur de la nation un certain équilibre social a fait adopter et a imposée en quelque mesure aux différents gouvernements. Des droits d’entrée quasi prohibitifs sur le beurre, sur le lait, sur le bétail, sur le fourrage ; des primes aux producteurs de blé ou l’imposition de prix de vente minima permettent encore aujourd’hui au petit paysan de chez nous de se tirer d’affaire (tout juste) et sans doute aux dépens du consommateur, mais au bénéfice d’un certain ordre, tout conventionnel d’ailleurs et à qui seule la peur des pires aventures confère un air d’authenticité. Le paysan ne doit son existence qu’à des décrets, des textes de lois ; il devient ainsi peu à peu, sans qu’il s’en doute, mais jusqu’à quand ? un objet de musée, quelque chose qui se survit à soi-même, quelque chose qu’on conserve en témoignage d’un passé, qu’on juge utile de maintenir tant bien que mal, mais jusqu’à quand ?35

24En dehors même de ses essais, on trouverait aussi dans ses nouvelles et romans de fréquentes déplorations des temps nouveaux, qui par exemple imposent la tyrannie de la chimie sur le savoir-faire des anciens vignerons, et la disparition de l’ancien « vin de soleil » d’Yvorne, détrôné par le vin gris plus « hygiénique » : « On pasteurise, on sépare, on décante ; on confond pureté et stérilisation »36. Entre tant d’autres exemples dans son œuvre, on peut encore citer le regret de la disparition des barques à voile sur le lac : « Aujourd’hui, c’est un temps où tout change ; on a inventé les moteurs »37. Malgré une hostilité assez radicale aux nouveautés techniques, ce lamento peut toutefois s’accompagner de nuances quand il s’agit de concéder l’efficacité, l’élégance ou même une forme de beauté : Ramuz note ainsi parmi ses Remarques que « Rien n’est plus gai que les machines agricoles ; qui leur a inventé ces couleurs ? ». Mais c’est pour mieux déplorer le fracas imposé désormais dans les campagnes par ces machines agricoles de toutes sortes, et surtout la transformation du paysan en « simple mécanicien »38. Dans La beauté sur la terre, l’un des protagonistes, le pêcheur nommé Rouge, se montre lui aussi sensible au « beau mouvement irrésistible » des locomotives électriques qu’il voit passer et qui, pourtant, trouve-t-il, ne ressemblent plus à des locomotives mais désormais à de banals wagons39. Certes, l’appréciation n’est ici posée qu’en termes esthétiques, on pourrait même dire poétiques, mais cette sensibilité plus nuancée aux nouveaux outils et productions de la technique moderne ne s’observera jamais chez Giono, plus radical dans sa critique de la modernité technique, qu’il s’agisse de la télévision, des fusées spatiales ou de la bombe atomique. On sait les croisades auxquelles il participera, encore bien après la Seconde Guerre mondiale, qu’il s’agisse de l’aménagement hydro-électrique de la vallée de la Durance, de l’installation des silos de missiles nucléaires sur le plateau d’Albion, de l’implantation du CEA à Cadarache ou des raffineries de pétrole de Fos-sur-Mer. Précisons toutefois que lui non plus ne sera pas tout-à-fait insensible à la poésie fantastique de ces installations et de ces machines, qu’il s’agisse des engins géants de travaux publics sur le chantier du barrage de Serre-Ponçon ou de la magie du spectacle nocturne de la raffinerie de Shell-Berre illuminée. Mais il restera persuadé que l’horizon inéluctable de tout progrès technique est le capitalisme, avec pour corollaire la guerre : « Si le progrès est une marche en avant, le progrès est le triomphe de la mort »40.

25À l’égard des métropoles et singulièrement de Paris, on observerait les mêmes différences entre les deux écrivains, l’hostilité radicale de Giono à l’égard de « la grande Babylone », qui ne s’est jamais démentie (alors que, bien plus que Ramuz, c’est pourtant à elle qu’il doit son succès et sa gloire…), s’exprimant dans tous ses essais et même certains de ses récits où il dit aspirer à la « destruction de Paris », qu’il imagine sous la forme d’une sorte d’invasion de la capitale par les forces végétales de la nature sauvage… Là encore, la position de Ramuz est beaucoup plus nuancée et moderne, en particulier dans cet extrait de Paris (Notes d’un Vaudois) (1938) où il oppose « Paris et la solitude des montagnes » :

Il me semble faux de vouloir les exclure mutuellement, comme on fait volontiers, et de condamner la civilisation des grandes villes au nom de la nature, ou l’inverse, puisque […] toutes deux sont données, toutes deux sont de nécessité, comme les deux extrêmes notes d’une gamme qu’il s’agit d’accepter dans toute son étendue. Loin de prêcher, comme tant d’autres, le « retour à la terre », je pense même que c’est la ville (qu’on le regrette ou non) qui finira une fois par envahir la campagne ; j’entends les moyens de la ville, j’entends la machine et les moyens de la machine, car la ville s’est industrialisée la première, mais l’industrie ne représente que la mainmise de l’homme sur les forces de la nature, et on ne voit pas pourquoi cette mainmise ne s’étendrait pas peu à peu à l’univers.41

26Pas si mal vue, cette « prédiction » ramuzienne datant de 1938, au moment même où Giono mettait en scène, dans son grand projet romanesque inabouti des Fêtes de la mort, la « destruction de Paris » par une armée de paysans…

27Ces prises de position de nos deux écrivains, qu’il faut replacer, insistons-y à nouveau, dans leur contexte historique, géographique, social et politique très différent (c’est presque une demi-génération littéraire qui sépare Ramuz et Giono), sont liées à une représentation de ce qu’il est convenu d’appeler la « Nature » qui offre quand même certaines analogies. Cette philosophie de la Nature, comme nous pourrions la nommer, est sous-tendue par une vision holistique de l’homme et de son environnement, les deux écrivains évoquant l’un et l’autre et dans des formulations très proches cette « unité première » qui faisait appartenir l’homme au cosmos dans une relation symbiotique au sein du « Grand Jardin perdu de l’unité », comme l’appelle Ramuz dans ses Souvenirs sur Igor Strawinsky42, « l’unité entre les hommes, […] l’unité à l’intérieur de chacun d’entre nous ». Chez Giono, la formulation sera tout aussi lyrique, comme dans cet extrait du Chant du monde où un personnage déclare : « Nous sommes pliés dans les prés et les collines comme des pains durs dans le linge humide »43 ou, dans Le serpent d’étoiles, « cette épaisse boue de vie qui est le mélange des hommes, des bêtes, des arbres et de la pierre »44, qui entretient des échos très proches d’un extrait de Ramuz dans Questions où se trouve évoquée « une vie universelle qui allait de la bête à moi, de l’insecte à moi, de l’arbre à moi, de la pierre à moi 45». Sous-tendu par une sorte d’animisme ou de panthéisme chez Giono (« Toutes les erreurs de l’homme viennent de ce qu’il s’imagine marcher sur une chose morte, alors que ses pas s’impriment dans de la chair pleine de grande volonté », préface à Colline46), cette conception relève chez Ramuz d’une vision sous-tendue par une angoisse métaphysique (celle de la séparation irrémédiable), dont Giono semble quant à lui absolument immun. L’interrogation de Ramuz sur la relation de l’homme à la Nature apparaît de ce fait beaucoup plus moderne et assez exactement écologiste, au sens le plus fort. C’est celle qu’il exprime aux chapitres V et VII de Questions, en 1935, se demandant : « Qu’est-ce que c’est que la nature ? qu’est-ce que c’est que l’homme par rapport à la nature47 ? », puis posant en des termes extraordinairement modernes le dilemme des limites de l’action de l’homme sur son environnement :

Ce qu’il faudrait savoir, d’abord, c’est jusqu’à quel point la nature (ou ce que nous nommons la nature) est quelque chose d’extérieur à nous. Si nous définissons la nature : ce qui existe indépendamment de l’homme, tout ce qui dans l’univers subsiste sans son concours et l’ignore ou qu’il ignore, nous ne pouvons nous empêcher de constater que cette indépendance a déjà été singulièrement entamée par l’homme. Or, ce qu’il s’agirait de savoir, c’est jusqu’à quel point encore elle va l’être par la suite, car les empiètements de l’homme ne font en somme que commencer. Il s’agirait de voir jusqu’à quel point vont aller nos pouvoirs, à nous, les hommes, car ils augmentent sans cesse, tandis que ceux de la nature diminuent d’autant. Voilà la grande question. Elle commande essentiellement à nos opinions politiques ; et la réponse qu’on lui fait est à la base même de l’attitude que l’homme contemporain adopte vis-à-vis de la vie. L’homme peut tout ou ne peut rien. Je veux dire que l’homme croit tout pouvoir et, sinon actuellement, du moins une fois ou l’autre ; ou bien qu’inversement il ne croit pas pouvoir grand-chose à cause des forces naturelles et, en somme, à cause de Dieu. Certains hommes pensent qu’ils finiront par supprimer la nature et ils sont de gauche ; certains autres qu’à trop s’attaquer à elle, c’est elle qui, par un brusque choc en retour, finira par nous supprimer48.

28On ne trouvera en tout cas ni chez l’un ni chez l’autre cette sensiblerie un peu naïve à l’égard de la nature (laquelle, tous deux le savent et le disent dans leurs récits, peut être indifférente voire hostile à l’homme), ni à l’égard des animaux, Giono semblant même parfois se complaire à des évocations paroxystiques de la cruauté naturelle des bêtes entre elles, ou de celle des hommes à leur égard. Tout comme Ramuz, Giono sait à quel point la relation entre hommes et bêtes est entachée par une violence originelle, et à quel point l’animal sauvage peut redouter y compris la tentative de l’homme de se rapprocher de lui, comme Giono le montre dans une nouvelle de Solitude de la pitié intitulée, précisément, « La grande barrière ». Nous avons déjà évoqué le sacrifice du sanglier à la fin de Colline, qui dénonce le pacte qui semblait pouvoir être restauré entre l’homme et la nature après les enseignements animistes du vieux Janet et les épreuves terribles subies par les habitants des Bastides Blanches. Dans tous les romans de Giono, d’avant comme d’après-guerre, on retrouvera de telles scènes de sacrifices animaux : anguille écorchée vive dans Le serpent d’étoiles49, marmotte dévorée toute crue par Toussaint dans « Angiolina »50, requin dépecé vivant par les marins de « L’Indien » qui lui arrachent le cœur dans Fragments d’un paradis51Homo homini lupus, mais tout aussi bien homo lupi lupus, comme le mettent en scène conjointement la chasse à l’homme et la battue au loup dans Un roi sans divertissement… On est bien loin ici de la représentation irénique de la concorde et de la fraternité universelles des règnes naturels, Ramuz comme Giono démystifiant cette illusion moderne… Dans son Journal, Julien Green rapporte ce souvenir au sujet de Colette, la grande Madame Colette elle aussi enrôlée aujourd’hui en qualité de « sœur des bêtes » dans la cause animaliste. Un jour d’hiver 1929, Jean Cocteau qui connaît l’amour de Colette pour les animaux et ses talents de vétérinaire, lui amène un moineau transi et blessé qu’il vient de trouver sur les Champs-Elysées. « Colette le prend, l’examine et », sous les yeux horrifiés de Cocteau, « va lui tordre le cou dans le jardin 52», ayant compris que la pauvre bête était perdue et que mieux valait abréger ses souffrances et de « donner la mort comme une caresse 53», selon la troublante expression de Colette elle-même…

29On trouvera aussi chez Giono, avec une portée ironique évidente, des propos d’une extrême dureté prêtés à certains de ses personnages pouvant passer pour les porte-parole de l’écrivain, à l’endroit de la sensibilité à l’égard de la Nature tout autant que des animaux et des paysans : tout semble se passer comme si le « second Giono » était passé « du rêve d’harmonie à la distance ironique54» à l’égard de la Nature. Dans L’iris de Suse, c’est Louiset, le vieux berger solitaire et figure de sage, qui refuse de condamner les « saloperies » commises sur des brebis par ses jeunes apprentis bergers, hébétés d’ennui dans la solitude des hauts alpages, et qui déclare : « Je me fiche des bêtes, elles en ont vu d’autres ; et finalement je me fiche des gens ; ils veulent toujours en voir davantage »55. On se souvient peut-être aussi, dans Un roi sans divertissement, des grossières imprécations de Saucisse contre les paysans de Lalley en Trièves, obnubilés par les travaux de la terre au point d’être complètement indifférents au drame de Langlois :

Vous autres, vous avez rentré le foin mais maintenant c’est les pommes de terre. […] Vous autres, alors, commence ce fameux moment où le blé mûrit, va être mûr. La moisson. […] Il y a un de vous autres qui aiguise une faux avec plus de deux mille petits coups de marteau idiots. […] Ah ! Vous y êtes dans vos moissons vous autres ! S’il s’agit de ne pas perdre une poignée de cette fameuse graine, je vous assure que vous n’en perdez pas. J’en vois un même qui revient du champ avec une poignée d’épis. Il a dû les ramasser sur le chemin. Qu’est-ce que vous êtes ? Des canaris ? […] La bouse de vos vaches ça vous suffit comme point de vue, hein ? C’est votre grande ourse et votre étoile polaire, hein ? Et quand vous casserez votre pipe (elle peut s’égosiller, l’église), je t’en fiche d’une grande face qui sera de l’autre côté, c’est une vache en baudruche qui viendra voltiger au-dessus de votre lit de mort, et qui visera bien. Et, passer, pour vous, c’est quand vous recevrez enfin en pleine figure une bonne grosse bouse bien étalée, bien éclatée, bien bouillante et bien marron. La voilà votre sainte face ! 56

30En termes de sensibilité et de sympathie à l’égard du monde rural, et malgré toute l’ironie gionienne de ce passage, force est de reconnaître que l’on fait mieux, surtout de la part d’un prétendu poète-paysan !

31En tentant d’établir la carte de relations de ces deux écrivains qui ont marqué leur époque et profondément renouvelé les techniques narratives et surtout la langue du roman, nous avons évoqué le malentendu « rustique-régionaliste » (et aujourd’hui « écologiste ») sur la base duquel le rapprochement entre les deux œuvres a le plus souvent été opéré, à partir d’une lecture restée superficielle et partielle : la dite « seconde manière » de Giono, à partir d’Un roi sans divertissement (1947) échappe bien évidemment à tout parallèle avec l’œuvre de Ramuz – et avec toute autre. Et les tentatives de « langue-geste » de Ramuz n’ont de leur côté connu aucune postérité, et surtout pas gionienne. C’est sans doute que, dans leur cas comme dans celui de tous les créateurs et artistes authentiques, leur très forte personnalité, l’incompatibilité de leur génie propre, et surtout l’originalité et l’individualisme pour ainsi dire centrifuge de chacun d’entre eux les rendaient, au sens propre, eux et leur œuvre, aussi uniques qu’inimitables.

32Ramuz comme Giono, nous avons tenté de commencer à le démontrer ici, interrogent profondément dans leurs œuvres notre rapport au monde naturel, en même temps qu’ils aiguisent notre sensibilité à celui-ci. C’est sans doute à ce double titre que leur œuvre intéresse aujourd’hui aussi vivement l’éco-critique, ce courant anglo-saxon né de la prise de conscience du grand divorce perçu entre l’humanité et la Nature. Que ces deux œuvres lues aujourd’hui puissent permettre le « renouvellement intellectuel et émotionnel de notre interaction avec la nature57», on ne peut que s’en réjouir, fût-ce au prix de quelques contresens par rapport au message qu’elles entendaient délivrer à leur époque, et à la portée idéologique, philosophique et politique de ces œuvres. Mais après tout et comme le prétendait Anatole France en son temps, « Chaque génération d’hommes cherche une émotion nouvelle devant les ouvrages des vieux maîtres. Le spectateur le mieux doué est celui qui trouve, au prix de quelque heureux contresens, l’émotion la plus douce et la plus forte58 »…