Colloques en ligne

Guillaume Gomot

Au prisme des arts : comparaisons créatrices dans La Reine Margot de Patrice Chéreau

At the Prism of the Arts: Creative Comparisons in Patrice Chéreau’s La Reine Margot

1On se propose de montrer, dans les pages qui suivent, comment l’acte de création cinématographique qui fonde le film de Patrice Chéreau est déterminé par une pratique vive et originale de la comparaison artistique. C’est en effet à la croisée des arts que se situe La Reine Margot (1994), qui dévoile sa puissance proprement filmique grâce à des comparaisons créatrices nombreuses et complexes, comme on le verra.

2Étayé par la matière romanesque et feuilletonesque de l’œuvre de Dumas, le film est également informé par la mise en scène de la pièce élisabéthaine de Marlowe, Massacre à Paris [The Massacre at Paris] (1593), que Chéreau avait montée en 1972, et dont le sujet est précisément la Saint-Barthélemy. Dialoguant à distance avec cette expérience théâtrale, La Reine Margot tire, en outre, profit de l’expérience de Chéreau dans le champ de l’opéra (notamment après sa mise en scène du Ring de Wagner à Bayreuth à la fin des années 1970). Ce film est ainsi pour lui l’occasion d’une synthèse créative, le rêve réalisé d’une somme artistique où la comparaison des arts est dépassée et résolue par le cinéma. Comme à travers une sorte de prisme inversé, les couleurs de diverses pratiques artistiques, à l’instar des teintes variées du spectre visible, se reconfigurent dans le film, auquel elles donnent un éclat unique. Chéreau (dont le père était peintre) évite ainsi par exemple, pour ce qui concerne les comparaisons picturales (Zurbarán, Rembrandt, Georges de La Tour, Uccello, Géricault entre autres), la logique du tableau, à laquelle il préfère le jeu mouvant des formes et des couleurs. Car La Reine Margot se fonde sur une poétique de la transposition visuelle, au risque de l’étrangeté ou du hiatus formel. Dans une Renaissance réinventée qui ne craint pas l’anachronisme, et au son des morceaux contemporains créés par Goran Bregović, le film de Chéreau constitue un exemple tout à fait neuf jusqu’alors de film historique, mis en scène comme un film de mafia (le cinéaste a souvent évoqué Coppola et Scorsese à ce propos) et capable également d’intégrer l’imaginaire médiatique des guerres et des massacres du début des années 1990.

3C’est avant tout un impérieux désir de cinéma qui permet à Chéreau d’unifier, en les outrepassant, les comparaisons artistiques à l’œuvre dans La Reine Margot. Le goût du mouvement, le plaisir de la révélation des visages et des corps, la nécessité du déplacement fébrile dans l’espace font du film une œuvre personnelle, très proche de Chéreau, lequel est mû par cette exacerbation incessante de la violence qui anime selon lui tout rapport humain et qu’il n’a cessé de représenter. Poursuivant ainsi au cinéma, en quelque sorte, les ambitions du romantisme, Chéreau souhaite démontrer que « la fusion conceptuelle de différents médias […] permet des expériences esthétiques intenses1 », pour reprendre les mots de Jürgen E. Müller (2000, p. 110).

4En définitive, c’est au plus près des autres arts (roman, théâtre, opéra, peinture, musique) qu’apparaissent l’essence du cinéma et son aspect incomparable, dans ce mince écart, cet intervalle parfois ténu mais primordial qui tout à la fois le relie aux autres arts et l’en distingue. Étonnante Gesamtkunstwerk, La Reine Margot est bien le fruit d’une pratique artistique de la comparaison qui accentue, en les révélant, les puissances propres du cinéma. Ce film constitue un des sommets de l’œuvre plurielle et proprement intermédiale de Chéreau. Comme le souligne l’avant-propos d’un ouvrage intitulé précisément Patrice Chéreau : transversales,

[c]onstruite entre théâtre, littérature, cinéma et opéra, il s’agit en effet d’une œuvre en circulation. Or le nomadisme artistique de Patrice Chéreau ne laisse pas intacts les décors traversés, et moins encore l’action qui s’y joue et les façons de la jouer : au contraire, s’il contribue régulièrement à dépayser les textes et partitions pris en charge, il s’est employé aussi à modifier au passage les pratiques en usage. (Cléder, Picard et Plassard, 2010, p. 7)

5Retraverser les décors de La Reine Margot, c’est aussi choisir une approche poïétique du film, entreprenant de parcourir et de dessiner les voies de la création à partir de sources multiples, tentant de ressaisir le moment de l’acte de création et ses enjeux.

6À l’origine du film, on trouve un souhait du producteur Claude Berri : donner à Chéreau l’occasion de réaliser une version des Trois Mousquetaires avec les jeunes comédiens de sa troupe du théâtre des Amandiers de Nanterre, qui apparaissent dans Hôtel de France (1987). C’est parce qu’un autre projet était déjà en préparation sur le même roman que Chéreau et sa scénariste Danièle Thompson choisissent La Reine Margot, en resserrant l’action feuilletonesque, en supprimant certains effets de répétition et en étoffant le personnage de Margot. Si Chéreau et Danièle Thompson accentuent la tonalité tragique du récit, ils en conservent l’esprit romanesque, à travers l’entrelacs d’intrigues multiples et le foisonnement des personnages2. Ce substrat livresque apparaît d’ailleurs ostensiblement dans la version du film restaurée par Pathé en 2013 : la jaquette du dvd y prend justement la forme d’un livre, l’intermédialité et ses enjeux concernant ainsi jusqu’aux stratégies commerciales qui semblent vouloir fondre le film dans le roman et vice versa.

7Les guerres de Religion et la Saint-Barthélemy (qui constitue le cœur du film) avaient déjà été traitées par Chéreau dans sa mise en scène de Massacre à Paris (1593) de Marlowe en 1972, et le souvenir de ce spectacle transparaît dans la note d’intention rédigée par le metteur en scène avant le début du tournage : « c’est Shakespeare et Marlowe qu’il faudra retrouver dans ce film. Retrouver la violence de la narration. Renouer avec l’histoire, la grande, celle qui broie les êtres… Et aussi faire apparaître l’histoire d’aujourd’hui à travers le prisme de la Renaissance » (Studio Magazine, 1993, p. 60). L’alliance du théâtre élisabéthain et de l’imaginaire historique contemporain est un exemple de la logique du court-circuit entre les arts et les époques que met à l’épreuve Chéreau dans La Reine Margot3.

8Sa mise en scène de la pièce de Marlowe au TNP de Villeurbanne en 1972 avait surtout frappé par sa puissance visuelle et par l’utilisation de l’eau sur le plateau : non seulement les acteurs étaient amenés à se mouvoir dans l’eau, mais certains personnages y disparaissaient, comme engloutis par une mort liquide, qui n’était pas sans rappeler bien sûr la célèbre Ophélie préraphaélite de John Everett Millais. D’ailleurs, Millais exposa son tableau en 1852 à côté d’une autre de ses toiles, d’inspiration historique et justement intitulée Un huguenot, le jour de la Saint-Barthélemy. Ut pictura scena… : le geste théâtral de Chéreau peut donc se penser par comparaison avec la peinture, tout comme La Reine Margot, on le verra.

9Par-delà la comparaison littéraire (Dumas), le profond désir de cinéma qui a permis à Chéreau de mener à bien ce projet colossal se fonde sur la nature même du médium filmique, par contraste avec le théâtre et l’opéra. Comme l’a dit Chéreau dans les Cahiers du cinéma :

Si je fais des films, c’est pour me rapprocher des corps, et de cette densité physique que le théâtre ne peut pas me donner. Si La Reine Margot est un film serré, c’est que je n’ai pas envie de m’éloigner des acteurs. Pendant vingt ans, j’ai été très loin, moi à l’orchestre, les acteurs là-haut, sur scène, comme sur une estrade. Maintenant, j’ai besoin de tourner autour d’eux, de rôder près des visages. (Cahiers du cinéma, 1994, p. 13)

10Ce changement d’échelle, cette variation scalaire, du théâtre au cinéma, permet à Chéreau de passer de la salle à la scène et constitue donc un saut qualitatif fondé sur la question de l’acteur. Le cinéma crée une « densité physique » incomparable et autorise une approche neuve de la création, à partir des acteurs, dont le jeu est à l’origine même du montage effectué avec François Gédigier, comme l’explique Chéreau : « On ne raccorde pas toujours des directions, mais des plans, en fonction de leur énergie, et surtout en fonction des acteurs, des moments de jeu » (Cahiers du cinéma, 1994, p. 15).

11Poursuivant la comparaison intermédiale, Chéreau précise son choix du cinéma :

Ce qui m’intéresse dans le fait d’être derrière une caméra, c’est justement le mouvement lui-même, et tout ce à quoi je n’ai pas accès par la peinture ou par le théâtre : la proximité des visages et le hors-champ. Ce qu’on n’a pas au théâtre, c’est le hors-champ et le découpage, donc l’écriture. Je m’intéresse au mouvement lui-même, celui des acteurs, celui des corps, ou le mien propre qui peut être en contradiction avec celui des personnages sur l’écran. (Cahiers du cinéma, 1994, p. 18)

12L’écriture filmique de Chéreau privilégie bien le mouvement, les reconfigurations de l’espace et du temps, et un regard au plus près des corps, toutes choses qui expliquent son choix du cinéma. Mais l’influence de l’opéra s’y fait tout de même sentir, puisque, comme son travail de mise en scène du Ring de Wagner à Bayreuth, La Reine Margot est l’occasion d’une somme artistique, et ce n’est pas un hasard si l’idée de Gesamtkunstwerk, issue du romantisme allemand et attachée aux créations wagnériennes, peut aussi, mutatis mutandis, circonscrire le projet de Chéreau.

13« C’est Shakespeare et Marlowe qu’il faudra retrouver dans ce film » (Studio Magazine, 1993, p. 60), écrivait donc Chéreau, en ayant recours à la comparaison théâtrale pour décrire son projet cinématographique. Transmuer le théâtre en cinéma, figurer des transferts historiques : le projet de Chéreau est mû par une logique du déplacement, dont la forme concrète est le mouvement qui détermine la mise en scène. Sa note d’intention annonce des cadrages serrés suscitant « comme un sentiment de claustrophobie » (Studio Magazine, 1993, p. 62) et une caméra mobile, voire fébrile, qui sont en effet des éléments cardinaux du style visuel de La Reine Margot.

14Mais l’imaginaire de Chéreau dans La Reine Margot se fonde également sur ce qu’on pourrait appeler des analogies inversées, puisqu’il choisit de réaliser son film en s’opposant radicalement à la tradition des films historiques, véritables repoussoirs esthétiques pour lui, marqués par la fixité et un caractère inutilement ostentatoire créant comme des livres d’images sclérosées : « J’ai rejeté en bloc toute la grammaire du film historique, c’est-à-dire des descriptions inutiles, beaucoup de passants, des figurants… L’idée d’inventer une Renaissance m’est venue très vite » (Le Mensuel du cinéma, 1994, p. 62).

15C’est bien une logique du transfert, de la « transposition visuelle », pour reprendre les mots de Chéreau (Studio Magazine, 1993, p. 62), qui définit le film. On peut ici songer à l’admirable travail de Richard Peduzzi, le décorateur de Chéreau, sur les espaces épurés associant pierres et boiseries, dans des architectures dépouillées presque toujours postérieures à la Renaissance. Une recherche identique de transfert esthétique a été réalisée par la costumière Moidele Bickel, qui, en croisant les époques, a su inventer un style vestimentaire unique pour le film. Autre choix, apparemment anodin, mais déterminant : l’absence de chapeaux, empêchant la comparaison avec des films historiques plus conventionnels et conférant aux personnages une allure moderne. On notera que les fraises et les cols imposants ont, à l’inverse, été conservés dans certaines scènes, comme signes vestimentaires de la contrainte et des enjeux de pouvoir, lors du mariage de Margot et Henri de Navarre par exemple.

16Le refus de faire un film historique traditionnel se lit également à travers les choix musicaux de Chéreau : la bande originale du film est écrite par Goran Bregović, connu notamment pour son travail avec Emir Kusturica. « La musique de Bregović est beaucoup plus contemporaine qu’historique » (Le Mensuel du cinéma, 1994, p. 60), déclare Chéreau, et cette partition musicale très riche, fondée à la fois sur des échos interculturels (chants croates, latins, corses, hébreux) et des effets d’étrangeté, obéit bien à la logique du décalage et du court-circuit artistique propre au film. Incomparable et irréductible, elle fait toutefois percevoir à une oreille française ou occidentale des formes musicales familières (chansons, arias, ballades, envolées symphoniques).

17Le principe de transposition esthétique vaut aussi pour le langage, comme l’explique Chéreau : « On a essayé de trouver une “cotte” mal taillée entre trivialité et dialogue plus soutenu. Nous voulions éviter ce qu’on entend d’ordinaire quand on fait parler les gens “d’époque” » (Le Mensuel du cinéma, 1994, p. 60). Les dialogues de Chéreau et Danièle Thompson sont ainsi à la fois tendus et peu ampoulés. La logique du croisement et de l’hybridation fonctionne donc sur tous les plans dans le film, et elle est souvent l’occasion d’une greffe du contemporain sur l’historique. Chéreau semble avoir été guidé par une question qui a déterminé sa mise en scène de La Reine Margot :

À chaque fois, je me demandais : pourquoi montrer dans un film historique ce qu’on ne montre jamais dans un film contemporain ? […] Je ne voulais absolument pas détourner l’attention du spectateur de l’essentiel : les rapports de force, les liens de domination, la violence de l’histoire. (Cahiers du cinéma, 1994, p. 13)

18Choisissant une posture audacieuse et jusqu’alors inédite dans le genre historique, Chéreau ne rentabilise pas sur un plan visuel l’investissement colossal représenté par le film ; s’il ne montre pas à l’écran les dépenses engagées, c’est pour s’abstraire des conventions figuratives du film historique, appelé aussi parfois par la critique, dans un sens partiellement péjoratif, « film patrimonial », ou « heritage film » en anglais.

19Grâce aux ressources de la comparaison créatrice, et afin d’échapper aux motifs conventionnels du film historique, qu’il honnit, Chéreau est allé puiser à la source vive d’un autre imaginaire cinématographique :

J’ai substitué à ces images d’autres images. Et je me suis demandé où trouver un exemple moderne de féodalité, de vassalité, ou de dépendance. J’ai pensé à la Mafia. Dès lors, j’ai substitué à ces mauvaises images celles du Parrain ou des Affranchis que Scorsese a eu la bonne idée de sortir alors que nous étions en train de travailler. Au moindre problème, j’opérais un transfert, comme on dit en psychanalyse, un transfert d’images. (Cahiers du cinéma, 1994, p. 17)

20Par différents effets de déplacement et de condensation (pour poursuivre la comparaison psychanalytique), il est vrai que le personnage de Catherine de Médicis, notamment, rappelle les parrains Corleone de la trilogie de Coppola, et que le dynamisme de la mise en scène de Chéreau fait penser parfois à la caméra nerveuse de Scorsese. Pour Chéreau, les « transferts d’images », des films de Mafia vers La Reine Margot, constituent en quelque sorte des viatiques de création efficaces et libérateurs, qui apportent des solutions figuratives en débloquant l’acte de création (on se souvient d’ailleurs que le déblocage est une des traductions possibles de l’Aufhebung hégélienne). Les vertus de ces comparaisons permettent de donner un dynamisme neuf et inattendu qui vient subvertir les dispositifs compassés du film d’époque, tout en encourageant Chéreau pendant la réalisation.

21Une autre analogie s’est tissée au cours de l’élaboration du film et concerne l’histoire contemporaine qui a pu le nourrir : « Pendant que nous écrivions, il y a eu la Chine, l’Iran, l’Irlande, la Yougoslavie… On lisait la Saint-Barthélemy à la lumière des massacres d’aujourd’hui » (Télérama, 1994, p. 63). Et le hasard de la chronologie a fait coïncider la sortie du film en France et le génocide rwandais. L’horreur contemporaine du début des années 1990 détermine donc le film en établissant des liens transhistoriques. Une photographie prise dans le bureau de Chéreau avant le tournage montre ainsi, parmi les morceaux d’étoffe, les dessins préparatoires et les reproductions de tableaux, un extrait de journal épinglé au mur. On y voit un camion transportant des cadavres en Moldavie, dont on trouve un souvenir transposé dans le film : l’image de cette charrette déplaçant des victimes de la Saint-Barthélemy dans un charnier, le lendemain du massacre (cette scène du charnier faisant sourdre aussi, bien sûr, l’imaginaire de la Shoah4).

22Le genre du film historique prend presque systématiquement appui sur la comparaison picturale, et il apparaît souvent, dans les films d’époque, que l’image filmique se laisse recouvrir, en quelque sorte, par des références picturales qui confinent parfois à l’imagerie et à l’illustration, subordonnant le cinéma à la peinture, et faisant des films d’imparfaits succédanés de tableaux dont ils ne peuvent être que des calques ternes. Dans La Reine Margot, Chéreau décide d’affronter la peinture (pour employer le lexique du combat entre les arts) par un autre biais. Il semble ainsi motivé avant tout par un désir chromatique et figural, comme le montre sa note d’intention :

On pourrait raconter le film en racontant les formes et les couleurs. Au début, les protestants sont peut-être habillés de noir […]. Ce noir, comme un vivant reproche, envahit le début du film, l’irrigue comme des ruisseaux qui se propagent dans les fêtes et sur les places. Il se mélange au rouge des tribunes qu’on a construites à Notre-Dame : un mariage noir et rouge dans une cathédrale sombre comme une grotte où luisent les ors tapageurs d’un clergé paré comme des idoles païennes. Il disparaîtra peu à peu ce noir, dans le grand massacre, se transformera en lingerie souillée de sang ‒ encore le rouge ‒ puis dans le blanc laiteux des chairs blafardes arrachées au sommeil, de tous ces cadavres amoncelés, nus, dans la boue. (Studio Magazine, 1993, p. 62)

23La puissance poétique de cette vision montre que le film se fonde sur un désir de formes et de couleurs qui va régir la mise en scène de Chéreau. Fils de peintre lui-même, Chéreau pense son film comme un plasticien et insère la peinture dans la matière filmique :

Même s’il y a une dimension picturale dans le film, j’ai essayé de ne jamais faire de tableaux. Avec Moidele Bickel, la créatrice des costumes, nous avons regardé des peintures. Zurbarán par exemple, pour les robes de femmes, ou Rembrandt pour les hommes, et Georges de La Tour. (Cahiers du cinéma, 1994, p. 17)

24Son œil et sa culture picturale aiguisés lui permettent de renforcer la puissance d’expression du film, comme pendant cette courte scène se déroulant à Amsterdam, où Chéreau reprend volontairement les codes de la peinture hollandaise (Vermeer pour un paysage, Hals pour un portrait de groupe) afin de faciliter la compréhension du spectateur.

25Chéreau appuie sa mise en scène sur des détails picturaux et chromatiques. Ainsi le livre vert de La Môle, vendu avant de servir à empoisonner Charles IX par erreur, provient des mains d’une des sibylles de la chapelle Sixtine. De même, la grande scène de chasse du film est issue du désir visuel de filmer une chasse rouge et turquoise, comme dans ces tableaux d’Uccello où l’on voit, à l’arrière-plan, des hommes courir en habits rouges parmi les chevaux. Danièle Thompson se souvient de la sorte de ces multiples images convoquées par Chéreau pendant la préparation du film, de ces reproductions « épinglées partout sur les murs, […] du Caravage, de Goya, Uccello, Le Nain, Le Greco » (Thompson, 2015, p. 199). À la façon des maniéristes, Chéreau s’empare donc parfois d’un détail secondaire qu’il redistribue figurativement en lui donnant une valeur prépondérante, et qui est la source de son passage à l’acte créateur. Mais il revendique toujours face à la peinture une attitude spécifiquement cinématographique : « Je faisais du mouvement, jamais des images. Et puis une peinture n’est pas faite pour être regardée, mais pour nous apprendre à regarder » (Télérama, 1994, p. 64). On retrouve bien ici, à nouveau, la fonction créatrice de la comparaison des arts et le caractère essentiellement dynamique du cinéma de Chéreau, qui, dans sa volonté de « faire du mouvement », choisit de monter son film à partir de plans brefs. Même pendant la scène du mariage, les plans d’ensemble ne durent que quelques secondes et sont immédiatement brisés par la violence de l’action (Charles IX venant bousculer sa sœur Marguerite pour la forcer à dire oui dans un cri).

26La picturalité du film tient à la qualité des images élaborées et éclairées par le chef opérateur Philippe Rousselot, qui parvient dans La Reine Margot à donner aux textures enregistrées par la caméra (peau, tissu, décor…) une chair toute picturale. On semble ainsi apercevoir une étoffe de Georges de La Tour portée par Navarre, ou un drapé de Zurbarán dans une robe de Margot, dont le profil et la coiffure peuvent rappeler d’ailleurs une Madeleine de La Tour5. Plus étrange peut-être, la violence sanglante de La Reine Margot et ses déflagrations pourraient faire songer à l’esthétique de Francis Bacon, peintre que Chéreau affectionnait particulièrement. Ces chairs meurtries, ces corps parfois démembrés qui éclatent ou se vident de leur substance, qui s’imbriquent pour s’indifférencier dans une étreinte qui est à la fois un combat et une violente copulation, ces éclats du sang sur le sol et les murs, toutes ces figures cruelles et mouvantes traversent La Reine Margot et pourraient être comparées à la puissance dynamique et cruelle des toiles de Bacon. Comme l’écrit Antoine de Baecque,

[l]a pensée visuelle de Chéreau peut se comparer à un maelström mêlant des images hétéroclites, un creuset incorporant les styles et les références par fusion continuelle. Cela compose une esthétique du cadavre sanglant. […] Ce sont ainsi près d’une dizaine de strates historiques d’images de mort dont il convient de faire l’archéologie pour établir la genèse des influences exercées sur La Reine Margot. (De Baecque, 2016, p. 262-263)

27La violence fébrile de La Reine Margot, propre au style de Chéreau, qui passe d’un art à l’autre, concourt en définitive à faire du film, qui est pourtant une synthèse de sources artistiques multiples, une œuvre personnelle – « Je crois que La Reine Margot est un film qui me ressemble, qui est entièrement à moi » (Le Mensuel du cinéma, 1994, p. 62) –, comme le confirment d’ailleurs Jacqueline Nacache et Alain Kleinberger (2014, p. 11), qui décrivent le « puissant geste d’appropriation par lequel Chéreau, comme un peintre, a mis sa signature au bas du tableau » – on retrouve à nouveau la comparaison des arts. L’obsession pour la violence et le désir renvoie à la logique de Chéreau, celle de la frénésie et de la furor, fondée sur les puissances exaltées des corps d’acteurs. Deleuze l’avait d’ailleurs souligné dès les années 1980 :

L’après-Nouvelle Vague ne cessera de travailler et d’inventer dans ces directions : les attitudes et les postures du corps, la valorisation de ce qui se passe par terre ou couché, la vitesse et la violence de la coordination, la cérémonie ou le théâtre de cinéma qui s’en dégage (déjà La Chair de l’orchidée, puis L’Homme blessé de Chéreau sont d’une grande force à cet égard). (Deleuze, 1985, p. 254)

28Le plaisir, la souffrance, la maladie, la mort, l’effroi : tous les états du corps mis en scène par Chéreau constituent autant de Pathosformeln6 qui contribuent à élaborer ce qu’on pourrait appeler un « répertoire pathique » (Brenez, 1998, p. 236) propre à Chéreau, qui y a d’ailleurs recours aussi bien au théâtre ou à l’opéra qu’au cinéma. Le désir et la violence mortifère semblent conçus par Chéreau comme les deux faces d’un même élan pulsionnel (plutôt que comme deux pulsions distinctes, comme on peut présenter traditionnellement Éros et Thanatos), et ce sont les corps masculins qui sont privilégiés dans la mise en forme des élans furieux, corps douloureux et meurtris rappelant parfois les mourants du Radeau de la Méduse de Géricault (1818-1819, œuvre capitale longuement étudiée et méditée par Chéreau), mais évoquant également, bien sûr, l’imaginaire christique, et notamment les images du Christ mort figurées en raccourci par Carrache (1585) ou Mantegna (1480). Et c’est finalement sous le motif du sang, forme mobile qui court dans le film, s’y répand et traverse les figures, passant de corps en corps, qu’est subsumée en grande partie la logique formelle de La Reine Margot, comme si Chéreau avait voulu faire ressentir la force figurale et fantasmatique du sang (qui désigne à la fois la famille maudite des Valois, le massacre, la mort et le désir).

29À travers un style personnel et unique, repris ensuite par plusieurs épigones avec plus ou moins de succès7, Chéreau a su faire de La Reine Margot un objet filmique incomparable, au sein duquel les diverses pratiques artistiques convoquées s’associent pour renforcer la puissance d’expression cinématographique. Si l’on a pu évoquer à ce propos la notion de Gesamtkunstwerk (que n’aurait peut-être pas reniée cet amateur du romantisme allemand qu’était Chéreau), on peut aussi envisager le film, en quelque sorte, comme un mixed media8. De l’un à l’autre, on passerait donc d’une logique accumulative à une poétique du croisement et de l’hybridation, ce qui confirmerait l’importance de la comparaison créatrice dans La Reine Margot, car le film ne cesse de croiser et de transmuer les arts dans l’éclat mouvant du cinéma.