Imaginaires de l’Europe
1Jusqu’à récemment, on pouvait encore vivre avec l’impression que l’idée d’une Europe communautaire était un projet solide, dynamique, sans contestations ou oppositions majeures. Or voilà que, depuis quelques années, cette image un peu idyllique est fissurée par diverses formes, de plus en plus véhémentes, d’euroscepticisme. Des partis radicaux, d’extrême droite ou d’extrême gauche, comme le Rassemblement National en France, Jobbik en Hongrie ou Syriza en Grèce, proposent comme solution aux problèmes économiques, financiers et sociaux la sortie de leurs pays de l’Union européenne. Et la Grande-Bretagne, en vertu de motifs tout à fait différents de ceux invoqués par les autres membres, et qui relèvent plutôt de la stratégie géopolitique, a déjà réalisé ce mouvement centrifuge. Que se passe-t-il donc ?
2La globalisation est un phénomène historique imposé par des évolutions technologiques, économiques, démographiques et mentales qui ne sont guère susceptibles de changer d’orientation ou de faire machine arrière. Ce phénomène est le résultat d’un certain stade de complexité de la civilisation humaine, de sa capacité à influer sur l’environnement, de la croissance exponentielle des moyens de communication et de transport, de l’ouverture internationale des marchés, etc. Toutes ces transformations obligent à aller vers une intégration mondiale, à une échelle encore inconnue. Une civilisation planétaire (un des thèmes actuels de la recherche en littérature comparée est la « planétarité ») est en train de s’installer. En tout cas, comme disent les anthropologues, l’homme est sorti du Pléistocène et il est en train de mettre en place l’Anthropocène.
3Par ailleurs, le processus de la globalisation est hanté par le spectre de l’uniformisation, de la massification, de la perte des identités et des spécificités, et de la disparition de la biodiversité culturelle et spirituelle. L’homme est en train de réduire de manière catastrophique non seulement l’habitat écologique et l’éventail des espèces vivantes (et cela a commencé il y a 11 000 ans avec la disparition des grands mammifères), mais aussi la richesse des cultures « mineures », soumises à un processus d’acculturation et de disparition sans précédent. La tension entre les deux tendances, d’intégration et de localisation, se reflète dans le terme étrange et inesthétique, mais suggestif, de glocalisation, par lequel le sociologue Roland Robertson désigne la coprésence et l’action simultanée des tendances universalistes et des tendances particularisantes (voir Roberston et White, 2005).
4Bien que petite en tant que surface continentale, l’Europe a vu, au long des derniers millénaires, naître en son sein un nombre impressionnant de langues, de cultures et de civilisations. C’est autant une richesse qu’une source de préoccupation : comment harmoniser et intégrer ces identités locales, régionales et nationales, sans les détruire ? Le concept d’une Europe intégrée est, spécialement après les expériences traumatisantes des guerres mondiales, actif dans la mentalité collective consciente et inconsciente des peuples européens. Cette situation explique le succès du plan initial des fondateurs de l’Union européenne et le processus actuel d’élargissement, avec notamment l’adhésion des pays de l’ex-bloc communiste. Toutefois, ce but collectif général est souvent, dans le contexte de la crise économique et des crises politiques globales, remis en question par l’idée, la plupart du temps non formulée, que chaque pays devrait trouver des solutions par lui-même. Et si de telles solutions peuvent s’avérer efficaces dans certains cas spécifiques, au niveau général il apparaît que, dans le contexte de l’émergence de nouveaux pouvoirs économiques, commerciaux, financiers et militaires (la Chine, la Fédération de Russie, l’Inde, l’Amérique du Sud), l’unique chance pour l’Europe de rester un compétiteur mondial est son intégration interne. La principale préoccupation de l’Union européenne est de pouvoir assurer des relations pacifiques entre ses États et populations, et de construire l’architecture d’une législation commune dans laquelle la diversité, reconnue et assumée, deviendrait un facteur non pas de dissension, mais de cohésion et d’unité.
5Pour analyser la dynamique culturelle de l’Europe, un concept utile, pour la littérature comparée en particulier, est celui d’« identité fractale1 ». Tandis que l’Europe en tant que continent offre en général un tableau compact (spécialement quand elle est regardée de l’extérieur, par les Asiatiques, les Africains ou les Américains), vue de l’intérieur elle semble plus complexe, avec des sous-ensembles de niveaux différents : le continent ; les aires et zones géographiques/linguistiques/confessionnelles (la Méditerranée, les Balkans, les pays latins, les pays anglo-saxons, les pays protestants, les ex-pays communistes, etc.) ; les nations (les États) ; les régions et les entités locales (communautés fédérales, groupes ethniques, minorités religieuses, etc.). Les membres de chacun de ces ensembles ont des caractéristiques et des traits communs, qui leur construisent des profils similaires. Et tandis que les communautés voisines de chaque niveau peuvent avoir des attitudes compétitives, justement pour assurer l’impénétrabilité de leurs structures, si l’on adopte une perspective plus large, il devient évident que ces communautés se combattent justement parce qu’elles se ressemblent et partagent les mêmes buts. Or cette capacité à trouver la juste distance pour l’analyse, et à percevoir dans un même regard les parentés et les différences, est au fondement de la méthode comparatiste.
6Les relations entre les groupes, les communautés, les nations, etc., évoluent selon une dialectique complexe entre multiplicité et unité, entre conflits et coopération transversale. Cela signifie que l’Europe est, à tous ses niveaux, ce qu’Umberto Eco aurait appelé une « œuvre ouverte ». La configuration politique et juridique actuelle de l’Europe, avec les États nationaux, est continuellement confrontée à des vecteurs contradictoires venant des niveaux inférieurs et supérieurs. Cette dynamique est mieux mise en évidence quand on aborde les mentalités collectives, qui peuvent agir soit comme un facteur progressif qui impose des directions nouvelles, soit comme un facteur réactionnaire qui s’oppose aux changements.
7Dans ce contexte, on peut se demander s’il serait possible de conserver et de valoriser les spécificités locales et régionales dans une civilisation en voie de globalisation. Un projet comme l’Union européenne est-il « soutenable » ? « Je recommencerais par la culture ! », aurait dit Jean Monnet, l’un des pères fondateurs du concept européen. Mais quelle culture ? Comment approcher la culture ? Je voudrais présenter ici une approche plus ciblée, qui combine l’universel et le particulier, en partant du concept d’« imaginaire » – un concept opérant à la fois pour les études culturelles et les études littéraires, et dont la littérature comparée, en tant que discipline qui prétend étudier des corpus partiellement hétérogènes d’un point de vue culturel, ne saurait faire l’économie.
8Le terme français d’« imaginaire » désigne un concept (« séminal », selon une expression anglo-saxonne à la mode) forgé au XXe siècle afin de rendre ses lettres de noblesse à un domaine auquel renvoyaient les termes trop discrédités d’« imagination » ou de « fantaisie » (voir Braga, 2007). Le concept a été construit par les travaux de Gaston Bachelard (voir Bachelard, 1938 ; Bachelard, 1942 ; Bachelard, 1943 ; et Bachelard, 1948), d’Henry Corbin (voir Corbin, 1958), de Gilbert Durand (voir Durand, 1969 ; et Durand, 1995) et d’autres philosophes et chercheurs (voir Caillois, 1974 ; Boia, 1998 ; Thomas, 1998 ; Araujo et Baptista, 2003 ; et Rojas-Mix, 2006). Si le concept d’imagination définit la faculté humaine de créer des images mentales aléatoires, sans équivalents dans la réalité extérieure, donc fausses, chimériques, absurdes, le concept d’imaginaire désigne le pouvoir imaginant de la psyché, sa capacité à engendrer des représentations nouvelles, originales, inédites.
9Le mot d’« imaginaire » (traité grammaticalement comme un nom) réunit deux significations imbriquées (voir Wunenburger, 2003). Il désigne les produits de l’imagination collective, le corpus passif des images et des représentations créées par une fantaisie collective (l’imaginaire est le monde des croyances, des idées, des mythes et des idéologies qui imprègnent tout individu et toute civilisation). Mais il désigne aussi la faculté humaine dynamique qui crée ce système complexe d’images. Pour Claude-Gilbert Dubois, l’imaginaire est une énergie psychique qui impose ses structures formelles autant au niveau des individus qu’au niveau des collectivités (voir Dubois, 1985). Pour Joël Thomas (1998, p. 15), il est « un système, un dynamisme organisateur des images, qui leur confère une profondeur en les reliant entre elles ». Pour Jean-Jacques Wunenburger (2003, p. 12-13), il est la force intérieure et créative de l’imagination, il est composé des « groupements systémiques d’images en tant qu’ils comportent une sorte de principe d’autoorganisation, d’autopoïétique ».
10Les hommes entrent en contact avec le monde extérieur par l’intermédiaire non seulement des sens et des idées, mais aussi des images et des représentations (parmi lesquelles celles créées ou véhiculées par la littérature). Leur compréhension du monde et les attitudes qui s’ensuivent dépendent de ces images subjectives. Les recherches actuelles sur le fonctionnement du cerveau témoignent du rôle fondamental de la fonction imaginante dans l’activité neurale. Du point de vue de la psychologie évolutionnaire, Joseph Carroll affirme :
Nous vivons dans l’imagination [ou l’imaginaire]. Pour nous, aucune action ou événement n’est jamais que soi-même. Toute action, tout événement est toujours une composante des représentations mentales de l’ordre naturel et social s’étendant dans le temps. Toutes nos actions se déroulent au sein de structures imaginatives qui incluent notre vision du monde et notre place dans le monde – nos conflits et préoccupations internes, notre relation aux autres, notre relation à la nature et nos relations avec les forces spirituelles que nous imaginons pouvoir exister. Nous vivons dans des communautés qui ne sont pas seulement constituées des personnes avec lesquelles nous sommes en contact direct, mais aussi des souvenirs des morts, des traditions de nos ancêtres, de notre sentiment de connexion avec les générations encore à venir, et avec toute personne, vivante ou morte, qui se joint à nous dans des structures imaginatives – sociales, idéologiques, religieuses ou philosophiques – qui subordonnent notre moi individuel à un corps collectif. Le sentiment que nous avons de nous-mêmes découle de nos mythes et de nos traditions artistiques, des histoires que nous racontons, des chansons que nous chantons et des images visuelles qui nous entourent [We live in the imagination. For us, no action or event is ever just itself. It is always a component in mental representations of the natural and social order, extending over time. All our actions take place within imaginative structures that include our vision of the world and our place in the world – our internal conflicts and concerns, our relation to other people, our relation to nature, and our relations to whatever spiritual forces we imagine might exist. We live in communities that consist not just of the people with whom we come directly into contact but with memories of the dead, traditions of our ancestors, our sense of connection with generations yet unborn, and with every person, living or dead, who joins with us in imaginative structures – social, ideological, religious, or philosophical – that subordinate our individual selves to some collective body. Our sense of our selves derives from our myths and artistic traditions, from the stories we tell, the songs we sing, and the visual images that surround us]. (Carroll, 2011, p. 20, nous traduisons.)
11Des neuroscientifiques comme António Damásio (voir 1996) suggèrent que le geste de raconter des histoires (donc d’organiser notre expérience en des termes narratifs et dans des cartes mentales) est l’une des obsessions du cerveau les plus ancestrales. Mark Turner, de son côté, soutient que notre cerveau, à travers les structures des neurones miroirs, utilise au niveau le plus élémentaire les processus de projection, d’analogie, de parabole, de telle manière qu’il est possible et nécessaire de définir notre vie mentale comme un « esprit littéraire [literary mind] » ou un « esprit artistique [artful mind] » (voir Turner, 2006, nous traduisons). De plus, l’activité de liaison et de combinaison des images (« blending ») – cette activité qui est au fondement de la conscience comparatiste, et dont la littérature comparée analyse les manifestations littéraires et artistiques – serait à l’origine de l’espèce humaine, de l’« étincelle » qui a « allumé » le cerveau spécifiquement humain : « l’étincelle humaine vient de notre capacité à mélanger les idées pour en faire de nouvelles. Le mélange est à l’origine des idées [the human spark comes from our ability to blend ideas to make new ideas. Blending is the origin of ideas] » (Turner, 2014, p. 2, nous traduisons).
12L’imaginaire n’est donc pas un domaine en marge de l’ordre matériel et physique du monde visible et invisible. Au contraire, il est présent dans toutes nos actions, surdéterminant la manière dont nous sentons, interprétons et représentons (à travers des discours mythologiques, religieux, historiques, scientifiques ou artistiques) aussi bien la réalité ambiante que nos interactions avec elle. Pour comprendre le comportement humain, les anthropologues doivent aborder le système complexe de représentations imaginaires qui est à la base de l’activité mentale ; et, de même, pour appréhender la littérature à une échelle transnationale, les comparatistes doivent étudier le fonctionnement littéraire des imaginaires.
13En tant que concept anthropologique, l’imaginaire se retrouve dans toutes les pratiques humaines, et par conséquent dans toutes les sciences humaines, à commencer par la littérature comparée. Les imaginaires sociaux comprennent des récits, des événements mythiques, des personnages historiques, des symboles collectifs qui servent à donner un sens à l’histoire, à organiser la mémoire culturelle et à configurer l’avenir. Des penseurs comme Pierre Nora, Régis Debray, Paul Ricœur, Elémire Zolla, Eduardo Lourenço, José Gil, etc., ont souligné la fonction psycho-sociale des médiateurs symboliques, narratifs et iconiques.
14Dans les dernières décennies, le concept d’imaginaire a connu des évolutions importantes et intéressantes, spécialement dans les recherches anglo-saxonnes (voir entre autres Kearney, 1988 ; et Kearney, 1998). Grâce aux travaux novateurs produits dans les études littéraires (voir les travaux d’Edward Saïd) et en sciences politiques (voir les travaux de James Anderson), les imaginaires politiques et sociaux sont à présent invoqués couramment pour comprendre les institutions des sociétés modernes. Utilisant le concept d’imaginaire, Bronislaw Baczko a proposé une nouvelle vision des révolutions de 1789 et 1917 (voir Baczko, 1984), alors que Michael Warner (voir 1990) a développé une interprétation intéressante de la constitution de la sphère publique dans l’Amérique moderne.
15Charles Taylor définit les « imaginaires sociaux modernes » de la manière suivante :
Par imaginaire social, j’entends quelque chose de beaucoup plus large et profond que les schémas intellectuels que les gens peuvent entretenir lorsqu’ils pensent à la réalité sociale sur un mode désengagé. Je pense plutôt à la manière dont les gens imaginent leur existence sociale, comment ils s’intègrent aux autres, comment les choses se passent entre eux et leurs semblables, les attentes qui sont normalement satisfaites, et les notions et images normatives plus profondes qui sous-tendent ces attentes [By social imaginary, I mean something much broader and deeper than the intellectual schemes people may entertain when they think about social reality in a disengaged mode. I am thinking, rather, of the ways people imagine their social existence, how they fit together with others, how things go on between them and their fellows, the expectations that are normally met, and the deeper normative notions and images that underlie these expectations]. (Taylor, 2004, p. 23, nous traduisons.)
16Les images de soi (les auto-images) comme les images de l’autre (les hétéro-images, où l’autre peut être conçu comme un individu ou comme une collectivité), les images du monde, de la nature ou de Dieu et les représentations géographiques, historiques, sociales et culturelles sont, toutes, des produits et des instruments de la fonction imaginative. Le concept anthropologique d’imaginaire est multifonctionnel et a été à l’origine de méthodologies transversales, opérantes pour tous les domaines de la culture humaine : imagologie (images de l’autre), représentations géographiques et historiques, imaginaires sociaux et politiques, visions mythiques, religieuses ou philosophiques du monde, fantaisie littéraire et artistique, etc. Même les gestes communs et les attitudes de la vie courante sont marqués par les représentations collectives, par un imaginaire du quotidien. Et c’est ce caractère transversal qui rend le concept d’imaginaire si précieux pour la littérature comparée, qui ne se contente pas de saisir dans un même geste des textes appartenant à des aires linguistiques différentes, mais tente surtout, dans son appréhension de la littérature et des arts, de faire la synthèse de plusieurs approches disciplinaires, et d’intégrer à ses propres méthodes des notions empruntées à des sciences humaines voisines.
17L’imaginaire collectif est aussi sujet à des malaises et à des dérives pathologiques. Quand les images collectives cessent d’être spontanées et créatrices, elles deviennent des stéréotypes et des clichés. Quand ils sont dirigés par des images préfabriquées, les gens n’ont plus de réactions individuelles et d’attitudes réfléchies, mais adoptent des comportements irrationnels induits, qui stimulent les préjugés et les conflits. Une société réflexive devrait être capable de reconnaître et de déconstruire de telles opinions reçues qui rendent possible la manipulation et le contrôle. L’« imaginaire » est un patrimoine commun qui peut, d’un côté, consolider et amplifier les préconceptions, les clichés et les inerties de pensée et de comportement, et, de l’autre côté, réorienter et transformer les mémoires, les attentes, les espoirs, les projets, les utopies. Il est ambivalent, il peut aussi bien endiguer et bloquer le changement qu’inspirer et provoquer des développements nouveaux.
18L’exploration des représentations collectives est devenue cruciale à l’époque actuelle. La civilisation postmoderne contemporaine évolue vers un « village global » dans lequel les habitants de toute la planète auront potentiellement accès, par les médias, à des informations sur tout ce qui se passe sur la Terre, y compris dans les domaines artistique et littéraire (d’où la nécessité de se demander ce que fait la mondialisation à la littérature comparée – voir Saussy, 2006). En revanche, à la différence du village traditionnel, où l’information se transmettait de manière directe, sans intermédiaire, entre les individus, dans le village global l’information est indirecte, médiée, transformée. Le système de réclames global, les réseaux mondiaux de distribution des films, les journaux et les magazines sur papier ou en ligne, la télévision par câble et par satellite, la Toile, tous ces médias n’offrent plus des images « perceptives » des événements lointains, mais seulement des images virtuelles, retravaillées dans des studios et des bureaux. Ces images peuvent devenir le support de messages supplémentaires, subliminaux, qui peuvent être exposés à la manipulation commerciale ou idéologique. Les campagnes politiques et les guerres électroniques, la mode et les prix de popularité culturelle ne sont que quelques exemples de la manière dont les images reçues influencent notre vision du réel.
19L’importance des représentations imaginaires dans les sociétés contemporaines ne saurait être sous-évaluée. Prenons quelques exemples liés aux préoccupations majeures des comparatistes dans ces dernières années, comme l’écologie, les mythes historiques ou les « bassins sémantiques » du postcommunisme et du post-colonialisme. En ce qui concerne l’écologie, il est évident que l’attitude envers l’environnement naturel dépend non seulement des informations positives, scientifiques, mais aussi des représentations imaginaires. Les débats concernant les changements climatiques sont influencés par les reflets qu’ils suscitent dans la littérature, les arts (le cinéma en particulier) et les médias. Les films catastrophe sur le réchauffement global, la montée des océans, la pollution et la destruction de l’atmosphère, le changement de l’axe de rotation de notre planète, la collision avec une météorite, etc., semblent plus efficaces que les informations scientifiques dans leur pouvoir d’influencer l’opinion publique. En ce qui concerne le deuxième exemple, les mythes historiques, on peut mesurer leur importance dans les débats sur la nécessité d’admettre et d’assumer les culpabilités et les traumatismes historiques (génocides, Shoah, goulag, etc.), dans la compétition entre les nations et les minorités, dans les mythes de l’empire, etc. Enfin, le post-colonialisme et le postcommunisme sont des réservoirs complexes de schémas hérités et d’imaginaires préjudiciels.
20En parlant de postcommunisme, l’Europe de l’Est, en tant que société de transition, avec des structures en transformation et manquant de repères institutionnels confirmés, est particulièrement vulnérable à la manipulation par les images et les stéréotypes idéologiques. Les Balkans et les ex-pays soviétiques sont des zones instables, dans lesquelles l’influence manipulatoire des idéologies politiques s’est avérée dévastatrice. Les messages agressifs, qui ont mené et mènent encore à des confrontations civiles et à des guerres, sont pour la plupart de facture visuelle et symbolique. Les moyens les plus forts pour créer des psychoses collectives se sont pas le raisonnement logique, les programmes sophistiqués et les discours subtils, mais les images symboliques (drapeaux, statues, sigles), les « flashs médias » et les narrations collectives informelles. Pour assurer un certain degré de stabilité aux mentalités collectives et éviter des explosions de violence nationaliste, la société civile devrait développer des politiques culturelles, et la recherche académique devrait produire des méthodologies scientifiques capables de comprendre et de mettre à nu les mécanismes de manipulation fantasmatique. Or, la littérature comparée, par la dimension transnationale de ses corpus et par son ambition critique, nous semble l’une des disciplines les mieux à même de construire de tels outils.
21Une des priorités de l’Europe doit être d’assurer des relations pacifiques entre ses États, nations et populations. Pour ce faire, elle doit identifier les éléments communs des imaginaires collectifs et des mentalités spécifiques, et construire un « mythe de l’Europe » dans lequel la diversité, reconnue et assumée en tant que telle, deviendrait un facteur non plus de dissension, mais de cohésion et d’unité. Dans un rapport important publié par l’Institut Jacques Delors, Gérard Bouchard suggère que l’Union européenne se trouve aujourd’hui dans une impasse parce qu’elle a négligé de construire un discours symbolique adéquat pour le processus d’intégration. Pour contrebalancer les tendances divergentes, elle ne devrait pas ignorer ou rejeter les valeurs locales et régionales ; au contraire, elle devrait :
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cesser de mettre en position d’antagonisme les acteurs globaux et nationaux ;
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utiliser les ressources symboliques et les énergies des nations, au lieu de les censurer ;
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produire les prémisses pour la création de nouveaux discours symboliques et de nouveaux mythes de l’Europe (voir Bouchard, 2016, p. 6-7).
22C’est un intérêt croissant pour la culture et une forme de reconnaissance de l’importance des recherches sur l’imaginaire qu’exprime la phrase apocryphe attribuée à Jean Monnet que nous avons citée plus haut : « Je recommencerais par la culture ! » Selon l’analyse de Pascal Lamy, président émérite de l’Institut Jacques Delors, « [u]n ingrédient essentiel de toute construction politique a en effet manqué, jusqu’à présent, à la construction politique de l’Europe : la dimension imaginaire, symbolique, culturelle, celle qui cimente les appartenances. Pour employer les grands mots des sciences sociales : un déficit émotionnel, qui trouve sa source dans un déficit fictionnel » (voir Bouchard, 2016, p. 4). Pour mieux vivre ensemble, il nous faut des fictions actives, de nouveaux mythes adaptés au nouveau milieu que nous sommes en train de créer en cette époque de l’Anthropocène. Or, la littérature comparée est précisément capable d’identifier, dans un geste à la fois créateur et critique, et selon une perspective qui appréhende ensemble le macro et le micro, quels peuvent être ces grands récits fédérateurs dont l’Europe a besoin.