Colloques en ligne

Francine Kaufmann


Les archives Schwarz-Bart : témoignage personnel

The Schwarz-Bart archives: a personal testimony
Constitution d’archives de chercheur, puis dépouillement et classement des archives de l’écrivain (Guadeloupe 2010-2016.)

Note des coordinatrices et coordinateur des Actes
Le témoignage suivant de Francine Kaufmann est un développement de la communication qu'elle a donnée aux Journées d'étude à l'université de Lausanne le 30 septembre 2021. Il a paru précieux de le présenter aux lectrices et lecteurs : il informe sur une phase essentielle de rassemblement et de structuration des archives laissées par André Schwarz-Bart à sa mort, étape qui a mené à la publication de 
L’Étoile du matin en 2009, de L’Ancêtre en solitude en 2015 et d'Adieu Bogota en 2017. Sur l'œuvre inachevée d'André Schwarz-Bart communément intitulée « Kaddish », l’article soumet aussi la vision de Francine Kaufmann qui s'est attelée à son étude depuis qu'elle l’a découverte. Ces importants témoignage et vision sont, par nature, personnels. Ils ont été et seront prolongés par des recherches complémentaires menées par d'autres chercheuses et chercheurs. Pour sa part, Simone Schwarz-Bart, qui a établi les textes publiés après la mort d'André Schwarz-Bart, s’est exprimée sur cette récente période de création à d’autres occasions. Elle prend par ailleurs la parole sur l’œuvre de son couple dans des commentaires qui sont à lire en contrepoint dans ces Actes.

Préambule

1Pour rédiger ce témoignage, qui porte essentiellement sur la constitution post-mortem d’archives organisées d’André Schwarz-Bart à Goyave, il m’a fallu adopter une démarche rétroactive : me remémorer mes intentions au moment où j’ai pénétré pour la première fois, en décembre 2010, dans le bureau-bibliothèque d’André Schwarz-Bart1, dans sa maison de Goyave en Guadeloupe, « Le canapé vert » (fig. 1), devenue après son décès : « La Souvenance » ; reconstituer les stratégies et les méthodes que j’ai mises au point à tâtons et graduellement, pour y voir plus clair dans la masse des documents et des livres qui s’y trouvaient. Mais j’ai dû aussi élaborer une approche rétrospective, reconsidérant mon travail personnel d’alors dans l’optique de la « génétique des textes littéraires ». En effet, on peut à juste titre me considérer aujourd’hui comme une intervenante subjective, ayant manipulé, aux deux sens du terme, les papiers et les livres de l’écrivain2. L’ordre que j’y ai introduit était cohérent à mes propres yeux, en fonction de mes recherches de l’époque, avec le plein accord de Simone Schwarz-Bart. Mais il faut le dire d’emblée : je n’ai troublé que partiellement le désordre personnel de l’écrivain, tel qu’il l’avait laissé à sa mort, le 30 septembre 2006.

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Fig. 1 : L’entrée de la maison des Schwarz-Bart : « Le Canapé vert », Chemin de Bon Air, Section Bonfils, Goyave. Photo F.K. 22 février 2011.

© Archives personnelles et cliché : Francine Kaufmann

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2Fig. 2 : Emplacement du « Canapé vert », et plan des environs. Dessin d’André SB à l’encre dans une liasse arrachée, sans références, d’un livre de sa bibliothèque.

© Archives personnelles Simone Schwarz-Bart ; et © cliché : Francine Kaufmann

État des lieux en décembre 2010 – février 2011

3Quatre années s’étaient écoulées depuis, et des dégâts matériels, principalement des dégâts des eaux causés par un cyclone3, avaient entraîné des changements dans la chambre-bureau d’André SB, située à l’étage surajouté spécialement pour lui dans les années 80. On y accède par un long escalier de bois qui mène à une antichambre meublée d’un lit double, de fauteuils à bascule, d’une petite table et de deux paravents éthiopiens en bois sculpté et peints. Une porte-fenêtre donne accès au bureau d’André SB. À gauche trône un grand lit, entouré sur trois murs de rayonnages de bibliothèque, du sol au plafond. Face au lit, un second jeu d’étagères et, des deux côtés, des portes d’accès bordent une large table de bois éclairée par une fenêtre sous le toit (voir fig. 3). La porte du fond ouvre sur la coursive qui fait le tour de l’étage, éclairée par des fenêtres aux volets de bois, avec de gauche à droite, une salle de bain, un large espace de travail : tables et rayonnages, puis des espaces de rangement, jusqu’au retour sur l’antichambre.

4L’essentiel du futur « Fonds Schwarz-Bart » se trouve directement sous le toit, dans la chambre-bureau, et une petite partie dans l’antichambre et la coursive. Selon le témoignage de Simone SB, lors du typhon survenu après la mort de son mari (voir note 3), les livres et documents avaient été mis à l’abri à la hâte, en fonction de leur taille, dans des cartons. Une fois le danger passé, ils avaient été réinstallés en vrac, certains livres en piles et non en rangs sur les étagères. On peut évaluer sur cette photo l’état de quelques étagères de livres au 1er février 2011, un peu plus d’un mois après le début de mon processus de classement.

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Fig. 3 : Simone Schwarz-Bart dans la chambre-bureau d’André SB. Photo FK 1er février 2011

© Archives personnelles et cliché : Francine Kaufmann

5J’ai retrouvé plus tard dans le débarras du sous-sol deux gros cartons de livres de poche restés là. Je n’ai pas pris le temps de les dépouiller ni de les classer et je les ai laissés sur place. J’en ai retiré uniquement, à l’ouverture, deux ou trois classiques qui me paraissaient importants, que j’ai placés dans la bibliothèque. Charles Scheel, lors d’une mission à Goyave plus tard la même année (29 septembre au 2 octobre 2011), a également exploré le sous-sol et découvert, dans une vieille valise, outre de vieux papiers, une partition et deux disques d’un opéra composé par l’Américain Elias Tanenbaum à partir du Dernier des Justes4. Dans la chambre-bureau d’André SB, sur la table et sur les étagères, il n’y avait pratiquement aucune archive organisée et structurée, sauf quelques chemises concernant les travaux personnels de Simone SB sur Ti-Jean, Ton beau capitaine, etc. (tapuscrits, correspondance avec les éditeurs). J’ai laissé longtemps sans y toucher deux longs cartons rectangulaires sans couvercles, placés derrière la table du bureau contenant, selon le témoignage de Simone SB, des papiers et sachets prêts à être jetés. Je les ai explorés, par mesure de précaution, et j’y ai retrouvé des feuillets manuscrits, brouillons, notes, et beaucoup d’extraits découpés ou non de journaux et magazines abondamment annotés, et des brassées de feuillets éparpillés, mélangés à des pages de journal et des papiers personnels. En bas de la bibliothèque à gauche de l’entrée, face à la tête du lit, se trouvaient deux hautes piles de pochettes en plastique contenant en vrac des pages de livres arrachées et annotées, ou des articles découpés ou photocopiés, annotés ou non (documentation et notes de travail). D’autres pochettes du même type se trouvaient sur les tables et les étagères de l’espace de travail de la coursive, à côté de gravures et de reproductions se rapportant à la civilisation noire, notamment à l’époque de l’esclavage, essentiellement aux Antilles5. Une partie de ces reproductions, encadrées, ornaient les murs de la coursive. André SB en avait fait faire des répliques pour des cartes postales vendues ensuite dans la boutique de Simone SB à Pointe-à-Pitre : « Tim-Tim ». J’en ai trouvé des cartons et quelques piles dans la coursive. C’est aussi dans la coursive que se trouvaient deux machines à écrire, l’une manuelle, l’autre électrique, sur des tables. Dans l’antichambre le lit était jonché d’estampes et de documents, dont un numéro original illustré de grand format d’un magazine, L’Illustration, paru à la Martinique en 1902, décrivant l’éruption de la montagne Pelée. À droite de la porte qui mène au bureau, quelques étagères accueillaient des livres de lecture divertissante, des guides touristiques, et une série de romans et essais antillais. Lorsque Simone SB m’a donné l’autorisation d’ouvrir tiroirs et rangements couverts d’un rideau, j’ai trouvé dans le tiroir d’une commode près de la fenêtre du bureau, des lettres et cartes postales déposées en vrac, généralement sans enveloppes : la correspondance reçue par l’écrivain. Une partie de ces lettres étaient perforées au milieu à gauche. Il y avait donc eu un classeur sans doute établi par André SB. Des piles de feuillets manuscrits ou tapuscrits, sur certaines étagères, complétaient l’ensemble.

Cinq séjours à La Souvenance entre décembre 2010 et février 2016

6C’est à partir de cet état des lieux qu’a débuté mon « intervention » sur les documents d’André SB, entre décembre 2010 et février 20166, lors de cinq séjours universitaires (séjour sabbatique, colloque, conférences) ou de recherches personnelles. Après un premier inventaire entrepris début 2011, je me suis très vite rendu compte qu’André SB n’avait pas tout détruit (voir infra). Concernant le cycle de La Mulâtresse Solitude, Simone SB m’a apporté des cahiers et classeurs, et j’ai fini par mettre en ordre et identifier suffisamment d’écrits exploitables et de qualité pour la publication d’au moins trois livres posthumes. Je les ai soumis pour lecture-évaluation à Simone SB et à Jean-François Ferdinand7. Ils ont confirmé mes impressions.

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Fig. 4 : Classeurs avec des tapuscrits ou des fragments manuscrits des volumes inédits de La MS. Eléments pour « La mort de Jeanne », « Les rêves de Marie », les enfants de Solitude etc. Photo FK 17 février 2011

© Archives personnelles et cliché : Francine Kaufmann

7Lors de mes deux séjours en 2012, j’ai temporairement réduit mes dépouillements de documents et mes classements des livres de la bibliothèque pour me consacrer à un travail de terrain. Le 18 janvier 2012, j’ai donné une conférence à l’Université des Antilles sur le campus du Camp Jacob (à Saint-Claude, en Basse-Terre), dans l’espoir de sensibiliser les professeurs et les étudiants à l’opportunité d’un travail de recherche sur André et Simone Schwarz-Bart, grâce à la présence d’archives à Goyave8. Simone SB, présente à la conférence, avait donné son accord. Mais cet appel est resté sans suite pratique.

8J’ai également participé à de nombreuses réunions sur place destinées à mettre sur pied une association, La Souvenance-Maison Schwarz-Bart. On m’a proposé d’être « consultante » durant la visite d’une délégation interministérielle française, venue rendre hommage sur place à André SB (8-11 janvier 2012). Le 9 janvier, une réunion de travail s’est tenue dans la maison en présence de Simone SB et moi-même, Ferdy Louisy le maire de Goyave accompagné de son adjoint, et des membres de la DRAC dont sa directrice, Anne Misler, et son adjoint Philippe Bon. Le 12 janvier, j’ai rencontré avec Simone SB Francis Lurel, du CEEE de Guadeloupe (Conseil de la culture de l’éducation et de l’environnement), et le 31 janvier nous nous sommes entretenues avec Dominique Laban, directeur du cabinet du Conseil régional. Le 13 février s’est tenue en ma présence, à La Souvenance, une réunion régionale du comité de pilotage du « Projet Maison Schwarz-Bart », en présence du Maire de Goyave et d’Anne Misler. Deux chargées de mission ont été nommées pour un travail de quelques mois : Zoé Durel et Françoise Marianne. Je leur ai servi bénévolement de consultante. Elles m’ont demandé en juin 2012 de rédiger à l’attention du comité de pilotage un rapport sur ma méthode de travail et mes objectifs, et d’établir des fiches d’information sur quelques types de documents sélectionnés par moi. On trouvera dans l’Annexe 1, accolée à cet article des extraits de ma correspondance par mail avec Zoé et Françoise. Ils attestent en temps réel et non rétrospectivement, de mes activités d’archivage des documents SB au premier semestre 2012.

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Fig. 5 : De gauche à droite : Simone SB, Zoé Durel et Françoise Marianne à La Souvenance, photo FK le 4 juin 2012

© Archives personnelles et cliché : Francine Kaufmann

9J’ai également remis aux chargées de mission plusieurs pages de projets de circuits et de haltes touristiques, culturelles ou littéraires, avec une signalétique appropriée, que j’avais imaginés et rédigés autour de Solitude et de Télumée. Je les avais d’abord soumis à l’approbation de Simone SB, qui m’a suggéré de m’adresser à Ernest Pépin, alors directeur des Affaires culturelles au Conseil général de Guadeloupe9. C’est lui qui m’a orientée vers Matthieu Dussauge, directeur du musée Schœlcher à Pointe-à-Pitre, chargé en 2010 par le Conseil général de Guadeloupe de la conduite du projet « Route de l’esclave. Traces-Mémoire en Guadeloupe ». Après un premier rendez-vous à deux, une réunion de travail s’est déroulée à la Souvenance le 18 février 2012 en présence de : Simone SB et moi-même, Matthieu Dussauge et Séverine Laborie (Direction des Affaires Culturelles de la Guadeloupe). À ce jour, ce circuit n’a pas été mis en place.

10Le 14 février 2012, Simone SB m’a associée à un entretien avec Anne Lebel, conservatrice des archives départementales, dans le bureau-bibliothèque d’André SB. Il a été question du sort des précieux documents conservés à l’étage sous le toit, exposés aux intempéries. J’ai d’ailleurs participé beaucoup plus tard comme consultante (en décembre 2015, si ma mémoire est bonne), à une réunion dans ce même bureau avec une équipe de Manioc10, qui était disposée à sauvegarder les documents de la Souvenance en les numérisant puis en les mettant en ligne. Mais Simone a renoncé bien vite à ce projet qui l’aurait bridée dans son rythme de publication des inédits du cycle antillais, même si Manioc lui avait promis de repousser à plus tard leur diffusion en ligne.

11En 2012 encore, j’ai conçu, écrit et préparé une exposition intitulée « La mulâtresse Solitude, construction d’un mythe identitaire contemporain », que j’ai proposée à la Médiathèque Caraïbe de Basse Terre, « Lameca », par l’intermédiaire de Gwenaëlle Guengant (dite Chichi). Voisine et jeune amie des SB, Gwenaëlle avait été invitée à l’anniversaire de Jacques SB, le 22 décembre 2010, dans la maison de Simone SB. On me l’a présentée comme documentaliste et chef de projet à la Médiathèque Caraïbe. Je lui ai alors parlé d’une exposition que j’avais réalisée en Israël sur André Chouraqui, et je lui ai confié mon rêve de préparer, bénévolement, une exposition similaire sur André SB. G. Guengant a su convaincre sa hiérarchie, et elle a pu mener à bien avec moi, réaliser et compléter cette exposition de panneaux et de vitrines où figuraient pour la première fois des inédits trouvés à La Souvenance, ainsi que des objets personnels d’André.

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Fig. 6 : Panneau de présentation de l’exposition sur la mulâtresse Solitude, Fig. 7 : Panneau 2 de l’exposition : la mulâtresse Solitude dans les livres d’histoire

 © Archives personnelles et cliché : Francine Kaufmann

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Fig. 8 : De gauche à droite : Panneau 3 de l’exposition, sur la genèse du cycle de la mulâtresse Solitude ; présentoir exposant divers états au brouillon d’une même page du roman (autographe ou tapuscrit). Les premières pages du tapuscrit final, maculées de taches d’encre, figurent sur l’étagère du bas ; à droite, vitrine de documents.

© Archives personnelles et cliché : Francine Kaufmann

12Pour enrichir l’exposition, j’ai demandé à Simone de se procurer un exemplaire d’un texte publié par André Schwarz-Bart dans Le Figaro littéraire le 26 janvier 1967 : « Pourquoi j’ai écrit La Mulâtresse Solitude »11. Ce texte, que j’avais abondamment utilisé dans mes publications antérieures, rendait compte de la genèse du cycle de la mulâtresse, mais il ne figurait pas dans les documents de La Souvenance et Simone SB l’a commandé à Paris. Il a fait l’objet d’un panneau indépendant, puis est entré dans les archives. J’ai également obtenu de L’Arche (dont j’ai été la collaboratrice) une photocopie couleur de la couverture du numéro dans lequel figurait l’interview du couple SB par Michel Salomon, à la sortie du Plat de porc en 1967, ainsi que les pages de l’entretien où ils parlaient, notamment, de leur collaboration pour le cycle de Solitude et de leur double identité12. Ce document est entré dans les archives de Goyave, tout comme une vingtaine de pages de recensions en français sur Le Plat de porc et la Mulâtresse, et sur l’affaire du plagiat de Yambo Ouologuem. Je les avais photocopiées dans mon dossier de presse à Jérusalem, et ramenées à La Souvenance, parce qu’ils n’y figuraient pas. J’ai aussi exposé en vitrine un feuillet autographe d’André SB, que j’avais identifié comme étant un projet abandonné de préface du roman La Mulâtresse Solitude13 :

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13Fig. 9 : Note autographe rédigée par André SB à l’encre noire sur une feuille volante recto verso sans date, identifiée par FK comme un projet abandonné de préface pour son roman La Mulâtresse Solitude. Ici recto. Fig. 10 : Verso de cette même note à l’encre noire.

© Archives personnelles et cliché : Francine Kaufmann

Lorsque j’ai conçu ce livre, en 1955, et lorsque je l’ai entrepris, en 1960, je croyais à la possibilité, pour un écrivain juif, de parler des noirs comme des siens. L’héroïne [une vieille antillaise] devait être à elle-même sa narratrice, et il suffisait que je m’en remette à cette voix, que je me laisse habiter par elle. Après quelques années de cette « possession », il m’apparaît que [je m’engageai dans une fausse voie] la voix de l’héroïne n’étant pas authentiquement noire, il y manquait ces inflexions, ces nuances, cette dynamique profonde qui sont le reflet d’une culture, et qui se retrouvent jusque dans l’image, le symbole, le ton narratif. J’avais abandonné l’ensemble du projet lorsque ma femme, antillaise, s’offrit à me seconder. Nous publiâmes en 1967 le premier tome d’un cycle qui devait en comporter sept. Après la parution, ayant pris un peu de recul, nous vîmes que nos voix se croisaient, se recouvraient parfois, mais ne se confondaient jamais. Nous essayâmes encore trois ans puis ce fut l’abandon. Malheureusement, je m’étais attaché à mes personnages, que je côtoyais depuis dix ans et pour certains quinze. Ne pouvant les abandonner tout à fait, je me résignais à un livre qui raconterait simplement une histoire avec ma voix : qui ne serait plus un témoignage mais une sorte de conte14 pour adultes15. Ma femme se joint à moi pour prier les lecteurs du Plat de porc de nous en excuser. Merci.

2) Je serais heureux que ce travail amène certains lecteurs à recourir aux sources authentiques de la littérature noire, orale ou écrite. Je me permets de leur signaler quelques livres que j’aime tout particulièrement…16 Cette liste est loin d’être exclusive et les personnes intéressées peuvent recourir à l’excellente anthologie parue en livre de poche17 : etc.

3) Quelques sources du présent travail :

[En dessous, ce projet de dédicace en biais] :

A toi, sans qui ce livre ne serait pas : à Jacques et Bernard, pour qui il a été écrit, tout de même18.

14Le vernissage de l’exposition a eu lieu à Basse-Terre le 23 mai 201219, suivi par plusieurs allocutions et deux conférences (dont la mienne). J’avais demandé qu’un second jeu de panneaux soit réalisé pour être remis par LAMECA à Simone SB pour la Maison SB, en vue d’expositions itinérantes. C’est ainsi que par la suite, Simone SB a pu promouvoir d’autres expositions, dont deux auxquelles j’ai participé comme conférencière : la première inaugurée le 9 mai 2014 à Belle-Île (jumelée avec Marie-Galante), en présence du maire de Palais et Président de la Communauté de communes de Belle-Île-en-Mer, M. Frédéric Le Gars, qui a mis à disposition la salle du Conseil, au premier étage de la mairie. Puis au 35 rue Jacob à Paris, dans « L’espace des femmes-Antoinette Fouque », inaugurée le 10 mai 2016, et suivie de deux conférences, par Simone SB et moi-même. Les panneaux ont aussi été exposés plusieurs fois à la Souvenance, lors des journées annuelles du Patrimoine.

15En 2013 mon séjour à Goyave a été repoussé, la maison ayant été fermée pour permettre d’importants travaux destinés à assainir et restaurer la « Maison des Illustres » : problèmes de termites, d’insectes nuisibles, dératisation, remplacement de planches vermoulues (notamment sur la terrasse qui surplombe la piscine, où se déroulent les activités culturelles et sociales, réceptions et congrès), réfection du système électrique, rénovation de certaines pièces, dont les toilettes-salle de bain publiques, près de l’entrée de la maison, et installation d’une climatisation dans le bureau d’André SB pour préserver les documents durant la saison des pluies. Le contenu du bureau a été entreposé chez Bernard SB (voir annexe 1, note 4). Parallèlement, Simone SB a commencé à mettre en forme Adieu Bogota, avec l’aide d’Élie Duprey. Je n’ai pu revenir à La Souvenance et reprendre mes efforts de dépouillement systématique et de classement des archives du bureau-bibliothèque qu’en 2014.

16Mes deux derniers voyages au premier trimestre 2014 puis en hiver 2015-2016, ont été consacrés essentiellement au dépouillement du projet de roman juif et de pièce de théâtre (Kaddish), à perfectionner ma méthode de classement et à établir des dossiers thématiques, reprenant et enrichissant régulièrement l’ordonnancement interne de chaque dossier établi au fur et à mesure de mes trouvailles. J’avais acheté en France des classeurs souples à vues, des chemises papier, des pochettes cartonnées à rabats ou à élastiques, des intercalaires et j’ai pu créer des blocs de documents liés soit à un ouvrage spécifique, publié ou inédit, soit à un thème qui s’était dégagé et imposé après les premiers dépouillements. Par exemple : « dessins originaux d’André » ; « projets de scénarios, nouvelles, pièces de théâtre » ; « documents pour la biographie », « photos de presse », « fiches et articles de documentation ». Parallèlement, j’ai établi un ordre de priorité dans les liasses annotées de pages de livres arrachées, réunies par moi dans une dizaine de classeurs rigides à anneaux : pages abondamment annotées et/ou importantes à mes yeux, pages peu annotées, pages non annotées mais dont certaines lignes étaient soulignées et/ou cornées, et pages non annotées, servant essentiellement à la documentation. J’ai classé avec la même méthode, dans des pochettes ou des chemises en carton, les articles de journaux et magazines. J’ai réuni sur des étagères dédiées de la bibliothèque : livres publiés du couple SB, en français et en traduction ; mémoires, thèses et articles de chercheurs sur les SB ; dictionnaires ; magazines thématiques ; ouvrages anciens ; ouvrages sur les religions, sur les civilisations ; littérature, études et témoignages sur la Shoah, sur le ghetto de Varsovie, sur Janusz Korczak, sur le ‘Hassidisme, sur la littérature juive traduite en français (du yiddish20, de l’anglais, de l’hébreu, parfois du russe ou d’autres langues) ; sources probables du DdJ ; classiques de la littérature mondiale (française, grecque, russe, etc.) ; sciences humaines : philosophie, sociologie, anthropologie, histoire ; littérature et recherches sur les Antilles ; témoignages sur le Goulag, etc.21 J’ai établi une liste des auteurs récurrents. Dans le même temps, j’ai continué à déchiffrer et retaper ou à photocopier et scanner les notes et documents les plus importants à mes yeux, grâce à la photocopieuse/scanneur de qualité professionnelle acquise par Bernard, le fils aîné du couple SB. J’établissais chaque fois deux jeux de copies : un jeu que je laissais sur place, dans des pochettes cartonnées identifiées, en plus des originaux ; et un jeu que j’emportais pour mes archives personnelles à Jérusalem22.

17Je prévoyais de revenir en Guadeloupe en 2017. En partant, j’avais laissé à mon nom deux cartons remplis de classeurs et pochettes en cours de traitement. Mais de nouveaux travaux indispensables de consolidation et d’assainissement ont retardé puis annulé ma venue et, pour me permettre d’avancer dans mon travail personnel, Simone SB m’a apporté à Paris deux classeurs que j’avais établis en 2014 et étiquetés comme prioritaires. Je n’avais pas eu le temps de les scanner à mon dernier voyage, début 2016.

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Fig. 11 : Deux classeurs de liasses de pages annotées, arrachées à des livres de bibliothèque par André SB, sélectionnées par FK par ordre d’importance pour ses recherches personnelles en mars 2014.

© Archives personnelles et cliché : Francine Kaufmann

Changement de statut des archives personnelles. L’accord avec la BnF et la création d’un groupe Schwarz-Bart à l’ITEM

18Je n’ai plus séjourné à Goyave après février 2016. En juillet 2017, Simone Schwarz-Bart a signé un accord avec la BnF pour la sauvegarde des archives, devenue nécessaire et urgente. D’ailleurs, le 19 septembre 2017, la Guadeloupe était touchée par l’ouragan Maria, de catégorie 5. Parallèlement se créait à l’ITEM, en septembre 2017 dans l’équipe Manuscrits francophones, un groupe Schwarz-Bart, et j’ai déposé temporairement dans un bureau de l’ITEM, pour six mois, ma thèse de doctorat ainsi que les deux classeurs que Simone SB m’avait confiés. (Je les ai faits numériser en juin 2020 à Jérusalem à la demande et aux frais de l’ITEM) J’ai également mis aussitôt à la disposition de la plateforme intranet du groupe SB une bonne partie de mes travaux personnels scannés ou numérisés : thèse de doctorat et livre sur Le dernier des Justes, articles divers, références recherchées pour L’Étoile du matin, et certains documents d’archive inédits. J’ai aussi partagé sans restriction, avec les membres du groupe qui s’adressaient à moi, mes connaissances de l’œuvre des SB, et des documents de mes archives personnelles. À l’été 2018, Simone SB a enrichi son dépôt symbolique de 2017 (le tapuscrit annoté du Dernier des Justes et le brouillon dicté de L’Étoile du matin) par un don important à la BnF : un lot volumineux de plus de 1500 livres annotés de la bibliothèque, complété par des classeurs et des documents. Après les procédures habituelles de décontamination, les livres et documents de La Souvenance ont pu être versés dans le fonds patrimonial créé officiellement sous le nom de : « Fonds Simone et André Schwarz-Bart au département des Manuscrits de la Bibliothèque nationale de France ». Ils ont commencé à être catalogués. Dès lors, hormis les matériaux dont, provisoirement, Simone SB n’a pas souhaité se défaire, parce qu’ils lui sont utiles pour ses travaux personnels, il ne reste plus à la Souvenance que les livres et documents non retenus par la BnF. Ces derniers constituent néanmoins un second fonds, plus restreint, partiellement et ponctuellement exposé lorsque La Souvenance, devenue le Centre Caribéen d’Art et de Culture André et Simone Schwarz-Bart, est ouverte au public, cinquante jours par an.

19Ainsi, les dossiers que j’avais eus en main ou que j’avais constitués avaient changé de continent. Ils ont quitté la maison du Chemin de Bon Air, que j’ai connu en 2010 boueux et pierreux avant qu’il ne soit goudronné, au lieu-dit Bonfils, non loin de Bois-Sec et de la petite ville de Goyave, dans la « Basse terre » de l’île de Guadeloupe. La maison créole de la famille a été dessinée et conçue par Simone SB après la naissance de ses deux fils (Jacques, le plus jeune, est né en décembre 1962), en vue de leurs séjours l’été, avant l’installation définitive de la famille en septembre 1977. Elle a été érigée sur le domaine acquis par ses parents dans les années 1930, conquis à la scie, à la hache et à la machette sur ce que les locaux appelaient « la jungle », un enchevêtrement épais d’arbres et de hautes plantes tropicales. On peut l’apercevoir depuis la terrasse de sa maison natale, celle de ses parents, où Simone SB s’est réinstallée depuis des années. C’est là que se trouvent son propre bureau et sa propre bibliothèque, ses propres dossiers aussi. Ce n’est pas de ces archives dont il est question puisque Simone SB continue de les utiliser dans sa vie personnelle et de les exploiter dans son écriture. Les archives déposées à la BnF sont constituées de documents conçus/rédigés au cours de la vie d’André Schwarz-Bart, rassemblés et restés à La Souvenance. Ces archives, dans la forme que je leur ai donnée entre 2010 et 2016, sélectionnées et choisies par Simone SB et par les envoyés de la BnF, comprennent également une partie des archives personnelles de Simone Schwarz-Bart et devraient en inclure davantage dans l’avenir. Elles obéissent désormais à des procédures de classement et de catalogage internes.

20Pour ce qui est des documents d’André Schwarz-Bart, ils ont été conçus dans un espace privé, retiré et discret, intime et encore empli, même après sa mort, de la présence de l’écrivain au travail. À l’été 2018, ces archives personnelles ont changé de pays, de cadre et de statut. Elles ont entrepris un grand voyage vers les murs et les rayonnages de la Bibliothèque nationale de France, pour être définitivement accueillies dans la capitale au sein de l’institution vénérable chargée de préserver les manuscrits, de les cataloguer et de les conserver pour les mettre à la disposition des chercheurs et des lecteurs du présent et du futur. Ce transfert d’un millier et demi de livres annotés, et de projets réalisés ou non, a profondément changé le statut des papiers personnels d’André, devenus par mon classement « archives privées », et par le don de Simone SB à la BnF, « bien public ».

21Le 29 janvier 2020, j’ai donné une conférence sur mon travail à Goyave, dans le cadre du Séminaire Schwarz-Bart, ITEM, CNRS-ENS23, complétée par ma conférence d’ouverture aux Journées d’étude Schwarz-Bart à l’Université de Lausanne, le 30 septembre 202124. Je voudrais à présent mettre en perspective et compléter ce témoignage personnel, afin de permettre à mes collègues généticiens de tenir compte des apports, des limites et des éventuels « brouillages » résultant de mon « intervention » dans le bureau de la Souvenance. Je commencerai par un parcours de mes recherches universitaires sur André SB.

Quarante années de recherches préliminaires et d’archives personnelles

22Je ne suis pas arrivée par hasard dans le bureau de Goyave. Ma familiarité avec l’œuvre d’André Schwarz-Bart remonte à 1968, bien que j’aie lu Le Dernier des Justes peu après sa sortie, dans mon adolescence. Après une maîtrise de lettres à Nanterre, dont j’ai déposé le mémoire consacré aux « dieux et le divin dans l’œuvre de Racine », durant les événements de mai 68, j’ai choisi cet été-là, comme directeur de thèse de doctorat, un spécialiste de littérature contemporaine et généticien de la littérature, le Pr Guy Michaud. Il avait publié dès 1953 un article sur « La genèse de l’œuvre littéraire : Gide et Mallarmé », base de deux chapitres de son classique : L’œuvre et ses techniques (1957). Je souhaitais établir alors une cartographie de la littérature juive récente, en français et en hébreu, sur ce qu’on appelait alors « l’Holocauste » (aujourd’hui dans l’espace francophone : la Shoah25), autour de deux thèmes : souffrance et déracinement. Ce n’est qu’en 1972, après quatre années de travail intense, que j’ai pu déposer officiellement mon sujet définitif sur un corpus réduit à l’os à la demande de mon directeur de thèse, mais choisi en toute conscience : une analyse génétique et thématique du Dernier des Justes d’André Schwarz-Bart. À mes yeux, la structure littéraire, mythico-historique, et la signification donnée à la Shoah par le narrateur et ses personnages permettaient de condenser l’essentiel de mes recherches. En août 1972 j’ai contacté puis rencontré André Schwarz-Bart à Paris, dans un café du Quartier latin, près de la place Saint-Michel. Les notes abondantes que j’ai prises ce jour-là ont fait l’objet d’une réécriture par André Schwarz-Bart, qui m’a autorisée à les intégrer dans mon doctorat26. Mais Schwarz-Bart faisait partie de mon corpus dès 1968, et j’avais découvert cette année-là, chez un ami écrivain de Jérusalem, le texte du discours du lauréat et les attendus du jury du Prix de Jérusalem attribué à Schwarz-Bart. Pascal Thémanlys, qui avait assisté l’année précédente, en mars 1967, à la remise du prix avait conservé, par chance, le fascicule offert aux invités. Les photocopieuses étant rares à l’époque (on utilisait la ronéotypie pour la copie en nombre), j’ai recopié ce discours et ces attendus à la main, dans un cahier rouge consacré à Schwarz-Bart27. J’inaugurais mes archives personnelles. Plus tard, travaillant quotidiennement dans les archives du Service de presse des éditions du Seuil à Paris, en juillet-août 1972, j’ai dépouillé, recopié et résumé à la main une grande partie des trois épais dossiers qui réunissaient les interviews du lauréat du Goncourt, et les innombrables recensions et critiques du Dernier des Justes, depuis les bonnes pages d’août 1959 jusqu’à l’extinction d’une double polémique qui avait nourri la presse jusqu’aux abords de mars 196028. J’ai aussi dépouillé les dossiers de presse de La Mulâtresse Solitude, roman paru quelques mois plus tôt, le 1er février 1972, ainsi que des articles sur Yambo Ouologuem et l’affaire du plagiat de la structure et de phrases entières du Dernier des Justes dans son Devoir de violence (Prix Renaudot 1968). J’ai alors obtenu l’autorisation de photocopier sur place les articles les plus importants de ces dossiers, dans les locaux du Seuil29. C’est là que j’ai pris conscience de l’importance et de la durée de la genèse du Dernier des Justes. Depuis les premiers exercices d’écriture de Schwarz-Bart en 1948, en passant par une nouvelle de 1953 où apparaissait le personnage d’Ernie Lévy, jusqu’à la cinquième version du DdJ déposée en mai 1959 au Seuil (après un contrat signé en 1958), le roman avait évolué, changé de ton, de narrateur, de signification, mais pas d’intention : rendre hommage au peuple juif assassiné d’Europe de l’Est et à sa civilisation. Mon directeur de thèse était ravi de la nouvelle orientation génétique de mon travail, d’autant plus que j’avais trouvé dans le dossier de presse du Seuil trois passages de la quatrième version, abandonnés au moment de la condensation du texte en un seul volume, réclamés et publiés par la presse après le Goncourt : « Fumées », réflexion sur une génération sans cimetières (Les Nouvelles littéraires du 10.12.59) ; « Pourquoi des Juifs ? », portrait d’Ilse et de sa famille (Lettres françaises, 10.12.59) ; « Le sacrificateur », récit d’Ernie apportant au Cho’het une poule à égorger rituellement, accompagné d’un poème : « Mémoire », Figaro Littéraire (12.12.59). De surcroît, en compulsant à la Bibliothèque de l’Alliance à Paris30 des revues juives des années 1950, j’ai pu retrouver dans Kadimah, la revue de l’Union des étudiants juifs de France (UEJF), des poèmes (n° de février 53) et de larges extraits de la nouvelle « La fin de Marcus Libnitzki » (n° de mai-juin 1953) ; puis surtout, dans la Revue du FSJU, un chapitre entier de « La biographie d’Ernie Lévy », publié en décembre 1956, qui s’avère appartenir à la seconde version du roman. Enfin, après lecture du premier jet de ma thèse de doctorat, André SB m’a confié de précieux documents sur Le DdJ qui, m’écrivait-il, « avaient échappé à la destruction. Il reste peu de choses » (Lettre SB-FK du 30.07.75) : photocopies de notes de travail, et plusieurs fragments restés inédits : un portrait de Mutter Judith, une tentative d’épilogue de la troisième version du DdJ, un épisode que j’ai intitulé « Le juste des fourmis », dont le début corrigé figure dans le roman p.125-126, mais dont la suite a été supprimée. J’ai reproduit tous ces avant-textes dans les annexes de ma thèse de doctorat. Parallèlement j’avais glané dans la presse juive de l’époque (à laquelle j’étais abonnée) des articles d’André SB que j’ai utilisés et inclus dans ma bibliographie31. Lors de ma soutenance de thèse à l’université de Nanterre le 10 mai 197632, en présence d’André et de Simone Schwarz-Bart, je disposais donc de solides archives personnelles sur la genèse du Dernier des Justes, enrichies par la correspondance entretenue avec l’auteur dès 1972, plus intense à partir de 1975, poursuivie dans les années 80 pour la préparation du livre tiré de mon doctorat33. Tout au long de mon parcours universitaire, je n’ai jamais cessé d’enrichir et d’exploiter ces archives, les étendant à l’ensemble de l’œuvre juive et antillaise. Je rassemblais coupures de journaux et magazines, témoignages divers, notes de rencontres ou conversations téléphoniques, ou encore discussions lors de dîners chez ma mère, ravie d’égrener avec André SB (souvent accompagné par Simone SB) leurs souvenirs communs d’enfants juifs nés à Metz avant la guerre, et tous deux résistants communistes (FTP-MOI). Lors de mes séjours à Goyave, j’ai eu la surprise de ne retrouver qu’une infime partie des avant-textes reproduits dans ma thèse. Heureusement ils restent accessibles aux chercheurs puisque les annexes de mon travail de doctorat constituent désormais en elles-mêmes une source pour établir la genèse des premières œuvres d’André SB.

23En mai 2003, j’ai été invitée à contribuer à une journée d’hommage organisée par Robert Bober pour marquer le soixante-quinzième anniversaire d’André Schwarz-Bart au Musée d’Art et d’Histoire du judaïsme de Paris. André SB, présent sur la scène, s’est refusé à prendre la parole ou à réagir aux exposés. Mais il m’a consacré plusieurs heures d’entretien (sans son épouse) dans un café de Saint Germain des Prés. J’ai pris des notes abondantes. J’ai demandé alors à l’écrivain s’il avait bien conservé les volumes du cycle antillais, annoncés par lui à la presse comme largement rédigés, à la sortie du Plat de Porc aux bananes vertes, en février 1967. Il m’a rassurée ; ils existaient toujours. Je lui dis que j’avais commencé à travailler sur ses livres antillais… Mais je n’osais pas à l’époque lui demander de venir compulser ses manuscrits en Guadeloupe.

Publication posthume de L’Étoile du matin

24La situation a changé avec la mort d’André Schwarz-Bart, le 30 septembre 2006. Je me sentais en deuil. Sollicitée par Claude Lanzmann pour un hommage dans les Temps modernes34, je me décidai en 2007 à écrire d’autres hommages et des études dans la presse juive, à donner des conférences. C’est ainsi que Simone Schwarz-Bart, venue assister à certaines de ces manifestations, reprit contact avec moi. Peu après, toujours en 2007, elle me demanda d’évaluer avec d’autres lecteurs privilégiés, la qualité d’un ouvrage inédit, relativement complet, laissé par André SB à Goyave. Je participai à plusieurs séances de travail, entre 2007 et 2009, avec Simone SB, Jean-François Ferdinand (voir supra note 7), et Laurence Brust (une nièce d’André SB, fille de sa sœur Martine). Je me souviens de deux ou trois rencontres au café L’Arc à Paris, avenue Carnot, et une ou deux à Fourqueux, au domicile de Laurence Brust. Une fois prise la décision de publier le texte, Laurence et Jean-François avaient accepté de retaper chacun une partie du roman. Simone mentionne que son petit-fils, Lawrence Bihary SB, a aussi contribué à la saisie de L’Étoile du matin.

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Fig. 12 : Séance de travail sur le tapuscrit quasi final de L’Étoile du matin, au domicile de Laurence Brust, nièce d’André SB, à Fourqueux le 23 mars 2009. De droite à gauche : Simone SB, Francine Kaufmann, Laurence Brust et Jean-François Ferdinand.

© Cliché Dov Fitoussi © Archives personnelles : Francine Kaufmann

25Dès 2007, j’avais montré à Simone SB une lettre de 1985 où André SB me décrivait le projet d’un roman qui ressemblait furieusement au manuscrit retapé et envisageait deux titres que Simone SB reprit pour les deux parties de L’Étoile du matin : « Kaddish » et « Un chant de vie ». En m’appuyant sur mon expérience de journaliste, je lui suggérai de faire en sorte que le roman posthume paraisse en 2009, cinquante ans après le Goncourt, anniversaire qui inciterait les médias à en parler. De retour en Israël, je répondis par mail à ses questions relayées par Laurence Brust sur des abréviations, des concepts juifs, des toponymes et patronymes, des prières, qu’André SB n’évoquait dans le cours de son manuscrit que par de brèves notations qu’il comptait développer plus tard35. Puis Simone SB me fit envoyer les épreuves du roman que je relus après elle. C’est alors qu’elle évoqua son désir de me voir explorer plus avant les textes inédits de son époux, en tant que spécialiste du judaïsme et bonne connaisseuse de l’œuvre antillaise.

26Or après la parution en 2009 de L’Étoile du matin, je restais préoccupée par des confidences de Simone SB. Elle disait que son mari avait détruit des monceaux de feuillets qu’il enfournait dans de gros sacs-poubelle de solide plastique bleu, qu’il se refusait à jeter dans la benne à ordure de sa rue. Il préférait les emporter en voiture quand il partait faire ses courses dans la ville voisine de Petit-Bourg. Il les déversait alors dans la décharge municipale. Une fois, Simone SB avait réussi à sauver en cachette quelques liasses, avant le départ des sacs que son mari avait descendus à la cuisine pour déjeuner. En janvier 2011, j’ai rencontré Denise Gosep (née Cellier), dite Franz ou Franzo, l’intendante et cuisinière des parents de Simone SB depuis son enfance, puis du couple SB, qui m’a confirmé avoir vu plusieurs fois « M. André » partir en voiture, chargé de grands sacs-poubelle bleus remplis de papiers, qu’il préparait dans son bureau.36.

27Je voulais en avoir le cœur net. André SB avait-il détruit les volumes inédits du cycle antillais ? Ainsi peut-être que les nouveaux livres à thèmes juifs dont il me parlait dans ses lettres ? J’étais proche de ma retraite que je comptais prendre en septembre 2011, après 36 ans d’enseignement au département de traduction et d’interprétation de l’université Bar-Ilan, à Ramat-Gan. Je pourrais alors revenir à la littérature après m’être consacrée essentiellement à la traductologie. Je disposais encore d’un semestre sabbatique. Je demandai à Simone SB si elle accepterait de m’accueillir en Guadeloupe à partir de l’automne 2010 pour explorer le bureau d’André SB. À ma grande surprise, elle dit aussitôt oui. Nous avons fixé une date : du 23 décembre 2010 au 23 février 2011.

Objectifs de mes premiers dépouillements en 2010-2011 à Goyave

28Ce n’est donc ni la chance ni le hasard qui m’ont conduite à Goyave, ni un privilège indu. À l’époque, je comptais parmi les rares chercheurs de par le monde qui se consacraient à l’ensemble de l’œuvre juive et antillaise d’André Schwarz-Bart, et ma longue fréquentation littéraire et personnelle du couple Schwarz-Bart s’accompagnait pour Simone SB de gages passés : publications, conférences, interviews dans la presse sur André SB et sur son œuvre. Je voulais pour ma part continuer mes recherches et compléter mes archives personnelles de manière à poursuivre mes publications.

29Quand je suis arrivée à La Souvenance en décembre 2010, mon objectif était de vérifier s’il restait des textes inédits du cycle antillais et des fragments inexploités des diverses versions du Dernier des Justes. J’étais aussi curieuse de savoir si je trouverais sur les rayonnages les ouvrages que j’avais identifiés dans ma thèse comme « sources probables » du roman. Chaque fois que j’en apercevais un, je le plaçais sur une étagère dédiée. Je prévoyais alors d’écrire une biographie littéraire d’André SB, en me fondant sur mes propres archives, lacunaires sur bien des points. J’espérais trouver sur place des documents qui me permettraient d’affiner mes recherches grâce à de nouveaux éléments. Mon ambition était de montrer au lecteur qu’André Schwarz-Bart n’était pas seulement l’auteur de deux livres devenus des classiques à des titres divers (Le DdJ et La MS), mais qu’il était un précurseur qui avait élaboré et partiellement réalisé un projet littéraire d’une ampleur et d’une envergure qui en faisaient un démiurge visionnaire, le créateur d’un univers multiforme, de portée universelle. Simone SB avait ses propres priorités : mon travail de classement devait permettre d’évaluer la quantité de documents utilisables, tant pour la publication posthume que pour l’établissement d’archives, voire pour l’établissement d’une exposition permanente dans la future Maison des Écrivains qui serait officiellement établie dans la maison SB.

30À mon arrivée, Simone SB m’a dit n’avoir pas pu toucher aux papiers de la Souvenance, parce que la seule vue de l’écriture d’André SB la faisait pleurer. Il est vrai qu’elle avait partiellement travaillé sur L’Étoile du Matin à partir des passages dictés par André SB à elle et surtout à leur fils Jacques. Mais pour d’autres parties, elle avait lu, dès 2007, des notes et de longs chapitres rédigés de la main d’André SB à des époques diverses. J’ai ainsi remarqué qu’elle avait utilisé pour l’EdM des passages manuscrits inédits de la nouvelle d’André SB dont de longs extraits avaient été publiés en 1953 par Kadimah : « La fin de Marcus Libnitzki »37. J’ai aussi constaté que Simone SB conservait dans sa maison natale, dans son propre bureau, une partie des écrits de son mari, notamment la correspondance qu’André SB lui envoyait quand il partait s’isoler à l’étranger ou dans un petit hôtel de Dolé au sud de la Basse-Terre, joignant à ses lettres les chapitres qu’il était en train d’écrire, pour qu’elle lui donne son avis et qu’elle les préserve38. Parfois, elle m’apportait à la Souvenance des cahiers et des carnets, quelques pages ciblées, quand je lui avais montré mes découvertes. Et elle repartait souvent tout heureuse avec mes dossiers classés, sans que j’aie toujours eu le temps d’en lire intégralement le contenu.

31La même année, Simone SB m’a autorisée à séjourner deux semaines, en septembre 2011, dans l’appartement loué de la famille, situé dans le quartier chinois de Paris, rue Charles Bertheau.

32J’ai pu travailler sur les notes manuscrites ou dactylographiées placées en vrac dans des chemises entreposées dans un chariot à légumes près d’un divan à la salle à manger, et photocopier les plus importantes.

Une méthode empirique

33Au début, je n’avais pas encore de méthode précise. Ne sachant pas ce que j’allais trouver par la suite, chaque feuillet consulté m’apparaissait un trésor et je me mettais frénétiquement à retaper les fragments importants, créant des dossiers et des fichiers thématiques dans mon ordinateur. À La Souvenance, je ne disposais que d’une vieille photocopieuse, très lente, le réseau internet ne pouvait être capté que sporadiquement, à deux endroits de la maison. La ligne téléphonique était hors service. Je travaillais seule, sans matériel de bureau. Simone SB passait de temps en temps. J’ai commencé par repérer les lieux où se trouvaient des documents, puis je me suis mise à tout lire systématiquement, souvent des nuits entières. Au bout d’un certain temps, j’eus l’idée de faire des piles, autour d’un même thème, d’un même personnage, d’un même texte peut-être. Je disposais ces piles sur les fauteuils, les vitrines d’exposition, les marches de l’escalier, l’estrade où se trouvaient quelques meubles et des tableaux ; parfois à même le sol ; je m’appropriais les chambres, divans et lits du rez-de-chaussée. J’ai pu ainsi identifier et mettre à part de nombreuses catégories de documents, personnels ou littéraires, correspondance, fiches de paye et attestations de l’époque du Dernier des Justes, cartes diverses (de bibliothèque, d’ancien combattant, permis de conduire), photos de presse ou familiales, dessins originaux, notes ou fiches documentaires, journaux ou magazines annotés, carnets et cahiers de notes. (À ce stade, je ne travaillais pas encore sur les liasses de pages annotées dans ses livres, puis arrachées ou découpées au cutter par André SB qui les entassait en désordre dans des pochettes en plastique) Je mettais aussi à l’écart sur une étagère du bureau, pour y travailler plus tard, tous les feuillets libres concernant ce que j’appelais : « le roman juif ». Dans un premier temps, je voulais me consacrer à l’œuvre antillaise, qui me semblait plus aboutie et donc plus urgente en vue d’une publication possible. Mais je n’ai pas trouvé, à La Souvenance, de manuscrits constitués, parfois de rares fragments de chapitres numérotés. Chaque groupe de pages devait être mis en relation par son support (type de papier, format, carnets ou cahiers avec ou sans spirales, pages blanches ou à lignes, ou à petits et grands carreaux) ; son écriture (encre, crayon ou stylo, noir ou couleur) ; type de dactylographie (défauts de la machine à écrire, tapuscrit corrigé ou non, corrections à la main ou à la machine), soit par une référence personnelle d’André SB renvoyant à un chapitre ou à un fragment de texte (ex : C3, ou C.6.L.2.), soit par une pagination repartant le plus souvent de « un, deux, trois », etc., soit, en l’absence de pagination, en relisant à nouveau le haut et le bas des pages mises en relation dans une même pile ou un même classeur, pour voir si les phrases interrompues en bas d’une page faisaient raccord avec les premiers mots d’une autre.

34Je me trouvai très vite confrontée à une question récurrente. Les fragments que je trouvais étaient-ils destinés aux inédits ou appartenaient-ils à de vieilles versions rejetées des livres déjà publiés ? Il y avait ainsi des variantes sur la mort de Man Louise, sur le marin de la tante Cydalise – qui avait été dans d’autres versions le marin d’Hortensia –, les apparitions tant attendues du présumé père de Marie : Raymoninque, la fin de vie de son ancêtre Solitude, etc. À quel ouvrage appartenaient-ils ? Un jour je trouvai une note qui m’interpella :

Man Louise et les autres doivent être redécouverts. Mais ne pas hésiter pour les décrire à employer les phrases du premier tome. Se souvenir que la mémoire se répète, quoique sur des modulations différentes39.

35Plus tard, en rapport avec une promenade dans Paris, je trouvai un autre feuillet similaire, sans date ni référence :

Passent par les mêmes endroits et entrent dans le même café que dans le premier tome, mais tout est différent.

36Il s’agissait donc bien, dans ces cas-là, d’épisodes destinés à une suite du premier tome du cycle antillais. Mais il devenait d’autant plus difficile de déterminer si un récit sur Solitude, Louise ou Marie appartenait à un volume inédit ou à une variante du Plat de porc puisque l’auteur lui-même concevait ses épisodes comme « écho » d’un texte déjà finalisé et publié, donc figé, mais modifié, renouvelé et actualisé par un nouveau contexte.

37En ce qui concerne l’écriture des avant-textes à quatre mains, n’ayant pas eu accès au bureau de Simone SB, je n’ai retrouvé que des manuscrits de la main d’André SB, avec parfois une intervention manuscrite de Simone SB pour déchiffrer un mot difficilement lisible ou pour résumer l’intérêt d’une page qu’elle avait utilisée pour l’établissement du texte final de L’Étoile du Matin. J’ai appris d’elle qu’André SB n’avait jamais eu d’ordinateur et qu’il rédigeait toujours ses textes à la main, parfois directement sur sa machine. Il n’a jamais fait appel à un/e secrétaire même si l’idée ne lui aurait pas déplu. J’ai constaté que lorsqu’il était plus ou moins satisfait d’un passage, il le recopiait soigneusement, d’une écriture lisible, calligraphiée. Dans un dernier stade, quand les passages s’emboîtaient, il les retapait sur sa machine à écrire dont il était le seul à se servir. Simone SB ne sachant pas dactylographier, elle m’a raconté que c’est André SB qui retapait ses manuscrits à elle. Quelques lettres de Simone SB et ses manuscrits personnels permettent d’identifier son écriture et de la distinguer de celle d’André SB. Mais ce n’est pas toujours évident car leurs écritures ont eu tendance à se ressembler, bien que celle d’André SB soit plus petite et plus fine, sauf quand il ne s’appliquait pas et gribouillait – surtout en fin de vie, quand il écrivait dans son lit ou dans sa baignoire. De surcroît, dès la préparation à Lausanne de La Mulâtresse Solitude, son volume en solo paru en 1972, André SB a pris l’habitude d’utiliser un dictaphone, enregistrant ses réflexions sur le travail en cours, des notes de travail, et souvent des passages entiers, plus ou moins élaborés, énonçant parfois la ponctuation à respecter. (Selon Simone SB, ce n’était pas encore le cas pour Le plat de porc.) Plus tard, il dictera ses textes et commentaires à Simone ou à Jacques SB, qui en prenaient note. (C’est surtout vrai pour ce qui deviendra L’Étoile du matin).

38On observe donc divers stades d’un même texte fluctuant : plans, portraits et notes de travail, brouillons et variantes, brouillons aboutis et calligraphiés, enfin tapuscrits, parfois encore très raturés, parfois tapuscrits « au propre ».

39Dans un cas particulier, il m’est arrivé un petit miracle. Au cours des mois de mon premier séjour, début 2011, j’ai trouvé des pages dactylographiées et paginées dans un ordre croissant, toutes sur un papier machine de même couleur et de même encre, mais dispersées. Je retrouvai un jour dans une pile les pages 19 à 24, un autre jour une page 49, ou 122, etc. Elles avaient sans doute été déplacées, probablement parce que destinées à être « réutilisées ailleurs », bien qu’il me soit arrivé d’imaginer qu’André Schwarz-Bart avait laissé tomber par mégarde, ou peut-être même qu’il avait délibérément jeté des piles de brouillons et manuscrits à même le sol, avant de tout ramasser par brassées pour placer les feuillets dans un quelconque tas désordonné. Je désespérais de pouvoir un jour reconstituer un texte complet. Or il m’est arrivé de retrouver des pages du tapuscrit paginé dans les cartons « à jeter », ou mêlées à d’autres papiers, sans doute dans ce cas quand il les destinait à être « recyclées » dans une version ou dans une œuvre ultérieure. Galvanisée, Simone SB m’apportait parfois deux pages ou quatre de la même série. Même le jour de mon départ, je m’étais souvenue d’une page lue, que j’ai extraite d’une pile déjà constituée pouvant ainsi achever, à une page près, la reconstitution d’un tapuscrit propre complet et paginé de plus de 150 pages, un brouillon très abouti ou une version quasi finale de la suite de La Mulâtresse, qui, mise en forme par Simone SB, paraîtra en 2015 sous le titre : L’Ancêtre en Solitude. J’avais aussi classé parallèlement des plans, des notes et des variantes des divers épisodes figurant dans ce même roman, par exemple de longues descriptions de la vie de Madame de Pompignan40, premier nom de Madame de Montaignan41, ou certaines heures heureuses passées dans la cuisine de Louise avec ses trois filles, issues de sa mise en ménage avec un blanc besogneux. Il y avait aussi les variantes sur la mort et sur l’enterrement de Man Louise, etc. Sur Hortensia j’avais relevé un passage d’une qualité littéraire exceptionnelle, véritable morceau d’anthologie bien qu’encore inédit, sur les parents de Mariotte : Hortensia une fois sortie de la prison où l’avaient menée les mauvaises langues, était revenue parmi les siens et dansait avec fougue et volupté, au son du gwoka. C’est Raymoninque qui faisait vibrer le gros tambour Ka, fasciné par les évolutions d’Hortensia. J’ai aussi été frappée par un épisode où Mariotte demandait à Raymoninque de lui raconter la vie et de lui décrire son ancêtre Solitude, qu’elle se prenait à imiter, jusque dans ses gestes, une note de travail indiquant que c’est ce que faisait Ernie imitant son grand-père Mardochée42.

40Sur cette période de l’élaboration de ma méthode, voici le témoignage de Simone SB elle-même, dans l’avant-propos (p.15-16) de L’Ancêtre en Solitude :

Quant à moi, après L’Étoile du Matin, je pensais retourner au silence… Avec malgré tout un sentiment de mélancolie infinie : la perte irrécupérable de cette exaltation qui nous habitait au cours de l’aventure, tout ce travail perdu… nostalgie.

            C’est alors que je reçois un coup de fil de Francine Kaufmann depuis Jérusalem. Elle m’annonce sa visite et son refus de croire en la destruction complète du cycle antillais. Elle s’installe dans ce bureau-bibliothèque et commence sa chasse au trésor. Elle est pugnace, minutieuse, acharnée : elle a une méthode. Ainsi jour après jour, projets, feuillets, notes, journal, brouillons, le fond de travail se reconstitue avec des passages manquants, des versions différentes, mais le cycle antillais est là, de nouveau. Et je tombe sur cette note : « Avant de partir, brûle tous les manuscrits, y compris les six volumes de Mariotte. Son chagrin d’avoir tué Mariotte : se saoule ». Je suis bouleversée, je suis dans la résurrection. L’envie d’écrire m’envahit, et je me retrouve dans la spirale infernale des temps décalés. [...]

            Telle est l’histoire de L’Ancêtre en Solitude.

41Je n’ai pas été témoin du travail de Simone SB pour la mise au point finale du tapuscrit et des variantes. Mais il lui a fallu tricoter l’ensemble pour aboutir à un manuscrit publiable, ordonné, complété là où André écrivait : « etc. », quand il avait l’intention de vérifier un détail oublié, de retrouver la chanson ou le proverbe adéquats, de fignoler la phrase pour qu’elle rende un son juste. Un tapuscrit débarrassé de ses scories et prêt à l’impression.

L’archivage du cycle antillais

42J’ai donc fini par reconstituer presque intégralement la matière pour deux volumes complets inédits du cycle antillais, et partiellement un troisième et un quatrième. J’ai demandé à Simone SB si elle pouvait m’apporter des classeurs vides. J’ai consacré un classeur à chaque volume et j’y ai rassemblé plans, notes, brouillons des divers volumes dont les titres avaient figuré en projet (donc déjà conçus) en regard de la page de titre du Plat de porc paru en février 1967 (dans la collection « Cadre rouge » du Seuil, pas dans l’édition de poche) : Les livres et ma vie, Bayangumay et la femme Solitude de Guadeloupe, Martinique ho ! Bogota Bogota, Mère Afrique, Paris (suivi de l’épilogue). Avec le temps, les classeurs, que j’ai divisés en sections par des intercalaires en carton, s’étoffaient, révélaient les personnages, les épisodes, les intentions de l’auteur : une quête de l’identité antillaise à travers le temps (l’histoire) et l’espace (la diaspora noire). Cette identité était symbolisée dans des épisodes paradigmatiques, vécus par une dynastie de femmes arrachées d’Afrique, devenues esclaves en Martinique puis en Guadeloupe, avant l’émancipation définitive et la liberté conquise à grand mal par Marie au cours d’un long voyage du Sénégal à Bogota et ailleurs, s’achevant à Paris dans un hospice de vieillards. Parfois apparaissait la figure tragique de Marcus Lévy, frère d’Ernie, et celle de son amoureuse Jocelyne, la fille de Mariotte, dont le suicide conjoint avait désespéré Marie et avait précipité son entrée à l’hospice.

43Très vite, après le volume intitulé provisoirement « Les enfants de Solitude », un second volume se dessina, correspondant au titre annoncé en 1967 : Les livres et ma vie. Il figurait dispersé dans plusieurs cahiers manuscrits apportés par Simone SB, intitulés : « Les rêves de Marie » et « La mort de Jeanne ». Il constituait cette fois une suite au Plat de Porc, se déroulait à nouveau dans l’asile de vieillards à Paris, avec un épisode en écho, celui des lorgnons de la Bitard, et bien d’autres vignettes prolongeant et diversifiant le regard sur le groupe de résidentes surnommé « Les heureuses »43. Les tentatives d’écriture de Marie, surgissaient parfois d’une plongée dans ses souvenirs : jeux d’enfants au bord de la rivière ; l’enfant Marie interrogeant Raymoninque sur Solitude ; l’accouchement d’une amie de Solitude ; l’épisode des anolis (de la famille des caméléons et des geckos), des éphémères (papillons qui ne vivent qu’une journée), etc.

44Les plans, les notes de travail, les diverses versions gonflaient mon classeur qu’il fallait compléter par les cahiers A4 manuscrits de « La mort de Jeanne » ou des « Rêves de Marie ». Pour la première fois, je me suis permis d’indiquer au crayon sur les pages recto laissées blanches dans les cahiers, la marche à suivre pour la reconstitution du récit : « la suite se trouve… ici ou là ». « Voir ceci ou cela… »

45Un troisième volume semblait suffisamment abouti pour faire l’objet d’une publication posthume. Je lui ai réservé un gros classeur que j’ai intitulé : « Afrique », correspondant au titre annoncé en 1967 : Mère Afrique. Une fois encore j’y classais des plans, des portraits, des notes de travail, et quelques épisodes rédigés retrouvés et ordonnés à grand mal : deux versions d’un récit dont le héros africain s’appelait Alassane, l’une manuscrite, l’autre tapuscrite (que je n’ai pas eu le temps de comparer) ; un épisode qui se déroule à Séléki, en Basse Casamance, région fluviale du Sénégal visitée en 1962 par André. Un voyage sur un bateau où, dans mon souvenir, certaines filles noires sont déjà contraintes à la prostitution, avant même que de débarquer. Un plan concernant la rencontre de Mariotte avec Pierre Morel (appelé M. Charles, dans une autre version), qui lui fait une fille ; l’emploi de Mariotte chez un patron grand liseur, M. Poulain, qui l’introduit au monde des livres et à la littérature. Dans le même classeur j’ai ajouté les épisodes du volume intitulé « Paris » où, des années plus tard, Mariotte habite (comme Simone SB et sa mère en 1958-59) dans des hôtels antillais qui accueillent des travailleurs recrutés en outre-mer et des étudiants, avec leurs escaliers remplis d’effluves d’épices familières émanant des chambres étriquées. Parmi les épisodes dont je me souviens : le restaurant de Mme Rosina Bigolo ; les promenades et la découverte marquante au Trocadéro du Musée de l’Homme où le regard des visiteurs s’arrête sur la statue de la Vénus Hottentote, exhibée de son vivant comme symbole de la beauté africaine, si différente de la beauté grecque et blanche. Appelée par dérision la Vénus noire, cette esclave d’Afrique du Sud, devenue bête de foire à Londres et à Paris à cause de ses hanches et de son fessier proéminents, avait été l’objet de la moquerie des Occidentaux qui voyaient en elle la preuve de l’infériorité africaine. On comprend l’importance de ce symbole introduit par Schwarz-Bart dans son volume qui fait suite à «  Mère Afrique »44.

46Je n’ai pris aucune note ni aucune photo des classeurs et manuscrits des trois ou quatre volumes inédits. (Je ne pensais pas à l’époque devoir garder une trace documentée de mon travail) Je les ai remis à Simone SB pour qu’elle puisse travailler chez elle à leur édition posthume. Avec les deux volumes déjà parus du vivant d’André SB, Le Plat de porc et La Mulâtresse Solitude, et les trois ou quatre volumes partiellement reconstitués par moi à La Souvenance, dont deux ont été mis en forme, complétés et publiés par Simone SB sous les titres : L’ancêtre en Solitude et Adieu Bogota, ce sont quatre ou cinq tomes sur les six annoncés en 1967 qui sont livrés déjà au regard du lecteur, avec l’espoir de voir sortir prochainement le tome Afrique, sans doute sous un autre titre, sur lequel Simone SB travaille actuellement. Ils constituent une part essentielle du projet antillais d’André, tel que conçu dès 1955 et développé par lui à partir de 1961, puis avec la collaboration de Simone SB entre 1964 et 1967 (peut-être même jusqu’en 1970). André avait alors tenté de reprendre seul le projet et avait publié un second titre en 1972. Puis après quelques essais ultimes, il l’a laissé à l’abandon.

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Fig. 13 : Brouillon autographe à l’encre noire d’André SB sur papier blanc pour une suite de la Mulâtresse Solitude ; daté en haut à gauche du jeudi 22 mars 1973, paginé en haut à droite : 1.

© Archives personnelles Simone Schwarz-Bart ; et © cliché : Francine Kaufmann

Transcription F.K. : [Barré : J’ai raconté en d’autres temps lieux la légende l’histoire] Le lecteur donc connaît se souvient peut-être de l’histoire de Bayangumay, de la mulâtresse Solitude qui fut l’humble héroïne de la révolte des esclaves de Guadeloupe. [Phrase barrée : Cela se passait en des temps très anciens où l’homme ne connaissait pas encore son visage]. Peu de choses subsistent de ces temps époques reculées. L’histoire a toujours été racontée par les vainqueurs et l’une de ses fonctions consiste à tuer les vaincus une seconde fois. Les registres relatifs aux procès des esclaves étaient régulièrement brûlés tous les cinq ans. Etc. jusqu’à Delgrès.

En fait je ne connais de Solitude que les deux ou trois lignes qui figurent dans d’obscurs manuels : (Résumer la vie de Solitude en reprenant les termes de la vie du Christ). Et c’est pourquoi désireux de la rappeler au souvenir des humains, je lui j’ai donné à ma narration un caractère de légende. La suite des événements est mieux connue. Au fur et à mesure qu’on se rapproche des temps modernes, la figure des esclaves se détache lentement de la nuit. Des chroniques, des témoignages apparaissent, et la voix des esclaves se fait entendre en [illisible] de leurs descendants. Car Deux ou trois générations à peine nous séparent de ceux qui ont connu les fers45. Ainsi j’ai moi-même rencontré une descendante de la femme Solitude de Guadeloupe, il y a une vingtaine d’années à Paris, peu avant sa mort46.

Il y a quelques années vivait encore à Paris une vieille femme qui était l’arrière-petite-fille de la mulâtresse Solitude. Par elle je connus l’histoire qui fait l’objet de ce livre, et dont je suis par là même cette fois en mesure, sous certaines réserves, de garantir la vérité…47

47J’ai également trouvé cette note d’André SB, manuscrite sans date dans un carnet rouge à spirale (où se trouvent deux notes datées du 27 et du 28 juin 1969), sans doute pour un final du second tome ou bien du cycle entier :

Fin

Comment était-ce encore, mon rêve de Bayangumay, comment était-ce ? Ah, pauvre folle, j’ai l’impression que si j’arrivais à m’en souvenir, je ne mourrais jamais. Peut-être que je passerais la frontière sans m’en rendre compte, et que je poursuivrais ma rêverie de l’autre côté, sans fin. Il était une fois, sur une planète étrange, une petite négresse nommée Bayangumay. Il était une fois, une fois…

La mise au jour de la pièce de théâtre et du « roman juif » intitulés : Kaddish

48Les dimensions de cet article ne me permettent pas de décrire en détail la constitution et le contenu des dossiers thématiques que j’ai établis, ni même mon classement des livres de la bibliothèque, qui mériteraient une étude à part. Je terminerai en rendant compte de mon travail à partir de 2014 sur un double projet intitulé : Kaddish, sachant qu’André SB distinguait dans ses notes « Kaddish le roman » et « Kaddish la pièce de théâtre ».

49Revenu à la veine juive, il s’avère qu’André SB a finalement réussi dans ses écrits à surmonter le tabou d’Auschwitz et à parler des survivants, non plus seulement à faire vivre les morts. Je n’ai pas trouvé de dossier constitué sur Kaddish. Le projet m’est apparu au fur et à mesure, après avoir lu une première fois carnets et feuillets. J’ai alors scanné et retapé à La Souvenance de nombreuses notes de travail et des fragments de dialogues ou récits du Chroniqueur précédés de la lettre K et souvent d’un titre indiquant l’épisode auquel il appartenait : Varsovie, Auschwitz, D.P., Latroun, Le jeune homme de Galilée, Paris, New York, Goyave, Jérusalem, Final, Épilogue, etc. J’ai aussi constitué un classeur que j’ai appelé provisoirement : le « roman juif », où j’ai réuni tout ce qui touchait au roman Kaddish : plans, portraits, notes, éléments de documentation et de bibliographie, classés selon ma logique personnelle, le tout laissé sur une étagère du bureau pour la suite de mon travail (interrompu) à Goyave. Pour Kaddish-Théâtre, j’ai créé un dossier dans mon ordinateur car les passages identifiés se trouvaient pour la plupart dans des carnets et cahiers que je ne pouvais pas démembrer, mais que j’ai photocopiés ou scannés avant de les placer dans un grand sac en plastique. J’ai retapé aussi des dialogues de la pièce extraits des microcassettes numérisées. Je me souviens de mon enthousiasme lorsque j’ai longuement exposé à Jean-Pierre Orban mon travail en cours sur le double projet de Kaddish dès après nos premiers échanges à l’hiver 2016-2017, autour de la publication d’Adieu Bogota, puis après la constitution du groupe SB à l’ITEM, dont il assurait la responsabilité48. À partir de 2020, j’ai été suffisamment avancée pour donner des conférences puis publier plusieurs articles sur Kaddish, dont récemment une reconstitution « conjecturale » de la pièce de théâtre49. Une note retrouvée dit qu’elle était consacrée au père déporté de l’écrivain et détruite par lui50. À force de traquer dans les brouillons et les microcassettes toute trace du texte disparu, les fragments se sont emboîtés et les notes de travail sur la pièce m’ont permis, je crois, de comprendre les intentions de l’auteur. Selon la note précitée51 un autre roman détruit (dédié à Louise, la mère de l’écrivain), « Le Chant de Vie », livre ici ou là quelques-uns de ses secrets. Je continue à l’explorer à partir des photocopies et pages scannées, emportées chez moi, à Jérusalem. J’explore aussi les notes et rares fragments d’un roman dont on ne sait pas s’il a abouti puis aurait disparu, intitulé : Le Shlemil. Je souhaite aussi analyser plus tard les très nombreux projets inaboutis, parfois partiellement rédigés, d’André SB : nouvelles, romans et scénarios que j’ai réunis dans un dossier dédié, au fur et à mesure de mes dépouillements. Dans un article qui vient de paraître, je m’appuie sur des notes de l’écrivain pour présumer (comme JP Orban, op.cit.) que selon moi, le roman Kaddish n’a sans doute jamais été achevé, qu’il était peut-être même destiné à rester perpétuellement à l’état naissant dans l’espace matériel et spirituel où vivait André Schwarz-Bart après l’abandon du cycle antillais52.

50Il resterait néanmoins à reconstituer les diverses versions du roman en projet, qui n’a jamais cessé d’être fluctuant, et auquel les chercheurs se réfèrent désormais sous le seul titre : Kaddish. Pour mieux l’appréhender, il serait bon de poursuivre systématiquement le dépouillement et la saisie (que j’ai entreprise à titre personnel dès 2014), des innombrables dialogues, fragments, thèmes plus ou moins développés et dispersés dans les pages annotées des livres de bibliothèque, dans les carnets et les cahiers remplis depuis les années 80.

51Heureusement je ne suis plus seule : il existe aujourd’hui un groupe de recherche qui, notamment dans le cadre de l’ITEM, reprend le flambeau et qui, sur la base du Fonds Schwarz-Bart déposé à la Bibliothèque Nationale, se livre à l’interprétation scientifique, génétique et critique, des textes et fragments mis au jour, sans parler de l’archivage et du catalogage professionnels, réalisés à la BnF. Déjà Keren Mock a obtenu pour 2020-2021 le statut de chercheuse associée à la BnF et une bourse post-doctorale de la Fondation pour la Mémoire de la Shoah afin de travailler spécifiquement sur le projet Kaddish, en collaboration avec l’ITEM (CNRS/ENS)53. D’autres chercheurs de l’ITEM (Jean-Pierre Orban et moi-même) et de la BnF (Jérôme Villeminoz) ont également consacré conférences et articles au « projet Kaddish » et à la bibliothèque d’André Schwarz-Bart.

52Au vu des recherches et des manifestations culturelles, des films documentaires, et des interviews de Simone SB qui se multiplient, il semble que l’œuvre du couple Schwarz-Bart suscite un intérêt renouvelé et commence à s’inscrire dans la postérité.