Colloques en ligne

Isabelle Galichon

La littérature en médecine narrative, une expérience (du) sensible

1Dans un article publié en 2009 dans Multitudes, Sandra Laugier rapporte les propos de Carol Gilligan et définit le care comme « un mode de la pensée plus contextuel et narratif que formel et abstrait1 ». C’est exactement cette acception du care comme « mode de pensée contextuel et narratif » que nous souhaitons investir dans cet article, en tâchant de tisser des liens, de tendre des ponts entre care et médecine narrative. Il y aurait une commune approche narrative et située2 qui nouerait la question du soin dans ces deux perspectives.

2En outre, il semble que la littérature en tant que pratique, occupe cet espace précis pour penser et former à l’exercice du soin. Si pour la médecine narrative, la littérature est centrale d’un point de vue épistémologique, nous y reviendrons, les pensées du care la maintiennent à la marge comme un réservoir de situations de soin et d’expériences de pensée. La conception que revêt la littérature en médecine narrative non seulement participe d’un modèle critique, mais relève encore d’une pratique, d’un processus de formation. Elle est abordée comme une « pratique impliquée » – notion que l’on pourrait forger dans la proximité de « l’écriture impliquée » de Dominique Viart – où écriture et lecture participent d’un mouvement corrélé et dissocié – les deux temps diastolique et systolique d’un battement de cœur selon la métaphore de Rita Charon3. Cette pratique de la littérature ne se limite donc ni à une approche narrative ni à une pratique située, et elle est impliquée, car elle convoque le soignant dans des pratiques littéraires en première personne, dans une démarche sensible et critique qui le place dans un espace que l’on pourrait nommer avec Jacques Rancière4 et Judith Butler5, un espace politique du sensible.

3Il ne s’agit donc pas de considérer simplement les éthiques et poétiques du care que la littérature explore dans la perspective d’une pratique attentionnelle, mais d’aborder, dans le paysage du care, la littérature comme une approche transversale6 en tant qu’elle relève d’une approche intégrative et complexe du vivant, comme pratique performative en tant qu’elle suscite des effets qui donnent lieu à des processus de transformation, et comme expérience de pensée critique de par la plurivocité qui la constitue. On le voit, on ne se situe pas tant sur un terrain axiologique que pragmatique, il ne s’agit nullement d’une « littérature de miséricorde7 » et le seul lien que la littérature entretiendrait ici avec la spiritualité la ramènerait vers la dimension transformatrice que Michel Foucault8 comme Pierre Hadot9 envisageaient pour les pratiques de soi ou les exercices spirituels. Le travail de la littérature — nous reviendrons sur le terme — ne porte pas tant sur le dit que sur le dire littéraire et c’est là toute l’importance à accorder à la poésie de la langue : dans L’élargissement du poème, Jean-Christophe Bailly cite Olga Sedakova qui remarque que « la condition de la poésie c’est la réceptivité10 » et Bailly poursuit en précisant que « c’est un usage du monde11 ».

4Tel est le pari que tente la médecine narrative avec la littérature, sur le terrain du soin : penser le soin à partir d’un usage singulier du monde, à partir du travail de la littérature, à partir de ce qui travaille avec la littérature. Aussi nous semble-t-il que, dans ce contexte, la littérature peut constituer une voix/voie différente pour expérimenter le care à partir de l’expérience qu’en propose la médecine narrative.

La médecine narrative comme pratique de care

5Les pensées du care et la médecine narrative émanent d’un contexte sociopolitique où le soin relève d’un modèle biomédical qui ne se limite pas à la prépondérance donnée à la biologie et aux technosciences en médecine, mais qui incorpore aussi, dans la perspective des savoirs situés, des représentations sociales relatives à celles que Donna Haraway associe au « témoin modeste », qui correspond à « un idéal type (héroïque et moderne) du mode d’agir masculin dans le domaine de l’esprit12 ».

6Ainsi, les pensées du care – et nous réduisons ici, par souci de clarté, la diversité des réflexions sous l’expression au pluriel — et la médecine narrative posent un diagnostic qu’elles partagent, tout en donnant des inflexions différentes, diagnostic que l’on pourrait résumer avec les propos du médecin et bioéthicien Edmund Pellegrino en 1979 : « Too much curing rather than caring13 ». L’essor des humanités médicales, depuis les années 1970 aux États-Unis, a tâché de répondre à ce diagnostic sur le plan de la formation pour les faire rayonner ensuite sur les pratiques de soin. En 1977, s’inscrivant dans ce courant critique des humanités médicales, Jean Starobinski souligne les incidences du modèle biomédical sur le plan de la langue et fait valoir une perspective qui tente de tenir en même temps le « Langage poétique et langage scientifique » (Diogène, 1977) et à la suite de Ritter il constate que : « c’est parce que le mesurable, l’objectivable ont pris une telle extension que le subjectif, le non mesurable nous deviennent sensibles et précieux14 ». Ce passeur qu’était Starobinski, à la fois psychiatre et professeur de littérature, souligne les enjeux littéraires que va reprendre à son compte la médecine narrative.

7Les premiers travaux portant sur une narrativité dans le soin émanent du monde anglophone des humanités médicales, au Royaume-Uni et au Canada ; ils défendent la thèse selon laquelle non seulement la médecine entretient des liens singuliers avec la narrativité et plus particulièrement sur le plan de la relation soignant-soigné, mais plus encore que chaque patient porte une histoire qui dépasse sa simple maladie et qu’il convient de prendre en compte. Le terme « médecine narrative » est posé par Rita Charon en 2001 dans le Journal of American Medical Association15. C’est autour d’elle qu’une communauté de chercheur.e.s en sciences-humaines et sociales et en littérature, va poser les bases de cette discipline à la fois académique et clinique. Il s’agit donc pour la médecine narrative de proposer aux soignants des connaissances et méthodes tirées des sciences sociales et des humanités – de la littérature en particulier –, pour réinvestir la relation soignant-soigné dans une perspective sensible et critique : comprendre ce que peut un récit comme processus d’élaboration de sens et d’interprétation, mais aussi redonner au langage des soignants la possibilité de son pouvoir expressif : « reconnaître, absorber, interpréter et être ému par les histoires16 » des patients, précise Charon.

8Le point de départ commun des pensées du care et de la médecine narrative rend compte de la volonté de réinvestir le soin dans une perspective critique. La médecine narrative tire son cadre conceptuel philosophique de la phénoménologie merleau-pontienne17, des travaux de Paul Ricœur18 sur le récit et l’identité narrative, mais encore d’une philosophie politique de la reconnaissance (École de Francfort19) qui se prolonge sur le terrain d’une justice sociale dans le soin, et des études Queer20. C’est en ce point que la médecine narrative rencontre les pensées du care et Carol Gilligan en particulier : le care précise Gilligan — mais nous pourrions associer la médecine narrative — « ne véhicule pas les normes et les valeurs du patriarcat ; c’est une voix qui n’est pas gouvernée par la dichotomie et la hiérarchie du genre, mais qui articule les normes et les valeurs démocratiques21 ». Le soin prend donc une dimension politique : avec les pensées du care, il est d’emblée politique et s’inscrit dans le prisme des théories féministes ; avec la médecine narrative, il s’agit de l’aborder dans une perspective critique portée par la théorie de la reconnaissance, mais aussi, et nous allons le voir par la suite, avec la littérature.

9Pensées du care et médecine narrative se rejoignent aussi dans leur dimension pragmatique. C’est à l’aune des pratiques de soin qu’elles se constituent et se déploient. On souhaiterait donc proposer ici un rapprochement entre les deux approches, à partir des quatre phases décrites par Joan Tronto22.

10Le premier temps, « se soucier de », pourrait correspondre en médecine narrative au travail de l’attention ; il s’agit de l’attention portée à l’histoire du patient qui est exercée à partir du travail de la lecture dans la perspective du close reading. Le deuxième temps du « prendre en charge », relèverait dans le cadre de la médecine narrative de l’exercice de la représentation : en corrélation avec l’attention portée à l’histoire du patient, le soignant est invité à représenter son histoire dans un récit qui ressaisira ce qui aura été entendu. Ce temps-là est travaillé par l’écriture. Le troisième temps rend compte de l’expérience de soin où le geste du soin est associé pour la médecine narrative à un moment particulier qui est l’affiliation résultant des deux temps précédents : les échangent narratifs mettent ainsi en place une élaboration et un processus de soin collaboratif. La diversité des récits en présence donne à entendre une voix à la fois commune et différente. Rita Charon reprend ici la notion du psychanalyste Thomas Ogden de « Tiers objet23 » en précisant que l’affiliation par le travail narratif favorise un terrain de rencontre intersubjective. Dans le cadre de l’entraînement narratif, ce dernier temps renvoie aux échanges qui suivent la lecture des textes écrits. Charon précise : « Au sein de cette communauté intentionnelle prend forme une expérience, un événement hic et nunc qui permet un examen de l’émotion, ce qui est typiquement absent d’un séminaire de littérature ou de philosophie traditionnel.24 » Enfin, le quatrième temps du « care receiving » pourrait renvoyer à la dimension du souci de soi que revêtent les pratiques de lecture et d’écriture pour les soignants, dans la perspective des pratiques de soi foucaldiennes ou des exercices spirituels selon Hadot25.

11Ainsi, ces quatre temps du soin décrits par Tronto pour le care, renvoient à des notions voisines en médecine narrative qui, et c’est un point essentiel, s’adossent sur un entraînement narratif, une pratique de la littérature. 

La littérature dans la médecine narrative comme expérience (du) sensible

12Ainsi, la littérature est au centre d’un travail et d’une formation au soin, en médecine narrative : notons bien, il ne s’agit pas de trouver dans la littérature un enseignement sur le soin, mais de voir plutôt combien elle façonne celle ou celui qui la pratique – où l’on retrouve l’étymologie poiesis qui rend compte d’un art de faire.

13La présence de la littérature se déploie donc sur plusieurs niveaux en médecine narrative. Elle relève du support, du matériau de formation puisque c’est à partir de textes littéraires que l’entraînement narratif est élaboré. Elle constitue aussi un laboratoire éthique puisque le récit permet de prendre en compte la transversalité et la complexité de l’expérience de soin en associant différents niveaux de temporalités, d’intrigues, de personnages. Enfin, comme elle donne une représentation du réel tout en maintenant l’ambivalence et la plurivocité qui lui sont associées, elle propose, dans le cadre de la médecine narrative, une autre expérience de pensée sur la vulnérabilité et l’incertitude. Face à l’approche bio-éthicienne, la littérature relève d’une expérience du sensible ; comme le suggère Starobinski citant Ritter : « le poème et l’image portent témoignage sur ce qui, sans leur intervention, s’échappe et disparaît. Ce qui advient ainsi esthétiquement n’est pas fondé sur une subjectivité close, repliée sur elle-même : son fondement est dans la nécessité de faire apparaître, de rendre présent quelque chose qui, sans cela, cesserait d’être dit et regardé26 ».

14Ainsi, le recours à la littérature permet de réintégrer le sensible dans la formation des soignants. Il s’agit non seulement de considérer que la littérature permet d’accéder à une expérience du sensible – retrouver la voie de l’expérience par le récit littéraire27  – mais qu’elle constitue en tant que telle une expérience sensible ouvrant à des émotions esthétiques. On rejoint alors l’acception qu’en propose Emanuele Coccia :

La vie sensible n’est pas seulement ce que la sensation éveille en nous. C’est à la fois la manière par laquelle nous nous donnons au monde, la forme qui nous permet d’être dans le monde (pour nous-mêmes et pour les autres) et la voie par laquelle le monde se fait pour nous connaissable, praticable, vivable. Ce n’est que dans la vie sensible qu’un monde s’offre à nous, et ce n’est que comme vie sensible que nous sommes au monde28.

15Il s’agit donc de dépasser la proposition de Starobinski où langage poétique et langage scientifique se rejoindraient uniquement dans le sens, comme l’envisage Kant dans la Critique du jugement29, et de voir dans la notion de sensible la possible rencontre entre science et poésie, comme nous y invite JacquesTassin : « enrichir et vivifier l’une à partir de l’autre unir notre capacité de raisonnement à des manières de connaître plus sensorielles, en commençant par reconnaître l’enracinement de notre pensée rationaliste dans l’épaisseur sensible de notre chair30 ». La littérature constitue donc une voix/e sensible et ne se limite pas à une seule expérience esthétique : elle permet de renouer avec l’expérience, de renouer avec un monde éprouvé, et elle devient ainsi une « pratique impliquée ».

La littérature en médecine narrative, pour mieux penser le care

16La littérature en médecine narrative participe donc d’un entraînement, d’un exercice au sensible. Elle est alors à la fois le support des pratiques et la mise en pratique à partir des méthodes développées dans le cadre des études littéraires. Ainsi, la lecture, selon l’approche du close reading, alterne une attention fine au détail et une ouverture au plaisir sensible de la poésie de la langue, double mouvement auquel nous invite Thomas Pavel dans Comment écouter la littérature ?31. La pratique de l’écriture, à la fois créative et réflexive, constitue un lieu d’expérimentation, dans la perspective de l’art comme expérience que propose John Dewey32. Ces mises en pratique de la littérature dans la formation au soin constituent en quelque sorte un dépassement pragmatiste qui pourrait être réinvesti dans les pensées du care. Notons que, comme dans le cadre du care, il ne s’agit pas de créer une œuvre d’art. On se souvient en effet de Joan Tronto stipulant que « Créer une œuvre d’art ne relève pas du care33 ». Il s’agit plutôt de distinguer ici l’œuvre, ergon, du processus créatif, ernergeia et, dans le cadre d’une pratique littéraire, en médecine narrative, nous nous situons sur le plan de l’energeia, et non de l’ergon34.

17Voici donc quelques pistes qui pourraient ouvrir les pensées du care au travail de la littérature. La littérature renvoie à une pratique, mais plus encore, comme nous l’avons déjà évoqué, à un travail, notion présente dans les pensées du care. Cependant, il ne s’agit pas ici de la dimension sociologique du travail que Tronto35 associe au care, mais davantage d’un sens philosophique. Nous reprenons en l’occurrence la définition qu’en donne Michel Foucault dans la présentation d’une nouvelle collection qu’il lance au Seuil en 1983 : « Travail : ce qui est susceptible d’introduire une différence significative dans le champ du savoir, au prix d’une certaine peine pour l’auteur et le lecteur, et avec l’éventuelle récompense d’un certain plaisir, c’est-à-dire d’un accès à une autre figure de vérité36 ». Nous sommes en 1983 et nous pourrions retrouver dans la notion de travail, celle d’épreuve, récurrente dans les derniers travaux de Foucault sur les pratiques de soi. Dans notre contexte, le travail de la littérature en médecine narrative, mais au-delà aussi bien sûr, c’est à la fois le travail que l’on fait à partir de la littérature – à partir des textes, à partir de la lecture littéraire, de l’écriture créative – mais c’est encore comment la littérature travaille en nous, comment elle se distille comme l’eau qui en silence ou par résonance, insidieusement peut-être aussi, travaille dans la roche. La médecine narrative valorise le travail de la littérature comme puissance transformatrice ; il débouche sur un autre savoir, mais plus encore sur une autre forme de vie37, une autre esthétique de l’existence38. La littérature comme travail permet en quelque sorte de modifier les lignes, déployer une autre vision du monde39, ce qui résonne avec les propos de Jean-Christophe Bailly :

C’est ici que le poème vient jouer comme travail, c’est-à-dire comme tourment : le poème ne fait pas qu’habiter une réceptivité qui lui serait donnée, il la déploie et la précise par ce qu’il fait dans le langage : la réceptivité, ce ne serait donc rien d’autre aussi que l’action du poème, que le maintien du langage dans son état d’agitation40.

18La littérature, comme pratique impliquée, permet aussi dans le soin d’élaborer un travail pour la reconnaissance des émotions et d’éviter une usure empathique. Ainsi, le soignant en médecine narrative n’est autre que ce sujet de la sollicitude que décrit Fabienne Brugère : « le sujet de la sollicitude n’est pas le sujet de la sympathie […] dans la mesure où il réalise des expériences affectives, enracinées dans la nécessité de l’aide et de l’action responsable41 ». Mais la singularité du travail de la littérature, au regard de la psychologie, porte sur le détour par des émotions esthétiques qui dépassent le cadre de l’expérience vécue tout en contribuant à et facilitant les expériences affectives en situation. Il constitue un laboratoire qui permet d’expérimenter, mais aussi de moduler des pratiques de soin.

***

19La littérature constitue donc un espace particulier dans le contexte du soin puisqu’elle est à la fois un « requoy42 », comme l’analyse Pascal Quignard, un lieu de retrait et de repos, et en même temps un laboratoire où l’on expérimente des conflits, un espace politique du sensible : à la fois se protéger de la violence qui peut émerger des scènes de soin et se prêter à l’expérience. C’est donc sur cette idée de littérature comme espace dynamique de travail que je voudrais conclure. Si la littérature en médecine narrative constitue un espace de travail, c’est parce qu’elle relève d’une zone frontière, une zone liminaire où l’on peut expérimenter, par la lecture et l’écriture, les frictions43 de la scène de soin. Elle permet aux soignants d’expérimenter, dans un contexte apaisé, les aspérités de cette scène au travers d’une expérience (du) sensible.