Colloques en ligne

Cathy Dissler

La relation d’aide dans les récits de filiation consacrés à un parent âgé en institution : récit du care et care du récit

Récits de filiation et institution : quelles affinités ?

1S’il y a bien un lieu emblématique du care, c’est celui qu’on appelle care home ou nursing home dans le monde anglo-saxon, désignant les « maisons de retraite » ou « EHPAD1 » français actuels. Parmi la diversité des récits contemporains consacrés à cette institution - de la fiction réaliste aux romans policiers en passant par les témoignages publiés de soignant.e.s ou de journalistes -, nous faisons le choix de mettre en avant les récits de filiation parce que c’est ce sous-genre qui nous semble le plus à même d’illustrer les différentes facettes du care et la multiplicité des liens entre care et littérature.

2Qu’est-ce qui définit un récit de filiation2 ? D’abord, la filiation est à entendre au sens familial ici puisqu’il s’agit du récit qu’un.e descendant.e (enfant ou petit-enfant) consacre à son ascendant.e (parent ou grand-parent) vieillissant en maison de retraite. L’explicitation de ce lien implique une écriture à mi-chemin entre la biographie et l’autobiographie, entre la première et la troisième personne du singulier, entre l’exigence de se dire et celle de dire l’autre, avec des équilibres sensiblement différents suivant les récits. L’écriture de la filiation se fait « à partir du manque3 », qu’il s’agisse de l’absence, du deuil ou de la séparation. Les récits de filiation en contexte institutionnel sont, en effet, aussi des récits ou des journaux d’aidant.e, de maladie et de deuil, d’où leur intégration légitime dans cette littérature du care, que l’on entendra d’abord au sens de « soin » puis d’« attention », consciente des enjeux et difficultés de traduction soulevées par Sandra Laugier et Patricia Paperman dans leur présentation de l’ouvrage de référence de Carol Gilligan4.

3De toute évidence, le corpus que nous allons présenter est également symptomatique d’une filiation littéraire dans laquelle nous identifions principalement deux modèles de récit consacrés à des figures maternelles : Le Livre de ma mère d’Albert Cohen (1954) pour la question du deuil et le récit de Simone de Beauvoir, Une mort très douce, publié dix ans plus tard, aux prises avec la fin de vie en institution hospitalière. Pour Albert Cohen, le livre constitue à la fois un « chant de morts5 », une « dernière lettre6 » adressée à la mère et un avertissement aux « fils des mères encore vivantes7 » là où le récit de Simone de Beauvoir est un journal des derniers jours au chevet de la mère - des récits de filiation qui sont, en somme, aussi des récits de la fin de vie et de la mort.

4Comment se situent les récits de filiation en institution, qui se sont multipliés à partir des années 1980, dans cet héritage ? Nous nous permettons de présenter les récits de filiation en contexte institutionnel que nous avons identifiés au cours de notre recherche de doctorat, consacrée plus généralement aux récits de la vieillesse en institution dans la littérature française du xixe siècle au xxie siècle. Dans le cadre d’un questionnement sur l’existence d’une caring literature, le corpus présenté se limite aux récits de filiation car ils témoignent d’une affinité avec le care plus diversifiée – et peut-être aussi plus aisée à circonscrire à ce stade de notre recherche – que les fictions réalistes8 identifiées pour notre corpus de thèse. À des fins de clarté, nous présentons les huit récits de filiation9 consacrés à un parent âgé en institution qui font l’objet de cet article dans le tableau suivant :

Auteur et titre du récit

Date de publication

(ante-mortem*)

Type de relation (ascendant veuf*)

Type d’institution

Pathologie(s)/cause de l’entrée

Annie Ernaux,

Une femme

1987

1997

Mère*/fille

Maison de retraite et service de gériatrie

Alzheimer

« Je ne suis pas sortie de ma nuit »

Jean-Noël Pancrazi, Long séjour

1998

Père/fils

Long séjour

Démence

Pierrette Fleutiaux, Des phrases courtes ma chérie

2001

Mère*/fille

Maison de retraite

« que la vieille vieillesse10 »

Colette Guedj, L’Heure exquise

2005*

Mère*/fille

Maison de retraite médicalisée

« semi -dépendante11 »

Mara Goyet, Ça va mieux ton père ?

2018*

Père/fille

EHPAD

Alzheimer

Frédéric Pommier, Suzanne

2018*

Grand-mère*/petit-fils

EHPAD

Arthrose et chutes

Marie-Sabine Roger, Dernière visite à ma mère

2021

Mère*/fille

EHPAD

Démence et chutes

Figure 1 : Typologie des récits de filiation de l’institution

5Nous voudrions dégager trois remarques préliminaires à valeur définitoire tirées de l’observation de ce tableau.

61) Récits fondateurs. Les deux récits complémentaires d’Annie Ernaux, que sont Une femme et « Je ne suis pas sortie de ma nuit », sont les fondateurs, pour la littérature française, à la fois du récit de filiation de l’institution12 et du récit de filiation consacré à la maladie d’Alzheimer. Après le décès de la mère en 1986, la première publication marque un intérêt majeur pour le passé de cette dernière et la relation entre les deux depuis l’enfance – proche en cela du récit de filiation consacré au père en 1983, La Place –, tandis que le second récit constitue la publication en 1997 du journal des visites rendues à la mère dans les structures dans lesquelles elle est hébergée entre 1983 et 1986 et fait rupture en tant qu’il s’intéresse véritablement au présent de l’institution, en l’occurrence au présent de plusieurs établissements et services fréquentés. Il n’est pas anodin que la publication des premiers récits d’aidants se fasse en même temps que la création des premières associations d’aidants telles que France Alzheimer en 1985, elles-mêmes concomitantes de la création des premières associations de malades telles que Act’up en France en 1989 : cela correspond aux débuts de la remise en question du paternalisme médical dans l’histoire de la médecine.

72) Élément(s) déclencheur(s). Les dates de publication mettent en évidence le fait que l’écriture n’est pas toujours enclenchée par la mort du proche (d’où la présence de récits ante-mortem à partir des années 2000), mais le serait plutôt par l’institutionnalisation ou la maladie qui peuvent en soi constituer une forme de séparation, d’absence, voire de deuil – parfois appelé « deuil blanc ». Ces récits se font le reflet d’une intersection, déjà bien ancrée dans les représentations, entre institutionnalisation, dépendance et démence. Ce sont les maladies neurodégénératives et les lieux médicalisés, non les foyers de logements ou les résidences seniors, qui sont majoritairement à l’origine de ces récits de filiation.

83) Une écriture de femmes et de filles ? C’est la relation mère-fille qui est le plus représentée : une écriture de femme consacrée à une femme13 dont on en retrouve un certain nombre d’exemples dans les dépôts à l’Association pour l’autobiographie (APA14) également. Dans six sur huit des récits proposés, le.la conjoint.e15 du parent est décédé.e et l’enfant aidant.e est souvent aidant.e principal.e, même s’il y aura lieu de s’interroger sur la qualification de proche aidant.e ou d’aidant.e principal.e pour certains de ces récits.

9Pour l’analyse, nous faisons le choix de nous placer dans la perspective de l’extension éthique et politique du care défendue par Joan Tronto dans Un monde vulnérable (2015) car elle est la plus à même de travailler la question de l’institution médico-sociale. En partant du plus évident, nous voudrions déplier les trois états du care dont ces récits nous semblent faire preuve, à l’aune de la définition de Joan Tronto : « activité générique qui comprend tout ce que nous faisons pour maintenir, perpétuer et réparer notre “monde”16 ». L’analyse d’extraits-clés du corpus des huit récits de filiation identifiés permettra d’envisager le passage essentiel d’une littérature réceptrice (et descriptive) du care à une littérature productrice du care - autrement nommée caring literature. Nous partirons donc du care institutionnel, principalement axé autour de la relation de soin, pour aller vers le care familial, centré sur la figure de l’aidant.e, afin, finalement, de s’interroger précisément sur les contours d’un care du récit du care et d’une éthique des récits de filiation en contexte institutionnel.

Un (récit du) care institutionnel

10Dans un récit consacré à l’institution, le care le plus attendu d’un lieu médicalisé est évidemment le care institutionnel principalement axé autour du soin dans la relation entre soignant.e et résident.e. Cela correspond à la troisième phase du care identifiée par Joan Tronto : le care giving, du côté du « prendre soin », de la compétence (professionnelle). Dans les récits de filiation à l’étude, on observe que ce care est principalement pris en charge par des femmes évoquées dans leur pluralité (infirmières, aide-soignante) là où les métiers masculins sont le plus souvent uniques (directeur, médecin, kinésithérapeute…). Les moments évoqués sont ceux de la toilette, des animations, des repas ou simplement des échanges, des discussions. Force est de constater que ce care est souvent décrit comme insuffisant, si ce n’est défaillant ; c’est dans le récit de Frédéric Pommier consacré à sa grand-mère que c’est le plus lisible :

La dame ne lui parle pas. Pas un mot. Rien. Avec un gant usé, elle lui lave la figure. La bouche, les joues, le front. Elle a mis du savon liquide, mais pas assez d’eau. Le savon ne mousse pas, et elle ne nettoie pas l’intérieur des oreilles. Elle rince le gant de toilette et s’attaque à ses mains, frotte les paumes et les doigts, mais néglige les ongles. Il faudrait les couper. Ils sont beaucoup trop longs. Suzanne n’ose pas réclamer. […] Le robot retourne le gant, le rince et lui frictionne les fesses. […] C’est l’une des plus gentilles17.

11Il s’agit d’un soin qui uniformise, qui désindividualise, qui objectifie et qui fait les choses à la place de l’autre dans un système d’aide dégradé. La gradation, presque hyperbolique, dans la déshumanisation et la mécanisation, conduit jusqu’à la métaphore du « robot ». La description vise la dénonciation chez Frédéric Pommier même s’il faut rappeler qu’il s’agit en fait d’un reproche ciblé et particulier puisque le changement d’EHPAD en fin de récit laissera place à un discours apaisé envers ce nouveau lieu et ses actants. L’extrait illustre également la particularité du récit de filiation qui s’efforce de combler les lacunes de ce dont il n’a pu être véritablement témoin, qui se fait témoin à la place du témoin - enjeu essentiel d’une caring literature sur lequel nous reviendrons. Néanmoins, chez la plupart des auteur.e.s comme Annie Ernaux ou Mara Goyet, les descriptions se font en parallèle d’un refus explicite de la dénonciation18 et elles trouvent souvent le moyen de mettre en avant une figure positive de soignant.e. Dans les récits du corpus, il faut quand même noter que le moment de la toilette est une scène relativement peu décrite contrairement aux passages que les romans fictionnels peuvent y consacrer. Derrière la description du care giving du professionnel, on pourrait penser que c’est plutôt le taking care of, l’organisation, deuxième phase du care selon Joan Tronto, qui est dénoncée via l’insuffisance du temps du care.

12Cette analyse ne doit cependant pas laisser croire à une vision unifiée du soin, à une conception unique de ce que serait l’humanisation du soin. Les incohérences ou incompatibilités du care sont visibles chez Colette Guedj dans la question de l’adresse au résident, qui se devrait d’être le premier vecteur d’une attention accordée à l’autre :

L’aide-soignante, les deux poings sur les hanches, genre poissonnière, ses yeux lançant des éclairs. - Ah ! bon ? Je vous manque de respect, madame Angel ?

Ma mère, conciliante. - Non, laisse-la, ce n’est pas grave qu’elle m’appelle mamie.

Moi, toutes griffes dehors, m’adressant à l’aide-soignante. - À force, elle ne saura plus qui elle est. Vous la dépersonnalisez19.

13Dans un autre contexte que celui de l’Evidence Based Medicine, cet exemple met en avant le même reproche que celui adressé à la médecine technique et scientifique contemporaine : le risque (et le sentiment) de dépersonnalisation. Si l’une pense manifester un lien d’affection avec l’appellatif « mamie », l’autre y voit une dévaluation même si c’est sans doute plutôt une confrontation de cultures sociales que l’on lit ici. Dans l’œuvre de Colette Guedj, l’alternance entre scène théâtrale et récit, plus marquée que celle entre discours et récit grâce à l’usage des didascalies, pourrait offrir un regard objectif, cependant immédiatement désamorcé par le contenu même de ces didascalies (ici, celles de l’aide-soignante et de la fille), qui mettent en place une forme d’autodérision, d’humour dirigé vers soi, constituant une facette essentielle d’une poétique du care, qui associe humour et empathie. Dans l’avant-propos de leur ouvrage sur l’humour, Florence Leca-Mercier et Anne-Marie Paillet proposent une définition de la notion qui se trouve tout à fait en harmonie avec une éthique du care dans le discours de l’aidant.e : « L’humour apparaît comme une posture particulière de (ré)conciliation, à la fois esthétique et éthique et, tout en prônant une saine distance, il n’en propose peut-être pas moins, au-delà de nos déceptions, l’humble et joyeuse acceptation de nos limites20. » On entrevoit là comment l’humour participe d’une caring literature, d’abord dirigée envers soi ; cette scène, qui met en avant l’intrication du care familial avec le care institutionnel, nous amène au deuxième aspect de notre réflexion.

Un (récit du) care familial

14Dans quelle mesure ces récits de filiation sont-ils des récits d’aidant.e ? D’après Joan Tronto, l’aide familiale correspond à la deuxième phase du care, soit la catégorie morale de la responsabilité : « En tant que membres d’une famille, nous devrions nous sentir investis d’une responsabilité à l’égard de nos proches plus âgés21. » Dans cette perspective, la famille doit d’assurer de l’effectivité des phases suivantes : la compétence professionnelle et la capacité de réponse du receveur dans une position de vulnérabilité. Dans les récits de filiation, l’aidant.e dépasse largement ce cadre et nous semble pouvoir apparaître à toutes les phases du care. Du point de vue de la responsabilité et de l’organisation, les récits font en effet fréquemment état de la recherche préalable de l’institution et de la préparation de l’entrée en institution. Mais le care se transforme immédiatement en pratique, en action de l’ordre du prendre soin lors du récit des visites au parent âgé. D’après la définition du CNRTL, « aider », c’est « prêter son concours à quelqu’un pour lui faciliter l’accomplissement d’un acte, la réalisation de quelque chose22 ». Dans les actes de la vie quotidienne (repas, toilettes et déplacements), le care familial décrit par ces récits se veut une aide véritable, un passage de relais tandis que le care institutionnel a plutôt été présenté comme une substitution23, un « faire à la place de », ce qui n’implique pas que ce care familial soit forcément une réussite : on observe une égale répartition des échecs et des réussites de l’aide familiale, voire même une prépondérance des échecs qui peuvent ouvrir la porte à un humour de la dérision, comme évoqué précédemment.

15Si l’humour n’est pas un trait dominant de la poétique du Long séjour, nous voudrions observer les modalités de l’empathie dans le récit d’une des visites du fils à son père dans le récit de Jean-Noël Pancrazi :

Dans un réflexe de dignité, il refusait, avec un balancement presque coléreux de la tête, que je l’aide à prendre sa cuillère. Il allait la chercher du bout des doigts, arrivait enfin à la saisir en comprimant son poignet droit avec l’autre main, plus valide, l’amenait à hauteur de son cou, de son menton ou vers les yeux, comme s’il ne se rappelait plus son visage, ne se rappelait plus de la place de ses lèvres. Il s’éclaboussait partout sans que je pusse, tant que je craignais d’embrouiller davantage ses gestes d’automate réglé, poser, ajuster où que ce fût la serviette qu’il repoussait dans des mouvements secs et répétés du coude comme si son bras se dérobait instinctivement à cette dernière humiliation24.

16La particularité du récit du care dans le cadre de la démence tient à la tension entre le caractère parfois énigmatique d’un comportement à la troisième personne qu’il s’agit de ne pas réduire ou effacer et la volonté de compréhension ou de déchiffrage de ce comportement. Chez Jean-Noël Pancrazi, l’exposition de cette tension passe par l’usage des comparaisons en « comme si » et de l’épanorthose25 (soulignée par nous) qui visent justement l’empathie :  l’écriture devient symptomatique d’une éthique de l’attention, celle de la première phase du care (caring about). Le récit de filiation affichant ses propres hésitations à la recherche de l’expression juste est une véritable caution éthique quant au risque de ce que dire la maladie à la place de l’autre peut impliquer et, pour y faire face, Jean-Noël Pancrazi use d’une pratique qui devient une poétique du care.

17Ce care familial, à son paroxysme, a deux conséquences qui font l’objet d’un discours particulier : un sentiment d’inversion des rôles parent-enfant et une empathie poussée jusqu’à l’impression de devenir l’autre, particulièrement perceptibles dans les récits mères-filles. Les deux phénomènes sont bien exposés dans l’article de Catherine R. Montfort sur deux récits de Beauvoir et d’Ernaux26. Il nous semble essentiel de noter que cette exposition du care familial en institution va quand même à l’encontre d’une idée généralement répandue du placement, de l’abandon en institution et de la fin du statut d’aidant.e à l’entrée en maison de retraite. Qu’il soit dû à l’absence ou à des visites quantitativement ou qualitativement insuffisantes, le sentiment de culpabilité n’en est pas moins présent dans ces récits, sentiment globalement renforcé par les discours médiatiques et les politiques de maintien à domicile. Mais l’on pourra inversement considérer cette culpabilité comme une forme d’attention à l’autre renouvelée avec Annie Ernaux : « Culpabilité : elle marche de nouveau aussitôt que je suis avec elle27 ». Chez Pierrette Fleutiaux, elle revêt une autre dimension dans la mesure où, aider, ce n’est pas toujours accompagner, c’est parfois forcer et la violence du care familial est également mentionnée : « J’insiste, durement, “habille-toi”. Elle se lève avec peine, vacille, se raccroche au mur. Elle a l’air si diminuée, une pauvre loque vidée. Suis-je un monstre28 ? » Comme le suggère l’interrogation finale, la culpabilité abordée dans le récit pourrait peut-être trouver les moyens d’être expiée, réparée par l’acte littéraire.

Un care du récit du care ?

18Dans un dernier temps, il s’agit de défendre l’idée d’une littérature qui, en plus de raconter et de mettre en scène le care tel que nous venons de le montrer, soit en elle-même une activité productrice de care comme le propose Alexandre Gefen dans Réparer le monde (2017) : « le début du xxie siècle a vu l’émergence d’une conception que je qualifierai de “thérapeutique” de l’écriture et de la lecture, celle d’une littérature qui guérit, qui soigne, qui aide, ou, du moins, qui “fait du bien” ». Là, il faut prendre le temps de dire que ce n’est pas tant l’écriture ici qui viserait le soin ou l’attention que la publication. Divers éléments d’une poétique du care ont déjà été mis en avant dans les récits de filiation et cette caring literature prend une triple dimension si l’on envisage les différents sujets destinataires de la réparation (même si nous faisons le choix de les distinguer pour les modéliser, ces trois niveaux sont profondément intriqués) :

  • en premier lieu, on identifie un souci de soi29 (que nous avons déjà observé dans l’usage de l’humour), la narration participe d’un processus de deuil30 ou de sa dernière étape comme en atteste le titre choisi par Marie-Sabine Roger, « dernière visite à ma mère », elle peut viser la réalisation - l’acceptation ? - de son propre vieillir, de son propre mourir,

  • en deuxième lieu, c’est une réparation de la relation parent-enfant qui est entrevue dans une perspective intersubjective, que celle-ci ait été affectée par des conflits ou par les changements liés à la vieillesse ou à la maladie,

  • en troisième lieu, c’est le souci de l’autre, du proche, souvent dans des situations - mort ou maladie - où il n’est pas en mesure de témoigner pour lui-même ou de donner son consentement, qui nous semble à la fois l’aboutissement et l’épreuve de cette caring literature, soulevant là le défi éthique de ce que dire à la place de l’autre signifie : quelle place pour la dignité de la personne en position de vulnérabilité ?

19En termes d’éthique du care, l’analyse des dementia narratives (« récits de la démence ») par Lucy Burke (2014) ou par Sarah Falcus et Katsura Sako (2019) émet en effet des réserves, voire manifeste une méfiance envers les récits d’aidant.es et les récits de filiation :

Given the sheer volume of carer accounts of dementia, which massively outnumber autosomatographies, there is, nevertheless, a danger that these accounts shape our perception of the experience of dementia in ways that may make our intimate engagement with and empathy for the person with dementia more difficult31.

20L’empathie pour l’aidant.e qui se raconte se ferait-elle au détriment de l’empathie pour l’aidé.e ? La narration par un.e autre entraîne-t-elle un redoublement de la dépendance ? Pour Lucy Burke, il y a une violence indéniable envers la mère dans la publication du récit d’Annie Ernaux, « Je ne suis pas sortie de ma nuit », notamment lors de la scène de l’incontinence et de la mise à nu au moment de l’examen clinique à l’hôpital32 : « Reading Ernaux’s memoir, it is difficult not to feel some ethical unease about the relationship between the violations of the medical examination and those of memorial revelation33. »

21Dans cette exposition des corps vieillissants nus et incontrôlés, Catherine R. Montfort (1996) identifie inversement un geste politique et éthique d’une littérature de refus du tabou commune à Simone de Beauvoir et à Annie Ernaux : « they nevertheless do not shun putting women’s bodies into literature and discussing taboo topics—woman’s genitalia, her aging body, urination, defecation34 ». L’auteur.e d’un récit de filiation doit-il faire un choix entre respect et vérité ? Même s’ils sont empreints d’une certaine pudeur, des récits tels que celui de Jean-Noël Pancrazi analysé précédemment ou celui de Mara Goyet valorisent une préservation de l’identité dans la relation intersubjective qui se donne les moyens d’une reconnaissance mutuelle, telle que la présente la phénoménologie husserlienne :

Nous discutons. À notre manière : les mots ne comptent plus, le sens a disparu. Restent uniquement la prosodie, la syntaxe et le ton. […] On dirait parfois - je suis grandiloquente - un duo mozartien. Il affirme, je confirme, il dit, je nuance, jamais je ne contredis pour ne pas gâcher l’harmonie. Il questionne, je réponds. Il est péremptoire, je le suis aussi. Il dit n’importe quoi. Mais ce n’est pas la première fois. Jamais n’importe comment. C’est lui. […] Ces discussions sont le fruit de quarante ans de fréquentation, d’une complicité, d’une éducation. C’est le lien quand il ne reste rien. OU presque35.

22Le « lien » maintenu dans la communication illustre encore le care familial de l’accompagnement, de l’empathie. Le refus de la contradiction et la volonté de réaction à la forme plus qu’au contenu se rapprochent assez aisément de la méthode de Validation de Naomi Feil36, aussi appelée « thérapie par empathie », pensée initialement par la psychosociologue américaine pour accompagner la désorientation des personnes atteintes de troubles de la mémoire, et présentée fréquemment dans le cadre des formations des aidant.e.s de malades de la mémoire. Le récit souligne l’importance du maintien de cette relation parent-enfant au mépris de ce que l’institutionnalisation ou la maladie peuvent induire comme formes de séparation. Il s’agit de maintenir une continuité du normal au pathologique (« C’est lui »), ce qui restitue une identité, une dignité voire simplement une humanité au patient dément ou dépendant, chez qui elles sont parfois mises en cause. La description s’affranchit de la conception moderne et cartésienne de la dignité « comme maîtrise, et comme autonomie37 » et s’approche ainsi d’une conception immanente et non mesurable défendue par Éric Fiat.

23Malgré le malaise éthique dont témoigne la critique récente de Lucy Burke quant aux récits d’Annie Ernaux, l’autrice se situe également dans cette volonté réparatrice de continuité du normal au pathologique même si cela est pensé au profit de l’identité narrative passée : « Pourtant je sais que je ne peux pas vivre sans unir par l’écriture la femme démente qu’elle est devenue, à celle forte et lumineuse qu’elle avait été 38. » Annie Ernaux et Mara Goyet rappellent que le care de ces récits est autant un care pensant et écrivant qu’un care actif au chevet du parent : « Je passe plus de temps à écrire, à y réfléchir qu’à agir39 ». L’écriture revendiquée revêt toutes les modalités d’une réparation et d’un accompagnement de la dignité, propres au souci de l’autre, à la sollicitude, parce qu’elle se pense dans une perspective publique - celle de la publication justement - certes sans que la validation, voire la réception de ce care par le parent concerné, puisse être effective. Si, pour Annie Ernaux, il peut d’agir de donner une visibilité à une mère issue d’une classe sociale généralement exclue de la littérature, pour Mara Goyet, la publication vise le maintien d’un éthos intellectuel (le père étant scénariste), au mépris des représentations collectives de la maladie. L’exposition de l’institutionnalisation, qu’elle soit un choix, une nécessité, ou une résignation, est proche de la façon dont cette littérature manifeste un droit à replacer la mort et le deuil réalistes et intimes au cœur de la société. Chez Marie-Sabine Roger, il s’agit en outre de penser son propre vieillir, son propre mourir :

Je me vois peu à peu réduire mon périmètre, aller moins loin et moins longtemps, marcher avec une canne simple, puis une canne tripode, un déambulateur. […]

J’assiste à mon délabrement, je suis le témoin de ma ruine. […]

Ma mort, je la vivrai par anticipation40.

24Le ton employé par la narratrice confirme l’idée que ces récits se situent bien en marge de la « société post-mortelle41 », décrite par Céline Lafontaine, société qui voudrait vaincre techniquement et scientifiquement la mort et parvenir à vivre sans vieillir. L’espace narratif qu’offrent ces récits de filiation a une dimension réparatrice dans la mesure où il désinvisibilise, accueille - et prépare ? - la vieillesse et la mort. C’est dans ce cadre que l’on pourrait s’interroger sur un care de la réception, hors de la relation intersubjective parent-enfant, avec le lecteur pour récepteur. Sans aller jusqu’à parler de vertus éducatives, nous pouvons avancer, avec Sandra Laugier, que « l’intérêt d’examiner l’éthique à partir de la littérature est précisément de faire voir progressivement comment une véritable connaissance peut se faire, qui ne passe pas par le jugement, ni par quelque ontologie morale42 ». Le corpus proposé approche ainsi certaines des ambitions et interrogations de la médecine narrative, initiée par Rita Charon43 ; il aurait notamment sa place dans des ateliers et des formations à destination des aidant.e.s, mais cela mériterait un développement ultérieur que n’avons pu qu’esquisser ici.

***

25Pour conclure, les récits de filiation en institution déplient trois états, peut-être trois lieux, du care (liés à l’institution, à la famille et au récit lui-même) qu’il est aisé de mettre en lien avec les phases et éléments éthiques du care identifiés par Joan Tronto (attention, responsabilité, compétence et capacité de réponse). Suivant la relation évoquée, la présence et l’évolution d’une maladie, le décès survenu ou non, les récits mettent en œuvre des hiérarchies sensiblement différentes. Même s’il faut admettre qu’ils participent de l’intersection fréquente entre institution, démence et dépendance - qu’il serait essentiel de relativiser - certains parviennent à esquisser une éthique et une poétique du care qui donnent à voir et à comprendre de nouveaux aspects de l’institution, de la démence et de la dépendance, répondant à l’injonction de Sally Chivers et Ulla Kriebernegg : « the need, in the face of population aging, to tell new and better stories about institutional care44 ».

26Les histoires confortent certaines des représentations négatives de l’institution tout en allant à l’encontre de l’idée - du mythe ? - selon laquelle l’institution est le symptôme d’un abandon familial ; elles parviennent à ouvrir et à complexifier la définition de l’aidant.e familial.e en maison de retraite et interrogent les modalités de la réception d’une caring literature qui dépasse la relation aidant.e-aidé.e.