Colloques en ligne

Mathilde Reichler

La musique comme interprète : Mozart et la fin de Don Giovanni

« Le sens classique de la clôture finale est l'élément du style qui heurte le plus la sensibilité moderne [...]. » Charles Rosen, Le style classique1

Une affaire de réception ?

1Nul doute que la musique était faite pour s'entendre avec la didascalie de Molière, à la fin de Dom Juan : « Le tonnerre tombe avec un grand bruit et de grands éclairs sur Dom Juan ; la terre s'ouvre et l'abîme ; et il sort de grands feux de l'endroit où il est tombé. » Si au théâtre, le metteur en scène est libre d'imaginer le support plastique de la terreur que doit en principe susciter cette vision, la musique de Mozart la prend en charge d'une façon telle qu'il est difficile d'en réchapper. La sphère du sacré et de la transcendance est portée dans les sons eux-mêmes, à travers un langage qui ne laisse pas l'auditeur indemne.

2Or, la puissante évocation musicale de l'au-delà qui accompagne la mort de Don Giovanni rend délicat le traitement de la glose un peu naïve marquant le retour des personnages sur scène après la disparition de celui qui troublait l'ordre moral. Tandis que Molière laisse à Sganarelle le soin de conclure laconiquement la pièce (« Ah ! Mes gages ! Mes gages ! Voilà par sa mort un chacun satisfait [...]. Il n'y a que moi seul de malheureux »), le livret de Don Giovanni présente une situation bien différente. Revenus pour venger leur honneur, les protagonistes découvrent que le jugement divin a déjà frappé. Après une courte réaction à l'annonce de ce qui vient de se passer, chacun retourne donc à ses occupations. Et tous de proclamer :

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3Serait-il si facile de tourner la page ? Dès le 19ème siècle, des voix se sont insurgées contre cette morale bien-pensante, estimant qu'il valait mieux terminer sur la mort du héros, quitte à priver l'opéra de plusieurs minutes de musique. Une telle conception pouvait en outre s'appuyer sur le livret de la création viennoise (1788), qui ne comprenait pas le texte du sextuor final. La dernière scène a-t-elle été coupée pour Vienne, en dépit de la convention, alors usuelle à l'opéra, du lieto fine ? Mozart a-t-il voulu expérimenter une fin plus moderne ? Ou alors (l'un n'excluant pas l'autre), a-t-il été inspiré par l'esthétique Sturm und Drang du ballet-pantomime de Gluck (1761), créé précisément à Vienne une quarantaine d'années plus tôt, et se terminant par l'engloutissement de Don Giovanni ? Il semble que le voile ne soit pas totalement levé sur les circonstances du mystérieux livret viennois, et l'on est donc réduit aux conjectures2.

4Quoi qu'il en soit de la volonté du compositeur, nous sommes certainement encore tributaires aujourd'hui de la vision romantique de Don Giovanni, préférant mettre l'accent sur la trajectoire individuelle plutôt que collective. Après le déferlement expressif qui voit le héros emporté dans les entrailles de la terre, les réjouissances marquant le retour à la vie normale introduisent une note joyeuse qui, paradoxalement, dissone dans ce contexte, et provoque chez le spectateur moderne un sentiment de perplexité. Pourtant, notre époque a bien mesuré combien la convention du lieto fine, passée entre les mains de Mozart, pouvait servir à l'approfondissement des rapports entre les personnages. Offrant la possibilité d'un regard rétrospectif sur l'action, elle se révèle un puissant outil dramaturgique pour creuser l'ambiguïté des sentiments. L'exemple du finale de Così fan tutte (1790) est certainement le plus frappant à cet égard : lorsque les couples retrouvent leur configuration première, la joie revêt une teinte nostalgique, permettant l'expression d'une allégresse au second degré. Le procédé est si efficace que certains metteurs en scène se sont risqués à le transposer sur une œuvre aussi clairement giocosa que Les Noces de Figaro, suggérant que la résolution n'est peut-être que de surface3.

5Mais Don Giovanni résiste. On peut tenter d'introduire de l'ambivalence dans les propos de Donna Anna, qui demande à Don Ottavio de retarder d'une année leur mariage ; cette interprétation n'est toutefois pas légitimée par la musique, ce qui la rend plus délicate à soutenir. Quant à Donna Elvira, elle n'a qu'une phrase pour annoncer sa décision ; c'est avant le finale qu'elle a livré son débat intérieur, et choisi sa voie : elle ira au couvent 4. Les répliques des trois autres protagonistes sont ouvertement « terre-à-terre », et ne contiennent aucune ambiguïté, ni dans le texte ni dans la musique. Zerlina et Masetto projettent de « souper en bonne compagnie », tandis que Leporello part se chercher un meilleur maître. Dès lors, doit-on estimer que cet épisode revient purement et simplement au registre buffo ? La question n'est évidemment pas si simple, mais l'ambivalence paraît se jouer sur un autre niveau. Sans prétendre donner de réponse à une question aussi riche et longuement débattue, cet article propose d'interroger la partition, pour sonder les moyens musicaux mis en œuvre par Mozart dans son finale, en espérant ainsi éclairer les enjeux interprétatifs véhiculés par la musique, en même temps que leur potentiel dramaturgique.

En amont : le modèle sous-jacent du vaudeville

6Commençons par rappeler que l'ouvrage de Mozart et Da Ponte s'inscrit dans une impressionnante série d'opéras sur le même thème : au cours de la seule année 1787, on ne dénombre pas moins de trois Don Giovanni différents représentés sur les scènes italiennes, en plus de la version de Mozart et Da Ponte ! Prague a déjà vu passer au moins trois opéras sur ce thème, en 1723, 1730 et 17765. Un vrai catalogue, dont la généalogie a connu plusieurs études passionnantes6. Souvent citée, la préface de Goldoni à son Giovanni Tenorio, ossia il dissoluto (1738) atteste de l'engouement du public pour ce thème bouffon et extravagant, associé à la commedia dell'arte et au théâtre de tréteaux. L'opéra buffa naissant s'est alors déjà approprié une matière qui garantit de faire salle comble. Il faut dire que les changements de décors et l'usage prononcé d'effets surnaturels, souvenirs de l'origine baroque de la matière, contribuent largement à la popularité de Don Giovanni : le public se délecte des machines et des diables, ainsi que de la terreur produite par l'arrivée du convive de pierre à la table du gentilhomme licencieux. De passage à Rome autour de 1787, Goethe s'offusque du fait que le Convitato di pietra de Vicenzo Fabrizi y soit joué tous les soirs pendant quatre semaines d'affilée, sans que la salle ne désemplisse. Outre qu'il nous informe sur l'incroyable succès de cet opéra, le témoignage de l'écrivain est précieux pour illustrer la méfiance des intellectuels face au traitement vulgaire de ce sujet à la mode7.

7Mozart et Da Ponte ne cherchent nullement à cacher la filiation dans laquelle leur opéra s'inscrit : au contraire, la possibilité de rivaliser avec les versions contemporaines n'est certainement pas étrangère à leur choix de s'attacher à cette thématique. Il faut dire que le plaisir du spectateur consiste autant « dans la reconnaissance [des] formules consacrées, quasi rituelles, que dans la découverte des innovations dont chaque nouvelle pièce est porteuse »8. Il est toutefois remarquable de constater qu'à partir de leur œuvre commune, la matière cesse d'apparaître dans la sphère du théâtre musical, comme si leur version en avait donné le mot ultime. « Dès ce moment, les œuvres précédentes [...] entrent dans la préhistoire », écrit Stefan Kunze dans son ouvrage sur les Don Giovanni d'avant Mozart9. En synthétisant et transcendant tout à la fois des traditions issues d'une longue histoire scénique et musicale, les deux complices ont mis un point final au traitement buffo de Don Giovanni, inaugurant une nouvelle ère dans la réception européenne du mythe.

8Parmi les antécédents directs du chef d’œuvre mozartien, une étape mérite toute notre attention : le Don Giovanni de Bertati et Gazzaniga, créé à Venise en février 1787. Giovanni Bertati (1735-1815) compte parmi les librettistes les plus importants de son époque10, tandis que Giuseppe Gazzaniga (1743-1818), auteur d'une quarantaine d'opéras (dont au moins deux sur des livrets de Da Ponte), est un fin connaisseur des ficelles de l'opéra buffa. Leur Don Giovanni o sia Il convitato di pietra, au livret élégant et à la construction soignée, témoigne de l'influence croisée des pièces de Molière et de Goldoni, tout en gardant un lien clair à la tradition populaire et à la commedia dell'arte. Il continuera à circuler épisodiquement jusqu'au début du 19ème siècle, à une époque où l'opéra de Mozart a déjà éclipsé tous les autres concurrents. En 1787, le public de Prague ne peut pas le connaître, mais le chanteur Antonio Baglioni, qui tenait le rôle de Don Giovanni à Venise, endosse pour le public pragois celui de Don Ottavio.

9Le livret de Bertati constitue un modèle évident pour Da Ponte, qui y puise de larges passages11. Composé d'un unique acte, il est conçu comme deuxième volet d'un Capriccio drammatico mettant en scène la préparation de la pièce qui va être jouée, dans l'esprit du Schauspieldirektor de Mozart12. Pour obtenir une structure autonome en deux actes, Da Ponte augmente considérablement le volume de sa source. Ce faisant, il en profite pour déplacer certains airs, multiplier les situations propices à la musique, approfondir la psychologie des personnages et densifier la qualité littéraire du livret, en dotant sa version d'une plus grande diversité stylistique et rhétorique. En définitive, les modifications sont tout aussi substantielles que les emprunts, et les similitudes comme les écarts nous donnent de précieuses informations sur les choix opérés par Mozart et Da Ponte, au regard notamment des questions de genre et des enjeux esthétiques qui en découlent.

10La comparaison des deux livrets et de leurs mises en musique respectives s'avère particulièrement passionnante à propos du finale qui nous occupe. Bertati et Gazzaniga ont introduit à la fin de leur opéra une touche de burlesque qui s'éloigne des configurations présentées par les Don Giovanni circulant en Italie à cette époque13. Décrivons brièvement la succession des événements telle qu'ils sont ici mis en musique : les protagonistes reviennent en scène après la disparition du séducteur impénitent, emporté par la statue. Pasquariello (alias Leporello) leur raconte alors l'effroyable spectacle auquel il vient d'assister. Une réflexion intérieure, partagée par tous, offre l'occasion d'un bref et beau passage musical, de caractère très suspendu : « Le malheureux ! Je suis sous le choc [Resto estatico]. Mais il vaut mieux se taire. » Puis c'est un changement radical d'atmosphère qui lance le dernier numéro :

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11Loin de toute morale, c'est donc un joyeux vaudeville qui conclut l'opéra de Bertati et Gazzaniga : au fond, puisqu'il vaut mieux se taire, chantons et dansons ! L'effet est pastoral et comique tout à la fois, en raison des nombreuses onomatopées qui accompagnent cette chanson décousue (« Quelle étrange harmonie ! »), entrecoupée de soli d'instruments rustiques à souhait.

Enjeux philologiques : l'intégration des genres

12Posons à présent notre loupe sur l'équivalent mozartien du désopilant vaudeville vénitien. En revenant au texte de Da Ponte (cité plus haut dans cet article), on se rend compte qu'il y est aussi question d'une chanson. Et même, d'une « très vieille chanson » : « Ripetiam allegramente, l'antichissima canzon ». Or, la musique de Mozart offre bel et bien à cet endroit l'occasion d'un clin d’œil au style populaire, mais seulement fugitivement :

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Fig. 1 : Mozart, Don Giovanni, Finale, scene ultima, mesures 745-755 : fusées baroques puis allusion au style populaire.

13D'une naïveté presque enfantine, le motif des flûtes et des violons de la mesure 750 (encadré en vert clair), repris en chœur par Zerlina, Masetto et Leporello, tranche avec les fusées baroques qui ont précédé (encadrées en bordeaux) : celles-ci introduisaient un rythme pointé d'aspect solennel, correspondant à l'évocation du royaume de Proserpine et de Pluton (mesures 746-749). Au contraire, les triolets de doubles-croches qui naissent à la mesure 751 (cadre vert foncé), pour accompagner cette « comptine » miniature (« E noi tutti, o buona gente »), évoquent irrésistiblement une musique rustique et campagnarde, véritable invitation à la danse. Mais c'est déjà le point d'orgue qui suspend le discours. Mozart ménage alors un véritable coup de théâtre musical :

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Fig. 2 : Mozart, Don Giovanni, Finale, scene ultima, mesures 756-770 : exposition de fugue.

14Le contraste avec le vaudeville de Gazzaniga est total : de façon presque subversive, Mozart introduit à cet endroit une exposition de fugue. Pourvue d'un sujet (énoncé par Donna Anna et Donna Elvira, encadré en beige) et d'un contresujet (le mouvement de croches des premiers violons, encadré en jaune), avec une réponse à la quinte, comme il se doit (Zerlina), suivie d'un retour à la tonique (mesure 772). Certes, le compositeur ne maintient pas durablement un langage contrapuntique : l'homophonie, signe de la solidarité des six personnages réunis, revient rapidement. Mais ces entrées fuguées suffisent à convoquer le registre élevé et la sphère religieuse ; d'autres tournures par la suite suggèrent une messe ou un oratorio, bien plus qu'un finale d'opéra — buffa qui plus est14.

15Si original soit-il, le choix de Mozart s'impose pourtant comme une évidence, dès lors qu'on se penche de plus près sur la question. Cette « antichissima canzon », qui délivre la morale de l'histoire, ne s'exprime-t-elle pas idéalement à travers un langage archaïsant, prenant valeur universelle ? « Telle est la fin de celui qui agit mal » : nous sommes clairement dans un cadre où le religieux a sa place. Ajoutons que le style archaïque et sévère de la première partie du sujet, en valeurs longues, est contrebalancé par un joyeux motif qui fait office de « queue du sujet » (encerclé en beige). Or, cette terminaison élégante et piquante à la fois, avec son trille et ses notes détachées, amène grâce et dynamisme, empêchant le discours de tomber dans un didactisme qui aurait pu être pesant. La nuance piano (sotto voce pour le sujet et sa réponse) confirme que Mozart ne cherche pas à alourdir le propos. La tonalité majeure et le tempo rapide achèvent de donner au tout une irrésistible atmosphère de liesse.

16Il faut dire que le compositeur a ménagé depuis l'arrivée du Commandeur une spectaculaire accélération du tempo, contribuant à donner à cette dernière page l'allure d'un vrai Finale. Ainsi la statue est-elle entrée sous les auspices d'un sévère Andante (mesure 433), confirmant bien l'idée de marche. Mozart indique ensuite Più stretto lorsque Don Giovanni donne sa main au Commandeur (mes. 521), puis Allegro au moment où le chœur des diables l'emporte (mes. 554). Le retour du reste des protagonistes est ponctué d'un nouvel effet d'accélération : c'est un Allegro assai, à 3/4 (mes. 603), qui débouche sur le Presto final : morale et conclusion de l'histoire (mes. 756). Dans cette folle course en avant, le duo entre Donna Anna et Don Ottavio, noté Larghetto, offre un ralentissement qui contribue à l'isoler comme une parenthèse lyrique au sein de l'ensemble, tout en donnant plus d'impact au Presto qui marque le départ de la fugue.

17Aucun détail du livret n'a échappé à Mozart. Conservant la tradition populaire, dont il ne saurait priver son public (les traits buffo sont nombreux, notamment à travers les saillies de son principal porte-parole, Leporello), Mozart lui adjoint le langage de l'opéra seria lorsque la situation s'y prête, mais aussi, comme nous venons de le voir, le style ecclésiastique. Et ce n'est pas tout : en réalité, le compositeur est capable de changer de registre d'une mesure à l'autre. Dans le bref passage analysé, il parvient à glisser une allusion aux ouverture baroques à la française (Pluton et Proserpine), puis un clin d’œil au monde pastoral (« E noi tutti, o buona gente ») comprenant une éphémère comptine suivie d'une invitation à la danse, débouchant à son tour sur une fugue ! Tous les genres sont susceptibles d'être convoqués par une partition dont l'adresse et l'imagination combinées forcent l'admiration à chaque page. Voilà de quoi approfondir de façon inouïe une matière traitée tout au long du siècle, en lui conférant une noblesse de ton sans précédent, sans pour autant lui faire perdre de son mordant.

Enjeux structurels : l'équilibre de l'ensemble

18Force est de constater que la musique de Mozart va plus loin que le livret de Da Ponte dans l'enrichissement du vocabulaire et des registres stylistiques, tantôt en s'inscrivant dans une convention qu'elle sublime par la qualité de sa facture, tantôt en prenant le texte de façon détournée et non littérale, tantôt en allant y puiser une idée qu'aucun autre n'aurait mise en musique de cette façon. Un objet esthétique captivant se trouve devant nous, admirable dans son mélange d'originalité et d'allégeance à la tradition, confondant de par la diversité qu'il met en œuvre, tout en maintenant constamment l'unité de l'ensemble.

19Or, ce tour de force n'aurait probablement pas pu s'accomplir sans l'émergence du style classique propre à la première école de Vienne, dont Mozart partage avec Haydn le langage, l'esthétique et les outils formels, nécessaires à l'intégration d'univers aussi contrastés. La « fugue » que avons commentée, en plus d'évoquer certains passages de messes, rappelle ainsi beaucoup la dernière symphonie du compositeur (n° 41, surnommée « Jupiter »), datant de l'année 1788, et dont le dernier mouvement comprend des sections contrapuntiques très développées. Incontestablement, le compositeur tire parti de son savoir-faire dans le grand style symphonique viennois pour unifier les innombrables emprunts stylistiques de son opéra. L'architecture même du finale de Don Giovanni n'est pas sans rapport avec certains des principes inhérents au style classique dans le domaine des formes instrumentales.

20Après avoir éclairé la virtuosité de l'écriture dans son articulation subtile des changements de registres, adoptons donc un point de vue plus large. Deux aspects au moins méritent encore d'être traités pour rendre compte des enjeux interprétatifs véhiculés par la musique : d'une part la question de la construction d'ensemble ; d'autre part, la rhétorique mise en œuvre par Mozart pour peindre la disparition de Don Giovanni. Dans les deux cas, il est frappant de constater un souci constant de « rééquilibrage des excès », utilisant aussi bien l'humour que la grâce, et passant de l'un à l'autre avec une aisance qui n'a de pareille que l'agilité déployée en matière de stylistique musicale.

21Si nous voulons rendre compte de la structure du finale et faire des propositions quant à la fonction des différentes parties qui le constituent, il faut remonter un peu plus haut dans l'action. En effet, c'est à partir du souper de Don Giovanni que commence le « Finale » à proprement parler : une immense section de plus de vingt minutes de musique, qui ne revient jamais au récitatif (en tout cas au récitatif secco), et qui englobe l'ensemble des événements qui suivent dans une même structure. A titre de comparaison, l'opéra de Gazzaniga, très proche au niveau de la succession des scènes dans toute la section conclusive, comporte de nombreux retours au récitatif. Au contraire, les épisodes se déroulent sans solution de continuité chez Mozart.

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22Son finale est organisé en trois grandes parties, comme une forme [A B A'] sur une très large échelle : Don Giovanni festoie chez lui (Ré Majeur, atmosphère joyeuse et insouciante, comprenant toutefois de nombreux signes précurseurs du drame à venir) [partie A] ; le Commandeur frappe chez Don Giovanni, mais refuse de partager son repas : sa nourriture est autre15 (passage à ré mineur, spectaculaire écriture du surnaturel et ouverture de l'espace sur les abîmes de l'Enfer) [partie B]  ; enfin retour à Ré Majeur après un passage par sa sous-dominante (Sol Majeur : entrée du reste des protagonistes, tandis que fument encore les trappes qui ont englouti Don Giovanni) [partie A'].

23Notons que l'effet de symétrie entre la première et la dernière partie du finale est renforcé par l'allusion culinaire : après toutes ces émotions, Zerlina et Masetto n'annoncent-ils pas tout bonnement qu'ils vont se mettre à table (« Noi a casa andiamo, a cenar in compagnia ») ? Quant à Leporello, il n'a visiblement pas satisfait sa gourmandise (pour ne pas parler de gloutonnerie) en dérobant un morceau de faisan à la table de Don Giovanni : en tout cas, c'est à l'osteria qu'il compte se trouver un nouveau maître...

24En observant de plus près la première partie du finale [A], on y découvre une structure qui n'est pas sans rappeler la forme rondo traditionnellement utilisée à l'époque classique dans les finales de symphonie, de musique de chambre et de sonates pour clavier. Après une première partie introductive solennelle et festive (rythmes pointés et appels de cuivres), c'est une banda — soit un orchestre de scène — qui accompagne le souper de Don Giovanni. Maître et valet discutent aux sons de trois airs d'opéras buffa contemporains (encore un exemple de la capacité d’absorption stylistique de Mozart !) : Una Cosa rara de Martín y Soler, Fra i due litiganti il terzo gode de Sarti ; enfin l'air de Chérubin tiré des Noces de Figaro. L'auto-citation n'est pas si innocente qu'elle en a l'air16. Sous la mélodie, le texte murmure : « Tu n'iras plus, papillon amoureux, tournoyer nuit et jour, des belles troubler le repos [...]. »17. Cette discrète mise en abyme est aussi un clin d’œil au public pragois, dont c'est l'un des airs favoris. Elle joue donc un rôle de divertissement au sens propre et figuré : il s'agit d'un moment récréatif et plaisant (« Io mi voglio divertir ! » s'exclame Don Giovanni), en même temps que d'une véritable diversion, retardant le drame et faisant croître le suspense.

25Au niveau structurel, ces citations pourraient s'apparenter à des « couplets » de rondo, forme basée sur l'alternance de sections bien différenciées les unes des autres, et dont la nature mélodique rappelle souvent l'esprit d'une chanson (comme c'est le cas ici). Notons toutefois qu'un rondo suppose la présence d'un refrain, dont le retour périodique induit un sentiment confortable de régularité. Au contraire, rien n'est répété ici :

Structure de la première partie du « Finale » [A]18 :

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26Malgré un découpage en épisodes distincts les uns des autres, les numéros s'enchaînent sans rupture, menant du brillant RéM initial au fatal ré min du Commandeur. De même, chaque petite forme est autonome, tout en étant prise dans une conception très continue du discours, qui doit également sa cohérence au travail thématique de détail. Ces procédés contribuent tous à créer une impression d'inéluctable, malgré l'insouciance apparente et les lazzi divertissants de Leporello.

27Le sentiment d'inexorable est renforcé lorsqu'on connaît les liens sous-jacents qui relient les tonalités les unes avec les autres, d'autant que le compositeur exploite dans la dramaturgie musicale les connotations qui leur sont traditionnellement associées. Ainsi, FaM et SibM, utilisées pour les deuxième et troisième numéros du divertissement, paraissent-elles bien inoffensives à première vue, s'intégrant parfaitement à l'atmosphère bucolique du petit orchestre à vents qui accompagne le souper. En réalité, elles sont éloignées du RéM initial, qui comporte deux dièses à la clef ; en tirant le propos du côté des bémols19, elles annoncent le ré min du châtiment qui ne saurait maintenant tarder. Lorsque Donna Elvira quitte la scène, le court passage buffo qui suit en FaM — tonalité associée à Leporello dans l'opéra20 et de manière générale, au monde pastoral —, mène tout droit à ré min, dont elle est la tonalité dite « relative ». Tout en offrant une dernière diversion, elle introduit la grande confrontation entre le Commandeur et Don Giovanni, véritable cœur expressif du finale, dont elle représente la partie [B]21.

Enjeux rhétoriques : figures de l'au-delà

28Partis de RéM, nous voici donc arrivés sur la tonalité dite « homonyme » (le terme désigne un changement de mode, entre le majeur et le mineur), éloignée du ton initial comme le revers d'une même médaille. L'usage symbolique de ré min dans ce contexte ne fait aucun doute : cette tonalité est associée aux messes de requiem, et plus généralement à la mort ; Mozart y renverra encore dans son Requiem de 1791.

29Rappelons que nous connaissons déjà la puissante musique qui accompagne l'entrée en scène du convive de pierre. Mozart l'a citée au début de son opéra, dans la même tonalité. Ce geste prémonitoire est d'une efficacité redoutable : il permet d'anticiper la fin tragique, en créant une attente dont le souvenir ne nous quittera pas une seconde au cours des trois heures de musique qui vont suivre22. A l'autre extrémité de l’œuvre, il contribue à donner au spectateur l'impression d'un aboutissement, lorsque reviennent les notes qui ont résonné avant même le lever du rideau. De fait, la boucle est bouclée. Cependant, l'usage de ce matériau en ouverture de l'opéra s'intègre dans un code formel bien établi à l'époque classique : celui d'une introduction lente, débouchant sur un Allegro de forme sonate. Mozart, tout en préfigurant dans son ouverture la fin de l'opéra, introduit donc par la même occasion une dualité fondamentale dans Don Giovanni : celle qui oppose un discours modulant, profondément dramatique et instable (l'introduction lente) à l'élégance d'une forme organisée, au tempo rapide et à la vertu généralisante (la forme sonate). Il est probable que dans l'esprit du compositeur, l'un ne se conçoive pas sans l'autre.

30Le récitatif accompagné et aria da capo de Donna Anna, au 1er acte (« Or sai, chi l'onore »), écrit dans un registre seria, est construit sur ce même principe. A l'issue du récit de l'intrusion nocturne de Don Giovanni dans ses appartements puis du meurtre de son père, Donna Anna chante une aria dont le tempo rapide et l'élan irrépressible indiquent la naissance d'une volonté active de vengeance. Si le récitatif accompagné, par essence libre et instable, est le lieu d'un travail d'anamnèse pour l'héroïne, en proie à un indescriptible désordre émotionnel23, l'aria da capo qui suit marque la prise en charge de son vécu traumatique par une forme dont la vertu s'avère thérapeutique. La tonalité de RéM, qui s'installe avec le temps mesuré de l'aria, sera dès lors associée au projet de vengeance (« Vendetta ti chieggo »).

31On l'aura compris : la scène de la mort de Don Giovanni suivie du lieto fine conclusif (retour du reste des protagonistes), travaille sur la même dualité, tout en renouant avec le contraste des tonalités de ré mineur et de RéM, qui sont celles de l'ouverture de l'opéra comme de l'aria da capo de Donna Anna. Enfin, on retrouve ici l'opposition entre un discours basé sur la juxtaposition de matériaux thématiques de nature très rhétorique, pris dans une succession de modulations à caractère imprévisible (mort de Don Giovanni), et une forme extrêmement organisée, allant comme nous l'avons vu jusqu'à convoquer l'écriture contrapuntique. A ce titre et au vu de l'allusion au vocabulaire de la fugue, on pourrait presque dire que Mozart introduit à l'opéra le principe du couple Prélude et Fugue, doté à présent d'une portée dramaturgique, tout en lui adjoignant les vertus dynamisantes et structurantes de la forme sonate.

32Mais il est temps de questionner les moyens musicaux mis en œuvre par Mozart dans cette scène, dont l'impact sur l'auditeur est si déterminant, et dont le langage contraste tant avec ce qui suit. Dans la mesure où l'introduction de l'opéra trouve ici sa justification dramatique, on peut désormais en analyser les motifs comme autant de figures, qui défilent sous nos yeux médusés. Notons que celles-ci peuvent se lire sur plusieurs niveaux, offrant des interprétations métaphoriques riches et non exclusives, qui n'enlèvent par ailleurs rien à la qualité expressive pure de la musique. Ainsi les accords massifs qui clouent littéralement le spectateur sur place au début de la scène sont-ils semblables à un coup de tonnerre qui éclate (le roulement de timbales contribue à donner cette impression). Mais Mozart suggère par la même occasion un effet liturgique : en raison du traitement homophonique de l'orchestre et de la large syncope des cordes, on entend presque résonner un orgue24 :

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Fig. 3 : Mozart, Don Giovanni, Finale, scena XV, mesures 433-441 : arrivée du Commandeur.

33La colère divine s'abat sur Don Giovanni. Le rythme pointé qui se met alors en route épouse la lourde progression de la statue (mes. 437-444 : certains y décèlent les battements d'un cœur). Omniprésent dans cette scène, il est notamment associé aux marches funèbres ; il agit ici comme symbole de fatalité, d'autant qu'il se conjugue à la tonalité de ré mineur. Le fragment de gamme en syncopes qui surgit ensuite et tourne sur lui-même en un bref ostinato, autour d'une seconde augmentée, semble figurer le tourment, peut-être même la folie qui menace l'impénitent (mes. 443-447) ; les trois notes répétées des violons, entrecoupées de demi-soupirs (mes. 449-451), le tremblement de Leporello (« Ah, padron, siam tutti morti »), dépourvu des effets comiques de répétition de la scène précédente (voir ses « ta, ta, ta, ta » lorsqu'il cherche à imiter la statue). Un peu plus loin, des gammes « bizarres », presque fantastiques, prises dans une errance harmonique en chromatisme ascendant (mes. 462-469), paraissent mimer le souffle du vent comme la plainte des âmes damnées. A cela s'ajoute la présence de trois trombones, instruments liés à la musique d'église, mais aussi à l'évocation de l'au-delà et du surnaturel dans l'opéra baroque25 ; leurs sonneries suscitent immédiatement l'image du jugement dernier, tandis que les tremolos de cordes renforcent le suspense et la tension, tout en peignant la terreur et l'effroi.

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Fig. 4 : Mozart, Don Giovanni, Finale, scena XV, mesures 461-465 : gammes fantastiques, sonneries de trombones et tremolos de cordes.

34Partout naissent des figures, jusque dans la vocalité du Commandeur, qui de sa voix monocorde et hiératique, se fait le porte-parole de l'au-delà. Un peu plus loin, son duel verbal avec Don Giovanni (« No ! Sì ! No ! Sì ! ») est accompagné par des gestes rapides des cordes graves, rappelant les coups d'épée de la première scène :

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Fig. 5 : Mozart, Don Giovanni, Finale, scena XV, mesures 542-549 : duel verbal entre Don Giovanni et le Commandeur.

35Plus secret, mais porteur d'une riche symbolique, le tétracorde phrygien descendant sous-tend de nombreux passages (voir Fig. 3, le mouvement des cordes graves aux mesures 437-443 : <ré-do-sib-la>). Or, cette formule véhicule depuis la Renaissance une connotation de lamentation et de deuil. Elle se combine dans cette scène à l'accord de « sixte napolitaine », qui résonne en plusieurs endroits clefs26. L'exemple le plus frappant est certainement le deuxième « Pentiti ! » (« Repens-toi ! »), harmonisé par un accord de MibM, tonalité dite « napolitaine » par rapport à ré mineur, associée qui plus est à la sphère religieuse en raison de ses trois bémols à la clef27.

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Fig. 6 : Mozart, Don Giovanni, Finale, scena XV, mesures 535-541 : « Pentiti ! » harmonisés en MibM, puis en mib min.

36Le figuralisme est certes caché, réservé aux initiés ; mais il est certain que Mozart travaille sur la rhétorique de tels procédés musicaux, s'inscrivant dans l'héritage baroque, et plus particulièrement dans l'esthétique Sturm und Drang d'un C.P.E. Bach ou d'un Gluck, dont on sait l'influence qu'il eut sur le jeune homme en quête de vérité dramatique28.

37Ajoutons que la scène est entièrement écrite dans des tonalités mineures, ce qui est tout à fait exceptionnel pour l'époque. Enfin, que le discours n'a encore jamais été aussi longtemps instable. Mozart multiplie les mouvements expressifs, en faisant un usage prononcé des accords les plus tendus du langage tonal. Partout, ce ne sont que chromatismes et douloureux retards, tandis que certaines tonalités touchent aux confins du réel (mib min pour le troisième « Pentiti ! », homonyme de MibM. Voir Fig. 6). L'harmonie est elliptique, enchaînant les dissonances sans les résoudre, et le ré-enclenchement perpétuel de marches empêche toute sensation de repos. Les successions d'accords sont à l'image d'une longue errance, comme s'il s'agissait de faire entrevoir à Don Giovanni les tourments infinis de l'Enfer.

Catharsis et résolution des tensions

38Certes, après ce déchaînement baroque, ce sommet absolu d'expressivité, le retour au monde majeur et l'entrée en scène du reste des protagonistes (notre partie [A']) paraît bien pragmatique. Il faut dire que Don Giovanni acquiert dans sa confrontation avec la mort une force tragique indéniable. N'oublions pas qu'il s'est défilé de ses responsabilités durant tout l'opéra. Mozart ne s'est d'ailleurs pas privé d'ironiser sur sa lâcheté, notamment à travers les modulations qu'il lui a attribuées de façon récurrente : séduisantes, mais « fausses » par rapport aux lois du système tonal29. Au contraire, le voici assumant jusqu'au bout sa position. A ce titre, son stupéfiant « Ho già risolto » (mes. 509-510) force l'admiration30. Le geste décisif de cette main qu'il donne sans hésiter au Commandeur, après avoir pris tant de fois celle des autres, lui confère une noblesse dont il ne s'est montré digne à aucun moment jusqu'ici.

39Alors que le spectateur est encore abasourdi par tant d'audace — celle de Don Giovanni comme celle du langage musical qu'on vient de lui servir ! —, entrent les justiciers. Faut-il lire une touche de distanciation ironique vis-à-vis du groupe qui débarque avec tant d'ardeur, entraînant avec lui des officiers de justice (ministri di giustizia), alors que le tribunal divin a déjà statué ? Certainement ! Mais c'est aussi un soulagement, que le spectateur ressent presque physiquement. C'est que Mozart a ménagé une habile transition : depuis quelques mesures déjà, le ré min obsédant de la scène du Commandeur s'est transformé en RéM (mes. 594). Cet éclaircissement survient à la façon d'une tierce picarde, qui consiste à remplacer le dernier accord d'une pièce mineure par un emprunt au mode majeur. Utilisée dans la musique ancienne, la tierce picarde est devenue beaucoup moins fréquente à l'époque classique, et comprend désormais une connotation religieuse. Elle apparaît ici comme un signe de l'accomplissement de la volonté divine.

40Mais il n'est pas encore tout à fait temps de conclure ; il reste à revenir au monde réel, car pour les autres, la vie continue. Mozart poursuit donc : le RéM devient dominante de SolM. Moins brillante, plus humaine peut-être, cette tonalité est l'occasion d'installer une pulsation à trois temps, dont le balancement élégant est aux antipodes du principe de marche qui a accompagné la mort de Don Giovanni. De plus, au discours parataxique, basé sur la juxtaposition de matériaux thématiques, succède une organisation claire et structurée des phrases musicales, confirmée par un discours harmonique beaucoup plus prévisible, signe de la stabilité retrouvée. L'orage est derrière nous. Si l'on comprend que l'esthétique romantique ait privilégié une fin sublime, en terminant l'opéra sur la stupeur et le saisissement, il est clair que l'esthétique classique ne saurait se passer d'une résolution, qui joue quasiment un rôle de catharsis.

41A nouveau, la comparaison avec la forme sonate s'impose : la partie qui commence maintenant (soit notre fameux lieto fine) agit à la manière d'une réexposition, dont le rôle résolutif est manifeste à plusieurs égards. La fugue qui viendra la clore apparaît dès lors comme une « Coda » au sens musical du terme ; elle couronne la structure en résorbant les dernières tensions. C'est à elle que Mozart réserve la fonction du retour définitif au ton principal de RéM, accentuant la symétrie avec le socle introductif du finale, et par conséquent, notre sensation de dénouement.

42Fidèle aux principes du style classique quant au rôle des sections conclusives, Mozart cite dans cette scène ultime de nombreux éléments précédemment exploités, compris dorénavant dans une forme qui leur apporte une paix et un équilibre regagnés. Ainsi le lieto fine est-il l'occasion de revenir sur le tétracorde descendant, dont nous avons souligné la connotation de lamentation. Dans un bref instant de recueillement (« Ah certo è l'ombra », mes. 689-692), Mozart ré-utilise les enchaînements harmoniques qui ont fait toute l'expressivité de la scène précédente, mais sans les laisser envahir le discours31 :

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Fig. 7 : Mozart, Don Giovanni, Finale, scena ultima, mesures 687-694 : retour du tétracorde descendant.

43Le long chromatisme descendant qui suit crée un moment suspendu d'une grande beauté32. Mais on ne s'attarde pas sur cette fugitive déploration du disparu ; la temporalité reste parfaitement contrôlée par le gracieux mètre à trois temps, de même que par l'articulation claire des phrases musicales. Les événements, assimilés à leur nouveau cadre formel et harmonique, ne provoquent plus de désordre ; ils paraissent comme « digérés »33. Or, en tirant parti de ce qui précède pour en proposer une synthèse d'un nouvel ordre, Mozart confère un pouvoir quasi thérapeutique à la musique. Dans ce contexte, Donna Anna et Don Ottavio vont enfin pouvoir entrer en duo. Pourvus de plusieurs scènes communes tout au long de l'opéra, ils n'ont encore jamais entremêlé leurs voix de la sorte34 :

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Fig. 8 : Mozart, Don Giovanni, Finale, scena ultima, mesures 724-727 : duo (« Larghetto ») entre Donna Anna et Don Ottavio.

44Le rôle résolutif du lieto fine passe également par l'humour, qui offre un sain moyen de distanciation sur les événements passés. A cet égard, l'effet le plus amusant est la reprise des sauts d'octave majestueux du Commandeur par Leporello, lorsque ce dernier décrit l'arrivée de la statue : « Venne un colosso... » (mesures 641-659).

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Fig. 9 : Mozart, Don Giovanni, Finale, scena ultima, mesures 641-659 : détournement burlesque des octaves du Commandeur dans le discours de Leporello.

45Absorbé par le registre buffo (signalé par les grands intervalles et les notes répétées dans un débit rapide), le vocabulaire élevé du Commandeur se trouve renversé de façon carnavalesque. Mozart s'amuse même à citer ses notes favorites : les terribles « ré », compris alors dans la fatale tonalité de ré mineur. Celle-ci revient d'ailleurs au moment de l'évocation du royaume de Pluton et de Proserpine (voir Fig. 1, mes. 746-747). Prise dans une marche harmonique, elle a pour fonction de ramener le ton principal de RéM, avec la fugue conclusive. Mozart introduit par la même occasion le retour éphémère d'un langage baroque légèrement exagéré, ce qui provoque le rire et la distanciation. Au même endroit (mes. 746-750), les fusées ascendantes dont nous avons parlé sont une réminiscence des terribles coups frappés à la porte dans la scène précédente, ceux-là même qui avaient interrompu Don Giovanni dans son souper. C'est comme si Mozart levait le voile sur ses propres procédés. « Le grand écart de Don Giovanni », écrit Michel Noiray, « n'est [...] pas entre le comique et le tragique, comme on le dit si souvent, mais entre l'illusion parfaite et l'illusion mise à distance ; et c'est bien là l'un des plaisirs de l'opéra : se voir rappeler, de temps en temps, qu'après tout nous sommes au théâtre. »35

46Même la fugue est l'occasion pour Mozart de tisser des liens sous-jacents avec ce qui a précédé, et de résoudre les dernières tensions, en intégrant les moments les plus terrifiants sur un plan nouveau. Alors que les protagonistes se lancent dans un long figuralisme sur le mot « sempre » (mes. 831), prolongé en une majestueuse pédale, un nouveau contresujet se fait entendre à la voix de Don Ottavio. Il accompagne la marche descendante des violons sur la queue du sujet de la fugue :

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Fig. 10 : Mozart, Don Giovanni, Finale, scena ultima, mesures 829-838 : nouveau contresujet, chromatique (en rouge), soulignant le figuralisme du mot « sempre » (longues notes tenues en pédales).

47Or, ce motif n'est pas sans rappeler le formidable « Ah tempo più non v'è » (« Ah, il n'est plus temps », mes. 549-554), proféré par le Commandeur lorsque ce dernier tranche définitivement le sort de Don Giovanni :

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Fig. 11 : Mozart, Don Giovanni, Finale, scena XV, mesures 829-838 : motif du Commandeur, en valeurs longues et pourvu de deux chromatismes, figurant l'idée d'éternité (« Tempo più non v'è » : « Il n'est plus temps »).

48D'aspect antique et sévère, les deux motifs (Fig. 11 et 12) sont en valeurs longues, ce qui suffit déjà à les rapprocher. D'autre part, ils font un usage prononcé de l'intervalle de demi-ton, et forment par leur dessin mélodique ce qu'on appelle un motif « en croix » (à la « Bach », pourrait-on dire36). Ce clin d’œil — ou du moins le langage commun auquel il est fait référence — permet à Mozart de mettre en lien ces deux passages, en révélant l'importance de la question du temps, au moment crucial de conclure. Tout comme le « tempo più non v'è », ce « sempre » figuré par les valeurs longues ne renvoie-t-il pas en effet à une autre temporalité que celle de l'être humain : l'éternité, dont le contrôle lui échappe forcément37 ?

Retour sur l'ambivalence : le mot de la fin

49Tout laisse penser que Mozart avait pressenti la leçon de Jean Rousset : le mythe de Don Juan est avant tout une affaire de transcendance ; sa clef réside dans l'affront au mort, et dans le châtiment qui en découle38. En situant sa conclusion sur un registre aussi élevé et spirituel, le compositeur a sorti Don Giovanni du ponctuel et du local, soit du costume sous lequel il avait été véhiculé par la tradition de l'opéra buffa durant tout le siècle. La fugue conclusive, par son langage généralisant basé sur l'égalité des voix et l'équilibre de l'ensemble, tend à une forme d'universalité qui distingue même le finale de Don Giovanni des autres lieto fine de la trilogie avec Da Ponte39. Or, la présence d'une sorte de métaphysique musicale à la fin de l'opéra nous dérange peut-être parce que la musique elle-même nous a fait croire jusqu'ici qu'il était avant tout question d'intrigues amoureuses. Dès lors, on cherche la trace d'un trouble dans la réaction des personnages réunis pour le tableau final, à l'annonce de la mort de Don Giovanni, tandis que Mozart a déjà ouvert le propos sur une autre perspective.

50Au-delà de l'apparente morale bien-pensante proclamée naïvement par l'assemblée, et dont le texte tient encore du modèle du vaudeville (« Telle est la fin de celui qui agit mal / Car la mort des perfides / Est toujours pareille à leur vie »), le compositeur nous invite à une méditation plus profonde sur l'expérience humaine, en assimilant les événements passés dans un nouveau contexte, et en offrant à ce cheminement intérieur une dimension spirituelle. « Mozart réussit à infléchir les intentions du librettiste », dit Romeo Castellucci dans un entretien en marge de sa récente mise en scène de Don Giovanni. « Heureusement, car cela nous donne un objet ambigu et complexe, un objet esthétique, là où le livret tend à rendre Don Giovanni stéréotypique [...] »40. En situant l'action dans une église préalablement vidée de tous ses attributs religieux, le metteur en scène propose d'ailleurs une métaphore frappante de cette capacité de la musique à nous sortir, puis à nous replonger dans la dynamique de transcendance propre au mythe.

51A ce propos, le compositeur n'a pas dit son dernier mot... Alors que l'aspect grandiose de l'écriture laissait envisager une fin somptueuse et un brin emphatique, la nuance devient soudainement piano sur les dernières mesures de l'opéra. Loin de toute pompe et de toute convention, l'orchestre se réduit alors de façon inattendue pour laisser place aux seuls violons, qui font entendre discrètement la queue du sujet de la fugue. Espiègle, d'esprit galant, celle-ci revient en une dernière et savoureuse marche harmonique, qui fait l'effet d'une dérobade :

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Fig. 12 : Mozart, Don Giovanni, Finale, scena ultima, mesures 860-871 : ultime retour de la queue du sujet de fugue (en beige), pris dans un mouvement chromatique rappelant à la fois la mort de Don Giovanni et le « Tempo più non vè » du Commandeur (en rouge).

52On y reconnaît l'écho du chromatisme descendant lié à la mort de Don Giovanni, pris dans un mouvement conclusif qui n'a plus rien de douloureux, mais qui sonne plutôt comme un trait d'esprit. A bien y regarder, on croit même distinguer, dans le dessin mélodique, une réminiscence du sévère motif du Commandeur (Fig. 11), métamorphosé de façon légèrement irrévérencieuse en raison des trilles et des notes piquées qui l'ornementent. « Ah tempo più non v'è ! » Au fond, tous les deux sont morts... Et nous sommes bien au théâtre.

53« Les gens qui ne rient jamais ne sont pas des gens sérieux », aurait pu dire Wolfgang à Amadeus.