Colloques en ligne

Julie Lefebvre

Conclusion. La dis/continuité textuelle : formes linguistiques dédiées ou effets discursifs singuliers ?

1Plutôt qu’une conclusion, je formulerai ici quelques réactions en écho aux différentes contributions rassemblées dans cette publication. Je partirai pour cela du point de vue qui est le mien, intéressé à une description de la langue, du discours et du texte sensible à la nature de la matérialité langagière ; et, plus précisément, à la description de faits linguistiques, discursifs et textuels exclusivement écrits. C’est relativement à ce cadre d’analyse, au titre duquel Thibaud Mettraux et Joël Zufferey m’ont généreusement conviée, que j’avancerai quelques éléments de réflexion relatifs à la distinction entre formes linguistiques dédiées à la dis/continuité textuelle et effets discursif singuliers de dis/continuité textuelle.

2Observons l’écrit manuscrit suivant, lettre adressée à « Monsieur procureurgênêralmaîtredes Avocats a Fribourg »1, rédigée par Justine Python en 1932 à l’Hospice de Marsens où elle était alors internée :

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Justine Python, sans titre, 1932, encre sur papier, 21 × 27 cm.
 Reproduit dans Poétique des écrits bruts, p. 329. © Collection de l’Art Brut, Lausanne

3Hormis quelques taches dues au maniement de l’encre, le caractère non brisé des lignes formées par l’enchaînement des lettres cursives que seules rompent les bords gauche et droit du support d’inscription et la frontière médiane, résultat du pliage de la feuille en deux, est l’un des traits visuels les plus saillants de ce que nous reconnaissons, non comme un dessin, mais comme un écrit, et plus exactement comme un écrit de nature textuelle (ce qui ne serait pas le cas si seules les lettres « Monsieur », par exemple, étaient alignées sur la page). Cette reconnaissance est conditionnée par la réalisation de blancs interlinéaires qui interrompent la succession horizontale des lettres. La présence de ces espaces blancs est essentielle : ce sont eux qui permettent au feuillet d’être perçu tel que recouvert de lignes écrites susceptibles de faire texte, et non comme un espace coloré, noirci. En dépit de la « charge graphique » (Capt 2013 : 185) de la page, les espaces blancs interlinéaires participent au maintien du statut textuel des lignes ainsi empêchées d’être versées à la seule sémiologie de l’image. À ce titre le blanc interlinéaire apparaît comme une forme de la langue écrite2 indispensable à la dis/continuité textuelle.

4Dans le même temps, ces lignes de signes écrits, avant même que nous les lisions, que nous en décodions le sens, nous arrêtent par ce qui apparaît comme un excès de continuité. En sont en effet absents les espaces blancs et les signes de ponctuation qui, attendus par nos yeux de lecteurs du XXIème siècle3 et faisant système, ont pour fonction d’introduire des découpes de différents ordres dans la linéarité écrite4. Les blancs de marge sont en effet inexistants dans ce document, de même que les blancs d’alinéa pourtant fréquents dans le genre épistolaire. La ponctuation noire n’est pas utilisée, à l’exception de la majuscule qui apparaît à l’initiale des noms propres ainsi que sur le déictique « Nous ». Enfin, les blancs inter-mots qui permettent de définir les frontières conventionnelles des unités graphiques se distinguent à la fois par leur quasi invisibilité et par leur utilisation singulière qui génère des unités lexicales et syntaxiques inédites (« lesgendarmesdeRomon » les gendarmes de Romon, « etcontretous » et contre tous, « sasestcriminels » ça c’est criminel5). En d’autres termes, cette écriture est remarquable par sa non utilisation de formes linguistiques écrites qui, ensemble, sont dédiées à la fabrique ordinaire de la dis/continuité textuelle.

5L’absence de ces formes barre l’accès à la compréhension de ces lignes, dont on peut dès lors questionner le statut de texte, au sens d’unité extra-phrastique organisée, dotée de signifiance. Le lecteur ne dispose-t-il que de l’alignement de signes écrits accumulés, aussi vides de sens que ceux tracés par les écoliers sommés de « faire des lignes », pleins seulement du geste de leur inscription6 ? Le travail de V. Capt sur les écrits de J. Python vise précisément à aller à l’encontre de ce type d’analyse. Il montre en effet comment la mise au jour de dispositifs singuliers, propres à J. Python et à son écriture (à sa « manière », pour reprendre la notion travaillée dans Capt 2013), dispositifs générateurs d’effets discursifs de dis/continuité textuelle, permet de percevoir une organisation signifiante des lignes couchées sur le papier. C’est par exemple le cas du « s » final qui ne marque pas le nombre ni ne rend compte d’un phonème, mais vaut comme « lettre ponctuante » (Capt 2013 : 195) circonscrivant des unités propres au discours en train de se faire (par exemple, « divorcers », « avecleurs maman »7). C’est également le cas des « séries » qui, faisant alterner « un terme répété et un terme qui varie » (Capt 2013 : 200), permettent de repérer des unités d’énonciation distinctes et dont l’association fait sens dans la ligne graphique, ainsi de la récurrence de « riens » qui, par son occurrence en pointillés, structure les lignes qui suivent :

nous en a riens riens comanders riens demanders riens payers riens signers riens donners rientèlè fonners riens fais derapors riens fais riens signers derecemssements de batars (cité dans Capt 2013 : 202)

6Cet « écrit brut » de J. Python rend saillant deux versants de la dis/continuité textuelle, liés à deux types d’approche. L’un renvoie aux formes linguistiques qui lui sont dédiées, c’est-à-dire dont la fonction même dans le système de la langue (écrite en l’occurrence) est d’instaurer de la discontinuité dans la continuité, d’être des opérateurs de dis/continuité. C’est dans cette perspective que se situent Jean-Daniel Gollut et Joël Zufferey lorsqu’ils envisagent l’insertion du discours indirect libre dans la phrase. L’autre versant est lié aux dispositifs discursifs singuliers qui, convoquant des réalités linguistiques non spécifiquement dédiées à la dis/continuité textuelle génèrent des effets de dis/continuité dans la linéarité. Ainsi des temps verbaux analysés dans les articles de Timon Jahn et de Gilles Philippe se penchant, pour le premier, sur l’imparfait « de rupture » chez Zola, et pour le second sur la « marqueterie » des tiroirs verbaux ramuziens. C’est également le cas de la figure de l’épithète d’ornement qu’examine Thibaud Mettraux, ou encore des analepses et des prolepses dont Ilaria Vidotto envisage l’inscription dans l’économie narrative proustienne. Dans l’optique de la poursuite de l’indispensable travail d’« objectivisation de la dis/continuité comme réalité linguistique descriptible », pour reprendre l’un des objectifs posés par les responsables du numéro, ces deux versants gagneraient à être systématiquement distingués. Il s’agirait ainsi de mieux situer l’ordre de description dont relèvent les phénomènes envisagés, et surtout de mieux comprendre sur quel mode (complémentarité, adversité) ces deux ordres s’articulent, leur articulation apparaissant en effet comme l’un des creusets de la textualité.

7Enfin, cette entreprise d’objectivisation devrait inclure une interrogation portant sur la nature, temporelle ou spatiale, des formes de la dis/continuité textuelle. Dans l’extrait de la lettre de J. Python présenté plus haut on a ainsi vu comment la dis/continuité textuelle reposait sur une combinaison singulière des interruptions dans l’espace (présentes entre les lignes, absentes dans la ligne). L’étude des modalités temporelles de la dis/continuité à l’oral, menée dans une perspective textuelle, complèterait nécessairement la description des interruptions mineures, qui structurant la linéarité « entre deux interruptions remarquables »8 (Weinrich 1989 : 24), sont au fondement de la textualité mais aussi de la textualisation conçue, pour l’écrit, selon Rudolf Mahrer et Gilles Merminod comme l’« expérience que le texte fait faire au lecteur » invité à suivre, ou à dérouler, le fil dis/continu du discours.