Colloques en ligne

Ilaria Vidotto

Anachronies proustiennes : discontinuité temporelle et (dis-)continuité narrative

Introduction

1Dans le traitement des phénomènes qui affectent l’ordre des narrations, Gérard Genette a souligné les rapports de « discordance » et de « contraste » que le surgissement d’une anachronie établit entre les plans de la diégèse et du récit. L’évocation après coup d’un épisode antérieur (analepse) ou l’anticipation d’un fait ultérieur (prolepse) « au point de l’histoire où l’on se trouve »1 (Genette 1972 : 90) brisent la succession linéaire des événements racontés et bouleversent la chronologie du récit, temporairement suspendue pour laisser place à l’interpolation du passé ou à l’anticipation de l’avenir (Genette 1972, 90-115). Ces définitions sont bien connues et nous ne reviendrons pas ici sur une typologie qui n’a guère soulevé de débats2. Dans le présent article, nous souhaiterions plutôt attirer l’attention sur une lacune formelle. Force est en effet de constater que la description développée dans Discours du récit se concentre essentiellement sur le champ temporel des anachronies, à travers les notions de portée et d’amplitude, ainsi que sur leur contenu thématico-diégétique, mais ne discute pas le paradoxe qui fait de ces procédés un facteur de discontinuité temporelle au sein d’une continuité narrative.

2Il n’a guère été souligné, jusqu’à présent, que l’inscription des analepses et des prolepses dans le flux du récit se fait toujours par des moyens formels « bifrons », qui assurent la suture tout en révélant la rupture. En nous appuyant sur l’appareil conceptuel et les systématisations de la linguistique textuelle (Adam 2008, 2015, 2018 et 2019), nous proposons donc d’étudier les opérations de liage (du signifié) et de connexion (connecteurs et organisateurs) qui ménagent — avec des différences, nous le verrons — le raccord des anachronies narratives au tissu textuel d’accueil. Notre analyse portera sur une série d’exemples, à visée purement illustrative, tirés d’À la recherche du temps perdu de Marcel Proust, œuvre qui constitue, à bien des égards, un domaine d’observation privilégié. Composée à partir d’un matériau de base discontinu — l’écrivain procédant soit par assemblage de fragments hétérogènes, soit par découpage de morceaux rédigés d’un seul tenant —, la Recherche est néanmoins le reflet d’une conception foncièrement « continuiste » (Goux 1999, Philippe 2013, 2015) du texte littéraire. Pour Proust comme pour Valéry, et pour Flaubert avant eux, « le problème littéraire », à la fois général et très particulier, était en effet de « lier »3, tant à l’échelle micro-textuelle — c’est le fameux « fondu » du style proustien — qu’à l’échelle macrotextuelle.

3Il n’est donc pas étonnant que la construction non linéaire de cette « fable sur le Temps » (Ricœur 1984, 273), où les différents épisodes et les trajectoires des personnages sont symétriquement liés, repose sur un nombre spectaculaire d’anachronies, dont le greffage se fait de manière tantôt discrète, tantôt très appuyée. Par le biais du liage anaphorique, des connecteurs et organisateurs spatio-temporels, des formes verbales, ainsi que de certains lexèmes assumant une valeur de « signal » dans la diégèse, Proust semble vouloir surmarquer la rupture temporelle entraînée par les anachronies dans l’ordre narratif et préserver tout à la fois la continuité du récit. Aussi, l’inflation des « unités linguistiques chargées de la connexion entre énoncés » (Adam 2015, 48) et de l’intégration du segment anachronique dans le contexte d’accueil témoignerait-t-elle d’une tension paradoxale entre exhibition et atténuation de la discontinuité qui affecte le niveau de la représentation narrative des événements. Cette hypothèse de départ, que nous développerons dans un premier temps, sera cependant nuancée dans un deuxième temps ; l’analyse des cas retenus montrera en effet que, sous la plume de Proust, le balisage des seuils d’enchâssement se modifie selon la nature des séquences anachroniques.

I. Analepses « complétives » ou « dramatisées » : une dis-continuité exhibée

4Le classement des anachronies proposé par Genette s’articule autour de différents groupements binaires, dont l’un, d’ordre thématique, distingue les analepses en fonction du contenu nouveau ou connu qu’elles véhiculent. Sont ainsi appelées complétives les analepses qui apportent un surcroît d’information, en comblant rétrospectivement des lacunes du récit (des ellipses ou des « paralipses », dans la terminologie genettienne), alors que les analepses répétitives rappellent, de façon allusive, des événements qui ont déjà été racontés (Genette 1972, 92 et 110). Dans une contribution récente, Raphaël Baroni a proposé une révision partielle de ces catégories, permettant d’illustrer plus finement le fonctionnement des phénomènes analeptiques ; le narratologue distingue ainsi entre des analepses « non dramatisées », qui réalisent de simples allusions au passé raconté, sans déplacement spatio-temporel, et des analepses « dramatisées », qui induisent en revanche un véritable saut dans le temps, avec un « réancrage déictique » des temps pivot du récit dans le plan du passé (Baroni 2016). Cette distinction est intéressante car elle suggère que, si toute anachronie a pour effet d’interrompre la succession chronologique des faits narrés, les effets en termes de discontinuité — tant temporelle que textuelle — ne sont pas identiques. Comme elles bouleversent la linéarité du récit en introduisant des séquences textuelles parfois longues, ancrées dans un autre espace-temps par rapport à celui du récit premier, et porteuses de données diégétiques inédites, les analepses complétives ou dramatisées constituent un dispositif plus exigeant, aussi bien pour les lecteurs que pour le romancier. Les premiers sont soumis à un effort cognitif conséquent, car les renseignements nouveaux imposent de réviser les représentations mentales précédemment formées à propos de l’histoire4 ; l’auteur doit, quant à lui, orchestrer des transitions suffisamment visibles, à même de faire ressortir la nouveauté thématique du segment anachronique, ainsi que la rupture temporelle, mais doit veiller également à la fluidité des enchaînements, pour que la séquence discontinue s’intègre sans heurts au tissu textuel.

5L’analyse d’un échantillon d’analepses proustiennes, établi en effectuant des coups de sonde dans les trois premiers volumes de la Recherche, nous a donc amenée à poser l’hypothèse suivante : la discontinuité provoquée par l’insertion d’une analepse complétive, ou dramatisée, étant plus forte que la discontinuité produite par une simple allusion, non dramatisée, au passé, l’insertion de la première dans le contexte d’accueil se caractérisera par des enchaînements serrés et s’appuiera sur des opérations de liage qui investissent aussi bien le palier microtextuel — notamment au niveau du signifié (anaphores, répétitions lexicales) et des connexions (organisateurs spatio-temporels, connecteurs) — que le palier mésotextuel (division et articulation des paragraphes). Voici un premier exemple tiré de Du côté de chez Swann :

1) Autrefois […] avant de monter lire, j’entrais dans le petit cabinet de repos que mon oncle Adolphe, un frère de mon grand-père, ancien militaire qui avait pris sa retraite comme commandant, occupait au rez-de-chaussée […] Mais depuis nombre d’années je n’entrais plus dans le cabinet de mon oncle Adolphe, ce dernier ne venant plus à Combray à cause d’une brouille qui était survenue entre lui et ma famille, par ma faute, dans les circonstances suivantes :
Une ou deux fois par mois, à Paris, on m’envoyait lui faire une visite, comme il finissait de déjeuner, en simple vareuse, servi par son domestique en veste de travail de coutil rayé violet et blanc. […] (Proust 1913 [1987],t. I : 71)

6Cet extrait constitue le seuil d’enchâssement d’une longue analepse qui, sous prétexte de retracer les circonstances de la brouille entre la famille du héros et l’oncle Adolphe, permet à Proust d’introduire des éléments importants pour la suite du récit, en particulier l’amour du protagoniste pour le théâtre et le personnage de la « Dame en Rose », une des hypostases d’Odette de Crécy. Le défilé continu des jours combraysiens est donc suspendu par une percée inattendue dans un pan de passé (le volet parisien de l’enfance du héros) que Proust greffe littéralement sur l’espace-temps où se déroule l’histoire. Le premier signal de ce greffage est fourni par le connecteur mais en tête de phrase, qui souligne une démarcation et un changement net de perspective entre le contenu de la proposition qu’il introduit et ce qui précède5, autrement dit entre le moment passé atteint par l’histoire et l’époque, antérieure à ce moment, à laquelle renvoie l’adverbe « autrefois ». Deuxième point de suture, l’indicateur « depuis nombre d’années » localise temporellement le différend à l’origine de la fermeture du cabinet, tout en maintenant un certain flou référentiel. Si l’on ne sait pas exactement à quelle époque la brouille est survenue, on comprend néanmoins que celle-ci remonte à un passé déjà éloigné par rapport aux événements qui constituent la matière du premier volet de la Recherche. De ce fait, l’organisateur fonctionne d’emblée comme un signal lexical d’analepse. Ce balisage appuyé est renforcé en outre par un double mouvement explicatif qui s’articule autour de la proposition participiale (« ce dernier ne venant plus à Combray ») et de la locution prépositionnelle (« à cause de ») qui explicite la raison du changement des habitudes familiales. Proust prépare soigneusement le terrain avant même de donner le véritable « coup d’envoi » à l’analepse, dont le début est (sur)marqué à trois niveaux différents : sur le plan morphologique, on passe de l’imparfait à dominance itérative (« je n’entrais plus ») au plus-que-parfait (« était survenue »), exprimant l’antériorité ; sur le plan lexical, le groupe prépositionnel « dans les circonstances suivantes » annonce la digression explicative imminente, à l’instar du célèbre « voici pourquoi » balzacien ; sur le plan de la ponctuation, enfin, les deux points et le blanc du retour à la ligne renforcent le saut temporel et le décrochement de la séquence analeptique, laquelle se trouve encapsulée dans un nouveau paragraphe.

7Proust pallie ainsi la perturbation que le retour en arrière provoque au sein de la continuité diégétique en corsetant fortement les liages microtextuels, tant au niveau des connexions qu’au niveau lexico-sémantique, comme l’atteste la reprise quasi littérale du syntagme « le cabinet de repos de mon oncle Adolphe ». Le sentiment de redondance que l’on ressent face à cette répétition lexicale, au demeurant surprenante, indique que nous sommes en présence d’un segment éligible pour former une collocation que l’on pourrait qualifier d’idiofictionnelle6, dont le figement (à degrés variables) découle de l’épaisseur référentielle particulière que certains lexèmes combinés acquièrent dans l’univers de la Recherche. La reprise lexicale constitue, par conséquent, non seulement un facteur de textualité, mais aussi un indice de récupération mémorielle7, comme nous allons le voir en analysant la clôture de la séquence analeptique8.

8Après avoir tracé un portrait sommaire de l’oncle Adolphe et de sa demeure, l’analepse digresse vers l’évocation de l’engouement du héros pour les pièces de théâtre et les acteurs. Cette diversion, dans laquelle s’enchevêtrent d’autres évocations fugaces du passé ou du futur, ne nous éloigne qu’en apparence du fil du récit analeptique premier ; les nombreuses ligatures argumentatives, les connexions, tout comme sa structuration paragraphique, mettent au contraire en relief sa pertinence et sa valeur cohésive de prémisse nécessaire à la compréhension des faits. En faisant apparaître les liens entre les rêves théâtraux du héros, les fréquentations féminines du grand-oncle, et les circonstances de la visite impromptue du protagoniste chez ce dernier, Proust se rapproche par paliers successifs du cœur de l’analepse, à savoir la rencontre avec l’éblouissante Dame en Rose et l’attitude du héros en cette circonstance. Au lieu de garder le secret, le protagoniste s’empresse en effet de rapporter l’événement extraordinaire à ses parents, qui, en bons bourgeois, décident de cesser toute relation avec le fringant Adolphe. L’analepse se clôt alors sur l’évocation (proleptique) de la mort solitaire de l’oncle, ce qui ménage un retour en deux temps dans le plan déictique antérieur :

1’) Mon oncle pensa que je suivais en cela les ordres de mes parents, il ne le leur pardonna pas, et il est mort bien des années après sans qu’aucun de nous l’ait jamais revu.
Aussi je n’entrais plus dans le cabinet de repos maintenant fermé, de mon oncle Adolphe et après m’être attardé aux abords de l’arrière-cuisine, quand Françoise me disait […] » (Proust 1913 [1987],t. I, 79)

9Le raccord du segment anachronique se fait ici au moyen d’un double décrochement : énonciatif d’abord — l’apparition du passé composé opère un glissement de l’ancrage vers le discours du narrateur et scelle la fin de l’anecdote rétrospective au passé simple9 —, puis typographique. Le passage à la ligne et l’alinéa inaugurent un nouveau paragraphe à l’imparfait itératif, qui signale la reprise du fil interrompu du récit, mais veille en même temps à en resserrer les mailles, en s’appuyant sur deux chevilles : d’une part, le marqueur de conclusion « aussi », et, d’autre part, la répétition en boucle de la collocation qui figurait, huit pages plus haut, à l’ouverture de l’analepse. On notera pourtant que la redondance lexicale est agrémentée d’une variation qui témoigne de la progression du texte : l’ajout du complément épithétique « maintenant fermé » est en effet un clin d’œil à la longue explication que l’on vient de lire, car le déictique renvoie non pas à l’actualité de l’écriture mais à l’« actualité » de la diégèse, dont les données initiales ont été modifiées grâce aux éclaircissements véhiculés par l’analepse.

10Le remaillage très voyant que Proust effectue dans cet exemple pour atténuer la cassure de la séquence invite ainsi à nuancer l’affirmation selon laquelle « la manière proustienne, toute en glissements subtils et transitions insensibles, est […] bien éloignée de la “lourde régie” d’un Balzac » (Serça 2010 : 143). Tout en se voulant l’architecte d’une construction romanesque aussi « rigoureuse » que « voilée » (Proust 1971 : 598), sous-tendue par des symétries indiscernables, Proust est conscient que les va-et-vient incessants orchestrés sur l’axe temporel pourraient ébranler la cohésion de l’ensemble, d’où son attention aux liaisons micro-textuelles. Certes, « la visibilité de la ligature crée un effet de patchwork » (Philippe 2015 : 43), voire un soupçon d’artifice ; l’écrivain semble néanmoins y condescendre lorsqu’il s’agit d’interpoler des anachronies dramatisées, non seulement des évocations du passé, comblant après coup des lacunes (3), mais aussi des anticipations (2) :

2) C’est possible, car je n’ai jamais rencontré dans la vie des filles aussi désirables que les jours où j’étais avec quelque grave personne que malgré les mille prétextes que j’inventais je ne pouvais quitter : quelques années après celle où j’allai pour la première fois à Balbec, faisant à Paris une course en voiture avec un ami de mon père et ayant aperçu une femme qui marchait vite dans la nuit, je pensai qu’il était déraisonnable de perdre pour une raison de convenances ma part de bonheur dans la seule vie qu’il y ait sans doute, et sautant à terre sans m’excuser, je me mis à la recherche de l’inconnue, la perdis au carrefour de deux rues, la retrouvai dans une troisième, et me trouvai enfin, tout essoufflé, sous un réverbère, en face de la vieille Mme Verdurin que j’évitais partout et qui, heureuse et surprise, s’écria : « Oh ! comme c’est aimable d’avoir couru pour me dire bonjour. » Cette année-là, à Balbec, au moment de ces rencontres, j’assurais à ma grand-mère, à Mme de Villeparisis qu’à cause d’un grand mal de tête il valait mieux que je rentrasse seul à pied. (Proust 1919 [1987],t. II : 73)

11Réalisant ici ce que Genette appelle une « paralepse » (Genette 1972, 213), cette anticipation peut être considérée, si l’on adopte la typologie de Baroni, comme une sorte de prolepse dramatisée, dont le contenu est pourtant destiné à ne jouer aucun rôle sur le plan de l’histoire. L’épisode en question assume en effet la valeur d’une illustration particulière et concrète, censée appuyer la loi générale que le narrateur formalise à propos d’un phénomène métaphysique, esthétique ou moral. Ainsi, le récit de la poursuite rocambolesque de Mme Verdurin, que le héros prend pour une charmante inconnue, ne sera plus jamais repris à l’avenir non pas par omission ou oubli volontaire du narrateur, mais parce que sa signification se résume à la mission explicative qu’il remplit dans la séquence textuelle d’accueil. Et c’est justement pour insister sur cette dimension illustrative et anecdotique de la prolepse10 que ses seuils d’enchâssement et de « sortie » sont, à nouveau, bien balisés. À la différence de l’exemple (1), le greffage du segment chronologiquement discontinu s’opère cette fois au sein d’un même paragraphe ; cependant, par leur valeur démarcative, les deux points entraînent un effet de segmentation proche, quoique moins fort, du passage à la ligne et contribuent de la sorte à isoler la prolepse, tout en la raccordant au paragraphe d’accueil. Le mouvement prospectif est ensuite porté par l’organisateur temporel de postériorité (« quelques années après »), dont la fonction de localisation s’exerce aussi grâce à la périphrase relative (« celle où j’allais pour la première fois à Balbec »), qui atténue l’opacité référentielle de l’indicateur et permet de situer la prolepse par rapport au temps de l’histoire. Sur le plan morphologique, on sera peut-être surpris de constater l’absence de tiroirs verbaux exprimant la postériorité (futur ou conditionnel). En réalité, l’alternance du passé simple et de l’imparfait dans une séquence prospective n’a rien d’extraordinaire — le caractère dramatisé de cette prolepse impliquant en effet un réancrage, quoique de très courte portée, du passé simple, temps pivot ici, dans un espace-temps ultérieur. Mais ceci est d’autant moins surprenant dans l’univers de la Recherche, où toute incursion dans le futur — à l’exception de certains segments d’ordre « métascripturaire » (Lefebvre 2014) sur lesquels nous reviendrons — n’est au fond qu’un expédient voué à renforcer le dédoublement entre le je narré, qui vit les événements, et le je narrant qui les ressaisit au sein d’une vaste parabole rétrospective11.

12En aval, la transition entre la conclusion de la séquence narrative proleptique et la reprise du récit premier est signalée par la sursaturation du côté gauche de la proposition ; le travail de « pontage » s’appuie sur trois circonstants et fait appel aux ressources conjointes de la répétition lexicale et de l’anaphore démonstrative. L’indicateur spatial « à Balbec » et son homologue temporel anaphorique (« cette année-là ») bouclent la boucle d’un récit qui se referme sur lui-même en nous ramenant au point de départ — alors que la prolepse nous avait transportés de façon inopinée à Paris et dans le futur —, tandis que la reformulation résomptive « ces rencontres » resserre le lien avec le thème principal du passage (les passantes mystérieuses aperçues depuis la voiture) à travers la nominalisation12 du participe « rencontré » figurant au début de l’extrait.

13Dispositif peut-être plus discret que les connecteurs, mais incontournable pour la « fabrique du continu » (Goux : 1999) dans le texte, le liage par anaphore est, on vient de le voir, un moyen de liaison efficace et, de ce fait, fortement sollicité par Proust :

3) Cette période dramatique de leur liaison — et qui était arrivée maintenant à son point le plus aigu […] — avait commencé un soir chez une tante de Saint-Loup, lequel avait obtenu d’elle que son amie viendrait pour de nombreux invités dire des fragments d’une pièce symboliste qu’elle avait jouée une fois sur une scène d’avant-garde [… récit de la soirée et de l’humiliation subie par Rachel] Quant à l’artiste, elle sortit en disant à Saint-Loup : « Chez quelles dindes, chez quelles garces sans éducation, chez quels goujats m’as-tu fourvoyée ? J’aime mieux te le dire, il n’y en avait pas un, des hommes présents qui ne m’eût fait de l’œil, du pied, et c’est parce que j’ai repoussé leurs avances qu’ils ont cherché à se venger. »
Paroles qui avaient changé l’antipathie de Robert pour les gens du monde en une horreur autrement profonde et douloureuse et que lui inspiraient particulièrement ceux qui la méritaient le moins, des parents dévoués qui, délégués par la famille avaient cherché à persuader à l’amie de Saint-Loup de rompre avec lui, démarche qu’elle lui présentait comme inspirée par leur amour pour elle. (Proust 1919 [1987],t. II : 142)

14« [T]ype de reprise exemplaire entre paragraphes » (Adam 2020), l’anaphore démonstrative à valeur résomptive relie ici, de part et d’autre des blancs topographiques, le récit analeptique de la mésaventure encourue par Rachel chez la tante de son amant Saint-Loup, antérieure à l’époque de Balbec où trouve place son évocation. Le syntagme « cette période dramatique de leur liaison » raccroche le nouveau paragraphe à la portion textuelle qui le précède, en condensant les faits que le narrateur vient de relater au sujet de la relation orageuse entre l’actrice et Robert. On notera à ce propos que la reclassification opérée par l’anaphore démonstrative relance la marche du texte, non seulement par soustraction, mais aussi par addition, en faisant émerger, en l’occurrence, l’investissement subjectif du narrateur, dont le point de vue empathique vis-à-vis de son ami Saint-Loup perce, sans ironie aucune, à travers l’adjectif « dramatique ». En aval, l’analepse se clôt sur les propos indignés de la jeune fille, rapportés au mode direct puis narrativisés par une anaphore nominale qui illustre la tension entre continuité et discontinuité au niveau micro- et mésotextuel. En effet, si la coupure topographique forte sépare la reprise appositive « paroles qui » de son antécédent, et l’isole dans une clause averbale à valeur de commentaire, la continuité du tissage sémantico-lexical est néanmoins assurée par l’anaphore, qui enjambe le gué entre les deux paragraphes et en assure le liage.

15La série d’exemples que nous venons d’analyser nous aura donc permis de faire apparaître une convergence entre le fond et la forme linguistique de certaines anachronies proustiennes : puisqu’elles bousculent le cours du récit, en le suspendant parfois pendant plusieurs pages, et qu’elles apportent des informations nouvelles, les analepses (mais aussi quelques anticipations) « dramatisées » font état, sous la plume de Proust, d’un surmarquage des seuils textuels d’enchâssement et de décrochement. Aussi les frontières de ces séquences discontinues se signalent-elles par un bornage clair et des connexions linguistiques exhibées, ce qui les différencie, d’un point de vue formel, des anachronies répétitives que nous allons aborder à présent.

II. Rappels et annonces : de la « couture apparente » au fondu-enchaîné

16Le type répétitif d’anachronie se distingue par le fait que la matière du segment rétrospectif ou prospectif n’est pas inédite. Qu’il s’agisse du rappel d’un épisode figurant dans le contexte antérieur, ou bien de l’annonce d’un événement allant constituer une portion ultérieure de l’histoire, l’écart chronologique participe de la dynamique de progression par répétition typique du texte proustien13 et contribue à en consolider le tissu. En renvoyant à des informations déjà connues, voire en posant des pierres d’attente, à la fois explicites et allusives, ces séquences anachroniques font appel aux facultés mémorielles du lecteur et renforcent le sentiment d’une continuité profonde (au niveau de l’histoire) par-delà la discontinuité qui affecte l’ordre narratif, mais aussi par-delà le fractionnement qui caractérise tant la matérialité du texte (division en chapitres et, dans le cas de la Recherche, en volumes), que l’expérience de lecture.

17Cette différence au niveau du coefficient informatif a deux conséquences notables pour la configuration formelle des analepses et prolepses. S’agissant d’allusions au passé ou au futur, la longueur de ces segments est bien inférieure par rapport aux séquences que développent les autres anachronies ; et comme ils ne dépassent jamais les limites de la phrase graphique, leur insertion dans le fil du récit s’avèrera, en règle générale14, moins marquée du point de vue linguistique. Ainsi, en lieu et place des « coutures apparentes » (Serça 2010) observées plus haut, Proust réalise des interpolations par fondu-enchaîné qui, en évitant les connexions trop voyantes, sollicitent les opérations de liage qui investissent en particulier le palier lexical, avec la reprise de collocations idiofictionnelles, d’isotopies etc. Voici donc, en guise d’exemples, deux configurations formelles récurrentes, dans lesquelles l’enchâssement de l’anachronie advient par le truchement de deux procédés caractéristiques du style proustien : la parenthèse et la structure corrélative démonstrative Dem. + N + relative.

Greffage par/entre parenthèses

18Si l’on classait les techniques d’insertion des anachronies répétitives proustiennes sur une échelle établie en fonction de leur visibilité, la parenthèse serait encore proche du pôle des sutures qui caractérisent les segments de nature complétive. Sur le plan typographique, la ponctuation opère en effet une déchirure nette à la surface du texte, laquelle rehausse, par un effet de staccato, l’« arrêt sur souvenir » que produit, dans l’extrait ci-dessous, le retour en arrière :

4) Ses parents ne me firent pas seulement l’éloge des vertus de Gilberte — cette même Gilberte qui même avant que je l’eusse jamais vue m’apparaissait devant une église, dans un paysage de l’Île-de-France, et qui ensuite m’évoquant non plus mes rêves, mais mes souvenirs, était toujours devant la haie d’épines roses, dans le raidillon que je prenais pour aller du côté de Méséglise. Comme j’avais demandé à Mme Swann […] quels étaient parmi les camarades de Gilberte ceux qu’elle aimait le mieux, elle me répondit : […] (Proust 1919 [1987],t. I, p. 527)

19Cependant, si par « parenthèse » on entend non seulement les signes de ponctuation — réduits en l’occurrence au tiret simple15 — mais, plus largement, le contenu qui se développe à l’intérieur des bornes ouvrantes et fermantes16, on voit que l’interpolation du rappel entre parenthèses vise à déjouer, ou du moins à compenser, la discontinuité de surface. Malgré l’insistance du raccord, signalé par le double marquage du tiret et de l’anaphore démonstrative, le liage de l’analepse advient de manière plus subtile. À l’instruction d’identification véhiculée par la reprise anaphorique fait suite une relative qui déploie l’évocation rétrospective, portée essentiellement par des reprises lexicales (en italique dans l’extrait). En évoquant le décor tantôt rêvé, tantôt réel des apparitions successives de Gilberte, ces collocations réactualisent les éléments diégétiques qui constituent les antécédents textuels du rappel. Parce qu’elle relie trois pans de l’histoire éloignés dans le temps — l’époque où le héros rêvait de connaître Gilberte, le moment de leur première rencontre et sa fréquentation actuelle de la jeune fille —, ainsi que distants dans l’espace du roman, la parenthèse rétablit finalement la continuité événementielle en dépit de la discontinuité narrative. Grâce à sa connexité forte au niveau lexical, la texture de l’analepse reflète en outre la continuité du moi et de la mémoire thématisée par l’extrait : « au souvenir du héros-narrateur se remémorant une expérience vécue, correspond alors un souvenir de lecture de la part du lecteur se remémorant un passage du récit antérieur. » (Perrier 2011 : 22).

20La parenthèse constitue un seuil de dis-continuité particulièrement intéressant et problématique, en raison notamment de l’usage parfois atypique que Proust fait des signes de ponctuation. S’inscrivant en faux contre une certaine doxa rhétorique et linguistique, qui envisage la parenthèse sous l’angle de la rupture (thématique, syntaxique, énonciative), Isabelle Serça souligne que souvent, chez Proust, la séquence apparaissant entre parenthèses n’enfreint ni la linéarité de la phrase, ni l’homogénéité énonciative17. Les signes typographiques s’avérant accessoires, sinon suppressibles, la discontinuité que la parenthèse semble entraîner n’est au fond que simulée :

5) Mais la première, Françoise me donna l’exemple (que je ne devais comprendre que plus tard quand il me fut donné de nouveau et plus douloureusement, comme on le verra dans les derniers volumes de cet ouvrage, par une personne qui m’était plus chère) que la vérité n’a pas besoin d’être dite pour être manifestée, […] (Proust 1920 [1988],t. II, p. 365)

21Dans ce passage, le segment proleptique qui se développe à droite de la parenthèse ouvrante débute sur un pronom relatif COD qui reprend son antécédent immédiat (« l’exemple ») et introduit une subordonnée à valeur d’expansion descriptive du groupe nominal. L’ajout parenthétique se situe donc dans un rapport de continuité syntaxique et sémantique avec la proposition d’accueil, et son apparition n’entraîne pas non plus un changement immédiat de plan énonciatif. L’incursion dans l’actualité discursive se produit en effet à l’intérieur même de la parenthèse, au niveau de la proposition incidente en comme ; par sa valeur métascripturaire18, l’insert entre virgules rompt, lui, la linéarité de l’énonciation narrative en donnant à entendre, à côté de celle du narrateur, la voix du romancier aux prises avec la structuration temporelle et spatiale de son œuvre19. Bien que les deux expansions subordonnantes rattachée au GN « l’exemple » ne soient pas de même nature — ce qui semble justifier le recours à la parenthèse — il n’en demeure pas moins que l’ensemble de la séquence proleptique pourrait être interpolée dans le « fil insérant » (Pétillon 2003) au moyen de simples virgules.

22Cet emploi de la ponctuation est motivé à notre avis par une exigence a priori contradictoire : s’il veille à ce que l’annonce s’enchaîne sans heurts dans le tissu phrastique, Proust entend aussi exploiter la valeur démarcative des parenthèses typographiques pour créer un seuil artificiel de discontinuité susceptible de mettre en valeur le mouvement prospectif. Et c’est d’ailleurs par cette tension entre les gestes opposés de l’occultement et de la monstration que l’on peut expliquer certaines caractéristiques formelles des annonces proustiennes. Elles se signalent par le contraste entre l’insistance des marques linguistiques de la projection — nous observons ici le verbe « devoir » exprimant une valeur modale de prédiction, l’organisateur temporel de postériorité « plus tard », le verbe « voir » au futur dans la séquence métascripturaire — et la dimension allusive du contenu annoncé, comme l’atteste ici l’opacité du syntagme indéfini « une personne qui m’était plus chère », derrière lequel se cache la silhouette d’Albertine. Sur le plan du liage des signifiés, ces clins d’œil proleptiques fournissent alors l’exact contrepoint à la redondance sémantico-lexicale des allusions à valeur analeptique, l’orchestration des liens avec l’avenir se tissant non plus à claire-voie mais en sourdine.

23En définitive, et malgré la discontinuité affirmée au niveau topographique, il semble que cette « fausse parenthèse » ne fasse pas obstacle à l’enchaînement fluide de la prolepse dans la linéarité syntaxique première ; elle donne au contraire à percevoir la profondeur temporelle d’un récit où les époques se chevauchent sans solution de continuité.

Greffage dans la structure corrélative Dem + N + relative

24À l’opposé des raccords encore saillants que ménagent les parenthèses, voici, pour finir, une configuration, réservée de préférence aux rappels, où les seuils d’enchâssement du segment discontinu font l’objet d’un gommage et d’une dilution dans le tissu phrastique :

6) J’allai m’asseoir à côté d’elle. Elle avait une toque plate qui descendait assez bas sur ses yeux leur donnant ce même regard « en dessous », rêveur et fourbe que je lui avais vu la première fois à Combray. (Proust 1919 [1987],t. I, 484)

7) De même, rien moins que ces tristes noms […] ne me faisait penser à ces autres noms de Roussainville ou de Martinville, qui parce que je les avais entendu prononcer si souvent par ma grand’tante à table, dans la « salle », avaient acquis un certain charme sombre où s’étaient peut-être mélangés des extraits du goût des confitures, de l’odeur du feu de bois et du papier d’un livre de Bergotte, de la couleur de grès de la maison d’en face et qui, aujourd’hui encore, […] conservent leur vertu spécifique à travers les couches superposées de milieux différents qu’ils ont à franchir avant d’atteindre jusqu’à la surface. (Proust 1919 [1987],t. II, 22)

25On reconnaît ici une appropriation proustienne du déterminant discontinu prototypique un de ces N qu-P, stylème balzacien qualifié par Éric Bordas (2001, 2005) d’« exophore mémorielle » et envisagé, de façon plus large, par Jean-Marie Viprey (2006) comme un « SN dem avec expansion corrélative ». Deux particularités s’observent aux extrémités de la configuration : d’une part, l’absence du déterminant indéfini commandant l’opération d’extraction d’un item de la classe désignée par le syntagme démonstratif ; d’autre part, le changement de tiroir verbal dans la subordonnée relative. Alors que dans « le schéma de base de [la] désignation discontinue » (Bordas 2001, 34), les verbes de l’expansion sont conjugués au présent gnomique, nous remarquons ici la présence d’un plus-que-parfait. La présence d’un temps rétrospectif signale le statut proprement « mémoriel » de la relative, laquelle s’ancre dans l’espace du souvenir ; au lieu de rappeler les représentations universelles de la doxa, ou des connaissances encyclopédiques, la réalité évoquée pour saturer la référence du SN démonstratif fait appel à la prégnance de l’expérience vécue, ce qui, dans la fiction proustienne, se traduit par le surgissement discret d’une analepse répétitive.

26À ce propos, la valeur corrélative de l’expansion, opportunément mise en avant dans l’analyse de Viprey, nous permet de souligner que, dans cette configuration, l’intégration du segment analeptique advient sans ruptures, essentiellement par l’action liante de la syntaxe. La fluidité de l’enchaînement apparaît ainsi inversement proportionnelle à la quantité de marqueurs mis en œuvre : le rappel affleure sans besoin de connexions ou de chevilles trop marquées, grâce à la corrélation syntaxique et à l’apparition d’un lexique évocateur — on notera, en (6) et en (7) la présence de noms propres, de mentions autonymiques et de collocations qui ressuscitent des parcelles du passé du héros, et du texte. La discontinuité temporelle se voit ainsi atténuée par des transitions insensibles, tant en amont du rappel — où le pointage complexe du démonstratif s’oriente vers le cotexte avant, cependant qu’il assure le raccord avec le cotexte arrière20 — qu’en aval ; remarquable est, à ce propos, le fondu-enchaîné par lequel le texte de l’exemple (7) revient non pas à l’histoire mais glisse de l’évocation analeptique à l’énonciation du narrateur, affleurant dans une relative au présent, coordonnée à la première. La texture continue de ces configurations reflète ainsi la trame ininterrompue des souvenirs qui nourrit le roman proustien, « la continuité qui est le principe même de la vie » (Proust [1922] 1989,t. IV, 112).

Conclusion

27En partant du constat d’une lacune formelle dans la description des anachronies proposée par Gérard Genette, les analyses conduites sur un petit échantillon d’analepses et prolepses de la Recherche auront permis de montrer que la distinction entre les anachronies qui apportent des informations nouvelles et entraînent un débrayage temporel, et celles qui se limitent à évoquer allusivement l’avenir ou le passé, peut être utilement complétée par l’observation des opérations de liage et des outils linguistiques assurant l’enchâssement des séquences temporellement discontinues dans le fil du récit. Sous la plume de Proust, ces ressources font l’objet d’un dosage variable, tantôt abondant, tantôt discret, dont les enjeux ne peuvent être négligés lorsqu’on étudie le fonctionnement d’un dispositif qui symbolise, à l’échelle de la construction romanesque, la vaste réflexion de l’écrivain autour de la conscience, de la mémoire et du temps. Les jeux de rétrospection et prospection contribuent en effet à la mise en œuvre du projet de la Recherche, à savoir raconter l’apprentissage d’un jeune homme qui, malgré la découverte éblouissante de l’intemporel, comprend à la fin de son parcours qu’il n’a jamais cessé de vivre dans le Temps, son existence étant la création de ce grand architecte qui « tisse ses liens entre les êtres, les événements [...] les entrecroise, les redouble, si bien qu’entre le moindre point de notre passé et tous les autres un riche réseau de souvenirs ne laisse que le choix des communications » (Proust 1989, 934). Et puisque le but ultime poursuivi à travers l’œuvre d’art est de rendre sensible « l’architecture temporelle du moi » (Bowie 2000, 421), les anachronies constituent un moyen fondamental pour transformer le temps « incolore et insaisissable » (Proust 1989, 608) en un « temps incorporé » (ibid., 623), incarné non seulement par l’intrigue et par les personnages, mais aussi dans et par l’écriture.