Colloques en ligne

Jean-Daniel Gollut et Joël Zufferey

Syntaxe et énonciation : l’insertion du discours indirect libre dans la phrase

Introduction

1Représenter un discours autre suppose de construire par son propre énoncé une composante verbale en la présentant comme exogène. Le procédé signifie ainsi un mouvement d’intégration qui peut se réaliser selon des formes variées : il est possible de fondre intégralement le discours autre dans le discours d’accueil (discours narrativisé) ou, au contraire, de l’insérer en lui conférant une autonomie maximale de fonctionnement (discours direct). Ces deux cas de figures sont les dispositifs opposés par lesquels se définit, sur les plans syntaxique et énonciatif, une relation de continuité/discontinuité à l’énoncé de base : continuité syntaxique et énonciative pour le discours narrativisé ; discontinuité aux deux niveaux pour le discours direct. Entre ces configurations, différentes formes de représentation se distribuent en fonction de la relation spécifique de dis/continuité au cotexte qu’elles impliquent.

2C’est la catégorie du discours indirect libre (DIL) qui va être ici examinée sous cet angle. La caractérisation du DIL suppose que soient pris en considération, de façon conjointe, plusieurs critères sémantiques et énonciatifs. D’une part, l’ancrage impliqué par les expressions de la personne (pronoms) et du temps (tiroirs verbaux) s’avère différent, dans son fonctionnement, de celui qui prévaut dans le cotexte pour les mêmes formes1. D’autre part, la prise en charge modale de l’énoncé, spécifiée par le type de phrase et d’autres faits énonciatifs, doit être assignable exclusivement à l’énonciateur représenté (cf. Authier-Revuz 2020 : 130sq). En raison des particularités de notre analyse, qui appréhende le DIL sous un angle restreint, nous accorderons une place centrale au second critère (les autres seront supposés satisfaits).

3Si on définit le DIL notamment par l’attribution de la modalité d’énonciation (affirmation, interrogation…), il s’en suit logiquement que son domaine d’extension naturel est la phrase (ou la suite de phrases) au sens syntaxique du terme. Dans cette configuration classique, la syntaxe et le fonctionnement énonciatif instaurent de façon convergente les ruptures qui délimitent textuellement le DIL, tandis que la morphologie (du temps et de la personne) opère quant à elle sur le mode de la continuité :

Il commença par s’emporter, parler de haut, brutal, en vrai bourgeois d’Aps discutant dans son ménage. De quoi se mêlait-elle, à la fin des fins ? Qu’est-ce qu’elle y entendait ? Est-ce qu’il la tourmentait, lui, sur la forme de ses chapeaux ou ses patrons de robes nouvelles ? Il tonnait, comme à l’audience, devant la tranquillité muette, presque méprisante, de Rosalie. (Daudet, Numa Roumestan, 1881 ; sauf indication contraire, c’est nous qui soulignons au moyen de l’italique.)

4Dans l’exemple, les formes de troisième personne (elle, il…) ainsi que l’imparfait (mêlait, entendait, tourmentait) sont les morphèmes par lesquels le DIL s’inscrit dans le système du récit. Des liens étroits se tissent ainsi entre le DIL et son cotexte d’insertion, mais sans pour autant que l’un se fonde intégralement dans l’autre. Un principe de discontinuité demeure en effet au plan énonciatif, en particulier en ce qui concerne la prise en charge modale. Les structures interrogatives n’entrent pas dans la ligne de l’assertion narrative qui les précède ou de celle qui les suit : elles instaurent une cohérence prédicative, confinant au reproche, dont la responsabilité, soustraite à la narration, incombe au sujet représenté, ici Numa Roumestan. Trois phrases indépendantes composent donc une séquence énonciative dont l’homogénéité interne se détache partiellement du fonctionnement environnant. L’autonomie énonciative et la complétude syntaxique (en l’occurrence redoublées par une ponctuation démarcative) assurent, au sein du texte, le balisage du segment indirect libre sur fond de continuité morphologique.

5Mais ces conditions d’exercice normalisées du DIL laissent tout de même envisager une question, celle précisément à laquelle nous voulons répondre par notre analyse : une simple composante phrastique — pour autant qu’elle corresponde à une structure propositionnelle — peut-elle aussi donner lieu par elle-même à un DIL et, le cas échéant, quelle sera la relation de dis/continuité instaurée avec le cotexte immédiat ? Sur ces points, les avis divergent ; voici, pour illustration, deux positions antagonistes :

Apparaît comme propriété associée à cette bivocalité radicale, au plan de l’énoncé, l’autonomie syntaxique de la séquence [DIL-]bivocale […], autonomie qui va de pair avec l’absence — obligatoire — de verbe de dire régissant tels qu’on peut les observer en DI et DD. (Authier-Revuz 2020 : 131)

Free indirect discourse — and this is another syntactic signal of the device — allows sentences with clause-initial coordinating conjunctions. […] Additionally, free indirect discourse is sometimes introduced by subordinating conjunctions such as while, if, when, or by relative clause complementizer phrase specifiers. (Fludernik 1993 : 241)

6Le désaccord ne se règle pas aisément, car une réponse globale ne peut pas convenir. Il faut examiner les structures au cas par cas et statuer sur le degré de rattachement syntaxique des segments. On reconnaîtra ainsi, avec Authier-Revuz, que la complétive d’un verbe de parole ne peut en principe pas constituer un DIL ; mais on peut valider également le constat de Fludernik qui note la présence de DIL dans différentes sortes de subordonnées, phénomène que, en leur temps, Bally (1912 : 554), Lips (1926 : 77) et Steinberg (1971 : 100-105) avaient déjà remarqué, mais qui est resté jusqu’ici sans éclaircissement théorique. Reste donc à comprendre la spécificité de ces configurations syntaxiques potentiellement hébergeuses de DIL et à examiner à cet égard les divers types d’articulations intra-phrastiques. Pour ce faire, nous étudierons d’abord les subordonnées relatives, et ensuite les conjonctives. Tous les énoncés analysés seront extraits des Rougon-Macquart d’Émile Zola. Le choix de ce répertoire d’exemples répond à une considération statistique : le romancier naturaliste est, d’après nos relevés, l’auteur de la seconde moitié du XIXe siècle qui procède avec le plus de régularité à l’insertion du DIL dans des constituants phrastiques subordonnés.

1. Les relatives

7Parmi les critères retenus par les grammaires pour rendre compte des relatives, une composante apparaît de façon récurrente au point de constituer apparemment la base définitoire de la catégorie : la présence d’un pronom relatif en tête de proposition. C’est donc l’intervention d’un morphème, au statut d’ailleurs assez mal stabilisé (qu’est-ce qu’un pronom relatif ?), qui est censée fournir la clé d’identification, en langue comme en discours, de la proposition relative. Cet étiquetage syntaxique fondé sur une observation morphologique constitue une approche peu cohérente, dont résultent d’ailleurs de nombreux problèmes classificatoires — les diverses typologies existantes en sont le témoin. Il ne sera cependant pas question ici de réviser les principes de catégorisation, ni de chercher à systématiser l’hétérogénéité interne à l’ensemble des relatives. La perspective que nous adoptons se veut plus restreinte, dans la mesure où elle vise à appréhender sélectivement certaines configurations en particulier : nous prendrons en compte uniquement les structures qui, tout en entretenant un lien de dépendance à leur cotexte d’insertion, se trouvent investies d’un certain degré d’autonomie. Cette dernière propriété est indispensable pour que la question de la compatibilité avec le DIL puisse être posée. À terme, il s’agira de mesurer, dans les cas où les relatives sont énonçables à l’indirect libre, les effets de dis/continuité produits.

8Compte tenu de la problématique particulière qui est la nôtre, nous retenons les relatives qui répondent aux trois caractéristiques de base suivantes :

i. La relative est une structure prédicative.

ii. La relative est syntaxiquement subordonnée (c’est-à-dire intégrée par enchâssement) à une autre proposition.

iii. La relative est liée à une donnée nominale par le truchement d’un pronom relatif à fonctionnement anaphorique.

9Ces critères, bien qu’élémentaires, permettent de restreindre le champ d’observation aux structures pertinentes pour notre recherche. En effet, (i) l’agencement prédicatif est certes impliqué par le statut propositionnel des relatives, mais il est aussi requis — au titre de condition nécessaire mais non suffisante — pour qu’une modalité d’énonciation soit potentiellement engagée et que la question du DIL puisse être posée. (ii) La relation de subordination a pour conséquence la mise à l’écart des relatives qui ne s’emboîtent pas dans une proposition de base et pour lesquelles l’autonomie énonciative supposée par le DIL n’apparaît pas problématique (ou du moins pas dans les mêmes termes que pour les relatives subordonnées) : on pense en particulier aux phrases clivées (c’est le N qui…) qui n’entretiennent aucune dépendance fonctionnelle, de sorte qu’elles se prêtent sans difficulté à l’énonciation indirecte libre (ex. « Nana jusque-là endormie, fut reprise de la fièvre de son triomphe. Ah ! bien ! c’était Rose Mignon qui devait passer une jolie matinée ! » (Zola, Nana, 1880)). Enfin, (iii) la relation anaphorique assumée par le pronom ne se réalise pas dans le cas des relatives substantives (Qui dort dîne) ou indéfinies (Regarde où il va), qui n’entrent donc pas dans notre corpus. On écartera, pour les mêmes raisons, les relatives déterminatives (ou restrictives). Ces dernières sont, sur le plan sémantique, partie intégrante du descripteur nominal avec lequel elles participent à l’actualisation du référent sollicité par le déterminant. Déterminant, nom et relative composent ainsi une seule unité sémantico-référentielle. Sur le plan de la syntaxe, les relatives déterminatives interviennent au même rang que la tête nominale avec laquelle elles forment un constituant syntagmatique. Dans un tel appariement, le nom n’est pas réactivé dans la mémoire discursive par le pronom relatif et n’a donc pas le statut d’antécédent. On comprend ainsi que les relatives déterminatives se trouvent en marge de notre champ d’observation, car la problématique qui nous occupe requiert que la proposition susceptible de DIL possède à la fois un lien de dépendance syntaxique et un minimum d’autonomie pour pouvoir endosser un fonctionnement énonciatif spécifique. Or les déterminatives, pour les raisons syntaxiques rappelées ci-dessus, ne sont jamais affirmées pour elles-mêmes, mais s’inscrivent dans la modalité d’énonciation globale, qui traverse l’ensemble de la phrase2 ; mais on l’a dit, sans assertion, pas de DIL possible.

10Il reste, dans les limites des critères retenus, les relatives dites descriptives (explicatives ou appositives), qui sont des propositions enchâssées dans une prédication première et dont le pronom relatif opère par reprise anaphorique. Sémantiquement, elles confèrent une caractéristique au terme antécédent, sans être cependant indispensable à son actualisation référentielle ; syntaxiquement, elles interviennent en décrochement par rapport au syntagme nominal de rattachement, auquel elles ne sont pas à proprement parler intégrées. Il résulte de ces conditions un fonctionnement complexe qui se définit par une relation de dépendance (sémantique et syntaxique) à laquelle se joint une part d’autonomie (le test de suppressibilité à dénotation fixe permet de le vérifier). Soulignant le statut parenthétique de la relative descriptive et son possible marquage aux plans prosodiques et ponctuationnels, Le Goffic en tire une conclusion inverse à celle qui prévaut pour les relatives déterminatives : « Elle a une autonomie énonciative, d’où sa valeur assertive » (2019 : 216)3. Dès lors qu’une modalité d’énonciation est admissible, la possibilité d’une émergence du DIL n’apparaît pas exclue de manière a priori. Jugeons-en sur pièces :

Et il ne resta bientôt plus dans le salon que Bordenave, se tenant aux murs, avançant avec précaution, pestant contre ces sacrées femmes, qui se fichaient de papa, maintenant qu’elles étaient pleines. (Zola, Nana, 1880)

Des larmes parurent au bord de ses paupières, lorsqu'elle [Sophie] parla de son frère Valentin, qui ne passerait peut-être pas la semaine. Elle avait eu des nouvelles la veille, il était perdu. (Zola, Le Docteur Pascal, 1893)

11Quel est le statut énonciatif des relatives soulignées (nous négligeons le double enchâssement réalisé dans le premier exemple) ? Si on attribue la responsabilité des assertions à la voix narrative, on souscrit à l’idée que cette dernière se charge de subjectivité et tient des propos compatibles avec l’état de conscience des personnages (l’évaluation cumulée au registre sub-standard dans le verbe se ficher, la modalité épistémique peut-être…). Le cas échéant, aucune représentation d’un discours autre n’a lieu, si ce n’est, éventuellement, l’emprunt ponctuel de certaines expressions intégrées à l’énonciation narrative (papa, maintenant). Mais une autre lecture est envisageable, selon laquelle l’énoncé donne une représentation indirecte libre de la parole des personnages (respectivement Bordenave et Sophie), ce qui suppose notamment que les assertions soient, dans leur prise en charge nuancée, le fait des locuteurs mis en scène (plutôt que celui de la narration). Dans les deux extraits, la séquence indirecte libre correspond à la proposition relative, la prédication enchâssante relevant, elle, de l’énonciation narrative (le passé simple et la désignation du sujet par le nom propre en sont les signes).

12Certains énoncés soutiennent l’interprétation en DIL par l’attestation explicite qu’un discours autre (en l’occurrence celui d’un personnage) est représenté dans la relative :

Puis, il [Mouret] se fâcha contre Serge et Octave, qui, disait-il, étaient partis, une demi-heure trop tôt, pour le collège. (Zola, La Conquête de Plassans, 1874)

Il [Chaval] devenait fou de jalousie, il voulait l’empêcher [Catherine] de retourner dans le lit d’Étienne, où il savait bien, disait-il, que la famille la faisait coucher. (Zola, Germinal, 1885)

13La présence d’une incise a pour effet essentiel d’objectiver le fait de représentation. Si elle est par principe compatible avec tout type de discours rapporté, l’incise peut cependant, grâce aux informations qu’elle délivre, s’avérer instructive pour l’identification du genre de RDA impliqué. Dans les deux exemples cités, les verbes de parole (disait-il/elle) règlent la question de l’attribution (qui parle) et expriment d’un même tenant un commentaire métaénonciatif, ici relativement élémentaire, à visée catégorisante (quelle sorte d’acte langagier est produit). Cette manière de présenter le discours autre comme un objet dont traite la narration invite, selon les distinctions opérées par Authier-Revuz (2020 : 100), à ne pas privilégier (en accord avec les formes réalisées et le sens de l’énoncé) l’hypothèse selon laquelle il s’agirait d’une source verbale à fonction modalisante (modalisation autonymique d’emprunt — MAE) : en effet, le procédé ne consiste pas à faire parler la narration avec les mots d’autrui, en l’occurrence ceux du personnage, pour signifier que la prise en charge énonciative s’effectuerait via un accord dialogique avec ce dernier. Le principe linguistique de distinction entre l’opération modalisante (MAE) et l’aménagement à l’indirect libre réside en particulier dans l’ancrage de la modalité d’énonciation. Lorsqu’il intègre ponctuellement à son discours des expressions en marquant leur provenance externe (MAE), le locuteur citant assume la prise en charge de l’assertion globale, alors que c’est, à l’inverse, l’énonciateur représenté qui affirme dans le DIL. Dans les deux exemples, la cohérence prédicative qui consiste à affirmer, respectivement, sur le mode du reproche et de l’allégation paranoïaque est imputable aux personnages. Et si un doute devait résider dans l’attribution énonciative de la relative — ce qui ne nous semble pas être le cas —, l’interprétation en DIL demeurerait donc, pour le moins, une option possible.

14Reste qu’une interprétation en DIL, avec la prise en charge assertive qui convient, demeure parfaitement compatible avec des îlots de MAE :

Puis, il [Coupeau] achevait de casser la pièce de vingt sous chez François, au coin de la rue de la Goutte-d’Or, où il y avait un joli vin, tout jeune, chatouillant le gosier. (Zola, L’Assommoir, 1877)

Ensuite, il [le chevalier Rusconi] s’attendrit sur la bonté de l’empereur, qui, selon son expression, « aimait ses vieux serviteurs comme on aime d’anciennes maîtresses ». (Zola, Son Excellence Eugène Rougon, 1876)

15Dans le premier exemple, purement allusif (selon la terminologie d’Authier-Revuz) par le fait que les mots ne sont pas explicitement marqués dans leur altérité relativement à la narration, l’emprunt au discours du personnage peut concerner les expressions « joli vin », « tout jeune », « chatouillant le gosier » ; les trois formules passent alors pour des reprises littérales des termes employés par le personnage4. Quoi qu’il en soit, l’affirmation de l’expérience exprimée par la relative établit Coupeau comme son énonciateur et instaure un régime indirect libre pour l’ensemble de la proposition. Dans le second exemple, le pointage de la matérialité signifiante (par les guillemets et la formule attributive) expose le constituant prédicatif, à l’exclusion du relatif sujet, comme une forme de dire importée. La sous-phrase assertive donne ainsi corps à l’empathie de Rusconi (DIL), tout en accueillant certains mots de son cru (MAE). Là encore, un enchâssement de RDA se produit, le DIL se situant au niveau intégrateur5.

16Ces observations nous autorisent finalement à admettre que la relative descriptive (au contraire de la déterminative) peut constituer, à elle seule, une séquence de DIL intégral. Cela signifierait donc que cette unité se trouve à la fois rattachée syntaxiquement à une tête nominale, sur le modèle de l’épithète détachée avec laquelle elle peut commuter, et autonomisée énonciativement au point d’engager une autre voix à l’occasion d’un commentaire caractérisant ou explicatif6. C’est, par d’autres voies, à un pareil constat qu’arrive de Cornulier :

Remarquons que l’indépendance [de la relative descriptive] n’est pas purement syntaxique, mais plutôt énonciative, puisque dans un exemple tel que « Elle se fâcha contre l’oncle Gustave, qui avait bien besoin de leur raconter ces histoires », la proposition sémantiquement incluse dans le syntagme relatif « qui avait bien besoin de leur raconter des histoires » est subordonnée, mais potentiellement assertive, et peut signifier, par reproduction, qu’une telle assertion a été émise par L2. » (2006 : en ligne)

17Ménager à ce point continuité (par enchâssement syntaxique et solidarité sémantique) et discontinuité (par rupture énonciative) semble paradoxal, tout particulièrement pour l’opération de caractérisation qui suppose l’assimilation de l’objet à caractériser. Notons cependant que l’on trouve chez Gapany une description syntaxique susceptible de lever le paradoxe : selon lui, dans cet agencement de propositions, le support nominal est implicitement dédoublé, de sorte que « les relatives non intégrées [pour nous les relatives descriptives] sont en réalité des relatives intégrées à un syntagme nominal adjoint dont la tête nominale et le déterminant ont été effacés » (2004 : 84). Ainsi comprise, la relative descriptive se voit dotée d’une plus grande autonomie syntaxique que ne manifeste sa réalisation de surface :

La Faloise, empli de trouble par le voisinage de Gaga, lui demandait des nouvelles de sa fille, qu’il avait eu le plaisir d’apercevoir avec elle aux Variétés. (Zola, Nana, 1880)

18La structure profonde d’un tel dispositif serait donc La Faloise lui demandait des nouvelles de sa fille, sa fille qu’il avait eu le plaisir… Objet caractérisé et opération de caractérisation prennent ainsi place dans une unité syntaxique fonctionnellement autonome, à laquelle correspond un régime énonciatif spécifique.

19Bien qu’elle s’exerce finalement aux plans de la syntaxe et de l’énonciation, l’autonomie de la relative descriptive à l’indirect libre se fait formellement très discrète. Une ellipse, celle de la réénonciation du groupe nominal anaphorisé, renferme l’affranchissement syntaxique de la proposition. Quant à la modalité d’énonciation, elle réside moins dans le type de phrase, que dans son attribution gérée sur la base d’une interprétation multi-critères faiblement codifiée. Le bouleversement profond qui intervient à l’entrée de la relative et instaure une rupture de fonctionnement ne se reflète donc pas dans un marquage de surface prononcé, ce qui engendre un effet de continuité au niveau discursif entre le récit et le DIL. Ces conditions de réalisation comportent cependant un risque, celui de tromper l’attention du lecteur : la continuité apparente peut en effet masquer la discontinuité structurelle et, à la limite, rendre le DIL imperceptible. Mais Zola, probablement par intuition plus que par réflexion, semble vouloir contrer le problème lorsqu’il s’emploie à rétablir un contexte univoque dans lequel le DIL s’impose à la lecture. Cela se vérifie de cas en cas, par l’impossibilité d’assigner la modalité d’énonciation à la voix narrative sans produire de lourdes inconséquences au niveau du sens littéral de l’énoncé.

20Ainsi, dans l’extrait de Germinal cité plus haut (« Il devenait fou de jalousie, il voulait l’empêcher de retourner dans le lit d’Étienne, où il savait bien, disait-il, que la famille la faisait coucher »), l’expression il savait bien que…, en vertu de ses instructions pragmatiques7, introduirait un contenu de vérité garanti par l’autorité narrative : les honnêtes Maheu prostitueraient effectivement leur fille — et la narration se contredirait elle-même ! Seule interprétation possible : l’ensemble de la relative est donné comme la représentation du discours d’un rival emporté par la jalousie. Dûment attribuée à Chaval, et transposant « je sais bien que… », la tournure n’est plus que la forme renforcée d’une assertion subjective et falsifiable.

21L’enjeu interprétatif de l’attribution énonciative des segments syntaxiquement subordonnés peut être apprécié de même dans les deux exemples suivants :

Toutes prenaient du café, sauf Denise, qui ne pouvait le supporter, disait-elle. (Zola, Au Bonheur des dames, 1883)

22Le fait que l’énoncé soit placé sous la responsabilité du personnage et soit ainsi soustrait à la juridiction du récit permet au lecteur d’y voir un vertueux mensonge de la jeune femme, qui cache ainsi pudiquement les sacrifices qu’elle s’impose : « Denise évitait les moindres dépenses » a-t-on pu lire une cinquantaine de pages plus tôt. Cette économie de chaque sou — en l’occurrence, la tasse de café lui en coûterait trois — doit lui permettre de subvenir à l’entretien de ses deux petits frères. Ainsi, plutôt que d’informer le lecteur de l’existence d’une intolérance alimentaire (ce qui serait le cas si la relative descriptive était prise en charge par la voix narrative), le discours d’explication ou de justification se donne évidemment à lire comme un élément de caractérisation morale, en tant que répondant d’un noble sentiment.

Puis, Mme de Boves parla de son mari, qui, disait-elle, venait de partir en inspection, pour visiter le dépôt d'étalons de Saint-Lô ; et, justement, Henriette racontait que la maladie d’une tante avait appelé la veille madame Guibal en Franche-Comté. (Zola, Au Bonheur des dames, 1883)

23Dans la relative, Mme de Boves prononce malgré elle une contrevérité ; elle répète crédulement un mensonge de son époux, lequel a invoqué un ordre de mission (le comte de Boves est inspecteur des haras militaires) pour camoufler un rendez-vous galant. Le lecteur connaît depuis longtemps la ruse habituelle du mari volage : « Son service [dit, à la première apparition du personnage, un observateur averti] l’appelle aux quatre coins de la France, dans les dépôts d’étalons, et il a de la sorte de continuels prétextes pour disparaître. Le mois passé, tandis que sa femme le croyait à Perpignan, il vivait à l’hôtel, en compagnie d’une maîtresse de piano, au fond d’un quartier perdu. » Succédant au propos attribué à Mme de Boves, l’adverbe justement, qui ne ferait pas sens si les deux « voyages » en directions opposées étaient des faits avérés de l’histoire, souligne malicieusement la concomitance du déplacement en Province de Mme Guibal, invitant à comprendre que celle-ci est présentement la maîtresse du comte et qu’elle use du même genre de subterfuge pour pouvoir s’absenter et rejoindre secrètement de Boves. Le clin d’œil au lecteur suppose donc une prise en charge naïve de l’assertion par la femme trompée, avant que le récit ne confirme l’allusion, une vingtaine de pages plus loin : « Tandis qu’on le [M. de Boves] croyait occupé à inspecter les étalons de Saint-Lô, elle [Mme Guibal] achevait de le manger, dans une petite maison louée par lui à Versailles ».

24Ces illustrations permettent donc, en premier lieu, de vérifier concrètement la possibilité de trouver du DIL dans l’espace limité d’une proposition relative ; mais elles apportent aussi un éclairage sur l’incidence du dispositif. On a ainsi pu voir que, par-delà une continuité apparente suggérée par l’unité phrastique, il se produit à l’intérieur de celle-ci un découplage peu ordinaire des niveaux d’organisation syntaxique et énonciatif, ce fait de discontinuité constituant, chez Zola, le principe par lequel la cohérence sémantique du texte est assurée.

2. Les subordonnées conjonctives circonstancielles

25Dans notre réflexion consacrée aux sous-phrases enchâssées dans une proposition de base, la question se pose maintenant de savoir si le DIL peut investir l’espace d’un autre type de subordonnée, les propositions circonstancielles. Là encore, comme il a fallu le faire pour les relatives, des distinctions syntaxiques sont à opérer. Sans correspondance directe avec les typologies sémantiques traditionnelles (but, cause, manière, etc.), nous allons prendre en considération deux sortes de relations par lesquelles les subordonnées se lient à la prédication de base. Ce distinguo nous importe dans la mesure où la problématique du DIL ne se pose pas exactement de la même façon dans les deux cas de figure.

2.1. Les circonstancielles à portée extraprédicative

26L’un de ces dispositifs prend forme lorsque la subordonnée s’applique, par un mouvement de retour sur le discours, non pas au contenu prédicatif inscrit dans la principale, mais à l’acte consistant à le dire. Décrivant cette trajectoire réflexive dans le cas particulier des circonstancielles de cause, Le Goffic en rend compte dans les termes suivants : « la subordonnée, généralement détachée et en position finale, donne une justification de l’énonciation de P [la proposition principale] » (2019 : 183). L’opération de « justification » se comprend relativement à la configuration particulière qui est envisagée et ne doit pas occulter le fait que les enjeux de sens varient en fonction du type de circonstancielle impliquée. Dans tous les cas, c’est bien l’énonciation, et non le contenu énoncé, qui est ciblée par la subordonnée, ce qui fait dire au grammairien que, dans ces conditions, la proposition revêt une « portée extraprédicative » (ibid.). En d’autres termes, la proposition circonstancielle ne s’inscrit pas dans le système des dépendances fonctionnelles régies par le verbe principal et ne s’insère pas dans la logique prédicative de la structure de base. Le segment subordonné acquiert ainsi, par le détachement syntaxique et le décrochement énonciatif qui le caractérisent, une autonomie de fonctionnement, au point d’endosser une identité modale : la subordonnée, affirmée pour elle-même, ne se soumet pas à la modalité d’énonciation qu’instaure la principale. Sur la base de distinctions syntaxiques et énonciatives similaires, Wilmet aboutit à un même constat :

Puisque, si et ses congénères de l’hypothèse pourvu que, à condition que, selon que… introduiront plus souvent des circonstanciels de l’énonciation. Ils assoient effectivement une modalité. (1998 : 570)

27On le sait, endosser un statut modal est, entre autres critères, la condition sine qua non pour qu’une unité syntaxique puisse être porteuse de DIL. C’est donc dire que le régime indirect libre est susceptible, sans résistance aucune, de prendre place dans une subordonnée circonstancielle à visée métaénonciative. Les exemples qui suivent l’attestent :

Et il [Coupeau] partit, après lui [Gervaise] avoir offert d’aller chercher son lait, si elle ne voulait pas sortir : elle était une belle et brave femme, elle pouvait compter sur lui, le jour où elle serait dans la peine. (Zola, L’Assommoir, 1877)

Le matin, il [Coupeau] se plaignait d’avoir des guibolles de coton, il s’appelait trop bête de gueuletonner comme ça, puisque ça vous démantibulait le tempérament. (Zola, L’Assommoir, 1877)

28Si et puisque, sont deux subordonnants qui introduisent ici une circonstancielle versée en régime indirect libre. L’articulation opérée par ces connecteurs ne peut être saisie avec précision que si l’on tient compte du dédoublement énonciatif qui a lieu dans l’amont textuel immédiat. En effet, la prédication antérieure représente systématiquement une énonciation autre (offrir d’aller chercher, s’appeler), de sorte que le niveau de rattachement de la proposition circonstancielle doit être examiné avec minutie pour être correctement établi.

29Dans le premier exemple, qui contient une hypothétique, on se gardera de confondre le constat narratif, stipulant qu’une aide a été proposée, avec l’acte illocutoire engageant produit par Coupeau. De toute évidence, l’affirmation qu’une offre a été exprimée n’est, dans sa fonction informative, en aucune façon soumise à une condition. La structure hypothétique concerne donc l’autre énonciation (celle du personnage), qui n’a d’existence que par représentation. La circonstancielle n’entretient cependant pas avec la principale (in absentia) une relation d’implication logique de type si p alors q. C’est un autre rapport qui s’instaure, et que Ducrot éclaire lorsqu’il explique, sur un plan général, le fonctionnement de la conjonction si :

Le si français […] a pour fonction première de demander à l’auditeur de faire une certaine hypothèse, de se placer dans une certaine éventualité, à l’intérieur de laquelle, ensuite, on présente une affirmation, exprimée dans la proposition principale. (1984 : 23)

30Dans son rôle fondamental, l’hypothétique pose donc un cadre sémantique au sein duquel l’énonciation de la principale, non réalisée textuellement dans notre exemple, trouve une pertinence spécifique. Cette construction d’un contexte optionnel, asserté en tant que tel, relève bien de la responsabilité du sujet de conscience.

31Dans le second exemple, la subordonnée apporte une justification par le truchement de la conjonction puisque. Comme expliqué par le groupe λ-l (1975 : 266), la procédure de justification vise essentiellement « l’activité de parole », c’est-à-dire l’énonciation de la principale. Ce n’est donc pas la description du comportement (verbal) de Coupeau qui est concernée, mais le jugement injurieux que lui-même s’est adressé. Si c’est bien l’assertion autocritique (du genre je suis trop bête de gueuletonner comme ça) qui est motivée par la subordonnée, cette dernière intervient, au vu de sa pertinence métadiscursive indissociable d’un statut extraprédicatif, en tant qu’acte langagier à part entière. L’acte énonciatif, alors intégral, s’accomplit dans une consistance modale, de sorte que l’interprétation indirecte libre devient une option légitime — en l’occurrence, à vrai dire, la seule possible.

32Poser un cadre de pertinence (si…), justifier un dire (puisque…), constituent finalement des opérations énonciatives pleines, qui se définissent par une modalité spécifique et s’avèrent, par conséquent, parfaitement aptes à endosser un régime indirect libre8. Mais toutes les subordonnées circonstancielles n’obéissent pas au même schéma, certaines ne bénéficiant pas d’un statut extraprédicatif.

2.2. Les circonstancielles à portée intraprédicative

33La portée intraprédicative se vérifie lorsque « la subordonnée est liée au verbe » (Le Goffic 2019 : 182) de façon à spécifier sémantiquement (temps, lieu, cause, manière, etc.) les conditions de réalisation du procès principal. En qualité de sous-phrase insérée dans une prédication de rattachement, la subordonnée intraprédicative n’assume en principe pas, en elle-même, un régime modal, mais se soumet à celui qui est défini par la proposition de base. Dans une telle configuration, l’émergence d’un DIL dans les limites du segment subordonné apparaît donc problématique : puisque la composition syntaxique principale + circonstancielle constitue une même unité modale, c’est la phrase dans son intégralité qui est censée relever (ou non) du régime indirect libre. Pourtant, plusieurs dizaines d’attestations présentes dans le corpus zolien contredisent ou relativisent cette règle. Voyons comment rendre compte de cette possibilité dans le respect des principes théoriques que nous avons admis.

34De façon analogue à ce que nous avons vu pour les circonstancielles étudiées plus haut, les subordonnées intraprédicatives sont régulièrement précédées d’un contexte de représentation du discours ; ci-après, dans l’ordre, deux cas de discours narrativisé et un discours indirect :

La sage-femme refusa [le ragoût proposé par Coupeau] ; mais elle voulut bien boire un verre de vin, parce que ça l’avait émotionnée, disait-elle, de trouver la malheureuse femme avec le bébé sur le paillasson. (Zola, L’Assommoir, 1877)

On complimenta beaucoup la chanteuse [Madame Lerat], qui s’assit en affectant d’être brisée. Elle demanda à boire quelque chose, parce qu’elle mettait trop de sentiment dans cette chanson-là, et qu’elle avait toujours peur de se décrocher un nerf. (Zola, L’Assommoir, 1877)

Il [Labordette] se mit à rire, il refusa de lui [Nana] faire connaître ses chevaux, afin de ne pas déranger la chance, disait-il. (Zola, Nana, 1880)

35Dans la suite de ces trois faits de RDA, on identifie, respectivement, deux circonstancielles de cause et une finale, mais toutes sont des assertions qui avancent une raison destinée à éclairer le procès énoncé dans le segment principal. Notons qu’une double lecture semble admissible pour les trois extraits. L’une consiste à considérer la subordonnée, de préférence sans la conjonction, comme un cas de modalisation autonymique d’emprunt. La voix narrative recourt alors aux mots du personnage en les intégrant dans une modalité d’énonciation qu’elle fait sienne afin de motiver l’énoncé précédemment produit par elle.

36L’autre lecture, fondamentalement différente, consiste à attribuer la modalité de la proposition circonstancielle (conjonction comprise) au sujet de conscience (la sage-femme, Mme Lerat, Labordette). Admettre une telle prise en charge modale fonde (à condition que les critères de l’ancrage référentiel, dont nous ne parlons pas ici, soient satisfaits) la possibilité d’une interprétation indirecte libre. Mais si la modalité assertive relève, dans les subordonnées, de la responsabilité du personnage énonciateur, il n’est plus légitime de les lier, en tant que compléments circonstanciels, aux propositions qui les précèdent dans le texte ; soit, pour chacun des trois exemples :

i. Affirmer le choc émotionnel constitue un acte langagier qui ne vise pas à expliquer le constat narratif effectué à propos de la sage-femme (elle voulut…), mais la déclaration de volonté assumée par elle (du genre je veux bien…).

ii. Affirmer la débauche de sentiment est la justification fournie en soutien à l’énoncé représenté, à savoir au fait langagier consistant à demander à boire.

iii. Affirmer la crainte superstitieuse constitue, précisément, la raison finale de l’expression du refus (vs l’affirmation que quelqu’un a refusé).

37Les trois subordonnées expriment donc une donnée informative dont la pertinence impose de sélectionner un énoncé virtuel (représenté narrativement) comme objet-support de l’explication. L’interprétation indirecte libre instaure un fait de discontinuité radicale (aux plans syntaxique, énonciatif et sémantique) entre la proposition circonstancielle et son cotexte narratif immédiat, et force à trouver ailleurs, par nécessité de rétablir une cohérence, une voie de continuité : la subordonnée s’articule en effet à une proposition qui s’inscrit à un niveau énonciatif décalé par rapport à la narration et qui, de plus, n’est pas réalisée textuellement.

38Mais les circonstancielles intraprédicatives qui se prêtent à une lecture en DIL ne sont pas toujours précédées d’une séquence de discours rapporté. C’est alors un fonctionnement partiellement différent et exigeant un travail d’interprétation certainement plus coûteux qui sauve la cohérence de l’énoncé. Les deux exemples suivants vont servir à le montrer :

Bourdoncle, au début, avait battu ses maîtresses, parce que, disait-il, elles l’empêchaient de dormir. (Zola, Au Bonheur des dames, 1883)

[…] son père lui allongea une claque, pour la faire taire, parce que, disait-il, elle mentait, à coup sûr9. (Zola, La Débâcle, 1892)

39On n’exclura pas la possibilité que chacun des deux énoncés se développe, dans sa globalité, sur le plan narratif et que la logique explicative imposée par le connecteur et sa suite s’applique aux prédications actionnelles qui précèdent, à savoir le fait de battre ses maîtresses ou d’allonger une claque. Dans un tel cadre de compréhension excluant le DIL, l’incise attributive endosserait, en tension avec son sens lexical, un rôle purement modalisant. Mais nous défendrons plutôt une autre interprétation, selon laquelle la subordonnée se trouve relever, dans son statut modal, de la responsabilité de l’énonciateur pointé par l’incise (respectivement, Bourdoncle et le père). Il en résulte que l’assertion explicative, à l’indirect libre, ne se rapporte pas au segment narratif préalable, mais pas non plus à un discours représenté — puisqu’il n’y en a pas… La recherche d’une cohérence (partant, d’une continuité) couplée à la puissance instructionnelle du connecteur parce que imposent alors d’imaginer qu’une donnée verbale a été produite par les énonciateurs du DIL en soutien du geste brutal qu’ils ont commis. Cette information, laissée à l’état de sous-entendu et dont le récit n’esquisse que très approximativement la teneur, constitue le seul objet sur lequel peut porter l’explication circonstancielle.

40Dans ces conditions, le mode d’existence de la proposition principale, pour ce qui est de sa statutaire fonction enchâssante, s’avère encore moindre que dans les cas où un discours rapporté se trouve impliqué et fournit l’image, fût-elle même très sommaire, d’un énoncé de rattachement.

Les subordonnées indirectes libres et la dis/continuité

41“The sentence of represented speech and thought” [La phrase du style indirect libre] : c’est ainsi qu’Anne Banfield intitule, dans Unspeakable Sentences (1982), le chapitre qu’elle consacre à la description des propriétés syntaxiques du DIL. Que le DIL se distribue en phrase(s) au sein du texte, cela va d’ailleurs de soi pour la plupart des études consacrées à cette forme de représentation du discours. On dira que c’est à bon droit, puisque seule la phrase, de par son autonomie syntaxique, peut comporter une modalité d’énonciation propre. Délimité par des frontières de phrase, le DIL occupe donc un créneau textuel légitime et — pour peu que le cotexte narratif mette préalablement en scène un potentiel sujet d’énonciation —, offre à la lecture une certaine prévisibilité.

42Il en va tout autrement dans les cas examinés ci-dessus : versés en simples parties de phrases, syntaxiquement placés en subordination, les DIL interviennent à contretemps et, par le brusque changement du régime énonciatif, provoquent une forte rupture de la continuité textuelle. Nos analyses ont tenté de montrer la puissance des tensions qui, en fonction des différentes configurations syntaxiques régulées par la langue, s’exercent en profondeur dans la phrase. Sans vouloir établir une échelle de degrés précise entre les faits de discontinuité, on retiendra que les relatives descriptives en DIL peuvent donner lieu à l’expression intempestive d’un univers de croyance radicalement différent, voire contradictoire, par rapport à celui que véhicule ou implique la proposition principale, ce qui ne va pas sans mettre en cause la cohérence sémantique et l’unité énonciative normalement exigibles dans la phrase complexe. Si les conditionnelles extraprédicatives bénéficient en principe, du fait de leur statut métadiscursif, d’une autonomie modale, il n’est cependant pas prévu que leur prise en charge, comme l’impose le DIL, revienne à un énonciateur distinct de l’instance qui assume la proposition principale. Quant aux conditionnelles intraprédicatives, leur investissement par un DIL a des conséquences ravageuses pour l’unité et la continuité syntaxique, puisque l’instruction pragmatique du connecteur exige d’articuler la proposition avec un énoncé principal qui n’est pas celui que donne le texte. Dans tous ces cas, en somme, c’est l’organisation canonique de la phrase et le suivi textuel des unités propositionnelles qui sont mis en cause. Quand un DIL apparaît en position de sous-phrase enchâssée, la syntaxe formelle est en quelque sorte désavouée, la hiérarchie principale/subordonnée est soit suspendue, soit reconstruite autrement par l’énonciation.

43Ces usages particuliers du DIL ne sont pas propres à l’écriture de Zola ; mais qu’on les trouve en nombre chez l’auteur des Rougon-Macquart n’est pas sans signification. La critique a maintes fois relevé, à la lumière de la Préface de L’Assommoir, que la langue des personnages parvenait à imprégner celle de la narration. On peut ajouter que le discours des personnages, déjà largement présent dans la profusion des DIL standards (phrastiques), semble exercer une poussée telle qu’il parvient à s’introduire encore par effraction dans les espaces textuels les moins prédisposés à l’accueillir.