Colloques en ligne

Timon Jahn

L’imparfait de rupture et les configurations apparentées : entre discontinuité temporelle et continuité thématique

Introduction

1Il existe actuellement une vaste littérature sur l’imparfait de rupture. Nous aimerions étendre la notion de rupture aux énoncés analogues comportant un plus-que-parfait, un passé antérieur, voire, dans certains cas, un passé simple. Nous faisons l’hypothèse que ces tours créent une ellipse (de la phase inchoative dans le cas de l’imparfait, de la phase processuelle dans le cas des temps composés) qui donne naissance à la fois à un effet de discontinuité temporelle et à un effet de continuité thématique. Pour illustrer le phénomène, nous utiliserons des exemples provenant des romans de Zola. Deux raisons au moins justifient le choix de ce corpus. D’une part, Zola pratique fréquemment le tour de rupture ; d’autre part, dès les premiers textes sur l’emploi de rupture de l’imparfait, les linguistes citent des exemples de Zola (p. ex. Lanson 1909 : 266).

2Notre étude se développe en trois moments principaux. Après avoir parcouru les notions aspectuelles dont nous nous servirons au long de l’article, nous étudierons successivement le tour de rupture à l’imparfait, au plus-que-parfait, au passé antérieur et au passé simple. Nous examinons ensuite les rapports entre ce tour avec la discontinuité temporelle et la continuité thématique pour arriver à la conclusion que ces dernières entretiennent un rapport de complémentarité.

1. Quelques notions d’aspect

3Les configurations que nous allons étudier concernent les tiroirs du passé. Plus précisément nous nous intéressons au passé simple (PS), à l’imparfait (IMP), au plus-que-parfait (PQP) et au passé antérieur (PA). Ces temps comportent tous dans leur sémantisme le trait [+ passé], leur référence temporelle étant antérieure au moment de l’énonciation1, ce qui est noté R— S dans le modèle de Reichenbach (1947 : 287-298). Ces temps diffèrent pourtant quant à leurs instructions aspectuelles.

4De nombreux linguistes2 considèrent aujourd’hui qu’un procès est constitué de plusieurs phases. On distingue en particulier les phases pré-processuelle, processuelle et post-processuelle — la phase processuelle pouvant à son tour être divisée en les trois parties initiale, médiane et finale :

img-1-small450.png

Fig. 1 : Les phases d’un procès d’après Gosselin (2020 : 19)

5Au niveau de l’aspect, les temps verbaux permettent d’une part de sélectionner une phase du procès et d’autre part de porter une visée perfective ou imperfective sur la phase sélectionnée (cf. Gosselin 2020 : 22). Ainsi, les temps simples du français — dont le PS et l’IMP — sélectionnent la phase processuelle (ou l’aspect interne), alors que les temps composés — dont le PQP et le PA — sélectionnent la phase post-processuelle. Le PS et le PA donnent une visée perfective de la phase sélectionnée. C’est-à-dire qu’ils l’actualisent depuis sa borne initiale jusqu’à sa borne terminale. L’IMP et le PQP donnent une visée imperfective de la phase sélectionnée. C’est-à-dire qu’ils n’actualisent qu’une partie intérieure de la phase. La partie accomplie3, réalisée (y compris la borne initiale) de la phase et sa partie à accomplir, virtuelle (y compris la borne terminale) restent hors la portée de la référence temporelle.

2. Le tour de rupture à l’imparfait

6Les définitions de l’IMP de rupture4, comme celles de Herschberg Pierrot et de Tasmowski-De Ryck ci-dessous, font généralement ressortir deux caractéristiques principales5 :

L’imparfait de rupture se distingue des emplois habituels de l’imparfait en ce qu’il marque un procès perfectif, et qu’il peut faire progresser le récit. (Herschberg Pierrot 2003 : 88)

[D’]une part, avec l’IR [imparfait de rupture] la situation décrite est saisie globalement, comme tout à fait réalisée, d’autre part, avec l’IR, la narration progresse. (Tasmowski-De Ryck 1985 : 61)

7Il s’agit du fait que l’IMP dans ce tour fait progresser la référence temporelle du récit. Ce comportement textuel est inattendu en ce que l’IMP, contrairement au PS, ne fait normalement pas avancer le récit. D’après Kamp & Rohrer, le PS introduit un procès comportant un nouveau point de référence, alors que l’IMP reprend le point de référence précédent (1982 : 253-255).

8Dans le tour de rupture à l’IMP il y a un adverbial en position initiale qui se charge de faire avancer la référence temporelle (cf. Apothéloz 2021 : 52, Brunot & Bruneau 1956 : 377, Kamp & Rohrer 1983 : 258, Tasmowksi-De Ryck 1985 : 63, Vetters 1996 : 137). Selon Brunot & Bruneau, l’adverbial de temps est obligatoire : « En général, l’imparfait de “rupture” se présente après un passé simple ; il est toujours accompagné d’une indication de temps précise » (1956 : 377, l’auteur souligne).

9Le deuxième phénomène concerne le fait que l’IMP de rupture — contrairement à ses instructions aspectuelles mentionnées supra — paraît donner une visée perfective de la phase processuelle. Autrement dit, le tour de rupture à l’IMP véhicule l’information que le procès est mené à son terme, alors que les emplois standard laissent la borne terminale du procès à l’état virtuel.

10L’extrait (1) constitue un exemple prototypique d’un tour de rupture à l’IMP :

(1) Elle se laissa frapper ainsi à en mourir. Le lendemain, elle faisait une fausse couche. [fin de §] (Zola, Thérèse Raquin, 1867)

11En (1), l’implication que le procès est mené à son terme (soit que la fausse couche a eu lieu intégralement), même si l’IMP le saisit dans son cours, provient essentiellement d’éléments cotextuels. L’aspect lexical du procès <faire une fausse couche> est conclusif. Ce type de procès comporte un telos, une borne inhérente au-delà de laquelle le procès ne peut continuer. Dans la suite de l’extrait (non reproduite dans la citation), rien n’indique d’ailleurs que le procès a été intercepté dans son cours, d’où l’implication qu’il atteint sa borne finale (cf. Barceló & Bres 2006 : 68). Cette implication est encore renforcée par la position du tour de rupture en fin de paragraphe. L’on remarque en outre que l’énoncé à l’IMP dans cet extrait est accompagné d’une progression de la référence temporelle. L’intervalle de référence de l’IMP « faisait » est postérieur à celui du verbe précédent au PS (« se laissa frapper »). Dans ses emplois typiques, c’est-à-dire descriptifs, l’IMP reprend l’intervalle de référence du dernier procès au PS (cf. Kamp & Rohrer 1983), alors qu’ici, un nouvel intervalle de référence est introduit, notamment à l’aide du circonstant temporel frontal. Finalement, d’après l’approche de Bres (2005 : 64 ssq.), on y observe un décalage entre le cotexte perfectif, qui inscrit le procès à l’IMP dans la trame narrative, et l’aspect imperfectif de l’IMP, qui dans ses emplois typiques exprime plutôt des procès qui englobent le dernier procès au PS (cf. Kamp & Rohrer 1983 : 253). Berthonneau & Kleiber parlent ainsi de l’anaphoricité méronomique de l’IMP. Selon Patard, le besoin d’ancrage de l’IMP s’explique par le fait que ce temps « ne permet qu’une localisation imprécise et flottante de la situation dénotée » (2010 : 7), vu qu’il ne saisit pas les bornes du procès. La non-actualisation des bornes rend également compte du manque de propulsivité de l’IMP (cf. Apothéloz 2021 : 80) et, partant, de son inefficacité à faire progresser la référence temporelle de ses propres moyens, c’est-à-dire sans circonstant temporel en position thématique.

12Selon Tasmowski-De Ryck, l’IMP en son emploi de rupture semble donner les mêmes instructions que le PS, à savoir [+globalité] et [+progression] (1985 : 61-62). Or, la différence est que, dans le cas de l’IMP, ces instructions viennent du co(n)texte6 (cf. Bres 2005). Les effets stylistiques d’un IMP de rupture, comparés à ceux d’un PS, découlent de l’ellipse de la parcelle d’accompli opérée par l’aspect imperfectif de l’IMP. Plusieurs linguistes ont observé un lien entre IMP de rupture et ellipse7. Ces auteurs considèrent souvent l’ellipse de la parcelle du temps à accomplir du procès, dont notamment sa borne terminale (cf. Caudal & Vetters 2005 : 54). Nous sommes d’avis que la parcelle de temps réalisée, accomplie, relève également de l’ellipse, puisqu’elle échappe à l’intervalle de référence de l’IMP. Ainsi la partie réalisée de l’IMP n’est pas « perçu[e]/montré[e] » selon le modèle de Gosselin 1996 : 73). D’après l’approche de Klein, elle ne fait pas partie de ce qui est asserté (cf. 1995 : 143).

13Considérons l’exemple suivant :

(2) — Tiens ! Sauve-toi et ne mens plus, lui dit Pauline, en lui remettant une pièce de monnaie pour finir.
Elle ne se fit pas répéter la phrase. D’un bond, elle sortit de la cuisine, et elle traversa la cour, de toute la vitesse de ses courtes jambes. Mais, au même instant, la bonne poussait un cri.
— Ah ! Mon Dieu ! La timbale qui était sur le buffet !… c’est la timbale de mademoiselle qu’elle emporte !
Aussitôt, elle s’était lancée dehors, à la poursuite de la voleuse. Deux minutes plus tard, elle la ramenait par le bras, d’un air terrible de gendarme. On eut toutes les peines du monde à la fouiller, car elle se débattait, mordait, égratignait, en poussant des hurlements, comme si on l’avait massacrée. (Zola, La Joie de vivre, 1884)

14Dans l’extrait (2), le verbe « ramenait » remplit toutes les conditions d’un IMP de rupture. Il y a d’une part l’implication que le procès est mené à son terme, ce que confirme le cotexte droit : on fouille l’enfant après l’avoir ramenée. D’autre part, il y a progression de la référence temporelle. Ainsi l’intervalle de référence de « ramenait » est postérieur à l’intervalle de référence de « s’était lancée ». Le circonstant temporel « Deux minutes plus tard » spécifie la distance temporelle entre l’intervalle de référence des deux procès, et non entre les deux procès eux-mêmes : deux minutes après que la voleuse s’était (déjà) lancée dehors, elle était (déjà) en train de la ramener. De plus, on voit que le procès à l’IMP fait bien partie de la trame narrative : se lancer dehors < poursuivre la voleuse < la ramener < la fouiller.

15Considérer ces IMP comme relevant de l’arrière-plan, comme le fait Weinrich (1973 : 133), nous semble ignorer l’effet de sens textuel de ces emplois. Plus précisément, poser l’appartenance de l’IMP à l’arrière-plan comme signifié de ce grammème en langue, c’est prendre un effet de sens en discours (certes prototypique) pour sa valeur en langue. L’effet textuel d’arrière-plan de l’emploi prototypiqe (descriptif) de l’IMP procède davantage de sa valeur imperfective (cf. Barceló & Bres 2006 : 51). Patard, adoptant une approche résolument monosémique de l’IMP (2007 : 257), propose ainsi de repenser l’opposition arrière-plan vs premier plan :

[Le] premier plan est constitué de procès ordonnés selon une succession temporelle, qui introduisent à chaque fois un nouveau moment de référence et permettent ainsi de faire progresser la narration. (Patard 2007 : 295)

[L’]arrière-plan est constitué de tous les autres procès qui n’introduisent pas de nouveau moment de référence et qui sont impliqués dans des relations temporelles autres que la progression : recouvrement, simultanéité, régression etc. (Ibid.)

16L’on comprend que selon cette reconception de la mise en relief, les IMP dans le tour de rupture appartiennent foncièrement au premier plan. Selon la linguiste, « [c]ette conception est compatible avec le fait que l’on puisse trouver des imparfaits de premier plan et des passé simples d’arrière-plan » (Patard 2007 : 295). Ainsi, si l’IMP se prête particulièrement bien à l’expression de l’arrière-plan, c’est avant tout en raison de son aspect imperfectif. Or, il est erroné de faire de cet effet textuel une valeur en langue.

17Zola emploie fréquemment le tour de rupture à l’IMP pour créer de la tension narrative, en recourant à un effet de rapidité dû à l’ellipse de la parcelle d’accompli de l’IMP. L’usage du tour de rupture dans des passages où les événements se précipitent donne l’impression que les procès arrivent si précocement que seulement une « saisie tardive » (cf. Patard 2007 : 150) en est possible.

(3) Et, balbutiante, elle [Séverine] cria :
« Je te défends de toucher à l’argent. » Il [Roubaud] avait fini de manger. Tranquillement, il plia sa serviette, puis se leva, en disant d’un air goguenard : « Si c’est ça que tu veux, nous allons partager. »
Déjà, il se baissait, comme pour soulever la frise. Elle dut se précipiter, poser le pied sur le parquet. (Zola, La Bête humaine, 1890)

(4) Mais on l’avait bousculée [la veuve Désir], et elle accourait prévenir ses enfants [les grévistes]. « Faut filer par ici, reprit-elle. Il y a un sale gendarme qui garde la cour. Ça ne fait rien, mon petit bûcher ouvre sur une ruelle… Dépêchez-vous donc ! » Déjà le commissaire frappait à coups de poing ; et, comme on n’ouvrait pas, il menaçait d’enfoncer la porte. Un mouchard avait dû parler, car il criait que la réunion était illégale, un grand nombre de mineurs se trouvant là sans lettre d’invitation. (Zola, Germinal, 1884-1885)

(5) On ne pouvait pourtant pas laisser deux anciens camarades [Étienne et Chaval] s’égorger ainsi, Rasseneur s’entêtait à intervenir, et il fallut que Souvarine le prît par une épaule, le ramenât près de la table, en disant :
« Ça ne te regarde pas… il y en a un de trop, c’est au plus fort de vivre. »
Déjà, sans attendre l’attaque, Chaval lançait dans le vide ses poings fermés.

18Les exemples ci-dessus ont en commun une haute tension narrative. Le procès exprimé à l’IMP de rupture déclenche une situation qui est fortement menaçante pour au moins un personnage présent. La précocité de la situation est marquée par l’irruption du procès à l’IMP de rupture.

19L’effet de rapidité associé aux IMP de rupture dans les extraits supra provient de ses instructions aspectuelles. En saisissant le procès en cours de déroulement, l’IMP place le lecteur in medias res. C’est comme si les événements se déroulaient si vite ou si abruptement que le narrateur, et par conséquent le lecteur, avait “manqué” la parcelle d’accompli du procès à l’IMP de rupture. En d’autres termes, le narrateur fait l’ellipse de la phase inchoative du procès, et, en ce faisant, la dote paradoxalement d’une haute saillance narrative. Si l’aspect imperfectif de l’IMP n’actualise pas la clôture initiale du procès, ce n’est pas que l’avènement de cette dernière soit moins pertinente, comme c’est souvent le cas dans l’usage standard de l’IMP. Au contraire, dans les extraits étudiés, l’apparition des procès exprimés à l’IMP de rupture est hautement significative, puisqu’elle est déterminante pour le déroulement ultérieur du récit.

20Dans l’extrait (3), Séverine reproche à Roubaud de se servir de l’argent du président Grandmorin que le couple a tué. Pendant longtemps les époux n’y ont pas touché. Le dessein de Roubaud était de tuer Grandmorin à cause de sa liaison avec Séverine, et non de le voler. Or, depuis que leur mariage s’est dégradé — Séverine ayant commencé une relation avec Jacques Lantier et Roubaud étant possédé par le démon du jeu — l’époux use de l’argent de l’assassiné. Séverine est dégoûtée par le fait que son mari se serve de cet argent : « je ne veux pas que tu en prennes […] cela me rend malade, de savoir que tu y touches ». Une âpre dispute conjugale se profile. Cette dernière se reflète aussi dans l’hyperbole (« j’aimerais mieux mourir »), dans les exclamatives (« Non, non ! » apparaît à deux reprises), ainsi que dans l’isotopie du pathos (« balbutiante », « cria »). On notera également des structures elliptiques, dont une comparative (« Tu sais que j’aimerais mieux mourir… ») et un impératif averbal (« pas devant moi ! »).

21La querelle atteint son paroxysme lorsque Roubaud se baisse « comme pour soulever la frise » où est caché l’argent de Grandmorin. L’apparition du verbe à l’IMP de rupture « se baissait » coïncide donc avec un resserrement précoce du nœud. L’augmentation anticipée de la tension (narrative) se montre également dans la réaction de Séverine. Celle-ci doit « se précipiter, poser le pied sur le parquet ». La précipitation de l’épouse souligne l’urgence que crée l’action à l’IMP de rupture. Dans le passage, le lecteur partage la perception de Séverine. Ainsi a-t-on le sentiment que celle-ci n’a pas perçu la partie initiale du procès se baisser, pour ne l’apercevoir qu’en cours de déroulement. Le fait que le resserrement du nœud se produise si rapidement augmente l’urgence d’une réaction et par conséquence le suspense. La question implicite du lecteur « Que va-t-il se passer ? », se fait pressante.

22Dans l’extrait (4), il s’agit d’une descente de police dans le cabaret de la veuve Désir. Les grévistes se réunissent chez cette dernière pour voter pour la continuation de la grève ainsi que pour l’adhésion à l’Internationale, quand tout à coup des gendarmes arrivent et déclarent la réunion illégale. Le passage comporte une tension narrative intrinsèque puisque les grévistes sont menacés par la descente de police. En disant que le commissaire « menaçait d’enfoncer la porte », le narrateur adopte le point de vue des grévistes qui sont effectivement menacés par la police. L’emploi de l’IMP de rupture (« frappait à la porte ») marque un resserrement précoce du nœud. Cette précocité est marquée par l’ellipse que l’IMP opère de la parcelle d’accompli.

23En (5), est relaté le début de la bagarre entre Chaval et Étienne. La dispute commence après qu’Étienne a traité Chaval de mouchard. La bagarre est dramatisée par Souvarine, qui dit, en retenant Rasseneur : « Il y en a un de trop, c’est au plus fort de vivre », ce qui augmente la tension narrative du passage et incite le lecteur à formuler des pronostics quant à l’issue de la bagarre. Le passage de la violence verbale à la violence physique apparaît de manière précoce, ce qui est traduit par les circonstants « déjà » et « sans attendre l’attaque ». En faisant l’ellipse de la borne gauche du procès, l’IMP de rupture plonge le lecteur directement dans le vif du sujet. De plus, l’IMP crée un effet d’immersion, car il paraît qu’Étienne, tout comme le lecteur, ne voit pas arriver les coups de Chaval.

3. Le tour de rupture au plus-que-parfait

24Il existe également des tours de rupture au PQP :

(6) — Tiens ! Sauve-toi et ne mens plus, lui dit Pauline, en lui remettant une pièce de monnaie pour finir.
Elle ne se fit pas répéter la phrase. D’un bond, elle sortit de la cuisine, et elle traversa la cour, de toute la vitesse de ses courtes jambes. Mais, au même instant, la bonne poussait un cri.
— Ah ! Mon Dieu ! La timbale qui était sur le buffet !… c’est la timbale de mademoiselle qu’elle emporte !
Aussitôt, elle s’était lancée dehors, à la poursuite de la voleuse. Deux minutes plus tard, elle la ramenait par le bras, d’un air terrible de gendarme. On eut toutes les peines du monde à la fouiller, car elle se débattait, mordait, égratignait, en poussant des hurlements, comme si on l’avait massacrée. (Zola, La Joie de vivre, 1884)

25En (6), le PQP s’accompagne d’une avancée de la référence temporelle. L’adverbial thématisé « Aussitôt » introduit un nouveau moment de référence. « Aussitôt » a ici un fonctionnement anaphorique : il introduit un nouveau moment de référence qui ne se situe que peu de temps après le précédent. Le PQP n’instaure pas d’anachronie et il ne s’agit donc pas d’une analepse. Comme les tours de rupture à l’IMP, celui au PQP en (6) relève du premier plan et fait partie de la trame narrative du récit.

26Certains linguistes ont rapproché l’IMP de rupture et des tours analogues au PQP (Apothéloz 2021 : 130-131, Bres 2005 : 180-181, Bres 2007 : 146, Vetters 1996 : 158-159). Apothéloz commente ainsi un exemple comparable à (6) supra ou (7) infra : « il s’agit […] du même phénomène que celui connu sous l’appellation d’Imparfait “de rupture” » (2021 : 130) et Vetters avance que ce sont là des « emplois du plus-que-parfait qui ressemblent à l’imparfait narratif » (1996 : 158).

27Voici quelques descriptions de l’emploi du PQP que nous considérons comme un tour de rupture :

Dans ces exemples, le plus-que-parfait est accompagné d’un complément de temps thématisé qui fait avancer le récit, ce qui entraîne le plus souvent l’emploi du passé simple (cf. Kamp & Rohrer 1983), ou de l’imparfait narratif. À l’opposé de ces deux tiroirs, le plus-que-parfait fait un pas en avant pour regarder en arrière. […] L’interprétation que R est déplacé vers la droite sur la ligne du temps est le résultat du complément de temps thématisé. Sa présence fait que toute tentative de localiser R ailleurs qu’après le R du dernier événement […] sera bloquée par le principe de pertinence optimale. (Vetters 1996 : 159)

Enchaîner selon la relation de progression, un PS et un PQP, c’est faire l’ellipse du temps interne du second procès […] pour le saisir au-delà de sa borne terminale. (Bres 2007 : 149)

Le PQP peut se justifier de ce que l’événement correspondant s’est réalisé tellement rapidement que seule une saisie du procès en extension a pu en être faite. Dans de nombreuses occurrences, l’élément qui s’interpose entre [x] au PS et [y] au PQP est un circonstant temporel de rapidité[.] (Ibid.)

28Les tours de rupture à l’IMP et au PQP ont en commun d’opérer une ellipse. Il s’agit une fois de la phase inchoative (IMP de rupture), une fois de la phase processuelle (PQP de rupture). Dans le cas du PQP il faut préciser que le tour de rupture opère une ellipse et de la phase processuelle et de la parcelle d’accompli de l’état résultant, vu l’aspect imperfectif porté sur cette phase. Le PQP effectue une saisie en extension (au sens guillaumien, c’est-à-dire au-delà de la borne finale de la phase processuelle), alors que l’IMP permet une saisie tardive (au-delà de la borne initiale de la phase processuelle). Les deux types de saisie — tardive et en extension — engendrent un effet de rapidité en signalant la survenance précoce de l’événement. Dans les deux cas, on a un adverbial temporel en position thématique qui fait avancer la référence temporelle, qui introduit un nouveau moment de référence.

29Zola emploie souvent le tour de rupture au PQP à des fins de tension narrative, pour exprimer que les événements se précipitent. Notamment lors de scènes de disputes comme celle entre Étienne et Chaval :

(7) « Prends garde ! il a son couteau ! » Étienne n’avait eu que le temps de parer le premier coup avec son bras. La laine du tricot fut coupée par l’épaisse lame, une de ces lames qu’une virole de cuivre fixe dans un manche de buis. Déjà, il avait saisi le poignet de Chaval, une lutte effrayante s’engagea, lui se sentant perdu s’il lâchait, l’autre donnant des secousses, pour se dégager et pour frapper. (Zola, Germinal, 1884-1885)

30Comme dans les exemples à l’IMP de rupture, l’effet de vitesse naît d’une ellipse. Ici le PQP fait l’ellipse du procès pour ne montrer que son état résultant.

31Tout le passage (7) est marqué par une grande tension narrative. Les deux adversaires doivent agir vite pour ne pas être blessés. Ainsi, après être averti que son adversaire a un couteau, Étienne n’a « que le temps de parer le premier coup avec son bras ». Le lecteur a la sensation que le procès (« parer » ; pour ne pas parler du « premier coup ») lui a échappé, s’étant produit de manière trop précoce pour être saisi dès sa borne initiale. Une analogie entre la perception du protagoniste et celle du lecteur se fait voir. Alors qu’Étienne parvient à peine à « parer le premier coup avec son bras », le lecteur arrive juste à entrevoir le résultat aussi bien du « premier coup » que de la défense d’Étienne. En d’autres termes, l’action se passe tellement vite que le lecteur n’a que le temps d’apercevoir les résultats d’une action trop rapide pour être aperçue directement. La représentation aspectuelle à laquelle est confronté le lecteur traduit ainsi la perception du protagoniste. Pour ce dernier, la grande vitesse de la lutte crée une situation menaçante pour sa vie. Pour le lecteur l’effet de rapidité, dû entre autres à l’usage du PQP, entraîne une augmentation de suspense. Notons qu’un des deux verbes au PQP de rupture (« Déjà, il avait saisi le poignet de Chaval ») intervient après un commentaire du narrateur (« une de ces lames qu’une virole de cuivre fixe dans un manche de buis »). C’est comme si le lecteur avait manqué le procès au PQP de rupture à cause de ce commentaire. Ayant délaissé la lutte pour se focaliser sur le couteau de Chaval, le narrateur semble avoir perdu de vue les combattants et ainsi — par métalepse —, le lecteur manque un moment décisif de la bataille. Paradoxalement, cela contraint le lecteur de ne jamais perdre de vue la situation tensive — dans ce cas la lutte entre Étienne et Chaval —, le dénouement pouvant se décider à tout moment. Baroni affirme que « plus le dénouement apparaît imminent, et plus l’intensité du discours augmente » (2007 : 130). À partir de là se laisse définir un impératif central de la tension narrative : retarder son dénouement pour pouvoir l’entretenir. En même temps, on veut donner au lecteur le sentiment que le dénouement est imminent pour engendrer la plus grande tension narrative. C’est aussi dans ce sens que l’effet de rapidité est directement lié à une accentuation du suspense. L’ellipse de la phase processuelle anticipe un resserrement du nœud et rend ainsi son dénouement plus urgent.

32La proximité entre l’IMP de rupture et l’usage analogue du PQP se manifeste parfois dans les traductions :

(8) Il devait y avoir, au bout du chemin creux, derrière un talus, une ambulance volante de premiers secours, dont le personnel s’était mis à explorer le plateau. Rapidement, on dressait une tente, tandis qu’on déballait du fourgon le matériel nécessaire, les quelques outils, les appareils, le linge, de quoi procéder à des pansements hâtifs, avant de diriger les blessés sur Sedan, au fur et à mesure qu’on pouvait se procurer des voitures de transport, qui bientôt allaient manquer. (Zola, La Débâcle, 1892 < Lanson 1909 : 266)

(9) Hinter einem Gehölz am Ende des Hohlweges mußte ein fliegender Verbandsplatz als erste Hilfe eingerichtet sein, dessen Bedienung jetzt die Hochebene abzusuchen begann. Rasch hatten sie ein Zelt aufgeschlagen und aus einem Gepäckwagen das nötige Arbeitszeug hervorgeholt, ihre Werkzeuge, Hilfsgeräte und Leinen für schleunige Verbände, ehe sie die Verwundeten nach Sedan hereinbrachten, was nach Maßgabe der Fuhrwerke geschah, die man sich verschaffen konnte und die bald zu fehlen begannen. (Zola, Der Zusammenbruch, trad. A. Schwarz)

33L’extrait (8) comporte un IMP de rupture. Le passage est cité par Lanson qui est l’un des premiers à décrire cet emploi du l’IMP, qu’il qualifie de « pittoresque » (1909 : 267). Or, dans la traduction allemande (9) cet IMP est traduit par un Plusquamperfekt. Dans les deux cas un effet de rapidité est obtenu. Dans la version originale, l’IMP de rupture pousse la borne initiale hors de la référence temporelle, ce qui traduit la sensation que le procès (le dressage de la tente) survient vite, comme le souligne d’ailleurs le circonstant temporel rapidement. Dans la traduction allemande, en revanche, l’effet de rapidité est obtenu par l’usage du Plusquamperfekt qui sélectionne la phase post-processuelle. Cela donne l’impression que le procès s’est déroulé très vite, puisqu’il est déjà accompli, alors qu’il vient seulement d’être mentionné. Pour maintenir une forme d’ellipse et, partant, un effet de rapidité, le traducteur est obligé de recourir à un temps composé, étant donné que l’allemand ne possède pas l’opposition aspectuelle perfectif / imperfectif au niveau des temps verbaux.

4. Le tour de rupture au passé antérieur

34Certains emplois du PA donnent également lieu à une ellipse. C’est pourquoi nous les considérons aussi comme des tours de rupture. Il s’agit du PA dans des propositions comportant un adverbial temporel dénotant la survenance précoce de la phase postprocessuelle, comme en un clin d’œil, bientôt, aussitôt, etc.

(10) Du coup, Nana fut révoltée. Elle ne put retenir ce cri :
— Dis donc, tu as bien mangé mes dix mille francs… c’est cochon, ça !
Mais il ne s’attarda pas à discuter davantage. Par-dessus la table, à toute volée, il lui allongea un soufflet, en disant :
— Répète un peu !
Elle répéta, malgré la claque, et il tomba sur elle, à coups de pied et à coups de poing. Bientôt, il l’eut mise dans un tel état, qu’elle finit, comme d’habitude, par se déshabiller et se coucher en pleurant. (Zola, Nana, 1880)

35Comme le PQP dans le tour de rupture, le PA fait ici l’ellipse de la phase processuelle, impliquant que celle-ci s’est déroulée vite. Contrairement au PQP, le PA représente la post-phase de manière perfective, en actualisant notamment sa borne initiale. L’adverbial « Bientôt » est anaphorique, comme « Aussitôt » et « Deux minutes après » dans l’extrait (6) supra, et fait avancer la référence temporelle du récit. Le procès au PA fait partie de la trame narrative du premier plan et ne crée pas d’analepse : répéta < tomba < eut mise < finit.

36En (10) il n’y pas le même type de tension narrative créé par ce tour de rupture que dans les énoncés à l’IMP ou au PQP. Ce qui est hâté est le dénouement, et non pas la complication.

37Les descriptions de ce tour sont d’ailleurs proches de ceux que donne Bres (2007 : 149, cité supra) :

Le PA ne bloque pas la production de l’effet de sens de progression : enchaîner, selon la relation de progression, un PS et un PA, c’est faire l’ellipse du temps interne du second procès […] pour le saisir à partir de sa borne terminale[.] (Barceló & Bres 2006 : 83)

Loin de bloquer la production du sens de progression, le PA lui ajoute un élément : en saisissant le procès comme accompli alors que l’attente textuelle était de le saisir en accomplissement, le PA, en interaction avec l’adverbe bientôt, semble dire que l’action s’est faite si vite qu’elle n’a pu guère être saisie que déjà réalisée. (Barceló & Bres 2006 : 83)

38Barceló & Bres soulignent notamment l’ellipse de la phase processuelle que crée ce tour, et l’effet de vitesse qui en découle. Ces auteurs soulignent, par ailleurs, que dans ce tour au PA la présence d’adverbial de temps est obligatoire8 :

Remarquons pour finir que la présence d’un adverbe (bientôt, vite) ou d’un circonstant signifiant la rapidité de l’accomplissement du temps interne est cruciale non seulement pour l’effet de sens, mais pour la correction de la phrase. En son absence en effet, l’énoncé est mal formé[.] (Barceló & Bres 2006 : 83)

39Ceci est probablement dû au fait que le PA porte une vision perfective sur la postphase, ce qui implique que la borne initiale de cette dernière est prise en compte. Or, la borne initiale de la postphase est identique à la borne terminale de la phase processuelle. Ainsi, comme le note Apothéloz, le PA, même s’il actualise la postphase, « est toujours associé à une progression de la référence temporelle et, partant, du cours de la narration » (2021 : 140).

40Zola emploie rarement le PA antérieur pour créer un effet de rapidité. Mis à part les tours de rupture à l’IMP et au PQP, il se sert notamment du PS d’un verbe d’état avec un adverbe de la série {aussitôt, bientôt, etc.}.

5. Un tour de rupture au passé simple ?

41L’on trouve chez Zola des énoncés au PS que l’on pourrait rapprocher du tour de rupture. Il s’agit du PS associé à un verbe d’état comme en (11) :

(11) Mais il y eut un brusque mouvement. Et Jean, qui était resté à une des portes de la tonnelle, se retourna, en disant :
— L’empereur !
Tous furent aussitôt debout.

42Dans ce cas de figure il n’y a pas le même type d’ellipse qu’avec un IMP de rupture (ellipse de la partie inchoative) ou avec un temps composé (ellipse de la phase processuelle), mais l’ellipse du procès qui a conduit à la situation ‘être debout’. Autrement dit, il y a là une ellipse purement narratologique. On comprend que l’état dénoté au PS « furent debout » doit découler logiquement d’un procès antérieur comme se lever. Ce n’est donc pas le PS qui crée la rupture, mais la désignation de l’état ‘être debout’ plutôt que du procès ‘se lever’. Selon Desclés & Guentcheva, « l’état résultant [tel qu’il est marqué par les temps composés] se distingue d’un simple état descriptif qui, lui, n’implique aucun événement explicite antérieur même si nos connaissances sur le monde nous permettent d’envisager un événement qui a donné naissance à cet état descriptif » (2003 : 50). L’ellipse narrative de ce dernier, accompagné d’un adverbial comme aussitôt, crée un effet de rapidité que l’on peut assimiler au tour de rupture.

43D’après Blanche-Benveniste et al., les verbes peuvent être répartis en un groupe exprimant la « phase 1 »9, comme apprendre, devenir ou acquérir, et un groupe signifiant la « phase 2 », comme savoir, être ou avoir (1984 : 51). Un verbe de phase 1 comme apprendre débouche logiquement sur un état de phase 2 comme savoir. Ou, autrement dit, le verbe de phase 2 présuppose un verbe de phase 1 (Blanche-Benveniste et al. : 51-52). L’ellipse dans le tour de rupture au PS repose sur l’utilisation d’un verbe de phase 2, alors qu’un verbe de phase 1 est textuellement attendu. Dans l’extrait (11), la situation ‘devenir debout’, pour lequel le français dispose d’un verbe particulier se lever, est un préalable à la situation ‘être debout’. Par l’aspect perfectif que le PS porte sur la phase processuelle, la borne initiale de la phase 2 ‘être debout’ est actualisée, d’où l’on peut inférer l’accomplissement de la phase 1 ‘se lever’. L’usage du PS est par conséquent crucial dans la création d’une ellipse, et partant d’un effet de rupture, dans cette variante du tour.

Discontinuité

44Après avoir considéré un certain nombre de réalisations du tour de rupture, il convient de s’interroger sur le lien délicat entre ce dernier et la dis/continuité textuelle. L’IMP de rupture est souvent associé à un effet de discontinuité. Dans les extraits ci-dessous nous soulignons quelques éléments de l’isotopie de la discontinuité :

[Le] rôle de l’IMP consiste précisément à décrocher le procès de la série consécutive et à le voir pour lui-même, “de l’intérieur”, dans son déroulement, conformément au trait [- perfectif] : il équivaut presque à un “présent dans le passé”, qui nous place pour ainsi dire dans le cœur de l’action. L’expression “IMP de rupture” tient compte du premier aspect (rupture de la présentation séquentielle des procès), l’expression “IMP dynamique” tient compte du second. (Confais 1995 : 220)

[L’IMP permet] d’une façon d’arrêter l’esprit du lecteur sur une action […] étalée sous ses yeux, comme si le fil du temps se coupait et s’écrasait de façon à constituer une surface. C’est, pour parler la langue du cinéma, un ‘gros plan’. (Gougenheim < Berthonneau & Kleiber 1999)

Quand une action considérée comme importante, est ainsi localisée avec précision, alors que les faits précédents ont été simplement mentionnés dans leurs succession, il se produit aisément une sorte de « rupture » : le narrateur saute ce qui s’est passé pendant une certaine portion de durée (ce que révèle l’indication temporelle précise), et considère soit une action qui intervient après ce laps de temps, soit un état qui n’existait pas à son début, mais qui existe à son expiration ; état qui peut résulter d’une action interrompue pendant la portion de durée passée sous silence. (Muller 1966 : 259)

45Ces citations mettent en avant la discontinuité transphrastique engendrée par l’IMP narratif, en ce que le tour de rupture à l’IMP rompt la présentation séquentielle des procès. Autrement dit, l’IMP fait rupture avec les autres énoncés narratifs de la séquence. Le décrochement du procès à l’IMP de rupture par rapport à la trame narrative qu’évoque Confais semble dû aux parties du procès qui échappent à la zone de recouvrement de l’IMP en amont et en aval. Ce qui semble « décrocher le procès de la série consécutive », c’est la non-actualisation des parties de l’aspect interne non comprises dans l’intervalle de référence. Le procès à l’IMP est ainsi détaché de la série narrative parce que ces bornes, qui le rendraient contigu aux événements antérieurs et postérieurs, font l’objet d’une ellipse. La citation de Gougenheim va dans le même sens. Il nous semble que c’est la non-actualisation de bornes du procès qui fait « arrêter l’esprit du lecteur sur une action ». Si « le fil du temps se coup[e] », c’est que les parties initiale et finale du procès sont occultées par la visée imperfective. Celle-ci contrevient au « fil » du temps, à la trame narrative, en ce qu’elle ne permet pas aux bornes des événements d’entrer en contact direct, et ainsi de donner lieu à une chaîne événementielle temporellement continue. Muller associe la notion de rupture à celle d’ellipse (ce que le narrateur “saute”). Une fois encore, ces ellipses dérogent à la continuité du fil du récit.

46En d’autres termes, bien que la narration avec un tour de rupture suive l’ordre chronologique, il y a des heurts, dus au fait que les bornes des procès ne soient pas contiguës. La narration au PS, en revanche, présente une suite lisse et sans joints apparents. La rupture engendrée par un PQP ou un PA paraît encore plus importante, puisque dans les deux cas, le narrateur saute l’aspect interne en entier, et non seulement sa partie initiale. Au PS, la rupture est créée par l’enjambement de la phase 1. L’utilisation d’un verbe de phase 2, alors que le cotexte narratif invite davantage à un verbe de phase 1, mène à un effet de discontinuité temporelle.

47Les citations suivantes mettent l’accent sur la discontinuité intraphrastique, l’IMP étant perçu comme déplacé ou discordant par rapport à son cotexte immédiat :

[L’]effet de sens narratif, loin d’être à rapporter à une valeur spéciale que l’imparfait acquerrait en contexte, est résultativement produit par la discordance tendancielle entre le type de représentation aspectuelle demandé par le cotexte et le type de représentation aspectuelle offert par l’imparfait. (Bres 2005 : 82)

Pour qu’il [l’IMP de rupture] puisse fonctionner, il est nécessaire que le contexte le démarque nettement comme “déplacé”, [entre autres] par la présence d’adverbiaux signalant que le procès s’inscrit dans une série […]. (Confais 1995 : 220)

48La citation de Bres insiste sur la discordance entre le cotexte, qui impose que l’on se représente le procès de façon globale, et la vision aspectuelle sécante que l’IMP en donne effectivement. Confais souligne que les adverbiaux qui accompagne cet usage de l’IMP provoquent une discontinuité textuelle. Paradoxalement, pour que l’IMP de rupture puisse être perçu comme « déplacé », il faut que le procès s’inscrive dans la série narrative. Par conséquent, ce qui permet à l’IMP de discontinuer, ce sont les signaux de continuité qui l’entourent.

49En ce qui concerne le PQP, ce sont également les signaux de continuité (dont notamment l’adverbial temporel) inscrivant le procès dans la série narrative, et bloquant ainsi une lecture analeptique du PQP, qui instaurent la discontinuité associée au tour de rupture. Comme nous l’avons indiqué supra, pour le tour de rupture au PA, la présence d’un adverbial dénotant la rapidité est même nécessaire pour que l’énoncé soit bien formé.

Continuité

50Paradoxalement, l’IMP de rupture semble fonctionner non seulement comme un élément de discontinuité, mais également comme un facteur de continuité.

(11) Elle se laissa frapper ainsi à en mourir. Le lendemain, elle faisait une fausse couche. (Zola, Thérèse Raquin, 1867)

(11’) Elle se laissa frapper ainsi à en mourir. Le lendemain, elle fit une fausse couche. (exemple manipulé)

(12) Le soir, elle dansa, elle rit. Elle fut radieuse. Deux jours après elle se suicidait (< Berthonneau & Kleiber 1999 : 159)

51Dans l’exemple (11), l’IMP peut être considéré comme un facteur de cohésion. La phrase à l’IMP « Le lendemain, elle faisait une fausse couche » se présente comme la conséquence, la conclusion du contenu de la phrase précédente au PS. Même si en l’occurrence l’exemple est extrêmement cohérent en lui-même, le remplacement de l’IMP avec un PS (11’) montre que l’IMP constitue un élément important dans la production de l’effet conclusif de l’énoncé. Ainsi, l’exemple (11’) semble textuellement un peu moins ‘conclusif’. Berthonneau & Kleiber soulignent d’ailleurs que l’effet de conclusion ou de conséquence s’observe également si le contenu propositionnel de l’énoncé à l’IMP est moins prédictible à partir du cotexte gauche, comme dans l’exemple (12). Rien dans le cotexte gauche ne semble annoncer le suicide, l’IMP nous incite cependant à inférer un lien textuel entre les énoncés au PS et celui à l’IMP.

52La continuité thématique qu’engendre l’emploi de rupture de l’IMP n’est pas passée inaperçue par les linguistes. Les extraits ci-dessous en rendent compte. Alors que dans la série de citations supra, l’IMP est associé à une discontinuité tandis que le cotexte se charge de la continuité (en inscrivant le procès dans la série narrative), les citations infra, en revanche, soulignent l’importance de l’IMP lui-même dans la création d’un effet de continuité thématique. Nous y soulignons les éléments associés au champ sémantique de la continuité.

[Le] procès désigné est donné comme strictement contingent avec le passé simple […], mais sera plutôt pris comme la conclusion de démarches ou de conflits si l’énoncé est à l’imparfait. (de Vogüé 1999 : 49)

[L’IMP de rupture] a une connexion quelconque avec le sous-texte qui précède, dont il pourrait être une forme de morale. (Tasmowski-De Ryck 1985 : 66)

Or les faits linguistiques semblent le signaler fortement : l’imparfait établit résultativement un fort effet de cohésion avec le cotexte antérieur et avec le cotexte ultérieur. (Bres 2005 : 48)

[Le] passé simple présente les actions dans leur pure succession. […] L’imparfait, lui, impose de trouver un lien qui ne soit pas de pure succession. (Berthonneau & Kleiber 1999 : 155)

[L’imparfait de rupture] énonce une information qui fait avancer le récit mais qui est rattachée à l’unité thématique précédente. (Herschberg Pierrot 2003 : 89)

53Le fait que l’on puisse sauter une partie de procès (la phase inchoative pour l’IMP de rupture, la phase processuelle pour le PQP et le PA, la “phase 1” dans le cas du tour de rupture au PS) indique que les événements sont fortement liés au niveau thématique. Le fait d’aller directement à la conclusion, en brûlant des étapes, est interprété comme la marque d’une connexion causale. Paradoxalement, les ellipses engendrées par le tour de rupture opèrent ainsi également un effet de continuité. Nous avons décrit supra le cas normal de la narration au PS comme un enchaînement lisse et sans joints apparents, étant donné que les bornes des procès soient contiguës. Nous pouvons désormais comparer le tour de rupture à un système “d’assemblage à rainure et languette”. Ce dernier permet de relier plus solidement les événements : les parties ellipsées figurant comme des languettes, facteur de continuité thématique.

Dis/continuité

54Comment rendre compte de ces descriptions contradictoires d’un même phénomène de discours ? Comment réconcilier les deux effets de sens (à première vue incompatibles) attachés à l’IMP de rupture (et par extension aux autres configurations de ce tour) ? Comment accorder rupture et cohésion ? Il nous semble que la discontinuité temporelle et la continuité thématique se trouvent peut-être dans un rapport de complémentarité. De la discontinuité temporelle du tour de rupture on infère un lien d’une autre nature (une continuité thématique renforcée). Autrement dit, c’est parce que le tour de rupture apparaît comme temporellement discontinu que l’interprète est amené à chercher une continuité à un autre niveau (textuel, thématique, séquentiel). Et inversement, puisqu’un énoncé analogue au PS ne comportant pas d’ellipse apparaît comme temporellement continu, rien ne semble inciter l’interprète à chercher la continuité encore à un niveau supplémentaire. L’on pourrait dire que les configurations de rupture ‘exploitent’ la discontinuité temporelle en vue d’une continuité thématique accrue. En effet, les tours de rupture semblent violer la première maxime de quantité de Grice (1975), à savoir donner autant d’informations que nécessaire. Selon Patard,

l’imperfectivité de l’IMP offre une représentation elliptique et incomplète du procès par rapport au sens communiqué (en choisissant l’IMP au lieu du PS, le locuteur choisit d’en dire moins que ce qu’il a à dire). (Patard 2010 : 11)

55En effet, pourquoi utiliser un temps verbal qui représente le procès en cours de déroulement, alors que l’intention du locuteur est de signifier que l’action s’est réalisée de sa borne initiale jusqu’à sa borne terminale ? Il nous semble qu’en disant moins, l’IMP de rupture permet en effet de dire plus. En instaurant une discontinuité temporelle, il crée une continuité thématique augmentée.

56Le tour de rupture au PQP et au PA paraît, quant à lui, transgresser la maxime de relation (soyez pertinent) en ce qu’il capte le procès dans sa phase post-processuelle, alors que dans la narration il serait plus pertinent de saisir globalement la phase processuelle, de ne pas faire l’ellipse de son aspect interne. Bres avance qu’en « termes de coût et de pertinence, le PQP dans une séquence progressive semble devoir être justifié » (2007 : 149). Ce qui justifie l’emploi du PQP dans le tour de rupture est l’effet de rapidité et la continuité thématique renforcée. Il en est de même pour le PA dans des tours analogues. Quant au tour de rupture au PS, l’emploi d’un procès de phase 2 comme ‘être debout’ au lieu d’un verbe de phase 1 comme ‘se lever’ semble moins pertinent et demande un plus grand effort cognitif, parce que la phase 1 doit être inférée.

57L’hypothèse que le tour de rupture exploite la discontinuité temporelle pour donner naissance à une continuité thématique accrue permet peut-être de dépasser l’opposition rupture-cohésion qui traverse la littérature sur l’imparfait narratif au point que la terminologie s’en fait le reflet. La citation de Bres ci-dessous est révélatrice à cet égard.

[Le terme imparfait de rupture] présuppose une solution de continuité, une discontinuité, [le terme imparfait de clôture], au contraire, un lien, une continuité. (Bres 2005 : 47)

58Nous espérons avoir montré la diversité des dispositifs du tour de rupture. Nous avons ensuite exposé en quoi ce dernier donne lieu en même temps à un effet de discontinuité temporelle et de continuité thématique. Finalement, la complémentarité de discontinuité temporelle et continuité thématique nous semble un paradigme explicatif valable pour rendre compte des effets de sens du tour de rupture.