Colloques en ligne

José-Luis Diaz

Tableaux, revues, bilans, états de la critique au xixe siècle

1La remarquable montée en puissance de la critique à laquelle on assiste tout au long du xixe siècle, qui de ce fait finira par se baptiser lui‑même le « siècle de la critique », n’a pas manqué d’entrainer, de la part de ces observateurs attitrés de l’actualité littéraire que furent alors les critiques, juges et parties en la matière, un continuel travail d’analyse, qui a pris deux formes principales : l’histoire, d’une part ; d’autre part, cette forme d’observation synchronique que sont les tableaux, les revues et les panoramas, sous leurs diverses formes. Tout en gardant un œil sur les principaux historiens de la critique, tels que Théry (18321), Michiels (18422), Nisard (18613), Brunetière (18904) ou Faguet (18995), panoramistes à leur manière quand ils traitent de la critique contemporaine, c’est aux tableaux de la critique dont le xixsiècle n’a pas été avare que sera consacré le présent exposé. Ils sont relativement nombreux à essayer de rendre compte d’un paysage critique changeant, tandis que s’affrontent des systèmes contradictoires et que la critique tend à occuper, à mesure que le siècle avance, une place de plus en plus centrale. Ce qui requiert de la part des critiques de braquer le projecteur, année après année, sur l’« état de la critique contemporaine » comme ils aiment à dire, en ne manquant pas d’en distinguer les principales « tendances » et de les mettre en perspective.

2Dans un premier temps, il conviendra de s’interroger sur les formes qu’ont prises de tels tableaux de la critique. Un second temps consistera à observer les classifications qui ont été proposées des principales écoles critiques mises en perspective dans de tels panoramas aux divers moments du siècle. Enfin, on s’intéressera aux usages qui en ont été faits, aux discussions qu’ils ont suscitées et à leur influence, d’autant plus vive que, en la matière, les observateurs ont été eux-mêmes des acteurs étroitement impliqués dans leur champ d’observation.

Tableaux, revues, bilans, états

3Reconnaissons d’emblée pourtant que, en ce qui concerne la critique, la notion même de « panorama », pourtant si conforme à la focale de certaines des études qui ont alors porté sur elle, n’a jamais été mobilisée au cours du siècle. L’expression de « panorama de la critique » n’apparaît en effet qu’au cours des années 30 du siècle suivant, tant dans un article évoquant la critique américaine et anglaise6, que dans une émission de radio due à Edmond Jaloux7, mais dans aucun des cas encore comme titre d’article, encore moins de livre. Ce qui n’a lieu qu’en 1962 dans le Panorama de la critique littéraire en France, de 1945 à nos jours de Robert Abirached, tandis qu’en 1990 Antoine Compagnon préfère intituler « Pour un tableau de la critique contemporaine » un article de l’Encyclopaedia Universalis. De même, si c’est dès les années 1830 que la formule « panorama de la littérature » apparaît de manière occasionnelle — pour évoquer par exemple le « panorama de la littérature à la fin du xviiisiècle » que propose le Barnave de Jules Janin8 —, ce n’est véritablement qu’au début du siècle suivant qu’elle s’impose à titre de focale généraliste sur la critique. Ce qui a lieu entre autres dans ce « Panorama de la littérature française depuis 1880 », que Bernard Fay propose dans une série d’articles publiés dans Les Nouvelles littéraires à partir du 16 février 1924, et où la critique a sa juste place.

4Quasi inexistantes aussi, avant le début du xxe siècle, sont les « Enquêtes sur la critique », cette focale journalistique nouvelle n’ayant été ouverte qu’à l’extrême fin du xixe siècle par Jules Huret pour ce qui concerne la littérature en général9. In extremis, il est vrai que le siècle se ferme par une « Enquête sur la critique dramatique » : celle que lance en février 1899 la Revue d’art dramatique. Mais, bien que d’ampleur sans précédent, elle s’avère étroitement spécialisée sur la critique théâtrale. Il faut donc attendre 1911 pour que soit ouverte une enquête généraliste sur la critique, celle de la revue La Renaissance contemporaine, bientôt suivie de plusieurs autres en cette période d’effervescence du genre. De même, point encore au xixsiècle de focale de style journalistique du type : « Où va la critique ? », titre d’une enquête ouverte en 1929 par Les Nouvelles littéraires.

5Ce sont plutôt à des « revues » et à des « tableaux de la critique » que les observateurs se consacrent, dans des écrits souvent assez courts, articles, opuscules, discours d’académies ou cours d’université, comme on peut le constater quand on observe les premiers pas du phénomène au début du siècle.

6Dès 1815, c’est dans un petit ouvrage traitant De la critique littéraire, exercée surtout par les journalistes qu’un certain Maillet-Lacoste propose, de manière cursive, un « tableau de la critique », malheureusement peu fourni et peu convaincant. C’est en revanche au mot de « revue » qu’a recours Villemain dans son célèbre cours de littérature de 1828, dont une leçon propose une « Revue de la critique littéraire au xviiie siècle10 ». Si c’est sur le xviiie siècle que porte cette « revue » rétrospective, remarquons que c’est l’une des toutes premières fois que sont distinguées de manière comparative trois « formes » de critiques baptisées, comme ce sera souvent le cas ensuite, par un simple adjectif postposé : la « critique dogmatique », la « critique historique » et la « critique conjecturale » (celle de Diderot et des Allemands), et que ce triptyque offre le mérite de la clarté, ce qui explique sa relative durée de vie.

7Mais point ensuite de recours stable et concerté à ces termes tels que « revue » et « tableau » pour baliser de telles synthèses. De tels signaux génériques reviennent certes, mais un peu au hasard. Bien souvent la critique n’est évoquée qu’au cours d’examens plus généralistes. Ainsi de cette « Revue littéraire » sous‑titrée « Les critiques » que propose Georges de Cadoudal en 1859, dans laquelle il se donne pour projet d’évoquer « la situation de l’esprit critique en France », tout en se mettant en quête de « l’idée mère de la critique contemporaine11 ».

8Plutôt que s’intituler « tableau » ou « revue », d’autres synthèses ayant recours au langage de la finance s’annoncent comme « bilan » ou « budget ». Ainsi de la série d’articles panoramiques sur la littérature de l’année écoulée que publie régulièrement La France littéraire entre 1833 et 1836 sous un titre omnibus. Parmi eux, le « Budget littéraire de 1835 » se distingue par l’amplitude du regard porté sur la critique, et la distinction proposée, pertinente à sa date, on le verra, de quatre principales « manières de concevoir et de pratiquer la critique12 ». S’amusant à multiplier les paradigmes métaphoriques, l’auteur de cet article considère de surcroît son état de la critique comme un « “bulletin de [l]a santé” de la littérature13 », tandis qu’un de ses pareils, parlant lui aussi le langage médical, diagnostique « un nouveau symptôme des tendances de la critique actuelle14 ». Enfin, c’est au langage religieux qu’un autre observateur a recours lorsqu’il se propose de faire un « examen de conscience de la critique contemporaine15 ».

9Plus fréquemment, on se contente d’évoquer, sans cadrage d’ordre générique plus affirmé, « l’état actuel de la critique littéraire », comme le fait déjà un opuscule de 181416, « l’état de la critique littéraire dans les premiers temps de la Restauration » comme le fait Cyprien Desmarais en 183317, « l’état de la critique au commencement de ce siècle », comme le fait Nisard dans son discours de réception académique en 1851. La formule est reprise en titre en 1861 par un orateur des Jeux Floraux de Toulouse, dont le sujet s’énonce sous la forme suivante : « Quel est, dans nos mœurs actuelles, l’état de la critique littéraire ? » En 1863, Ernest Bersot reprend la même expression dans un article consacré à « La critique biographique » qui évoque « l’état actuel de la critique littéraire, où M. Sainte‑Beuve tient une place si considérable18 ».

10Tout comme on aime à traiter « Des tendances actuelles de la littérature française19 », il arrive qu’on formule des hypothèses sur « les tendances actuelles de la critique », de manière à donner une vision dynamique de son « évolution », ainsi qu’on dira vers la fin du siècle, Brunetière en tête. Avant que le même Brunetière n’évoque les « nouvelles tendances de la critique », dont en son temps Chapelain fut le représentant20, c’est déjà dans une « Revue littéraire » consacrée aux théâtres que la formule apparaît en 184721. Un journaliste dauphinois estime que les « tendances de la critique contemporaine […] sont nécessairement [...] un peu vagues et incertaines […] ; en l’absence d’un critérium dominant […] la critique n’est plus qu’une suite d’appréciations personnelles sans autre autorité que celle de l’écrivain qui la professe22 ». On parle aussi, plus rarement, des « courants de la critique ». Ainsi un collaborateur de la Revue historique estime‑t‑il que l’abbé Carton, en son très insuffisant ouvrage de synthèse paru en 188623, « n’a fait aucun effort pour caractériser les grands courants de la critique moderne ».

Fourchettes chronologiques

11L’amplitude du regard historique porté sur la critique dont témoignent ces « revues » et ces « tableaux » est très variable : cela va de l’année au siècle. L’année, dans le cas de ces « budgets » annuels de la littérature déjà rencontrés, mais aussi de tous ces panoramas journalistiques intitulés sur le modèle de l’article princeps de Gustave Planche : « De la critique française en 1835 » publié dans la Revue des Deux Mondes. C’est là un format d’article que Planche lui-même reprend en 185224, tout en provoquant l’un de ses confrères, Armand de Pontmartin, à en faire de même, en dialogue avec lui25, puis à répéter l’opération après la Commune26. Mais c’est là aussi le format d’approche auquel a recours, de manière systématique, Gustave Vapereau dans les livraisons de L’Année littéraire et dramatique qui, chaque année entre 1858 et 1868, consacrent à la critique une part substantielle, à la mesure de sa surface culturelle et éditoriale accrue. Sous le titre « Critique et Histoire littéraire. Mélanges ». La rubrique va de la page 233 à la page 289 et comporte neuf rubriques pour 1858 ; de la page 223 à la page 304 et comporte onze rubriques pour 1861 ; de la page 225 à la page 244 et comporte six rubriques pour 1864.

12À l’autre bout de l’échelle chronologique, c’est parfois en revanche tout l’ensemble du siècle qui se trouve visé par des sortes de panoramas sauvages écrits au fil de la plume, souvent portés à affirmer, avant même qu’il ne touche à sa fin, que le xixe siècle est le « siècle de la critique ». « Notre siècle — avouons lui cela — est le siècle de la critique par excellence et les Aristarques y sont peut-être moins clairsemés que les Zoïles », affirme après tant d’autres un collaborateur de la Revue du monde catholique en 1864. Brunetière, à la fin du siècle, prend acte du fait que l’idée a été souvent martelée :

On a dit plus d’une fois que le siècle où nous vivons serait par excellence le siècle de la critique et de l’histoire ; et, sans doute, on pourrait dire avec tout autant de vérité qu’il est celui du roman, par exemple, ou de la poésie lyrique ; mais, si l’on entend par là que la critique et l’histoire, depuis quatre-vingts ans, ont pris un rôle, une importance et une dignité qu’elles n’avaient jamais connus, on peut le dire27.

13Entre ces deux extrêmes, plus encore que les journalistes dont la focale naturelle est l’année ou l’actualité immédiate, mais qui aiment aussi à généraliser à l’emporte‑pièces en se donnant le siècle entier pour perspective, ce sont plutôt les auteurs de livres de synthèse sur l’histoire de la littérature qui envisagent des périodes de l’ordre de la décennie ou plus. Découpées parfois en fonction de critères purement chronologiques, elles le sont plus souvent en fonction d’une grille d’histoire politique retenant des périodes telles que l’Empire, la Restauration ou la monarchie de Juillet, ainsi que le pratiquent divers observateurs déjà rencontrés. C’est en historien, lui aussi, qu’Émile Faguet découpe, on l’a vu, le « siècle de la critique » en deux moitiés inégales (1820‑1850 et 1850‑1900) pour les besoins de sa contribution à deux tomes successifs de l’Histoire de la littérature française dirigée par Petit de Julleville.

14En revanche, le commun des panoramas journalistiques envisagent d’habitude en synchronie la « critique actuelle » ou plus fréquemment la « critique contemporaine », comme ils aiment à l’annoncer ; ou bien, ils se contentent d’opposer la « critique ancienne » et la « critique nouvelle ». Ce qui se fait d’ordinaire selon quatre critères d’opposition distincts : 1° celui qui oppose la vieille « critique des défauts » à la « critique des beautés » telle que formulée le premier par Chateaubriand. 2° celui qui oppose à la « critique dogmatique » ancienne la « critique historique » moderne ; 3° celui qui, à la vieille critique, critique de détail, purement formaliste, oppose la critique nouvelle, plus exigeante sur le plan théorique ; 4° enfin, plus tard dans le siècle, celui qui oppose les critiques de profession aux critiques « créateurs ». Ce qui entraine souvent chez les partisans de la modernité, quelle que soit la logique retenue, des traits satiriques convenus stigmatisant les critiques d’autrefois, traits réservés aux novateurs chez les critiques « réactionnaires ».

La critique, ses spécialités et ses entours

15Faciles à distinguer en fonction de l’amplitude de la focale chronologique qu’ils adoptent, ces panoramas de la critique de diverses sortes le sont aussi en fonction de la portée qu’ils lui assignent, soit qu’ils visent l’ensemble de la « critique française » sans distinction, soit qu’ils ne traitent que de l’une de ses spécialités, telle que la « critique dramatique », la « critique des journaux » ou la critique portant sur le siècle classique28.

16Mais, en termes d’extension, la critique est envisagée plus souvent encore en la considérant au sein d’ensembles plus vastes qu’elle. Parfois, la critique et l’éloquence continuent d’être mises dans le même sac29. Ailleurs, ce sont les rapports entre les écrits polémiques et les écrits critiques qui sont soulignés30. À une époque où des disciplines connexes viennent la compléter et contribuent à en orienter différemment l’esprit, la critique, dont l’empire s’accroît à proportion, se voit souvent flanquée, d’une part de l’histoire littéraire, de la biographie et de la philologie, d’autre part de l’esthétique et de ce qu’on nomme parfois déjà la « théorie littéraire », mais aussi, à mesure que le siècle avance, de ce qu’on finira par baptiser la « critique des créateurs ».

17La promotion de l’histoire littéraire comme forme plus systématique de ce qu’on appelle alors la « critique historique » est l’un des événements majeurs en matière de critique, qu’on tend à considérer comme une révolution bénéfique. Jacques Demogeot célèbre en 1857 un tel avènement en déclarant que « la plus belle conquête de la critique contemporaine c’est l’histoire des littératures », et en se réjouissant de ce que « les traités dogmatiques des siècles précédents, comme tout pouvoir de tradition, semb[lent] chanceler sur leurs bases31 ». Selon ce même observateur, « la plupart de nos critiques célèbres doivent au moins une partie de leur renommée à l’histoire littéraire ». Gustave Lanson, à la fin du siècle, va jusqu’à rêver que l’histoire littéraire occupe le terrain délaissé par une critique désormais en crise :

Le genre de la critique subit actuellement une crise grave. M. Brunetière a disparu, M. Lemaître s’est détourné. Avec Sarcey, un âge du feuilleton dramatique a pris fin. Presque partout dans les journaux le reportage a remplacé la critique. […] La critique des livres, elle aussi, a fait place à l’annonce, à la réclame, aux interviews : on aime à faire causer l’auteur sur son œuvre. Même les Revues sont de moins en moins hospitalières à la critique littéraire. […] Journaux et revues suivent le goût du public : les études d’esthétique, les discussions de doctrine ne le divertissent guère ; il veut des biographies, de l’histoire, des faits. […] et tandis que la critique languit, l’histoire littéraire se fait ; de ce côté, l’activité est grande, et les résultats excellents. Il semble bien que, prise entre le journalisme et l’histoire, la brillante critique d’autrefois ait peine à subsister comme genre32.

18Cette inflexion majeure de la critique apportée par la naissance d’une nouvelle histoire littéraire inspirée dans un premier temps par Villemain, et l’unité nouvelle entre critique et histoire littéraire qui s’en est suivie, se manifeste dans les titres d’articles ou de chapitres qui annoncent embrasser ensemble les deux disciplines désormais sœurs. C’est ainsi que procède entre autres L’Année littéraire et dramatique de Gustave Vapereau. Parfois même la critique, dans ces balisages d’articles ou de rubriques, cède la place à l’histoire littéraire dont elle est alors censée être un sous-ensemble, ce qui laisse entendre que la critique dite historique tend à occuper une position majeure. Par ailleurs, c’est souvent aussi avec la biographie, cette forme intime et anecdotique de l’histoire, comme on aime à le rappeler, que la critique est régulièrement appariée. On a tendance souvent à mêler « Critique et biographie », en un syntagme figé qui prouve à quel point les disciplines sont connexes. Mais elle est aussi appariée avec la philologie, dont les perfectionnements notoires en ce qui concerne l’établissement de textes littéraires plus sûrs accompagnent les progrès conjoints de la critique et de l’histoire littéraire, selon Sainte-Beuve33 comme selon bien des observateurs.

19Compte aussi, aux côtés de la critique, et de plus en plus à mesure que le siècle avance, l’esthétique. D’abord regardée avec méfiance par le commun des critiques français, comme une importation allemande entachée d’abstraction, elle est peu à peu préférée à la vieille « poétique », repoussée vers les oubliettes de l’histoire littéraire34. L’un des tout‑premiers, c’est l’abbé Théry qui dès 1832 plaide en faveur d’une critique inspirée par ce que les Allemands « appellent esthétique », tout en revendiquant que les réflexions de son propre ouvrage, « bien que […] consacré spécialement aux théories et aux opinions littéraires » […], ne doivent pas moins convenir aux beaux-arts, et même à toute expression de la pensée, qu’à ce qu’on appelle la littérature ». Les critiques de formation philosophique rompent des lances en faveur de l’esthétique, ce qui revient à rappeler la nécessité d’une « théorie littéraire » pour compenser le point de vue empirique de l’histoire littéraire. C’est ce que soutient un critique philosophe et universitaire tel que Demogeot, lorsqu’en 1857 il estime que « le couronnement de l’histoire littéraire, c’est une théorie des arts ». Elle fit défaut, selon lui, aux « critiques de 1830 », qui « furent des poètes et non des théoriciens ». D’où l’estime qu’il porte à la « critique sérieuse qui s’occupe de théorie littéraire » et son vœu « que les études esthétiques prissent en France une plus grande extension », quitte à favoriser plutôt l’« esthétique appliquée », plus accessible. Ce sont là des idées que partagent à la même époque les autres critiques philosophes, tels que Charles Bérard, professeur à l’École normale supérieure. Dans la préface de son édition de ce qu’il continue d’appeler, malgré tout, La Poétique de Hegel (1855), il estime que « la critique « a été trop historique et pas assez philosophique » et se plaint du « divorce de la théorie et de la critique ».

20Pour servir d’emblème à sa perspective plus généraliste sur le continent critique tout entier, Théry introduit dans son titre cette notion d’« idées littéraires », d’extension plus large que la seule critique, en ce qu’elle tend à prendre en compte aussi la réflexion critique des philosophes esthéticiens et celle des écrivains. C’est là une notion qu’on retrouve sous la plume d’Alfred Nettement, et plus systématiquement chez Alfred Michiels, qui de nouveau lui donne la solennité d’un titre, chargé d’indiquer la vaste matière d’un ouvrage où il se propose de passer en revue l’ensemble des « livres critiques » depuis le xviie siècle : Histoire des idées littéraires en France, au dix-neuvième siècle, et de leurs origines dans les siècles antérieurs (1842). Ce qui revient, dans tous ces cas, à viser non seulement les critiques littéraires de profession, mais le continent critique tout entier, philosophes et écrivains compris. Ce à quoi, tout au long du xixe siècle, a suffi à renvoyer le terme de « critique » employé en son sens le plus englobant, sans qu’il fût besoin de le préciser, comme Brunetière aime à le rappeler :

[…] tandis que tous les autres genres se développent entre les bornes de leur définition, dont ils ne s’écartent que pour commencer, en quelque manière, à cesser d’être eux-mêmes […], la critique, elle, au contraire, ne se pose qu’en s’opposant, déborde d’âge en âge les limites qu’on lui avait assignées, et, pour continuer à parler comme les philosophes, ne s’objective qu’en se dépassant. Si cependant on l’appelle toujours du même nom, est-ce un signe de la confusion des idées ? de la pauvreté de la langue ? En aucune façon, mais c’est que, sous la diversité des apparences, elle n’a pas changé de nature en son fonds35.

21Une telle affirmation reste recevable avant qu’on ne commence à distinguer, comme le fait Faguet en 1899, entre la critique des « critiques proprement dits » et celle des « auteurs eux‑mêmes, [d]es créateurs, en tant qu’ils ont fait acte de critiques dans leurs préfaces, manifestes, etc.36 » Soit donc ce qu’on va appeler bientôt (1918) la « critique des créateurs37 » et qu’il nous est arrivé d’appeler « l’esthétique en acte38 ». Mais ce n’est en fait qu’à partir des années 70 du siècle suivant que « la critique », restée jusque‑là une puissance reconnue et active, comme continuent de le prouver les panoramas et les tableaux qui lui sont consacrés jusqu’à cette date, et ayant d’autre part réussi à cohabiter de manière relativement pacifique et bénéfique avec l’histoire littéraire, va se voir circonscrite, reléguée et dépassée, non plus par l’éphémère « critique des créateurs » qui eut vocation à la compléter plutôt qu’à la contester tout au long de la première moitié du xxsiècle, mais au nom de la « théorie littéraire » dont on vient de voir quelques premiers balbutiements.

22Au contraire, à la fin du xixe siècle, la critique apparaissait comme une discipline heureusement élargie dans ses bases par l’apport de l’histoire littéraire et de l’esthétique. Ce que célébrait Brunetière en déclarant : « Toute “critique” […], qui n’est pas l’application d’une “esthétique” n’est pas de la critique ; et, d’un autre côté, toute “esthétique” est en l’air, pour ainsi parler, qui n’a pas l’“histoire littéraire” pour fondement à la fois et pour fin. [...] En fait, la critique, l’esthétique, l’histoire littéraire n’ont d’objet ou d’existence réelle que dans leur confusion même39. »

23Ce qui n’a pas empêché que de fréquentes rivalités se manifestent entre la critique et l’esthétique quant à leur plus grande extension. On en perçoit par exemple la trace dans ce qu’affirme Adolphe Hatzfeld, à la fin du siècle, dans une synthèse à destination scolaire sur la critique : « Faire de l’esthétique une province et comme une dépendance de la critique, ce serait aller contre l’ordre naturel des choses et mettre le juge à la place du législateur. […] nous devons distinguer, en matière de critique, les théoriciens, qui posent des règles, des critiques proprement dits, qui s’en servent pour juger les œuvres […]40 ».

Les tableaux de la critique tels qu’en euxmêmes

24Comme on l’a vu, point de cadre générique ou éditorial fixe pour ces tableaux, bilans et revues tout au long du xixsiècle. Sans compter les ouvrages d’histoire littéraire sous leurs diverses formes, qui participent à l’effort panoramique dès lors qu’ils consacrent une partie importante à la critique contemporaine, ce peut être dans des « genres » très divers que certains d’entre eux viennent se loger. Mais, dans la majorité des cas, c’est dans des articles synthétiques de journalistes, relativement brefs, qu’ils sont proposés, plus souvent dans le cadre des grandes revues que dans les feuilletons des journaux quotidiens41. Leurs titres à soi seuls permettent souvent de détecter leur propension au panorama, que ceux-ci s’affichent comme généralistes ou annoncent une spécialisation en termes chronologiques ou génériques. Dans le premier cas, c’est par des titres sur le modèle de celui qu’adopte Victor Cherbuliez en 1855 (« De la critique littéraire en France42 ») ou Camille Mauclair en 1900 (« L’état actuel de la critique française43 ») que se trouve signalisée la focale panoramiste. Mais l’intention panoramique peut aussi se manifester lorsque le critique vise spécifiquement une seule sorte de critique, tout naturellement comparée à d’autres. C’est ce que réalise Ernest Bersot dans un article intitulé « De la critique biographique » publié dans le Journal des Débats en 1863, qui lui donne l’occasion d’un panorama d’ensemble. Même jeu plus tard de la part de Brunetière lorsqu’il traite de « La critique scientifique » d’Émile Hennequin44 et de « La critique impressionniste » d’Anatole France et Jules Lemaître45.

25L’occasion de tels articles panoramiques sur la critique contemporaine est souvent la sortie en librairie du livre d’un critique consacré. Ainsi de l’un des premiers tableaux cohérents de la critique, celui que propose Nisard en 1849 à la sortie d’un livre remarqué de Saint-Marc Girardin, à la fois collaborateur du Journal des Débats et professeur à la Sorbonne46. Dans d’autres cas, c’est face à un tir groupé de parutions de livres de critiques que le critique journaliste réagit, en mentionnant ces parutions entre parenthèses, à la suite d’un titre annonçant plus ou moins nettement l’intention panoramique. Ainsi procède par exemple Cadoudal dans sa « Revue littéraire » sous-titrée tout bonnement « Les Critiques ». À la suite de ces deux titres, il mentionne, dans une sorte de résumé analytique, la liste des livres qu’il se propose de recenser (dont celui de Demogeot sur la critique, lui-même panoramique, et les Variétés littéraires de Silvestre de Sacy, critique reconnu) mais aussi les sujets qu’il se propose de traiter : « Deux frères jumeaux » (entendons Taine et Renan), « La critique mélancolique », « Une nouvelle méthode », etc.47. Ainsi procèdent également les substantielles synthèses annuelles sur la critique et l’histoire littéraire que fait paraître Gustave Vapereau, qui chaque année sont divisées en une petite dizaine de rubriques signalisées par des sous-titres, chacune consacrée à un groupement de parutions critiques apparentées.

26Mais il est aussi, vers la fin du siècle, des livres tout entiers consacrés à la critique qui manifestent l’importance qu’elle a alors acquise. Leur degré de panoramicité est annoncé souvent par leur titre, tel celui auquel a recours un critique suisse, qui, tout comme Brunetière la même année, attrape au vol la notion à la mode d’« évolution », quitte à la mettre au pluriel : Ernest Tissot, dans Les Évolutions de la critique française (Genève, 1890). La fin du siècle favorise des synthèses scolaires rétrospectives sur la critique du xixe siècle, dont la consécration, reconnue par tous, fait qu’elle est devenue matière à examen. C’est le cas du livre de Félix Hémon, inspecteur général de l’Instruction publique, publié en 188948, tout comme de celui qu’écrivent en collaboration Adolphe Hatzfeld, professeur de rhétorique au lycée Louis‑le‑Grand, et Georges Meunier, professeur de lettres au lycée de Sens : Les Critiques littéraires du dix-neuvième siècle (études et extraits), publié en 1894 chez le même éditeur49. La critique entre au palmarès des sujets d’examen que le bachelier se doit de préparer. D’où le destin scolaire d’une affirmation d’Ernest Legouvé : « La critique est un des titres de gloire de notre époque. Si le dix-neuvième siècle égale les deux grands siècles qui le précèdent, c’est parce qu’il les surpasse en trois genres : la poésie lyrique, l’histoire et la critique50. » Cet énoncé donne lieu à un sujet de dissertation de Marius Roustan, auteur d’un ouvrage en son temps célèbre sur La Littérature française par la dissertation. C’est le n° 838 : « « La critique est un des titres de gloire du xixsiècle », le sujet n° 836 étant quant à lui formulé ainsi : « Le xixe siècle est le siècle de la critique51. »

27Mais c’est aussi une tendance montante à la même époque que de considérer la critique selon ses principales vedettes plutôt que de détailler ses courants. Car se produit alors une vedettarisation de la critique. D’où ces Princes de la jeune critique auxquels Georges Renard consacre un livre en 1890, décidément année climatérique, livre où il réunit les portraits de cinq critiques : Jules Lemaître, Ferdinand Brunetière, Anatole France, Louis Ganderax et Paul Bourget52. D’où aussi ces Maîtres de l’heure plus tardifs dans lesquels l’auteur rend révérence en fait, signe des temps, à plusieurs critiques, mais sans l’annoncer, comme si cela désormais allait de soi53. La place de la critique dans le champ littéraire est si éminente que les panoramas généralistes sur la littérature donnent tout naturellement une place importante aux critiques sans avoir besoin de le justifier. Ainsi procède déjà René Doumic en 1884 : ses Écrivains d’aujourd’hui s’offrent comme une suite de monographies où s’avèrent dominer les critiques (Bourget, Brunetière, Lemaître, Faguet). Mais il est vrai que celui qui tient la plume est de la profession…

28Dans ces livres qui se mettent alors à foisonner, tout comme dans les articles généralistes sur la critique, tout n’est pas au sens propre panorama. La place du panorama est tout naturellement restreinte dans les histoires littéraires, sauf lorsque l’exposé diachronique s’arrête sur la critique contemporaine. Elle est quasi nulle dans une « étude philosophique » telle celle de A. Ricardou, préfacé par Brunetière, qui traite de ce que doit être la critique et de ses formes dans l’absolu, en se référant assez peu à des critiques particuliers54. Ce qui invite à se demander ce à quoi on reconnaît les panoramas véritables, et quels en sont les ingrédients nécessaires.

Ce que doit être un panorama

29Pour simplifier, la question peut se prendre d’abord à l’envers. Ne sont pas à considérer comme tels tous ces articles ou livres, relativement nombreux, qui au lieu de chercher à prendre une vue d’ensemble du continent critique, se bornent à soutenir une thèse généraliste sur son état actuel. Ainsi fonctionnent beaucoup des interventions des critiques les plus notoires, qui sont relativement peu nombreux à s’astreindre à de véritables panoramas, à commencer par Philarète Chasles et Sainte‑Beuve dans la première moitié du siècle, Paul Bourget et Camille Mauclair dans la seconde. C’est dans un bref article paru dans le Journal des Débats en 1838 que Philarète Chasles traite « De la critique actuelle et de la stagnation littéraire dans ces derniers temps55 », mais en se contentant d’exprimer sous ce titre un jugement global très négatif et sans tenter aucunement de rendre compte du champ critique en son ensemble et de ses principaux courants. Même sentiment négatif quant à la situation de la critique de la part de Sainte‑Beuve à la fin de la même année. Lui aussi s’exprime bien pourtant sous l’égide d’un mot à connotation panoramique, une « Revue littéraire » de la Revue des Deux Mondes, mais qui prélude par ces mots ironiques, prenant à contrepied ce titre : « Le public demande de la critique, et il a raison, puisqu’il n’y en a plus guère56. » Aucun nom de critique n’est ensuite convoqué, Sainte‑Beuve se contentant de lier cette décadence à la disparition des écoles littéraires et au retrait des critiques du Globe, emportés par la politique active. De même, l’article qu’Elme Caro publie en 1882, intitulé : « La Critique contemporaine et les causes de son affaiblissement57 », malgré le signal de panoramicité qu’offre ce titre, se contente de formuler un jugement global sans le circonstancier. C’est ce que font aussi les « Réflexions sur la critique » qu’en réponse à Elme Caro et à Barbey d’Aurevilly Paul Bourget publie la même année58, dans un article dont le titre n’annonce en rien, quant à lui, un panorama. C’est aussi ce que fait, plus tard, Camille Mauclair dans son article sur « L’état actuel de la critique littéraire française », qui, malgré sa focale panoramique, se contente lui aussi d’un jugement d’ensemble, dont les premières mesures donnent l’esprit : « […] nous avons encore des critiques, et même en nombre considérable, — mais […] nous n’avons plus une critique française59 ». Échappent aussi au paradigme panoramique ces articles, pourtant généralistes, qui traitent du « rôle de la critique60 », de ses droits et de ses devoirs61, de ses traditions62, même lorsqu’ils désignent l’époque contemporaine comme leur champ d’observation.

30Certes, de telles idées générales ne sont pas interdites aux panoramas, bien au contraire. On les trouve de manière régulière à leur ouverture. Point alors de tableau de la critique qui vaille sans un jugement préalable sur sa situation d’ensemble, jugement qui après 1830 consiste souvent à se féliciter de l’influence, de l’ascendant, mais aussi de la surface sociale et institutionnelle sans précédent qu’elle a prise au cours du siècle, ou plus précisément à partir d’une date signalée et, dans le meilleur des cas, justifiée. Ainsi procède déjà l’un des tout premiers tableaux, ce « Budget littéraire de 1835 » déjà évoqué, dont la partie critique ouvre par ces mots, à titre de captatio : « Je passe maintenant à la critique qui n’occupa jamais une aussi large place dans notre littérature que depuis quinze années. » Annonce qu’on retrouve avec les variantes de saison tout au long du siècle : sous la plume de Nisard, par exemple : « La critique est la faculté générale et dominante du dix-neuvième siècle63 », comme en préambule au livre d’Ernest Tissot, qui relie montée en puissance de la critique et « développement de l’esprit d’analyse64 ». C’est ainsi la place éminente désormais atteinte par la critique qui justifie, non seulement qu’on la prenne pour objet d’étude, mais qu’on veuille en donner une vision ample, précise et ordonnée.

Cadrages

31Pour qu’il y ait véritablement panorama, il convient que de telles observations soient cadrées de manière chronologique, ce à quoi pourvoient au minimum les dates fournies par les titres, mais aussi que la dimension historique et socio-culturelle de l’analyse soit nettement marquée. Ce que Sainte‑Beuve, déficient selon d’autres critères, réalise à sa manière en 183865, et qu’Ernest Tissot pratique en termes d’histoire culturelle, comme nous disons aujourd’hui, en analysant les organes de presse liés à ce qu’il appelle la « critique analytique66 ».

32Les panoramas exigent aussi que, loin qu’on se contente de parler de la critique en général, ou de livres de critique, référence soit faite à des critiques, considérés comme représentatifs, et dont la représentativité notoire est soulignée ; ou bien que soient distinguées diverses sortes ou écoles de critiques.

33La première tactique est celle qu’adopte Edmond Texier lorsqu’il affirme : « MM. Villemain, Saint-Marc Girardin et Sainte-Beuve représentent la triple face de la critique contemporaine », et qu’il ajoute : « Ils semblent s’être partagés le travail nécessaire pour l’élever tout d’un coup à son apogée67 ». Plus communément, on énumère les « chefs », les « maîtres », ou les « princes de la critique », quitte à admettre qu’il y a autour d’eux des « principicules », mais aussi, comme le fait Texier, « une infinité d’écrivains marchant sous les bannières [des] trois chefs » qu’il a distingués, sans oublier les « tirailleurs » et les « enfants perdus68 ». Mais les maîtres sont aussi, dans certains cas, accompagnés comme par leur ombre par des remplaçants possibles : ainsi de « M. Demogeot qui est à M. Nisard ce que M. Gérusez était à M. Villemain, c’est-à-dire un suppléant et une doublure69 ».

34Une telle vision hiérarchisée heurte certains esprits qui, tels Léon Bloy, ricane à l’idée que « la fière patrie du suffrage universel » ait proclamé Sainte‑Beuve « le roi des rois de la Critique70 ». Elle semble idéalisée et simplificatrice à tous ceux qui lisent l’actualité critique comme anarchique. Ainsi de Cadoudal qui, tout comme Sainte-Beuve le faisait plus tôt, constate la disparition des écoles et des groupes qui existaient encore « il y a un quart de siècle », se plaint de l’absence de « théories générales », fait observer que « les idées, essentiellement individuelles se sont morcelés comme le sol », et ironise sur les jeunes critiques qui, à peine connus, « se regardent comme passés maîtres » et « chefs d’école71 ». Mais le commun des panoramas de la critique fonctionne bien, malgré tout, par élection de divers « représentants » des « nouvelles tendances de la critique ».

35Cela implique de la part des observateurs des choix à faire, une réduction du paysage critique à un petit nombre de noms typiques et représentatifs, réduction souvent faite de manière silencieuse, mais qu’il arrive à certains d’entre eux de commenter. Ainsi de l’auteur du « Budget littéraire de 1835 » qui effectue cette opération de réduction sous les yeux du lecteur, en déclarant : « Je ramène les diverses manières de concevoir et de pratiquer la critique à quatre principales, et je distingue […] », puis évoque sa « classification ». Ainsi de Nisard qui déclare, en veine d’urbanité : « Si je ne suis pas dupe d’un vain désir de distinguer, il y a, de notre temps, quatre sortes de critiques72. » De même, dans cette histoire volontairement schématique de la critique que Brunetière propose en 1890, il lui arrive de justifier les mises au rencart qu’il pratique rondement par un souci de simplification, à la fois logique et pédagogique. De là sa manière de dire, sans scrupules inutiles, qu’une fois les principaux critiques représentatifs dégagés, il est inutile d’évoquer les seconds rôles, tels Saint-Marc Girardin ou encore Nisard, dont « la critique enfin est et demeure en dehors, ou en marge […] de l’évolution de la critique contemporaine73 »..

36En fait, dans le cas général, ce n’est pas le critique en solitaire qui opère de telles réductions et de telles classifications : il est en effet souvent appuyé par toute une tradition se dégageant des choix antérieurs faits par le commun des observateurs dans un relatif consensus.

37L’autre tactique complémentaire de la première pour rendre compte des divers genres de critique en co‑présence à une époque donnée consiste non plus à évoquer nommément les « chefs d’école », en insistant sur leur représentativité, mais à distinguer diverses « sortes », divers « genres » ou diverses « écoles » de critiques. Il est d’autant plus important de prêter attention à de tels termes génériques qu’ils contribuent à modaliser la vision de la critique qu’ils infèrent. Aussi doit‑on distinguer entre les critiques qui ont recours à des termes neutres tels que « sortes », « espèces », « catégories », de ceux qui préfèrent des termes plus marqués. Nisard ne distingue que des « sortes de critiques ». Parler tout au contraire de « systèmes » ou de « méthodes » implique à la fois une vision elle‑même plus systématique du paysage critique ainsi couvert, et une attention portée à la cohérence rationnelle, voire philosophique, des sortes de critiques distinguées. Ces mots s’imposent quand Vapereau en vient à traiter de Taine : « Dès lors, il y eut dans la critique de M. Taine plus que de la critique, il y eut une méthode, un système, une prétendue science74. » Sainte-Beuve, plus chronologue en la matière, aime, lui, à distinguer des « phases » et des « temps » de la critique75. On a recours aussi à la notion de « genre », mais le plus souvent au sens faible, non proprement « générique » de l’expression — que Brunetière, quant à lui, répudie explicitement, considérant que « la critique n’est pas un genre, à proprement parler, […] mais la contrepartie de tous les autres genres, leur conscience esthétique76 ». Quant à la notion d’école, elle permet de faire le joint entre les deux logiques complémentaires ici distinguées, puisqu’il n’est pas d’école sans chef d’école, ni de genre de critique sans incarnation.

38Cette forme de désignation des différentes « sortes » de critiques co‑présentes en synchronie consiste à n’en retenir que quelques‑unes (entre trois et cinq, le plus souvent), lesquelles ne sont caractérisées, pour certaines d’entre elles, que par un simple adjectif postposé plus ou moins consacré. Ce qui permet des raccourcis, mais au prix d’une certaine obscurité quand les catégories choisies ne vont pas de soi parce que non définies autrement que par un adjectif aléatoire, pas toujours certifié par la communauté des critiques. C’est ainsi que procède le « Budget littéraire de 1835 », qui retient quatre « manières de concevoir et de pratiquer la critique » (quitte à ajouter une cinquième case pour Jules Janin, resté en dehors de la « classification » parce qu’« impossible à rattacher à un système quelconque ») : « la critique intime, la critique théoricienne, la critique érudite, et enfin la critique classique ».

39Si ces quatre critiques sont ainsi énoncées d’une traite, dans un second temps la mise en relation de chaque étiquette avec des noms de critiques reconnus est ici accomplie, ce qui n’est pas toujours le cas. Pour la critique intime, « qui procède par biographies », l’auteur songe tout naturellement à Sainte-Beuve. Planche mais aussi Granier de Cassagnac s’avèrent être les parangons de la « critique théoricienne », au sens péjoratif de l’expression, nettement souligné par un commentaire, qui la dit « superbe, inexorable, exclusive, abstraite, […] ennuyeuse ». Nisard représente le type de la critique classique, en ce qu’il est réputé suivre Voltaire et La Harpe. Quant au choix des critiques érudits exemplaires, il est plus inattendu, puisque l’auteur empile au jugé Nodier, Loève‑Veimars et Philarète Chasles.

40S’efforçant la même année de définir les diverses critiques en présence, Gustave Planche procède assez différemment77. Il distingue d’une part cinq sortes de critiques dévalorisées selon lui : la « critique marchande », la « critique indifférente », la « critique écolière », mais aussi celle des « critiques spirituels » et celle des « critiques érudits, gens fort satisfaits d’eux-mêmes ». Puis il oppose à elles toutes « une dernière critique, sévère, vigilante, impartiale, personnelle dans sa volonté, mais non pas dans ses attaques, qui ne reconnaît d’autre loi que sa conscience, d’autre but que la vérité ». Tout cela sans donner aucun nom, ainsi qu’il l’avait fait déjà l’année précédente dans son article sur « Les Royautés littéraires », dans lequel il distinguait entre la « critique historique », selon lui « rétrograde », la « critique admirative », utile seulement à la naissance des écoles78 (du coup rebaptisée « critique écolière » l’année suivante), et la « critique prospective », la seule digne d’intérêt. En fait, sous couleur de présenter une classification objective des critiques en présence, Planche s’attache surtout à se différencier en sous-main de Sainte-Beuve, doublement visé : en raison de sa pratique de la critique que lui-même baptisait « avant-courrière », sympathisante à la « nouvelle école » (critique qu’il a pourtant abandonnée depuis 1832), tout comme en raison de son attachement au passé littéraire, jugé excessif, auquel Planche oppose sa propre idée d’une critique « prospective », bientôt dénoncée comme ridiculement utopique par Alfred Michiels79.

41Les panoramas proposés par Planche, d’une part, et ceux, d’autre part, proposés par Villemain en 1828 et par le « Budget littéraire de 1835 » offrent ainsi deux manières assez différentes de concevoir la classification des diverses critiques. On doit certes prêter une attention flottante à des classifications à la Planche, qui, moins consensuelles, plus aléatoires, présentent souvent le défaut supplémentaire de se fonder sur des critères de distinction hétérogènes, tout en offrant, il est vrai, l’avantage de compléter et moduler le paysage. Mais on peut ici s’en dispenser presque, puisqu’elles ne font pas généralement l’objet de véritables panoramas, mais, comme on a pu le voir, de classements proposés au fil de la plume dans des circonstances d’énonciation diverses.

Tableaux classificateurs

42Il nous revient en revanche de considérer de manière plus systématique ces observateurs qui, tout au long du siècle, s’efforcent de construire à eux tous un panorama d’ensemble relativement cohérent visant les principales théories critiques en présence, en tenant compte de leur importance, de leur influence et de leur évolution. De tels panoramas visent souvent une brève liste de sortes de critiques qualifiées d’un adjectif postposé. C’est ainsi que Villemain procède en 1828, mais à propos du xviiie siècle, en y distinguant trois sortes de critiques. Juste un peu avant lui, deux professeurs de littérature ont proposé en 1826 une classification de la critique distinguant principalement la critique historique et la critique philosophique80, puis subdivisant la première en « critique historique proprement dite » et en « philologie », laquelle devient « critique conjecturale » quand elle rencontre des « passages tronqués ou pervertis81 », et en affirmant que la seconde, quand il est question de « critique de l’art », se nomme esthétique — discipline que Diderot n’aurait pratiquée que partiellement car il y a chez lui « un mélange superficiel de critique esthétique et de critique technique ». Tout autre classification de la part de l’auteur du « Budget littéraire de 1835 », qui distingue, on l’a vu, entre quatre critiques : la critique intime, la critique théoricienne, la critique érudite et la critique classique, mais sans faire référence à des critiques censés les incarner.

43Ce genre de classifications est celui adopte Nisard en 1849, soit donc un critique de l’orbite universitaire82. Il distingue quant à lui, de manière plus sûre et cohérente que ses prédécesseurs, entre critique historique (Villemain), critique biographique ou intime (Sainte-Beuve), critique morale (Saint-Marc Girardin) et critique à la fois dogmatique83 et classique (la sienne propre). Pour la première fois, quatre sortes de critiques à forte surface intellectuelle, éditoriale et médiatique sont ainsi distinguées, et rattachées de surcroît à quatre chefs d’école reconnus. Certes, du fait d’une affectation d’urbanité de la part de Nisard, qui le pousse à relativiser ses classifications de peur qu’elles soient jugées pédantes84, aucune des quatre critiques qu’ils incarnent ne se trouve désignée par des adjectifs abréviatifs convenus, mais par des périphrases en style fleuri. Nisard n’en offre pas moins la matrice de bien des classifications ultérieures, en particulier de celles qui seront formulées dans la sphère universitaire. Ce qui a lieu de manière d’autant plus aisée qu’après l’avoir énoncée dans la Revue des Deux Mondes, il surlégitime cette distinction quadripartite en la reprenant dans le tableau de la critique qu’offre le tome IV de son Histoire de la littérature française (1861).

44C’est un philosophe universitaire, Émile Bersot, qui la reprend très largement en 1863 dans son article déjà mentionné sur la critique biographique, dans lequel, aux côtés de l’« école historique » (Villemain), de l’« école biographique » (Sainte-Beuve), il accorde une place à l’« école dogmatique » (Nisard), tout en estimant quant à lui que Saint‑Marc Girardin, plutôt que de représenter à lui seul une école, se caractérise, tout comme Victor Cousin, par « l’heureuse conciliation de toutes les méthodes85 ».

45Rendant compte en 1859 de la parution d’un volume d’Hippolyte Rigault, critique universitaire et se revendiquant pour tel en tant que directeur éphémère de la Revue de l’instruction publique, un recenseur occasionnellement panoramiste de la Revue européenne reprend lui aussi la classification de Nisard. Cherchant à classer Rigault, il le distingue de l’école de Sainte-Beuve comme de celle de Villemain, le rapproche en revanche de Nisard, qu’il désigne comme le créateur de l’école dogmatique dans la chaire même où Villemain inventa la critique historique : « On voit tout de suite à quelle école appartient Rigault. C’est un élève de M. Désiré Nisard, qui lui destinait sa suppléance à la Faculté des lettres. » Ce que cet observateur module ensuite en détectant chez Rigault l’influence en sous‑main de la quatrième sorte de critique distinguée par Nisard, la critique morale à la Saint-Marc Girardin : « Au dogmatisme judicieux, au sens ferme et sévère de M. Nisard, joignez la morale ingénieuse de M. Saint-Marc Girardin et son tour gracieusement ironique, et vous aurez Rigault86. »

46Nous avons là, pendant trois décennies, une sorte de liste canonique des principales espèces de critiques ayant pignon sur rue, que d’autres observateurs reprennent, quitte à la simplifier. Ainsi fait Edmond Texier en 1853, critique journaliste quant à lui, qui, du classement de Nisard, retient la « critique historique » de Villemain, la critique de portraits de Sainte-Beuve, la « critique morale » de Saint‑Marc Girardin87, et qui, en matière de « critique dogmatique » et classique, nomme La Harpe plutôt que Nisard.

47Silvestre de Sacy, critique du Journal des Débats, de la même obédience en critique que Nisard, qui a été chargé du rapport sur la critique dans le fameux Rapport sur le progrès des lettres publié en 1868, à la demande du gouvernement impérial, propose quant à lui une classification défective, à trois branches seulement. Du quatuor de Nisard ne subsiste plus que la « critique biographique » de Sainte-Beuve, et la critique « qui se rattache, mais sans superstition, à la méthode classique, [...] sur les traces des grands critiques anciens, Aristote, Horace, Cicéron, Quintilien88 » : celle du rapporteur lui-même, tout autant que celle de Nisard, non nommé, et ainsi discrètement repoussé vers le fond de la scène. Point non plus de Saint-Marc Girardin dans le paysage, et donc plus de critique morale. Autre disparition silencieuse de taille : celle de la critique historique. À leur place est convoquée la « critique fantaisiste » à la Janin, comme d’autres classifications l’ont déjà fait depuis les années 1830, souvent comme repoussoir. Ce qui soulève la réprobation de Louis Ulbach, pestant contre cette manière passéiste et conventionnelle de viser tant la critique biographique que la critique fantaisiste89, qui selon lui consiste en fait à rabaisser la critique tout entière, « à l’heure où elle s’affirme avec le plus d’autorité » et qu’elle est devenue « le progrès même de la littérature contemporaine90 ».

48À mesure que le siècle s’écoule, la division quadripartite de Nisard ne manque pas d’évoluer. Déjà, si l’on prend en compte plus largement l’ensemble des panoramas d’avant 1850, on peut dire que des quatre critiques par lui distinguées, ce sont en fait deux seulement qui sont continuellement au cœur du débat : la critique historique de Villemain et la critique biographique de Sainte-Beuve. De constants parallèles entre elles leur assurent une position centrale91.

49Mais dès qu’après 1850 Taine entre en scène, il tend à prendre la place de Villemain, Sainte-Beuve restant le symbole de la critique appelée, au choix, biographique, intime, psychologique confidentielle, expérimentale92. En 1886 encore, cependant, la classification des critiques contemporaines proposée, au courant de la plume, par l’historien déjà rencontré qui estime que l’abbé Carton n’a pas du tout su les distinguer conserve encore le couple antithétique commode Villemain-Sainte-Beuve dans sa focale, se souvient de la critique dogmatique de Nisard qu’il rebaptise « doctrinaire » et, au titre des nouvelles générations, rajoute Taine et sa « critique scientifique » et Bourget et sa « critique psychologique ».

50À partir du milieu des années 1850, le duo antithétique central Sainte-Beuve/Villemain cède la place au duo Sainte-Beuve/Taine, entretenu et relancé par le dialogue que continuent d’entretenir les deux critiques, et par la commodité de l’antithèse qu’ils présentent entre un critique sensible à l’individuel et un critique philosophe à prétention scientifique, en quête de généralités. Comme le remarque en 1890 Émile Hennequin, « les recherches […] furent départagées […] entre Sainte-Beuve et M. Taine ; l’un fut un critique biographe, ne voyant en chaque écrivain que ce qu’il a d’individuel, comme le fait encore M. Edmond Scherer ; l’autre est un critique historique ou plus exactement sociologique, qui étudie dans l’homme de lettres l’époque dont il est le représentant, comme l’ont tenté depuis M. Mézières et M. Deschanel93 ».

51Bien au-delà de sa mort en 1869, Sainte-Beuve a ainsi l’avantage de rester jusqu’au-delà de son premier centenaire (1904) un point de comparaison central. Ce qui tend à le faire considérer comme une sorte d’« âme de la critique », « la critique même » comme l’écrit Faguet94 et comme le confirme Thibaudet lorsqu’il déclare : « Sainte-Beuve s’est tellement identifié avec la critique que son procès est toujours plus ou moins celui de la critique, ou du genre de vie, du genre de pensée critique, de ses conditions, de ses limites, de ses risques professionnels95 ». Quant à Taine, défini d’abord comme contribuant de manière nouvelle à la critique historique, parfois redéfinie comme « critique sociologique », et venant ainsi occuper la place laissée vide par Villemain, les classifications qui le visent se compliquent ensuite du fait de l’insistance commune sur son appartenance à diverses autres critiques, définies souvent de manière schématique par un simple adjectif postposé : la critique scientifique, la critique positiviste, la critique philosophique, la critique physiologique ou « naturelle » (Émile Deschanel).

52Enfin, au cours des vingt-cinq dernières années du siècle, une dernière fois le paysage change : il se caractérise par une nouvelle antithèse centrale entre, cette fois, d’une part, la critique à la fois historique et dogmatique de Brunetière, se situant dans le lignage de Taine mais s’inscrivant aussi dans la filiation du dogmatisme universitaire venu de Nisard (en particulier l’insistance sur la nécessité du jugement critique), et, d’autre part, la critique impressionniste d’Anatole France et Jules Lemaître, héritière à certains égards de la critique beuvienne, mais poussant plus loin encore la prise en compte des idiosyncrasies, celle des auteurs analysés tout comme celle des critiques, revendiquant de plus en plus le droit d’être « personnels ». De manière générale, c’est la césure entre les critiques qu’on appelle désormais « universitaires » et les critiques « impressionnistes », souvent à la fois journalistes et écrivains, mais non professeurs, qui prédomine dans les tableaux de la critique de la fin de siècle obnubilés par une telle opposition centrale.

53Une telle antithèse majeure fait qu’on peine à trouver alors de véritables panoramas, présentant l’ensemble des courants en présence. Point de consensus entre les observateurs non plus, les contemporains ayant souvent l’impression d’un foisonnement désordonné, dû à la multiplication accélérée de la gent critique, à mesure que le siècle avance. Puis, à l’extrême fin du siècle et au début du siècle suivant, on a souvent l’impression d’assister à la disparition des grands critiques dans laquelle Lanson voit la chance, on l’a dit, de l’ascension — dynastique — de l’histoire littéraire. Aussi quelques‑unes des synthèses qu’on présente alors sont-elles peu convaincantes. D’ailleurs, la tendance nouvelle est à additionner des portraits de critiques écrivains plutôt qu’à dresser de véritables panoramas.

54Ainsi procède entre autres Ernest Tissot, déjà rencontré, qui partage la critique française entre critique littéraire (Lemaître et Brunetière), critique moraliste (Barbey d’Aurevilly et Edmond Scherer) et critique analytique (Paul Bourget et Émile Hennequin). Bien sûr, en évoquant la première catégorie, Tissot ne manque pas d’insister sur l’opposition centrale alors Brunetière/Lemaître. En ouvrant ensuite une case pour la critique moraliste, il poursuit sans le dire les catégorisations antérieures qui assignaient cette place à Saint‑Marc Girardin puis, à la période suivante (1850‑1870), à Edmond Scherer et Édouard Rod, et antérieurement à eux, à Alexandre Vinet. Il y a là en effet une tradition critique qui reste active, se développe même alors à mesure que les critiques qui pratiquent la « haute critique » tendent à se faire, non plus de simples recenseurs d’ouvrages littéraires, mais des essayistes, comme on commence à dire, concernés plus largement par les développements civilisationnels : ce qui est le cas d’Elme Caro dans ses Études morales sur le temps présent (1864), de Paul Bourget dans ses Essais de psychologie contemporaine (1889) et d’Édouard Rod dans Les Idées morales du temps présent (1892). Mais le couple proposé par Tissot entre le protestant Scherer et le catholique Barbey, choisis pour symboliser cette critique morale, est cousu de fil blanc, et injuste pour Barbey, critique paradoxal qu’il est difficile de réduire à une telle dimension. Quant à la « critique analytique », on peine à justifier cette désignation, mais aussi à voir réunis ensemble le véritable sectateur de la critique scientifique que fut Émile Hennequin, et un critique écrivain tel que Bourget, plus psychologue et sociologue que scientifique, et lui aussi moraliste avant tout, en ses prétentions comme en ses réalisations.

55Moins décevante est la synthèse que propose Émile Faguet en 1899 sur la critique des deux moitiés du siècle. Certes, il simplifie à outrance la critique des années 1830‑1850, en la présentant comme une critique militante ayant longuement opposé partisans des classiques et partisans des romantiques, alors que la « bataille romantique », après une grande effervescence avant 1830, ne fait que se prolonger de manière bien moins centrale après cette date. Mais quant au second demi-siècle, Faguet a le mérite de distinguer, le tout premier de manière si nette, entre la critique des « critiques proprement dits », la « critique des créateurs » et la « critique des journaux ». Si son insistance sur la critique des écrivains par laquelle il ouvre son panorama a déjà été portée avant lui par toute une évolution, ce n’en est pas moins de la part d’un critique de l’orbite universitaire, et donc en principe du camp d’en face, une remarquable innovation qui tend à élargir le champ critique en y intégrant la critique en acte de ces non-professionnels que sont les écrivains auteurs de préfaces et de manifestes.

56Faguet égrène ensuite une liste de brèves monographies de « critiques proprement dits », en distinguant entre les deux générations successives : celle de Taine, Renan, Schérer et Caro, puis celle de Brunetière, France et Lemaître. Il soutient cette idée juste que la critique, vers la fin de la carrière de Sainte-Beuve, tendait malgré lui à devenir philosophique et scientifique, en particulier, chez Taine, Scherer et Caro : « La critique autour de lui devenait de plus en plus philosophique, et tâchait de devenir scientifique. Lui, né à la vie littéraire au temps de la critique littéraire-historique non seulement restait historien, mais devenait de plus en plus historien, jugeait moins, décidait moins, dogmatisait moins, […] n’était que rejeté un peu plus du côté de l’histoire par l’esprit systématique et les généralités précipitées de ses jeunes rivaux, pour lesquels il ne semble point qu’il ait eu un très grand faible96. » Tandis que déjà Taine était le « représentant le plus autorisé » de « cette critique littéraire philosophique qui, dans cette seconde moitié du xixe siècle, a succédé à la critique littéraire historique », le rayonnement majeur de Sainte-Beuve avait longtemps contribué à occulter cette transformation : « On peut dire que son immense autorité, de 1850 à 1869, a pour ainsi dire couvert et dérobé aux yeux le mouvement de la critique générale qui s’opérait comme derrière lui. Il était considéré un peu comme la critique même, et ce que la critique devenait hors des voies qu’il continuait à suivre apparaissait peu, tant qu’il vécut, et se déclara brusquement quand il disparut. » Ce qui n’empêche pas Faguet d’ajouter : « À l’heure même où nous écrivons, nous ne savons pas si Sainte-Beuve n’est pas le plus vivant de tous les critiques. »

57Enfin, le tableau de la dernière génération de critiques du siècle insiste tout naturellement sur l’opposition entre la critique de Brunetière, à la fois universitaire, à ambition scientifique et « dogmatique », et celle des « critiques impressionnistes », Anatole France et Jules Lemaître, faisant de la « critique personnelle », et assumant le rôle d’écrivains critiques, alors que Brunetière revendique hautement n’être que critique, « persuadé, un peu trop peut-être, que pour être bon critique il ne faut pas être créateur, il ne faut pas être “auteur” ». De là son affirmation qu’« il y a critique et critique », mais dans un tout autre esprit que Faguet, et bien moins amène que lui aux écrivains critiques  :

[…] pour n’être pas une science, la critique n’en a pas moins ses méthodes ; et […] conséquemment, les jugements qu’elle porte sur les œuvres dérivent de quelque source plus haute que son caprice et que sa fantaisie. Les poètes et les romanciers n’en veulent pas convenir, parce qu’en effet, lorsqu’il leur arrive, à eux, l’auteur de Cromwell ou de Volupté, de faire de la critique, ils y portent cette conception d’art en vertu de laquelle ils sont romanciers et poètes. Je serai trompé, si nous ne réussissons pas à établir contre eux qu’il y a critique et critique ; et que, si la leur a toujours été, sera toujours personnelle, ce n’est pas une raison pour que la nôtre le soit, nous, qui ne nous piquons point de faire des vers ou des romans, mais uniquement de l’esthétique ou de l’histoire97.

58Où il n’est pas interdit de voir un réflexe de protection corporatiste de la part de celui qui s’intronise ainsi comme le chef des « critiques proprement dits », bousculés par les découpages nouveaux qui font alors une place de plus en plus généreuse à la critique des écrivains.

59À ces deux synthèses imparfaites mais jouant véritablement le jeu du panorama, synchronique dans le premier cas, en partie diachronique dans le second, on pourrait ajouter la vision d’ensemble qui se dégage de l’ensemble des articles que Brunetière lui‑même a consacrés à la critique, mais on sort là du cadre strict des panoramas, bien que Brunetière construise bien ainsi une vision ordonnée et cohérente de la critique de son temps, qu’il appuie fortement de surcroît sur sa connaissance ordonnée de l’histoire du genre, sur laquelle a porté l’un de ses livres.

60On pourrait aussi être tenté de considérer comme un panorama de la critique, en miettes mais très consistant, le beau livre où Barbey d’Aurevilly réunit en 1885 un grand nombre de ses articles sur la critique et les critiques (Les Critiques ou les juges jugés). Mais s’il regorge d’analyses et d’idées sur la critique, et multiplie sur elle les angles d’attaque, lui fait défaut souvent, en raison de son ethos, militant et souvent ironique, la tentative de synthétiser et de classer, soit deux composantes majeures de la logique panoramique. Plutôt que d’essayer de rendre compte de l’éventail des sortes de critiques existantes, Barbey s’en prend, en de constantes escarmouches, à de nombreux critiques jugés insuffisants, de manière à définir et valoriser sa propre conception de la critique.

61On doit en revanche admettre que le classement des critiques que propose en 1894 Adolphe Hatzfeld est plus sûr, en tout cas en ce qui concerne les différentes espèces retenues. Il distingue en effet entre la « critique purement esthétique », pour laquelle « la beauté de l’œuvre est [le] seul souci », la « critique morale », qui « demande à l’écrivain quelles leçons on peut tirer de son ouvrage pour la conduite de la vie », la « critique littéraire historique » qui insiste sur l’influence des milieux et la « critique psychologique » qui se met en quête de « ces traits permanents et généraux où se reconnaît l’humanité », tout comme de « ces traits particuliers qui dessinent l’individu ». En revanche, les exemples contemporains qu’Hatzfeld prend de ces quatre sortes de critiques sont moins convaincants : car si c’est Taine qui est chargé de représenter la critique historique, et Bourget la critique psychologique, la critique esthétique revient étrangement à Francisque Sarcey, et la critique morale à Alexandre Dumas fils… Sans compter qu’Hatzfeld hésite à ouvrir une cinquième case pour la « critique scientifique » (Taine et Brunetière, mis dans le même panier98). Et comme pour relativiser sa classification, sa conclusion consiste à prôner l’union harmonieuse de ces diverses critiques, comme étant le fait du « critique idéal », puis à montrer que la majorité des critiques — Saint-Marc Girardin, Sainte-Beuve, Taine, Faguet, France, Lemaître, Brunetière — jouent en fait sur plusieurs tableaux : « C’est ainsi que, dans notre siècle, qui est le siècle par excellence de la critique, ceux qui la représentent avec le plus d’éclat […] embrassent à la fois plusieurs des formes qu’elle peut revêtir, complétant l’une par l’autre, mais les combinant diversement et suivant des proportions différentes, selon le tour de leur esprit. » Idéal qui, tout au long du siècle, a été la tentation conciliatrice d’autres classificateurs de la critique. Car c’est là le vœu qu’exprimait déjà d’Hippolyte Rigault en tant que directeur de la Revue de l’instruction publique en 1852 : « Nous n’avons nullement la prétention vulgaire de faire, comme on dit, une révolution dans l’art ; mais nous voudrions rassembler les diverses qualités répandues dans les divers genres de critique de notre temps. » Vœu repris par Edmond Texier l’année suivante : « […] il faudrait trouver un critique nouveau, qui sût fondre ensemble, d’une manière harmonieuse, les trois systèmes divergents des maîtres [Sainte-Beuve, Taine et Saint-Marc Girardin], et les contrôler, les corriger l’un par l’autre. »

La force des panoramas

62Si l’on se retourne pour conclure sur l’ensemble des panoramas évoqués, force est de constater que pour constituer un corpus digne de ce nom on est porté à admettre dans la catégorie des textes aux statuts divers, souvent défectifs à quelques égards par rapport aux réquisits rappelés. Pour parler comme Brunetière, le panorama de la critique n’est pas encore devenu un « genre ». Les observateurs de la critique sont amenés à se loger dans des observatoires divers, de statut générique incertain, le plus souvent de brefs articles à propos d’un ouvrage de critique symptomatique, puis peu à peu des livres, mais souvent composés d’articles comme s’en plaignent Vapereau et Faguet. La situation est différente à cet égard dès les premières années du siècle suivant, qui voient bien cette fois se développer les enquêtes et les panoramas en règle sur la critique, malheureusement à une époque où la critique commence à manquer de vedettes, en comparaison d’un passé récent. Sont conviés à dire leur opinion sur elle une foule d’écrivains aujourd’hui bien oubliés, et dont le point de vue n’a rien souvent de novateur, car ne faisant que prolonger les disputes entre les diverses catégories de critiques déjà faites à la fin du siècle précédent.

63En revanche, ce qui ressort de ces panoramas à statut générique fragile qui ont été la norme pendant le xixe siècle, c’est une image à la fois vivante et mobile de la critique se faisant, à un moment particulièrement intense et décisif de son évolution. Une telle mobilité se manifeste entre autres par l’exceptionnelle multiplicité des épithètes qui viennent alors caractériser la critique, dont on a eu déjà beaucoup d’exemples, mais dont la liste s’accroîtrait de manière exponentielle si la focale n’était plus restreinte aux panoramas classificateurs. Ainsi est-il arrivé qu’on parle de la critique « poétique », « épigrammatique », « papillonnante », « bouffe », « incidente », « sympathique », « panthéiste », « plastique », « pittoresque », « transcendante », « en causeries », « discursive », « idéaliste », « défensive », etc.

64On a multiplié aussi les épithètes pour définir les sortes de critiques les plus en vue, telle que la critique biographique, on l’a dit, mais aussi la critique dogmatique, appelée parfois « didactique », « universitaire », « doctrinaire », « formaliste », « normale », « normalienne » et la critique journalistique, appelée aussi « journalière », « journaliste » « périodique », « militante », « hebdomadaire », « légère », « boulevardière », « spontanée », etc.

65Enfin, de nombreux titres d’articles attirent l’attention sur diverses sortes de critiques ayant successivement eu leur heure de notoriété médiatique, témoignant ainsi de sa diversité et de sa vitalité : la « critique expérimentale » (Cuvillier‑Fleury à propos de Sainte‑Beuve en 1852), la « critique positiviste » (Edmond Scherer à propos de Taine en 1858), la « néo‑critique » (Théophile Gautier en 1858), « Le réalisme dans la critique » (Charles de Mazade, toujours à propos de Taine, en 1867, la « critique biographique » (Émile Bersot en 1863 à propos de Sainte-Beuve), la « critique conservatrice » (Gustave Merlet à propos de Nisard en 1859), etc.

66Face à ce pullulement bigarré d’adjectifs, dont il faudra bien une autre fois affronter la multiplicité et tracer l’histoire parallèle, on ne peut que se réjouir qu’existent ces tableaux sur lesquels il a été ici insisté, qui, à défaut d’offrir des panoramas complets, proposent du moins une vue sinon stable, du moins ordonnée de la critique, réduite à quelques courants majeurs dont ils nous invitent à suivre l’histoire. Sans aller jusqu’à la simplification qu’introduira Thibaudet en 1922 dans son article sur « Les Trois critiques », déjà les meilleurs d’entre eux distinguent bien, comme il le fera, la critique universitaire, la critique des journaux et la critique des artistes, Faguet étant le seul qui, avant Thibaudet, se hausse à une telle simplification.

67On ne peut que se réjouir aussi que de tels tableaux, souvent nés de la réception par des critiques d’ouvrages d’autres critiques sentis comme symptomatiques, aient donné lieu à de vives discussions. Car c’est là un trait qui caractérise ces panoramas classificatoires : leurs auteurs, soit s’imitent entre eux sans le dire ou font révérence à leurs devanciers, soit sont eux-mêmes l’objet de critiques, parfois farouches. Dans un champ littéraire où la critique est projetée sur le devant de la scène, il y a alors de véritables luttes de pouvoir, parfois à découvert, entre critiques portés à topographier ce champ, chacun selon son optique propre. Le topographe ici n’est pas un pur observateur, mais un acteur du champ qu’il prétend observer, qu’il ordonne et vectorise selon ses vœux par les cartes qu’il en trace, comme a pu le voir dans quelques cas. De là bien des débats et des disputes. Ainsi, on l’a vu, lorsque Alfred Michiels ironise sur la « critique prospective » de Gustave Planche. Même jeu chez Sainte-Beuve dénonçant les catégorisations d’Armand de Pontmartin, critique réactionnaire qui, à coups de périphrases élégantes, distingue la « critique dogmatique » (Planche), la critique qui se « réfugie dans le passé » (Sainte‑Beuve), la « critique qui se joue en de fantasques arabesques (apparemment Janin, ou Gautier, ou Saint-Victor) », pour valoriser sa propre critique, « la seule propre à réconcilier l’art avec la religion, le monde et les honnêtes gens99 ». Avec prise de possession sans mot dire, de la part de Pontmartin, de la « critique morale », autrement redéfinie et reprise à son compte par ce topographe de la critique. Quand Louis Ulbach s’en prend au tableau officiel de la critique proposé par Silvestre de Sacy en 1868, très déficient selon beaucoup d’observateurs, c’est avec encore plus d’animosité que Sainte-Beuve visant Pontmartin qu’il le fait. Car, débordant de loin la seule critique littéraire, il politise le débat, tant en opposant la « tendance nouvelle de la critique » aux conceptions réactionnaires du vieux collaborateur des Débats, qu’en rendant hommage à la « critique universelle » d’avoir « refoulé hors du monde l’absolu », et en admirant que la critique ait eu des conséquences majeures sur les institutions sociales : car, selon lui, « les circonstances atténuantes ont été inventées à l’heure où la critique moderne faisait son entrée dans le monde ». Ce qui tout à coup dessine un univers mental où la critique ne s’est pas encore figée en critique littéraire « autonomisée », mais reste un continent ouvert, perméable aux débats sociopolitiques et qui prétend participer de manière significative et pas seulement symbolique au cours du monde.

68De telles discussions récurrentes offrent l’avantage de simplifier le paysage critique en le réduisant à un jeu binaire de pôles en tension, tout comme le fait la tendance fréquente à le ramener à des antithèses simples entre critique ancienne et critique nouvelle, ou, on l’a vu, à des duos antithétiques de critiques majeurs, de manière que trois d’entre eux suffisent à couvrir les parties ordinairement distinguées du siècle : Villemain/Sainte-Beuve (1830‑1850), Sainte‑Beuve/Taine (1850‑1869), Brunetière/Lemaître (1870‑1900 et au‑delà). En raison de leur focale nécessairement plus large, les panoramas eux-mêmes, malgré la logique simplificatrice qui anime les plus exigeants d’entre eux, ne vont pas généralement jusque-là. Mais on gagne à avoir en vue les oppositions souterraines qui les animent, car les panoramas ne font jamais rien d’autre que d’offrir une vue en démultiplié de telles tensions binaires : celles qui contribuent à animer alors l’histoire d’un « genre » qui, du fait de son statut stratégique de conscience de tous les autres genres mais aussi de la vivacité des combats esthético‑idéologiques qui le travaillent, tend à occuper une place centrale dans la géographie intellectuelle. De quoi se souvenir de la hantise que Villemain formulait dans un discours sur la critique en 1814 : « Puisse seulement la critique littéraire ne pas envahir tout le domaine des lettres ! »