Colloques en ligne

Selina Follonier

Nouveaux tableaux d’histoire littéraire

1C’est dans l’héritage direct du Tableau de la littérature française (1939‑1974) que Roger Stéphane inaugure en 1960 la série Portraits‑souvenirs à la RTF. Suivant le modèle de cette anthologie éditée par Gallimard et dont l’idée a été revendiquée par André Malraux1, le projet consiste à inviter des écrivains à dresser le portrait d’un de leurs prédécesseurs. L’initiative se fonde significativement sur une visée historiographique : sous un titre qu’il emprunte aux Portraits‑souvenir (1935) de Jean Cocteau, Stéphane entend proposer une « histoire du roman en images2 » et créer une « bibliothèque idéale » audiovisuelle. Le passé littéraire français s’y voit ressuscité à travers un panorama où se côtoient un Voltaire signé d’André Maurois, un Hugo de Gaëtan Picon, un Flaubert de Roger Vailland, un Proust raconté par les témoins de sa vie ou encore un François Mauriac par lui‑même — de quoi offrir une illustration éloquente de ce que Jean‑Claude Bonnet a identifié, dans les Lieux de mémoire, comme une transformation contemporaine des pratiques de célébration des grands hommes, substituant aux bustes, gravures, galeries ou recueils d’éloges les « panthéons cinématographiques3 » de l’ère moderne.

2Dans le dialogue qu’ils établissent avec la tradition écrite, les Portraits-souvenirs ne constituent pas un cas isolé. Depuis la création des Archives de la parole en 1911 à l’Université de Paris, les formes éditoriales que sont les anthologies, enquêtes et panoramas — indissociables de l’historiographie des lettres dont les spécialistes font remonter les origines aux récits de vie, palmarès et catalogues bibliographiques de l’Antiquité — se voient doublées de pendants audiovisuels : séries documentaires, collections d’entretiens, enquêtes vidéo ou anthologies multimédia en ligne, jusqu’à des « histoires littéraires » sur DVD, pour citer le titre d’un discours d’allure encyclopédique enregistré avec Jean d’Ormesson4 et paru aux Éditions Montparnasse. Selon différentes visées et à la faveur de différentes configurations institutionnelles, ces dispositifs proposent des bilans et des vues synoptiques au même titre que leurs prédécesseurs imprimés. Ils déploient un champ très pluriel, qui gagne en ampleur au fil du siècle et des avancées technologiques. Investissant divers supports (filmique, télévisuel, vidéo…), ils tendent aujourd’hui à converger vers le numérique, qui leur confère une visibilité accrue à travers les plateformes en ligne.

3Quelle place reconnaître à ces corpus dans la connaissance que nous avons du passé des lettres ? Relèvent‑ils d’un simple phénomène d’appropriation médiatique ou s’agit‑il d’un signe de mutations plus profondes, marquant l’extension des pratiques documentaires et mémorielles vers de nouveaux supports ? Leur statut s’avère ambivalent : situés en marge du territoire et des cartes officielles tracées par les livres d’histoire littéraire universitaires, ils n’ont suscité qu’un faible intérêt de la part de la critique. Si les collections et anthologies imprimées ont fait l’objet de différents travaux5, leurs déclinaisons audiovisuelles restent en effet peu étudiées. Un ouvrage comme Les Anthologies en France (1997) d’Emmanuel Fraisse passe directement des publications papier aux formats numériques, rejoignant en cela de nombreux travaux théoriques sur l’histoire littéraire qui abordent le domaine du numérique6 en faisant l’impasse sur l’audiovisuel, réputé bien moins apte à servir d’outil heuristique7. Ces collections se limitent-elles dès lors à une fonction illustrative ? La réponse n’est, à l’évidence, pas identique pour l’ensemble de la catégorie, dont les manifestations peuvent être très diverses, allant d’émissions télévisuelles jusqu’à des enquêtes orchestrées par des instituts de recherche. Pour une vue globale, trois points cardinaux apparaissent comme déterminants, qui sont respectivement d’ordre générique, institutionnel et épistémologique. Ils délimitent différents plans d’intersection autour desquels s’articule leur rapport au domaine de l’écrit, dans ses continuités et ses variations.

Forme et temps : héritages génériques

4D’un point de vue générique, on peut distinguer, pour plus de clarté, trois catégories majeures. Elles correspondent à différentes formes de représentation du littéraire, à différents modes de partage entre discours primaire et discours secondaire, parole littéraire et développement critique, œuvre et commentaire. Par ordre de gradation, citons en premier lieu les formes anthologiques qui, selon le modèle des recueils de morceaux choisis, offrent des compilations d’extraits d’œuvres littéraires. Il s’agit principalement d’enregistrements de lectures (souvent des lectures poétiques), mais également d’adaptations filmiques ou de captations de représentations théâtrales. Deuxièmement, les collections d’entretiens ou les enquêtes, dont les Archives du xxe siècle (1969‑1974) forment un exemple emblématique. Fondés sur un schéma dialogal, ces dispositifs fournissent à l’égard de l’œuvre littéraire un métadiscours et s’y rapportent à la manière d’un épitexte auctorial8. Enfin, les collections documentaires, qui s’emploient à éclairer l’inscription des œuvres littéraires dans un contexte historique, social et culturel donné. Leur approche est souvent biographique, comme dans le cas d’Un siècle d’écrivains (1995‑2001) produite par France 3. À travers une vaste fresque de 257 « monographies » consacrées à des écrivains français et étrangers (la liste a été établie par un consortium d’universitaires et de critiques), cette série vise à offrir un bilan représentatif d’un siècle de vie littéraire. Elle s’appuie, selon une démarche à résonance lansonienne, sur l’étude et la discussion de sources ainsi que sur des avis d’experts, se rapprochant ainsi du discours historiographique savant.

5On objectera sans doute, et non sans raison, que les productions filmiques n’obéissent en général pas aux mêmes principes méthodologiques et à la même rigueur analytique que les ouvrages savants. De même, on sait quel statut problématique occupe l’audiovisuel au sein des hiérarchies du monde intellectuel. Fréquemment considéré, en particulier s’agissant de la télévision, comme antithétique à la culture lettrée, il ne s’est jamais tout à fait départi d’un déficit de légitimité patent. La méfiance témoignée par les élites intellectuelles à l’égard des médias audiovisuels n’a toutefois pas empêché certains de leurs représentants à prendre ces supports au sérieux, et la croyance dans les vertus documentaires, pédagogiques et mémoriales de l’audiovisuel a été partagée par des figures aussi centrales qu’André Malraux. Celui qui fut, comme on le sait, Ministre en charge des Affaires culturelles sous de Gaulle (ainsi que, à un moment antérieur et pendant une durée plus éphémère, Ministre de l’Information), s’est prononcé en faveur de l’instauration d’un enseignement télévisuel9, tout en recourant lui‑même à ce médium pour exposer, avec la Légende du siècle (1972), sa vision personnelle de l’histoire du XXe siècle10. Autre phénomène significatif : le rêve d’une encyclopédie audiovisuelle qui traverse tout le xxsiècle. Déjà en 1915, Sacha Guitry se présentait, avec Ceux de chez nous, comme « l’artisan d’une encyclopédie nouvelle11 », et Jean‑Marie Drot, directeur de l’Académie de France à Rome et réalisateur du Journal de voyage avec André Malraux à la recherche des arts du monde entier (1974‑1975), aspire au début des années 199012 à montrer, avec l’idée d’un vaste chantier télévisuel réunissant chercheurs, bibliothèques, chaînes de télévision publiques et l’INA (mais finalement restée à l’état d’ébauche), que le « temps des encyclopédies » de Maurice Blanchot peut se décliner également sur un plan filmique.

6Quel que soit le crédit épistémologique que l’on veuille ou non accorder à l’audiovisuel, et quelles que soient les ambitions ayant présidé aux différents projets, il apparaît que ces séries et collections mobilisent des formats qui ont jalonné l’évolution générique (au sens éditorial) de l’histoire littéraire, en parallèle, mais surtout en amont de sa codification en discipline scientifique au cours du xixsiècle. On peut en effet y reconnaître des successeurs des tableaux biographiques, palmarès ou catalogues critiques de l’Antiquité, qui, selon Robert Escarpit, constituent « la première tentative méthodique d’histoire littéraire13 ». Elles s’inscrivent également dans la lignée des « bibliothèques14 » qui désignaient au xixe siècle les collections éditoriales (comme Les Grands Écrivains de la France lancée par Hachette en 1861), voire des galeries de portraits d’un Sainte-Beuve ou encore d’une collection de monographies illustrées comme les Albums de la Pléiade. Si le support filmique semble peu apte à offrir un équivalent au papier bible, une série comme Un siècle d’écrivains rejoint certaines visées de cette publication adossée à la Bibliothèque de la Pléiade. Elle repose en effet sur une volonté de constituer, ou du moins d’accompagner, une « bibliothèque de l’homme cultivé15 ». Au seuil de l’an 2000, il s’agit d’armer les citoyens d’une connaissance globale et substantielle du patrimoine littéraire national et international — présentée sous une forme qui s’accorde avec les habitudes d’une époque marquée par la circulation intensifiée des images —, ainsi que de transmettre le goût de la lecture, afin d’assurer le transfert de cet héritage au second millénaire16. En considérant ces filiations à l’aune d’un temps long du développement de l’histoire littéraire et d’une définition étendue de cette notion17, il semble possible de reconnaître aux collections audiovisuelles une place dans le système générique et dans une histoire éditoriale de l’histoire littéraire.

7Par rapport à leurs ancêtres imprimés, les collections audiovisuelles présentent différentes modalités et degrés de correspondances. Il s’agit en premier lieu de parentés structurelles, mais aussi de la reprise de titres, de la présence d’effets-miroir et d’allusions diverses, faisant état d’une volonté explicite d’un rattachement à la tradition écrite. Nous avons déjà évoqué les Portraits‑souvenirs de Roger Stéphane, dont le titre se réfère à un recueil d’articles de Jean Cocteau initialement parus dans la presse. Cocteau a d’ailleurs répondu à cet hommage en participant lui-même à l’émission de Stéphane — entretien qui a ensuite été transcrit et a donné lieu à un livre —, ce qui aboutit à un véritable enchevêtrement des trajectoires des deux œuvres18. Si l’hommage concerne ici principalement l’intitulé (au‑delà de portraits de quelques confrères, les articles de Cocteau proposent surtout des souvenirs personnels sous forme de tableaux de la vie artistique et mondaine de Paris), d’autres collections se rapprochent encore davantage de leurs prédécesseurs. C’est le cas de la série de capsules vidéo Comment écrivez‑vous ?, lancée en 2019 par l’Institut Mémoires de l’édition contemporaine (IMEC). Cette collection se réfère aussi bien par son titre que par son programme à la célèbre enquête presque éponyme, « Pourquoi écrivez‑vous ? », parue dans la revue Littérature en 1919‑1920. L’une et l’autre visent à questionner des auteurs sur leurs pratiques d’écriture.

8La nature générique des anthologies et enquêtes est indissociable de leur fonction. La forme suscite le contenu tout comme elle suscite certains usages. Si le discours audiovisuel possède des caractéristiques sémiotiques différentes du discours écrit et implique différents modes de production et rythmes de diffusion, les collections audiovisuelles rejoignent leurs homologues écrits du point de vue de leur fonctionnement symbolique et des implications pour ainsi dire performatives de leur structure. Ce qui réunit les anthologies, tableaux, collections, encyclopédies et autres formats voisins — et autorise à les envisager sur un même plan —, c’est leur caractère « collectif ». En tant que dispositifs éditoriaux, associant un support d’inscription technique et un mode d’organisation sériel, elles se fondent sur un geste de collecte et d’agencement d’éléments hétérogènes, aboutissant à la constitution de nouveaux corpus et rassemblant ces éléments au sein d’une totalité qui fait sens. Ce fonctionnement, qui opère indifféremment du support (écrit, sonore, filmique, multimédia…), les rend propices à servir d’agents de conservation et de transmission. Comme l’ont souligné différents spécialistes, la collection en tant que genre éditorial possède de manière intrinsèque une fonction patrimoniale19, et c’est ce même aspect qui fonde leur portée historiographique.

9Les fonctions primaires induites par la structure des dispositifs sont modulées selon les cadres de diffusion et les publics. Les éléments de paratexte (annonces, communiqués de presse, brochures…) des séries et collections sont éloquentes à cet égard. La visée historiographique est souvent explicitement revendiquée, et cela non seulement dans le cas de documentaires ou d’émissions rétrospectives présentées par des spécialistes. À l’image des manuels d’étude, de nombreux documentaires ou portraits biographiques remplissent en outre une visée didactique, qu’elle soit liée à un cadre d’enseignement ou à la mission culturelle et éducative de l’audiovisuel public. Enfin, produits fréquemment dans un objectif d’illustrer un héritage national, ces dispositifs revêtent une portée identitaire, mettant la connaissance des lettres au service de l’affirmation d’une réalité culturelle collective. Ils éclairent les implications politiques de l’histoire littéraire, soulignées déjà par Gustave Lanson lorsqu’il affirme, en parlant des représentants de sa discipline, que « nous ne travaillons pas seulement pour la vérité ni pour l’humanité : nous travaillons pour la patrie20 ». Il semble par ailleurs significatif que deux parmi les premières collections audiovisuelles produites en France, respectivement sonore et filmique, doivent leur réalisation à un contexte d’émulation avec des pays étrangers. Les Archives de la Parole répondent au Phonogrammarchiv fondé peu auparavant (1899) à l’Académie des sciences de Vienne ; et Ceux de chez nous de Sacha Guitry sont tributaires — outre une préoccupation documentaire et pédagogique21 — d’une volonté de servir « un intérêt national22 ». Dans une conférence accompagnant la projection du film, l’auteur souligne en effet l’importance « très grand[e] » qu’il y avait, selon lui, « à faire connaître davantage, tant au public de France qu’à celui de l’étranger, ceux qui contribuent magnifiquement à l’éclat du Génie Français23 », afin de s’opposer à ce qu’il désigne comme les velléités hégémoniques de la culture allemande. La volonté d’illustration d’une richesse culturelle nationale rejoint plus généralement celle de la célébration de la culture lettrée, qui forme un trait commun à de nombreuses entreprises. Nonobstant leur secondarité par rapport à l’écrit, ces nouveaux tableaux et anthologies constituent bien des « bibliothèques de l’admiration24 » (Malraux). La valeur épidictique s’y affirme avec force, et mainte collection — dont celle de Roger Stéphane — s’accorde sur ce point avec la préface rédigée par André Gide pour le Tableau de la littérature française (1939), évoquant l’élévation morale et intellectuelle que procure la contemplation des « images de ceux qui formèrent le plus certain et le plus durable de notre glorieux passé25 ».

Espace institutionnel et pouvoir institutionnalisant

10D’une certaine manière, la question du statut de ces collections se pose moins en termes de matérialité des supports que de fondements institutionnels des discours. Situées au croisement de différents champs de production culturels, les séries audiovisuelles sont corrélées à un espace institutionnel pluriel. À part les auteurs et équipes (réalisateurs, critiques, conseillers...) impliqués dans la réalisation des œuvres individuelles, la responsabilité énonciative des collections en tant qu’ensembles revient essentiellement aux éditeurs, producteurs ou directeurs de collection. Elle est tributaire d’organismes collectifs qui en déterminent les orientations, la place et la visibilité dans l’espace public. L’expression « médias audiovisuels », souvent employée pour désigner l’ensemble de la catégorie des moyens de communication associant image animée et son, comporte ceci de trompeur qu’elle suggère l’idée d’un domaine clairement identifiable et circonscrit, ce qui est évidemment une simplification trompeuse. En réalité, ces supports sont loin de se cantonner à un « secteur médiatique » (qui, du reste, ne saurait être isolable en tant que tel). S’agissant des collections audiovisuelles littéraires, un regard rapproché révèle un paysage très complexe, qui entretient avec la sphère de l’écrit et de la critique différents liens de convergence.

11Certes, une partie importante des collections audiovisuelles relève de ce qu’on peut appeler les organismes médiatiques, parmi lesquels le cinéma et surtout les chaînes de télévision qui sont des producteurs importants d’émissions, de séries documentaires et d’entretiens. En tant que piliers du secteur de l’audiovisuel au sens large, ils concentrent les moyens techniques, financiers, ainsi que le savoir‑faire professionnel et artistique. S’agissant de la télévision, l’émergence de collections littéraires a bénéficié en particulier de la mission culturelle de l’audiovisuel public. Les appareils culturels de l’État, second pôle institutionnel important, apportent en outre un soutien décisif à ces projets. Le Ministère de la culture, en particulier par le biais de la Direction du livre et de la lecture, a ainsi encouragé et co‑financé de nombreuses émissions ou documentaires dont la production nécessite un investissement budgétaire généralement plus considérable que la fabrication d’ouvrages imprimés.

12Mais le phénomène est loin de se limiter à ce secteur, et certaines collections se situent dans un périmètre beaucoup plus proche de la sphère littéraire. On pense notamment aux institutions de conservation comme les archives littéraires, dont certains créent des collections audiovisuelles dans une optique de sauvegarde patrimoniale ou de valorisation de leurs fonds. L’Institut Mémoires de l’édition contemporaine (IMEC) réalise et conserve depuis de nombreuses années des captations filmiques des lectures et colloques qui se tiennent dans ses murs. De mêmes, les bibliothèques et médiathèques occupent parfois un rôle actif dans la constitution de séries audiovisuelles, de même que certains musées. Le Centre Georges Pompidou, avec la Revue parlée animée par Blaise Gautier dont les témoignages existent sous forme d’enregistrements sonores ou filmiques, fut à l’origine d’une véritable dynamique de créations artistiques et discours critiques non écrits, dont émergent, entre autres, la série DVD des Ateliers d’écriture (1994‑1998) réalisée par Pascale Bouhénic26. Autre héritier de la fameuse enquête « Pourquoi écrivez‑vous ? » de la revue Littérature, celle‑ci vise à sonder les processus d’écriture d’une douzaine de poètes et de romanciers contemporains, à travers une série d’entretiens exclusivement centrés sur l’activité d’écriture, à l’exclusion de toute anecdote biographique. Signalons également, au plus près de l’autorité critique en matière d’histoire littéraire, les institutions de recherche et d’enseignement. À l’image des Archives de la parole créées au sein de l’Université de Paris, des projets plus récents, dont une Anthologie vidéo de la poésie produite par l’Université de Lausanne (UNIL) et l’École polytechnique fédérale de Lausanne (EPFL), sont également issus de ce domaine, et opèrent la jonction entre des objectifs de recherche et une mission de sauvegarde patrimoniale.

13Enfin, en plein cœur du monde des lettres : le secteur de l’édition (littéraire ou scientifique), qui publie lui aussi des collections audiovisuelles, que ce soit sous forme de rééditions ou de productions propres. Exemple significatif, Gallimard réédite depuis 2003, en partenariat avec l’Institut national de l’audiovisuel (INA), les « Grands entretiens » de l’émission télévisée Apostrophes (1975‑1990) en version DVD. Par ce transfert du domaine télévisuel vers le champ éditorial, ces entretiens accèdent du statut d’émission à celui de véritable collection. Réunissant plus d’une douzaine d’entretiens menés par Bernard Pivot (avec Marguerite Duras, Julien Green, Marcel Jouhandeau, Marguerite Yourcenar, Alexandre Soljenitsyne…), auxquels s’associent d’autres interviews ou documentaires27, elle forme une collection parallèle au catalogue principal de Gallimard, tout comme les collections de monographies, ouvrages biographiques ou documents qui ont doublé depuis longtemps les collections proprement littéraires (Bibliothèque idéale, Albums de la Pléiade…). Le développement de ce secteur sonore et filmique (peut‑on parler de « bibliothèques audiovisuelles » ?) s’inscrit ainsi pleinement dans une continuité historique à l’intérieur de la maison d’édition. Dans un article intitulé « Pivot, patrimoine national28 », Pierre Nora a récemment rendu compte du sacre de Bernard Pivot en sa qualité d’animateur du salon littéraire le plus célèbre du xxe siècle, où se perpétuait l’art de la conversation et la célébration des lettres qui, comme l’a souligné Marc Fumaroli29, forment l’un des piliers historiques de la société française. Nora met également en évidence le parallèle qu’existe entre une émission comme Apostrophes et des enquêtes telles que L’Enquête sur l’évolution littéraire (1891) de Jules Huret, notamment sous l’angle de leur intérêt historique. Autre illustration de la présence accrue de l’audiovisuel dans l’édition littéraire : certaines enseignes, comme notamment P.O.L, publient au moment du lancement de nouveaux ouvrages des vidéos réalisées avec les auteurs respectifs. Accessibles sur le site internet de l’éditeur, ces enregistrements forment une véritable série parallèle au catalogue des parutions papier. Pendant des interventions d’une durée de 20 à 30 minutes, les auteurs sont amenés à présenter une « biographie » de l’ouvrage concerné, en en retraçant la genèse et les principales sources d’inspiration. D’autres vidéos, plus brèves (2 à 5 minutes), contiennent des lectures d’extraits de leurs textes. Toutes sont réalisées dans les locaux de la maison d’édition, ce qui confère à ces corpus une homogénéité immédiatement reconnaissable.

14Il va de soi que ces institutions ne sont pas isolables ; elles fonctionnent en réseau et à la faveur de synergies, de collaborations et de la circulation d’agents impliqués conjointement dans plusieurs champs. Les collections audiovisuelles sont rarement issues d’un seul secteur : on sait que les Archives de la parole ont été créés dans le cadre d’un partenariat entre l’Université de Paris et l’entreprise cinématographique Pathé, et même les émissions télévisées sont souvent l’œuvre de producteurs ayant une formation universitaire en lettres, ou qui s’associent des spécialistes, si ce ne sont pas ces derniers qui se trouvent à l’origine des projets. « Hommes doubles » d’un nouveau type, les journalistes de l’audiovisuel littéraire sont fréquemment actifs dans plusieurs champs. Roger Stéphane, à la fois écrivain, homme de lettres, journaliste et producteur de télévision, n’est qu’un exemple parmi d’autres, aux côtés de noms aussi connus que Pierre Dumayet. Rappelons également que les Portraits‑souvenirs n’ont pu voir le jour que grâce au soutien d’Albert Ollivier, alors directeur des programmes de la RTF et qui avait fait partie du premier comité de rédaction des Temps modernes. Enfin, il ne faut pas oublier que certains écrivains parmi les plus importants du xxe siècle ont mené des projets d’œuvres télévisuelles. On peut penser à André Malraux et Jean‑Paul Sartre : ces auteurs que tout oppose sur le plan littéraire et politique ont conçu, au début des années 1970, des projets télévisuels à certains égards similaires : Malraux avec la Légende du siècle et Sartre avec 75 ans d’histoire par ceux qui l’ont faite30 (un projet d’une dizaine d’émissions, qui a toutefois été voué au naufrage en raison de divergences politiques avec certains acteurs de la télévision publique). Si ces deux entreprises ne présentent pas à proprement parler des histoires littéraires audiovisuelles, il s’agit non moins, dans un cas comme dans l’autre, d’histoires audiovisuelles du siècle vues depuis la littérature.

15Considéré dans son ensemble, ce tableau appelle en particulier trois remarques : d’une part, s’il constitue un élargissement par rapport à la dialectique entre champ littéraire et institution académique qui fonde traditionnellement l’historiographie des lettres, il ne se différencie pas essentiellement des instances ordinairement impliquées dans « l’administration » de la chose littéraire dans l’espace social. Ces différents organismes peuvent en effet être comptés parmi les institutions supralittéraires (bibliothèques, salons, médias, ministères de la culture)31, selon la terminologie d’Alain Viala, voire, pour certains, les institutions de la vie littéraire (édition, académies…). Tantôt produits par des organismes médiatiques amenés à tourner leur regard vers les lettres, tantôt par des acteurs du monde littéraire ou scientifique dans le cadre de leur activité, les corpus audiovisuels s’inscrivent de manière différentielle dans cet espace institutionnel et font l’objet d’usages et d’appropriations divers. Ils rendent manifeste comment la multiplication des moyens de documentation et de communication entraîne également une multiplication des lieux de l’histoire littéraire. En effet, si ce panorama rappelle que « l’histoire littéraire est institutionnelle32 », il confirme également qu’elle l’est dans un double sens. S’il est vrai que la production littéraire est déterminée par les institutions qui régulent la vie littéraire (genres, mouvements, prix), il en va de même de l’histoire qui en est écrite. Qu’il s’agisse d’un éditeur scientifique, d’une institution archivistique ou d’une chaîne de télévision, ceux‑ci, loin d’être de simples relais pour la diffusion d’un savoir préfiguré, se présentent pleinement comme des « forces agissantes de l’échange littéraire33 ».

16En effet, la question de l’institution doit également, en troisième lieu, être comprise au sens actif de processus instituant. Toute présentation anthologique d’auteurs ou d’œuvres littéraires — que ce soit sous forme écrite, audiovisuelle ou autre — repose sur une démarche de sélection qui correspond à un geste critique. Comme le souligne Didier Alexandre, le geste anthologique est un « geste fort, soumis à une vision de la littérature et à une visée quant au champ littéraire où il s’accomplit34 ». En « ordonn[ant] le passé à partir d’une hypothèse », il se fait l’expression de certaines valeurs et d’une certaine compréhension du fait littéraire. Chaque anthologie est nécessairement définition et interprétation de la littérature ; elle est autant une lecture qu’une réécriture du passé. De même que l’histoire littéraire, dont Paul Veyne a souligné le caractère foncièrement axiologique35, chaque collection traduit un choix ; véritable « construction intellectuelle36 » dotée d’un pouvoir de création et d’imposition de valeurs, elle inclut ou exclut des auteurs, des œuvres, des genres ou des écoles – contribuant à transmettre certaines références à la postérité et à reléguer d’autres dans l’oubli. Si la portée de chaque entreprise se mesure en fonction des paramètres formels et institutionnels qui la déterminent individuellement, on ne saurait nier le fait que l’audiovisuel semble pouvoir constituer un important allié s’agissant de la question de la traversée de l’épreuve du temps. Anatole France l’avait pressenti — non sans humour — lorsqu’il traça, devant la caméra de Sacha Guitry, ces quelques lignes sur une feuille de papier : « ce feuillet seul traversera les âges37 ». Le fait que l’audiovisuel bénéficie, de nos jours, d’une grande visibilité dans l’espace public — en particulier via des plateformes en ligne qui contribuent à fonder de nouvelles communautés de références et sont de plus en plus consultés par les étudiants dans leur parcours de formation — le font participer à l’appareil de transmission, voire de classicisation38 des œuvres et des auteurs. Au regard de ces évolutions des modes d’information et d’apprentissage, il ne semble pas tout à fait absurde de penser que ces nouvelles bibliothèques parallèles contribuent à un processus de sédimentation mémorielle.

Quelle histoire littéraire ? : échelles du récit

17Qu’ils soient écrits ou audiovisuels, les tableaux, anthologies et enquêtes participent d’une forme de représentation des faits littéraires et opèrent sur un matériel historique qu’ils rendent intelligible selon des structures et des catégories qui lui donnent un sens, une direction et une valeur. Il importe par conséquent de les envisager non seulement à la lumière d’une histoire des formes ou des supports, mais aussi à l’aune d’une épistémologie de l’histoire littéraire. Quels sont leurs objets et leurs principes organisateurs ? Quel récit construisent-ils et à travers quels relais discursifs ? Comment ce discours se situe‑t‑il par rapport à l’histoire littéraire savante ?

18Un constat s’impose d’emblée : l’impression de familiarité que ne manque pas de provoquer l’examen de ces corpus ne se restreint pas aux parentés constatées sur le plan des genres éditoriaux. Les collections audiovisuelles mobilisent en effet des critères et paradigmes théoriques qui reconduisent des protocoles institués par l’historiographie littéraire. On y retrouve bon nombre de ces concepts que Roland Barthes avait identifié, comme les « monêmes […] de la langue de l’histoire littéraire39 ». Le caractère prédominant de la « triade genre / mouvement / auteur40 » (M. Murat) en tant principales structures d’intelligibilité ne se dément pas dans le domaine audiovisuel. D’un point de vue empirique, le principe ordonnateur dominant reste, sans surprise, l’auteur. Premier et plus légitime ambassadeur de son œuvre, l’écrivain demeure manifestement l’agent le plus apte à représenter « audiovisuellement » l’œuvre littéraire, et se trouve au cœur de nombreuses séries d’entretiens, enquêtes ou biographies audiovisuelles qui renouent avec le modèle du portrait ou des « vies illustres », mises en série et disposées en galeries. D’un point de vue macrostructural, d’autres modèles descendent en droite lignée des ouvrages et manuels écrits : le siècle s’impose comme principe de périodisation (en témoignent les titres comme les Archives du xxe siècle ou Un siècle d’écrivains) ; le pays comme unité de mesure géographique41 ; ainsi que les périodes esthétiques (dont le surréalisme, mis à l’honneur dans la collection « Phares42 »), les groupements ou les maisons d’édition, et bien entendu les genres, comme le théâtre dans le cas des entretiens patrimoniaux « Mémoire du théâtre » produits par l’INA. Si l’articulation globale des écritures audiovisuelles reste — sans surprise là aussi — loin de cette « histoire des formes littéraires43 » prônée par Gérard Genette, elle a non moins pu prendre, dans certains contextes, la forme d’une histoire des œuvres. On pense aux dispositifs anthologiques, aux captations de mises en scène (comme l’observait Roger Odin : avec l’audiovisuel, « l’histoire du théâtre peut être envisagée sérieusement comme une histoire des “représentations” théâtrales44 ») voire encore à certaines – rares, il est vrai – émissions littéraires comme Les Cent livres des hommes (1969‑1973). Produite par Françoise Verny et Claude Santelli, cette émission s’emploie à dresser une « bibliothèque » d’œuvres majeures de la littérature mondiale (de L’Évangile selon Saint-Luc jusqu’au Nœud de vipères, en passant par La Divine Comédie et Les Confessions de Jean-Jacques Rousseau), selon un concept où on aura reconnu le clin d’œil à Pour une bibliothèque idéale (1956) de Raymond Queneau, recensant les 100 livres favoris de différents écrivains. Rappelons également que certaines œuvres littéraires ont pu donner lieu à des collections entières, notamment la Recherche du temps perdu de Marcel Proust. Avec Proust lu45, la réalisatrice Véronique Aubouy propose de filmer une lecture intégrale du célèbre roman, prise en charge, à raison d’une ou deux pages chacun, par des lecteurs anonymes et dans des lieux les plus divers. Débuté en octobre 1993, l’odyssée de ce tournage poursuivi au fil des années (plus de 130 heures d’enregistrement jusqu’à présent) n’a pas encore atteint son point final.

19S’il fait état d’une grande variété et inventivité, ce tableau reconduit non moins, dans le registre qui lui est propre, la « grammaire » instituée de l’histoire littéraire. Aussi saurait‑il difficilement échapper au reproche de se décliner en des « suite[s] de monographies 46 » disposées dans un ordre prédéfini, suivant les observations qu’avaient formulées par Roland Barthes et Gérard Genette au sujet de la « vieille » discipline. C’est selon des cartes et des structures diverses mais voisines de celles de la tradition savante que l’audiovisuel déroule ses scénarii historiographiques. Toutefois, rarement ordonnés selon des principes chronologiques comme ceux privilégiés par les manuels scolaires, ces corpus se rapprochent davantage d’un dispositif muséal, inscrivant les auteurs et œuvres dans une cartographie nouvelle et à certains égards atemporelle. Peut‑être y trouve‑t‑on une incarnation de ce « musée imaginaire de la littérature47 » qu’appela de ses vœux André Brincourt dans un article sur les liens entre littérature et télévision, paru en 1971 dans la NRF. Du point de vue discursif, les modalités d’articulation du récit de ces entreprises narratives parfois à très vaste échelle s’avèrent complexes : rarement structurées à longueur d’une collection selon un développement linéaire et continu, comme c’est le cas de l’Histoire personnelle de la littérature française de Jean d’Ormesson, elles se présentent sous un aspect foncièrement polyphonique, comme une mosaïque de micro-récits où s’enchevêtrent les discours des écrivains, des journalistes et des critiques. S’agissant du documentaire, elles témoignent d’une manière spécifique d’intégrer la référence, citation, la source, pour faire référence à la conception que propose Michel de Certeau du discours historiographique comme « discours feuilleté », « qui “comprend” son autre — la chronique, l’archive, le document48 ». Dans l’ensemble, il s’en dégage une conception « nucléaire49 » du passé des lettres, une constellation de discours que double le caractère mobile et changeant de ces ensembles sur la toile et dans les bases de données des institutions de conservation.

20Reste la question de la signification de ces nouveaux tableaux pour l’histoire littéraire en tant que domaine de recherche. Deux versants peuvent, me semble-t-il, être distingués, situés respectivement en amont et en aval de la discipline instituée. D’une part, les documentaires ou émissions critiques conçus dans une optique rétrospective et selon une visée analytique, pédagogique ou patrimoniale. Ils s’appuient le plus souvent sur un savoir préexistant, dont ils proposent un transfert vers un autre support, adapté en fonction des contextes et des publics. Fréquemment destinés à un public de non‑spécialistes, ces corpus apparaissent comme des documents instructifs concernant la diversité des formes contemporaines de la médiation du savoir littéraire. Mais il y a une seconde catégorie, qui me semble d’un intérêt plus fondamental : les collections d’entretiens et les enquêtes menées auprès des écrivains, qui font intervenir l’audiovisuel davantage comme un support d’enregistrement. Ces dispositifs recèlent un vaste réservoir de discours, de l’ordre de l’épitexte public, du métadiscours et des récits de soi, qui voisinent avec les formes écrites que sont les correspondances, carnets ou journaux personnels. Ils offrent des instantanées d’une histoire littéraire tracée sur le vif, d’un moment littéraire ou d’une génération d’auteurs ; une chronique de la vie littéraire captée en temps réel. Au sein de ces collections, on retrouve cette « histoire littéraire des écrivains50 » qui a fait l’objet d’un projet de recherche à l’Université Paris‑Sorbonne, sous la direction d’Antoine Compagnon et de Michel Murat — une histoire racontée par les écrivains eux‑mêmes, qui se font, au fil de leurs écrits mais aussi de leurs autres prises de paroles publiques, les premiers auteurs de leur histoire. C’est sans doute cette seconde catégorie qui est la plus intéressante, dans la mesure où les collections d’entretiens créent des archives pour l’avenir, aptes à devenir une source d’information précieuse. Elles réunissant des matériaux qui s’offrent à une étude comparative, et effectuent ainsi une sorte de préparation au travail historiographique. Preuve, s’il en faut, de l’importance de ces corpus : les nombreuses séries ou enquêtes qui se suivent depuis le début du xxe siècle jusqu’à nos jours ont mobilisé une partie conséquente de la population des écrivains contemporains – jusqu’à des personnalités aussi réticentes face aux médias que Julien Gracq51.

21Se rappelant la série Portraits‑souvenirs, Yves Jaigu, directeur de France Culture entre 1975 et 1984, nota : « C’est du patrimoine. La télé devient une bibliothèque52 ». Il rejoint en cela d’autres avis exprimés par des contemporains ou par des commentateurs ultérieurs, dont certains n’hésitent pas à affirmer que « les “Portraits‑Souvenirs” [sont], de toutes les œuvres littéraires de Roger Stéphane celles qui auront touché le plus grand nombre53 ». Si l’accueil favorable, voire l’impact durable de l’émission de Roger Stéphane ne semblent pas faire de doute, comme l’observe Antoine Compagnon lorsqu’il identifie le portrait consacré à Proust comme un élément décisif pour la cristallisation du « mythe » de l’auteur de la Recherche dans la mémoire collective54, reste qu’une « histoire du roman en images » ne saurait atteindre la même force et évidence que ce magistral essai d’« histoire du cinéma en images » que constitue Histoire(s) du cinéma de Jean‑Luc Godard. Aussi semble-t-il peu probable que les collections et anthologies audiovisuelles soient destinées se substituer à des ouvrages historiographiques ou manuels scolaires. S’il est indéniable que nous sommes, comme le constate Malraux dans L’Homme précaire et la littérature, entrés depuis plusieurs décennies dans un « monde audio-visuel55 » et que ces supports contribuent de manière décisive à alimenter la « mémoire des œuvres56 » théorisée par Judith Schlanger, il ne s’agit pas pour autant d’une équivalence ou d’une substitution. Pour ce qui est, par exemple, des anthologies, le hiatus sémiotique entre l’écrit et l’audiovisuel demeure. La distance par rapport au texte ne se résorbe pas — à moins, peut‑être, d’envisager l’avènement de collections « nativement audiovisuelles » rassemblant des créations littéraires‑audiovisuelles hybrides (performances poétiques, journaux personnels vidéo, etc.) qui tendent à se multiplier de nos jours. Mais ici on touche à la limite non seulement du domaine de l’histoire littéraire, mais aussi du domaine des lettres, à savoir la question de la définition de la littérature, et c’est là une autre question…

22Quoi qu’il en soit, réinscrire les collections audiovisuelles dans le champ de l’histoire littéraire permet de rendre compte de leur importance croissante de médiateurs d’une mémoire lettrée, tout en offrant une occasion de s’interroger sur les territoires d’une discipline. Si les productions audiovisuelles ne reposent pas sur les mêmes principes méthodologiques que les ouvrages académiques, elles s’inscrivent non moins dans l’héritage d’une tradition savante, en en partageant les objets ainsi que certaines caractéristiques génériques, fonctions et cadres éditoriaux. D’un point de vue général, les supports audiovisuels peuvent constituer autant des sources, que des supports d’écriture et des opérateurs de l’histoire littéraire. Bien qu’ils soient situés en marge des circuits traditionnels de la diffusion des savoirs, ils forment l’une des sources contemporaines de notre idée de littérature et informent notre connaissance du passé littéraire récent. Ils montrent également comment d’anciens formats et genres réapparaissent sous des traits renouvelés, conduisant à l’extension d’un domaine où coexistent différents types de représentations du littéraire. Les collections audiovisuelles se présentent à cet égard comme un objet théorique fécond et ont leur place dans une théorie de l’histoire littéraire qui prenne en considération les supports et les modes de reconfiguration techniques et intellectuels des contenus, ainsi que la diversité des formes — critiques ou « indigènes57 », académiques ou non‑académiques — de son écriture et la diversité des acteurs et institutions qui prennent en charge son récit. Sur fond des changements induits par le numérique dans l’économie mémorielle des sociétés contemporaines, on peut en effet reconnaître dans ce corpus (pour faire référence au titre d’un important numéro de la Revue d’histoire littéraire de la France58) une illustration de l’irréductible multiplicité de l’histoire littéraire.