Colloques en ligne

Antoine Poisson

Les enquêtes surréalistes : entre inventaire du réel et positionnement sociologique

« Cela ne m’intéresse pas. J’en ai assez de ces histoires.
Je ne veux plus rien recevoir de vous. »
(Réponse de Jacques Baron à l’enquête surréaliste : « Quelle sorte d’espoir mettez‑vous dans l’amour ? »)

Les enquêtes surréalistes : un continent disparu ?

1Étudier les enquêtes surréalistes pourrait, à bien des égards, relever de ce que Bossuet appelait avec ironie la « science inutile des détails ». Citées au mieux comme traces historiques, ou « complément d’information1 », au pire comme des jeux puérils, celles‑ci ont jusqu’ici été écartées (hors quelques rares publications) du corpus officiel du mouvement2, ou alors n’ont été étudiées qu’allusivement. Les raisons de cet oubli n’ont pas été expliquées. Peut‑être pourrait‑on avancer l’absence de réédition complète des revues surréalistes, qui limite l’accès à celles‑ci. En outre, elles ne sont pas présentées comme des œuvres d’art elles‑mêmes, encore que les surréalistes les aient souvent évoquées comme une activité « significative » du mouvement, laquelle, selon les mots de Breton en 1952, « ne laisse pas de présenter un grand intérêt3 ». Peut‑être souffrent‑elles, comme l’écriture automatique selon Breton, d’une « infortune continue » du fait de leur statut non‑littéraire : le surréalisme a toujours entouré ses œuvres d’un paratexte explicatif, qui préparait la lecture des textes surréalistes (qu’ils soient des récits ou des textes automatiques). Dépourvues de celui-ci, les enquêtes souffrent du manque d’un regard critique autre que purement informatif. Enfin, celles‑ci sont très proches des enquêtes d’opinion abondantes qui fleurissent au début du xxe siècle, et ne s’en distinguent guère à première allure : les surréalistes, de fait, font la recension des enquêtes dont ils sont proches dans La Révolution surréaliste, et nomment l’enquête du Grand jeu sur l’existence du diable une enquête « surréaliste », ce qui entretient la confusion. Pourtant, comme le souligne Étienne‑Alain Hubert, ces enquêtes font partie intégrante du mouvement, et se distinguent par leur portée collective et leur ton « grave », en quête d’une révélation :

À l’horizon de ces enquêtes plane la conviction qu’une entreprise à visée collective détient un pouvoir spécifique de révélation, de même que les interactions inattendues entre les scripteurs démontrent leur fécondité dans l’entreprise surréaliste à plusieurs mains4.

2Il faut donc se pencher plus précisément sur les modalités de l’enquête surréaliste, sur sa manière particulière d’interroger l’opinion publique, pour en déterminer la spécificité et la valeur importante pour le groupe.

Définition du corpus et des angles d’étude

3En effet, l’enquête surréaliste, par sa récurrence, semble participer à l’identité du mouvement au même titre qu’Arcane 17 ou Capitale de la douleur. Issue d’un projet attaché à explorer la réalité, l’enquête l’a accompagné dans sa « traversée du quotidien » (Sheringham) ; polymorphe, elle lui a permis de prospecter, analyser, quadriller le monde qui s’offrait à lui ; polyphonique, elle lui a évité de se cantonner à ses membres et à la littérature, pour mieux prendre, de manière collective, le problème de l’existence humaine et de l’art.

4Nous pouvons diviser les vingt‑et‑une enquêtes surréalistes en deux groupes : les enquêtes externes, et les enquêtes internes. Les enquêtes externes sont autant d’appels à l’opinion : le groupe, reprenant la position de Juvénal juché sur un tonneau de la Curie, va interroger l’opinion publique sur un problème précis. Le surréalisme compte à son actif quatorze enquêtes de ce type : la première enquête de Littérature (« Pourquoi écrivez‑vous5 ? »), la seconde (« Que faites‑vous lorsque vous êtes seul6 ? ») ; les deux enquêtes de La Révolution Surréaliste (« Le suicide est-il une solution7 ? », « Quelle est votre opinion sur l’amour8 ? ») ; l’enquête du numéro spécial de Variétés de 1929 (Le Surréalisme en 1929) sur « les moyens de l’action intellectuelle9 », l’enquête de Minotaure (« Quelle a été la rencontre capitale de votre vie10 ? ») ; une enquête sur la dialectique esquissée par Breton aux États‑Unis pour VVV (1942) ; l’enquête de Médium sur la « Situation de la peinture » en 195511 ; deux enquêtes du Surréalisme, même sur deux tableaux appartenant à Breton12, ainsi qu’une enquête laissée à l’état d’ébauche sur les figurines Mokarex13 ; une enquête sur le strip‑tease annoncée dans le n°4 de la même revue14 (les résultats seront publiés dans La Brèche), et une enquête sur les voyages interstellaires et une autre sur les représentations érotiques dans l’ultime revue du groupe concluent cette longue liste15. On notera, en outre, des enquêtes d’obédience non-surréaliste (une enquête de Clé sur la pertinence d’un art révolutionnaire indépendant en 1938, une enquête d’André Breton sur l’art magique en 1955) ou confiées à d’autres groupes (une enquête sur le diable menée par le Grand Jeu en 1928).

5À ces enquêtes externes se greffent, comme il convient, les enquêtes internes. Se réunissant, les membres répondent à des questions portant sur la peinture, la sexualité, la mort, la vie. On y explore les goûts, les pratiques du groupe. État des lieux de ses représentations, elles en définissent les limites, en quadrillent les affinités, en détaillent le panthéon intime. On inclut dans cette catégorie le jeu des notations du groupe, intitulé « Liquidation » (reproduit dans Littérature, n°18), une enquête publiée nommée « Préférences16 », une enquête non publiée sur la note des œuvres d’art17, les Recherches sur la sexualité (La Révolution surréaliste, n°11), le jeu-enquête « Ouvrez‑vous ? » dans Médium, n°2 (1952). D’autres interrogations quotidiennes rythmaient, par ailleurs, semble-t-il, la vie des surréalistes, sans qu’elles soient notées ou publiées : le groupe débattait de la valeur des œuvres d’art, des goûts de chacun, des opinions..

6Moyen de se situer et de définir les règles de l’art poétique, les enquêtes appartiennent aux palmarès, tableaux, parnasses qui permettent au monde littéraire de rendre compte de sa situation. Les enquêtes surréalistes tirent cependant leur spécificité d’une pulsion d’explorer le réel, et participent d’une indéniable volonté de le sonder ainsi qu’avec des perches. L’enquête surréaliste, par ailleurs, est la manifestation par excellence de la vie du groupe : ciment des affinités, elle en fonde la cohésion, la manifeste - quand elle ne fait pas office de placard publicitaire. Enfin, par sa présentation, le choix de ses réponses, elle pourrait bien sembler, en dépit des critiques, une œuvre littéraire à part entière, oscillant entre l’aphorisme et le « document vivant », cher à Breton.

Surréalisme et esthétique : les enquêtes dans le monde de l’art

« Cela vous amuse-t-il un peu ? » L’enquête surréaliste contre la littérature

7La première, et la plus célèbre, des enquêtes surréalistes n’est autre que celle de Littérature : « Pourquoi écrivez-vous ? » Celle-ci est annoncée dans le n°9 de novembre 1919 ; les réponses en sont publiées dans les numéros 10 et 11. On a longuement cherché les raisons de cette enquête : certains, comme Sanouillet dans Dada à Paris, y ont vu une rodomontade de béjaunes, pressés de secouer le monde littéraire pour s’y tailler une place ; d’autres, comme Georges Sebbag, lui attribuent deux causes : la mort de Jacques Vaché et l’arrivée de Tzara. L’inventeur de « l’umour » en effet vient de mourir le 6 janvier sans que la cause du décès, aujourd’hui encore, ne soit connue — aussi Breton croit‑il en un suicide. Grand ami et objet d’estime de Breton, sa mort renforce le discrédit jeté sur la littérature, discrédit qu’il alimentait déjà dans ses lettres remplies d’aphorismes tranchants18. L’enquête est alors une question fort bienvenue quant à la légitimité de l’acte d’écrire, surtout après la « boucherie » de 1914 (selon le mot de Soupault dans Mémoires de l’oubli).

8L’arrivée de Tzara supplée et seconde la mort de Vaché : l’un des inventeurs de Dada à Zurich, Tzara a déjà subi les avances de Breton. Celui‑ci voulait l’inclure dans l’entreprise conçue avec Soupault et Aragon, et dont le but tient une phrase : « Tuer l’art est ce qui me paraît le plus urgent, mais nous ne pouvons pas opérer en plein jour. » (lettre du 4 avril 1919). Aragon a raconté en 1967, dans Lautréamont et nous, le désir de « complot » qui travaillait les « trois mousquetaires19 ». En peine de reconnaissance, ceux‑ci cherchent à « détruire » l’art de leur temps, rendu doublement caduque par la guerre et la préciosité des avant-gardes dont ils méprisent la suffisance et le classicisme poussiéreux. Comme le note Soupault :

L’éclectisme qui avait présidé au choix des collaborateurs du numéro I de Littérature, qui était peut-être une tentative d’établir des liens entre trois générations — celle de Gide et de Valéry, celle d’Apollinaire et de Reverdy, et la nôtre — avait eu pour résultat de provoquer un malentendu, sinon plusieurs. Nous cherchions, plus ou moins lucidement, à nous évader de nos contradictions. Les numéros suivants de Littérature prouvent que nous voulions nous détacher de nos anciennes admirations20.

9Bien qu’ils fussent travaillés par cette intention de distinction, c’est cependant une note de la NRF, en septembre 1919, qui va donner naissance au « piège » : celle‑ci, en effet, se plaignant de l’arrivée nouvelle de Dada à la capitale, déclare, non sans une légère pointe de xénophobie : « il est vraiment fâcheux que Paris semble faire accueil à des sornettes de cette espèce, qui nous reviennent directement de Berlin ». Alerté par Breton, Tzara écrit une réplique, où la question : « Pourquoi écrivez‑vous » se dessine :

On n’écrit plus aujourd’hui avec la race, mais avec le sang (quelle banalité !) (…) Si l’on écrit, ce n’est qu’un refuge : de tout « point de vue ». Je n’écris pas par métier. (...) On écrit aussi parce qu’il n’y a pas assez d’hommes nouveaux, par habitude, on publie pour chercher des hommes et pour avoir une occupation. Et même cela, c’est très bête.

10Breton a alors l’idée de l’enquête, demandant à Tzara dans une lettre du 7 octobre : « Cela vous amuse‑t‑il un peu ? »

11Les réponses, classées par « ordre d’intérêt », étalent au grand jour la suffisance du milieu littéraire et son goût pour les platitudes. Les jeunes rédacteurs‑en‑chef donnent d’abord les réponses qui ne leur plaisent guère : Breton déclarera, dans ses Entretiens, que l’enquête « a entraîné le monde littéraire dans un traquenard qu’on n’a pas encore oublié en ouvrant auprès des écrivains l’enquête “Pourquoi écrivez-vous ?” et en enregistrant, par ordre de médiocrité, leurs réponses en grande majorité lamentables21. » En lisant les réponses retenues, on voit que les rédacteurs visent en particulier l’art à vocation humaniste : « Parce que je crois — et quand je crois —, à tort ou à raison, avoir quelque chose d’utile à dire ». Ils visent aussi la vanité des hommes de lettres, qu’avait raillée Gide dans Paludes, et les valeurs morales traditionnelles (religion, patriotisme). Ils donnent ainsi la réponse d’Henri Ghéon : « pour servir Dieu, l’église de Dieu et la France […] Mais je ne dis pas que la gloire m’est indifférente ». Renversant les valeurs, l’enquête fait la part belle aux réponses « négatives » qui foulent le prestige de l’acte d’écriture, devenu une faute (« J’écris par faiblesse » (Paul Valéry)), voire un simple « passe‑temps » (« J’écris pour passer le temps » (Knut Hamsun)).

12Il est vrai que ces enquêtes cherchent à accroître la visibilité de leurs auteurs ; ce serait alors, comme Breton se fit homme‑sandwich de Dada pour une photographie célèbre22, des « enquêtes‑sandwich » : l’enquête soulève un grand nombre de réponses, avec des participations d’auteurs reconnus comme Valéry, Cendrars, Gide. Il est aussi possible d’y voir, comme Georges Sebbag, la trace d’un esprit « pré‑dada ». Il semble cependant plus pertinent de les considérer comme une réponse parodique au genre de l’enquête littéraire tel qu’il s’est institué au début du xxe siècle. Pierre‑Henri Kleiber note, de fait, au sujet du détournement surréaliste de la forme de l’anthologie, que « le goût pour la simulation conduit beaucoup de surréalistes à emprunter des formes et à imiter des habitudes culturelles pour les singer en les sapant de l’intérieur23. » Dans un article très éclairant24, Marie Carbonnel a montré comment l’enquête littéraire est peu à peu devenue, au cours du xixe siècle, un genre et une institution. À mesure que la figure de l’écrivain se confond avec celle de l’intellectuel (en particulier par les efforts de Zola), « l’enquête », qui a alors la forme d’un entretien fleuve, revient à questionner de grandes figures sur l’actualité. Interrogés par leurs diligents augures, les écrivains distribuent jugements, oracles, évaluent la situation de l’art et de la société, prédisent l’avenir de la profession et du monde intellectuel. Le genre se diffuse ensuite dans les grands journaux, mais aussi dans les petites revues littéraires ; favorisant le déploiement d’un entre‑soi issu d’une constitution autonome du champ, il va évoluer rapidement en deux directions : l’interview, menée avec un respect suranné tendant à disparaître (on trouve une trace de cette tonalité dans l’interview parodique d’André Gide que publie Breton dans Les pas perdus), et l’appel aux avis particuliers.

13C’est bien évidemment cette seconde forme que vise l’enquête de Littérature. En effet, en classant les réponses, et en émettant des jugements négatifs quant à la valeur des réponses (« nous suivrons pour faire paraître [les réponses] l’ordre inverse de nos préférences afin de maintenir l’intérêt de la lecture »), les amateurs des Poésies de Lautréamont, déjà experts en détournement des genres, sabotent les attentes du lectorat. Ce qui relevait du contexte feutré de l’entre-soi encourt la critique de jeunes provocateurs qui ne « jouent pas le jeu ». Les rédacteurs de Littérature brisent l’accord tacite du monde littéraire et sa déférence polie envers l’écrivain institué. En soumettant un espace de respectabilité et de consultation au jugement de goût et à la dynamique compétitive des avant-gardes, Breton, Soupault et Aragon attaquent doublement l’institution. En effet, les réponses qu’ils valorisent brisent la fiction de l’écrivain inspiré et utile à la société ; mais, plus subtilement, selon Polizzotti, ils révèlent la suffisance d’une institution elle-même corrompue, et pour tout dire, dans son ensemble dispensable : optant pour une position de double rejet, ils en montrent la « superficialité », en renvoyant dos à dos les patriotes, comme Ghénon, et les tenants de l’« art pour l’art25 ». Un Gide, par exemple, ou un Valéry, pouvaient avoir une place dans le réseau littéraire en prenant une posture de repli : la provocation ici va plus loin, et ne laisse guère de possibilités aux écrivains installés de ne pas se sentir bafoués par l’exercice. Aussi n’est‑il pas étonnant que, pour sa seconde enquête (« Que faites‑vous lorsque vous êtes seuls ? »), Littérature obtînt de ses lecteurs échaudés trop peu de réponses pour que ses rédacteurs en publiassent le palmarès promis.

Les enquêtes d’après‑guerre : une avant‑garde concurrencée et l’esquisse d’une « révélation commune »

« Ce sont les REGARDEURS qui font les tableaux. » (Marcel Duchamp)

14À rebours de ces enquêtes classiques, le surréalisme s’est penché sur le cas de l’expérience esthétique par un ensemble de catalogues ou de pensées arrachées à ses membres. Il a alors recours l’enquête dans un but tout différent : déterminer la valeur et le fonctionnement de l’œuvre d’art.

15On évoque ici les enquêtes d’après‑guerre. La première, conçue par Charles Estienne et José Pierre pour lutter contre le triomphe de l’art abstrait, réfléchit à la valeur de la peinture actuelle dans le numéro 4 de Médium (janvier 1955)26. Les deux enquêtes présentes dans Le Surréalisme, même, quant à elles, sont des appels à réponse sur des tableaux possédés par Breton27 reproduits dans la troisième livraison de la revue28. Fasciné par le mystère qui habite ces tableaux (d’autant plus mystérieux qu’il en a découvert un par hasard aux Puces), Breton avait déclaré dans L’amour fou vouloir « transformer radicalement le monde et […] l’interpréter le plus complètement possible29 » . Il demande donc à ses lecteurs de se livrer eux-mêmes à l’exercice en quatre questions : « Quelle est l’époque de création de l’œuvre ? Quelle est l’époque de la scène représentée ? Quelle cérémonie est en train de s’accomplir ? Quelle est la disposition d’esprit d’un des personnages ? » Par là, Breton tente d’expliciter, de « révéler », selon le mot d’Étienne‑Alain Hubert, ce qui reste encore à l’état « magique », à savoir la fascination de l’acquéreur (Breton avoue qu’elle l’a « arrêté »). Breton avait aussi une enquête à l’état d’ébauche au sujet d’une part très précise de l’art grand public : il prisait fort les figurines Mokarex, petits personnages en plastique gris ou doré présents dans les boîtes de café Mokarex ; fasciné par l’art populaire, il y voyait une matière riche en symbolique ; demandant aux sondés les personnages qu’ils choisiraient pour compléter les séries portant sur la Révolution30 et le xixe siècle31, il veut en savoir les postures, l’attitude. Dans l’enquête interne « Ouvrez‑vous ? », enfin, le groupe semble se prêter au jeu des notations avec de nouvelles formes : on demande aux sondés du groupe s’ils vont ouvrir leur porte à des personnes telles que Robespierre, Hugo, Balzac, Héraclite, ce qui ne va pas sans humour (pour Barbey d’Aurevilly, Breton répond « Oui, mais parce que difficile de faire autrement » tandis que Gracq se fend d’un flegmatique : « Non, trop volumineux dans un couloir »).

16Toutes ces enquêtes sont comprises dans une période de moins d’une dizaine d’années (1952‑1956). Bien qu’elles évoquent nécessairement l’enquête de Littérature, celles‑ci sont par leur démarche différentes : en effet, le surréalisme, qui risque de perdre son statut d’avant‑garde légitime au profit de l’existentialisme puis du situationnisme, passe de l’autre côté de la barrière. Loin d’interroger le genre même, ces enquêtes prospectent avec sérieux l’opinion des sondés sur l’art et les valeurs du temps. On examinera donc comment ces enquêtes tentent de poursuivre la recherche artistique surréaliste, en y incluant cependant une dimension collégiale, commune, qui n’est pas sans révéler une impasse esthétique du mouvement.

17Apanage d’un mouvement installé, sans intention parodique, l’enquête de Médium espère, faisant d’une pierre deux coups, résoudre ses questions esthétiques et défendre une vision de l’art battue en brèche par l’abstraction et l’existentialisme. Il ne faut pas s’étonner dès lors que ces enquêtes s’avèrent des transpositions presque directes des connaissances et des affinités du groupe : l’enquête initiée par José Pierre et Charles Estienne fait appel à des convaincus32 ; son intitulé laisse peu de place à la contradiction ; elle affirme plus qu’elle n’interroge ; ainsi la peinture surréaliste semble contrecarrer ses détracteurs en s’affichant comme bien vivante. Or, étant sur la défensive, elle avoue ses difficultés. Bien en peine de susciter l’éclat de la période dorée, comme l’atteste le manque de résonance du surréalisme d’après-guerre et sa difficulté à trouver des galeries, la nouvelle peinture surréaliste se défend d’être l’ersatz de ses glorieux anciens :

Que l’on persiste, contre toute évidence, à vouloir réduire cette peinture à sa plus petite mesure, le réalisme insolite, le trompe‑l’œil et son attirail hétéroclite, alors que Klee et Miro participaient déjà à la première exposition surréaliste de 1925, — que l’on veuille, ainsi que le Surréalisme tout entier, l’enfermer dans limites historiques pour mieux consacrer, qui la « renaissance » du réalisme, qui la marée abstractiviste — que l’on juge enfin des plus sérieux le coup porté à sa justification révolutionnaire par le palmarès de la Biennale de Venise, il n’en demeure pas moins qu’il y a, aujourd’hui comme hier, des peintres surréalistes, et qui ne sont nullement les épigones de leurs aînés.33

18L’enquête obéit ainsi à une dynamique autochtone : l’œuvre actuelle est jugée selon les critères surréalistes, nouveau mètre-étalon de la peinture, afin de lutter contre un enfermement du surréalisme dans un sens trop étroit. Les questions posées par l’enquête le montrent en juxtaposant une interrogation sur les « fondements essentiels » de la peinture et les « directions » de la peinture surréaliste, superposition qui sous-entend une équivalence :

— Quels sont pour vous les fondements essentiels de la démarche picturale ?

— Dans quelles directions estimez-vous que la peinture surréaliste, compte-tenu de son passé, puisse s’étendre le plus valablement aujourd’hui ? ces nouvelles possibilités semblent‑elles soumises ou non à certaines surdéterminations ?

— Que signifie l’existence, dans la jeune peinture actuelle, de cette tendance voisine, par certains aspects, du surréalisme ? Sur quels objectifs ou sur quelles bases une entreprise commune serait-elle susceptible de s’établir34 ?

19Il est vrai que l’après‑guerre voit la diffusion définitive du surréalisme dans les galeries — mais c’est le surréalisme d’avant‑guerre qui est ainsi reconnu, au détriment du nouveau groupe. Ainsi l’enquête, mené par de jeunes surréalistes, tourne autour de la distinction entre le nouveau surréalisme (mené par Svanberg, Hantaï) et le surréalisme passé dont il s’agit de se détacher après l’exclusion de Brauner (1948), Matta (1948) et d’Ernst (1953). Les jeunes surréalistes, qui avaient voté l’exclusion d’Ernst à cause de l’attribution au peintre du prix de la Biennale de Venise, tentent de donner une actualité à leur propre production, en présentant, au travers du questionnaire, les « tendance[s] voisin[es] » du surréalisme avec la nouvelle peinture — ce qui risque de forcer le trait, étant donné l’essor de l’art abstrait à l’époque.

20Les autres enquêtes d’après‑guerre, tout en s’efforçant aussi de réinvestir cet héritage passé, laissent la part belle à la collaboration. Cette manière de procéder arrache l’étude de l’esthétique à la recherche universitaire (mainte fois décriée par Breton dans Le Surréalisme et la peinture) pour lui substituer une interprétation vivante et commune : Breton l’annonçait : « Reste à savoir ce qu’on peut entendre par modèle intérieur, [à savoir] la raison de peindre, problème qu’une misérable critique d’art s’efforce désespérément d’éluder35. » Breton a ainsi, dans Le Surréalisme et la peinture, esquissé un projet esthétique qui prendrait la forme d’une explicitation de « l’œil à l’état sauvage ». Il distingue entre autres, en 1925 :

[…] ce que d’autres ont vu, disent avoir vu, et que par suggestion ils parviennent ou ne parviennent pas à me faire voir [et] ce que je vois différemment de ce que le voient tous les autres, et même ce que je commence à voir qui n’est pas visible36.

21Il n’est donc pas impossible qu’à l’inverse du jeune Breton, celui qui est à l’initiative du questionnaire cherchât à résoudre par ce projet collectif la distance entre « ce que d’autres ont vu » et ce « [qu’il] [voit] différemment ». L’enquête sur un tableau de Gabriel Max proposée par Le Surréalisme, même, rédigée avec l’aide de Élie‑Charles Flamand, tente ainsi de revenir à un art figuratif et reconduit les indispensables de l’expérience esthétique surréaliste :

La vogue actuelle de la peinture dite « non‑figurative » ne dispense heureusement pas de scruter les intentions même « extra‑picturale » qui ont pu animer tel maître du passé : un Jérôme Bosch, un Giorgione, un Goya. Rien ne s’oppose à ce que chaque fois que l’occasion s’en présente cette curiosité s’étende à des artistes de moindre renom. Nous présentons ci‑contre une toile dont André Breton nous dit qu’elle l’a « arrêté » il y a plusieurs semaines, au marché « Vernaison » de St Ouen et depuis lors au point qu’il a dû revenir l’examiner plusieurs fois.

22Renseignements pris (il suffit de se référer au Larousse en sept volumes), l’auteur de cette œuvre non datée, Gabriel Max né à Prague en 1840 (mort, croyons‑nous en 1915) s’est plu à évoquer les sujets horribles ou à frapper l’imagination par la singularité et la bizarrerie Très répandue fut autrefois, à Paris, la reproduction de sa « Face du Christ sur le suaire de Ste Véronique » qui semble ouvrir les yeux quand on le regarde quelque temps (1874). (...) « Du mysticisme sentimental, Max passa plus tard au spiritisme, à l’hypnotisme et aux rêveries du diabolisme » Le cinquantenaire de la mort de l’auteur de Là‑bas [Huysmans] (dont on sait le prestige auprès des surréalistes) suffirait à faire sortir de l’ombre Gabriel Max et à appeler la discussion autour de cette œuvre énigmatique.37

23On retrouve ici les conceptions esthétiques du Breton d’après-guerre : recherche de la réalité « extra‑picturale » qui rappelle le vœu d’explorer ce qui relève du « modèle intérieur38 », érudition, amour de l’art populaire ou symboliste, référence à l’occultisme, évocation de Huysmans ; enfin, l’enquête n’est pas sans rappeler les recherches à partir d’objets trouvés aux Puces dans L’Amour fou. Le questionnaire évoque plus la méthode (et le goût) de Breton qu’il ne cherche véritablement à contrecarrer les attentes de l’opinion. Au contraire, il invite même à participer à l’explication d’une l’œuvre d’art. L’enquête s’adresse aux surréalistes, comme l’indique un rapide coup d’œil sur le nom des auteurs des réponses ; les réponses sont données avec le questionnaire. Relevant plus du jeu en commun que d’un appel à l’opinion, le questionnaire cherche à établir une « base commune » — en somme, il cherche à inclure dans l’expérience esthétique bretonienne « les autres » ; s’esquisse alors l’idée d’une compréhension objective, car collective, des tableaux.

24De fait, le surréalisme d’après‑guerre a été souvent décrit comme un groupe plus ouvert à la discussion et aux avis différents, du fait du déclin de Breton mais aussi de la différence d’âge entre les membres. L’idée d’une « discussion » et d’un consensus traverse le compte rendu des résultats de l’enquête, qui revendique « une communauté spirituelle profonde, un dialogue essentiel et voilé », qui permettrait d’accéder à une « substance du contenu ». La notion, empruntée à Hegel, ôte cependant au philosophe le privilège de la vérité esthétique pour lui préférer celle de la communauté. La connaissance commune parviendrait alors à l’objectivité par une disparition des subjectivités :

25En soumettant à l’interprétation de quelques personnes deux tableaux très différents mais aussi énigmatiques, nous souhaitions déterminer une sorte de point focal où les subjectivités viendraient s’épanouir, puis disparaître, durement et sévèrement refoulées à l’arrière‑plan39.

26L’obsession de l’avis extérieur obsède en tout cas Breton : on peut faire l’hypothèse, comme Polizzotti, d’un certain désarroi du chef du surréalisme devant les nouvelles modes esthétiques, d’où le besoin de consulter les avis extérieurs. Le même numéro propose à égalité un sujet moderne (le strip‑tease) et ces enquêtes esthétiques qui rappellent Le Surréalisme et la peinture, comme si le surréalisme conciliait arrière‑garde et avant‑garde. Un tel manque de direction claire pourrait aussi s’expliquer par une certaine difficulté conceptuelle du mouvement après‑guerre. Aussi, un détour par une quatrième enquête, cette fois‑ci propre à Breton, permettra‑t‑il peut-être de mieux comprendre leur fonctionnement.

27L’art magique était une commande du Club français du livre ; l’ouvrage devait inaugurer une série de livres résumant l’évolution de l’art au cours du temps. La notion, cependant, restée trop floue, a mené Breton dans une impasse, si bien qu’une partie de la rédaction en a été laissée à Gérard Legrand40. Une enquête, en 1955, a cherché à en éclaircir la définition. Le questionnaire prend une forme ludique, proche de l’expérimentation employée plus tard dans Le surréalisme, même : les sondés doivent déterminer quelles œuvres, parmi une dizaine, font partie de « l’art magique ». On retrouve dans la présentation des résultats de l’enquête le même besoin d’un avis extérieur, d’une discussion, tout en préservant la spécificité de l’entreprise surréaliste :

Si, passant outre, nous avons décidé de faire appel, sur le problème de l’art magique, à des « spécialistes » de diverses catégories, hautement qualifiés, c’est dans l’espoir qu’une confrontation de cet ordre, aussi accidentée qu’elle dût être, romprait avec la banalité des colloques entre « confrères », voire entre complices (tel le dialogue Aragon-Cocteau à propos de Rembrandt) qui constituent trop souvent le dernier mot de la « critique objective ».

28L’enquête, dont les résultats suivent, tendait moins à placer la notion d’art magique sous le feu de projecteurs définitivement éclairants qu’à lui faire dominer une baisse de niveau, une vulgarisation déjà menaçante, à laquelle toute attitude purement analytique eût, en fin de compte, contribué.

29Plusieurs effets rhétoriques dessinent une double position qui n’est autre que celle du surréalisme de l’après‑guerre : refus d’une spécialisation artistique (c’est la raison de l’attaque contre Cocteau et Aragon qui publient un entretien sur le musée de Dresde aux éditions Cercle d’Art en 1957), quelle qu’elle soit, et refus d’une vulgarisation, c’est‑à‑dire d’une approche qui diluerait l’art dans un contenu commercial (grand danger, que l’exclusion d’Ernst après qu’il a reçu le prix de la Biennale de Venise en 1953, n’a pas totalement écarté). Cette position même, qui a toujours été celle du surréalisme, a entraîné cependant une impasse du projet, qui n’est pas parvenu à dépasser le flou originel de la notion. La « confrontation » annoncée dans le questionnaire a donc bien eu lieu : les réactions à l’enquête, ce dont se plaint Breton, ont été mitigées. Lévi‑Strauss laisse son fils de huit ans répondre au questionnaire, tandis que Breton essuie plusieurs refus, voire des accusations d’amateurisme. Bataille souligne à raison que le terme de « magique » est mal employé, et ne permet pas une explicitation solide. D’autres réponses sont plus enthousiastes, comme celle de Péret.

30Anna Boschetti, dans son livre revenant sur la naissance l’hégémonie sartrienne41, avance que le surréalisme d’après-guerre a souffert d’un manque de formation universitaire, ce qui ne lui a plus permis de tenir un discours mêlé de scientificité sans en observer la rigueur. L’étalon de cette période selon Boschetti, à savoir Sartre, revendique en effet une double compétence de philosophe et d’écrivain : normalien, il peut mettre en avant l’obtention de l’agrégation de philosophie en même temps que son statut d’écrivain reconnu ; le groupe qui se constitue autour de lui compte des normaliens comme Beauvoir, Merleau‑Ponty, ainsi que des philosophes reconnus. Le champ intellectuel qui s’esquisse après-guerre se constitue de nouveaux diplômés et d’une nouvelle classe d’intellectuels, formés à la philosophie universitaire. Les termes du débat commencent donc à se spécialiser et empêchent à l’amateurisme revendiqué des surréalistes de trouver sa place antérieure.

31L’enquête sur L’art magique, au même titre que celles que nous avons évoquées, traduit ainsi un dépassement de compétence symbolique : les questionnaires, pour finir, se détournent de la provocation des premières enquêtes, et ne semblent s’adresser qu’à une minorité déjà conquise (à l’inverse du large spectre des réponses passées), si bien que la « défense et illustration » du surréalisme peut tourner au jeu solipsiste. L’expérience surréaliste tente donc de se renouveler difficilement. Il n’est pas impossible que l’enquête sur les figurines Mokarex, prévue pour le numéro 5 du Surréalisme, même échouât par la suite à cause de ce manque de réponse du public : l’enquête n’est pas reprise dans La Brèche, soit que Breton, lassé, n’ait pas jugé nécessaire de la diffuser, soit que Schuster et Pierre, sentant la nécessité de s’adapter aux nouvelles préoccupations du temps, aient jugé bon de détourner l’attention du surréalisme sur d’autres sujets moins dépendants des goûts de l’auteur du Surréalisme et la Peinture.

« On vit, on meurt, quelle est la part de volonté dans tout cela ? » Le surréalisme à la recherche du réel

Étudier le réel : l’enquête surréaliste et les « modestes appareils enregistreurs »

32À rebours de ces arts poétiques (manqués ou non), La Révolution Surréaliste, en s’ouvrant sur l’utilité du suicide, montre qu’elle s’extrait du cadre purement artistique. Le surréalisme ne se cantonne pas à l’examen de l’art, mais aux problèmes de l’existence. Si la note d’intention du premier numéro l’affirme (« Le surréalisme ne se présente pas comme l’exposition d’une doctrine »), la déclaration du Bureau de Recherches Surréalistes est encore plus claire :

Le surréalisme, qui n’est pas une nouvelle école littéraire, ne saurait être à la merci d’un mouvement de curiosité ni d’une mode. (…) ce bureau s’emploie à recueillir par tous les moyens appropriés les communications relatives aux diverses formes qu’est susceptible de prendre l’activité surréaliste de l’esprit (…) [et de] rassembler le plus grand nombre possible de données expérimentales42.

33Loin d’être une énième avant-garde, le surréalisme nouveau-né prétend « rassembler le plus grand nombre possible de données expérimentales », dans la droite ligne de la déclaration de Breton selon qui il leur faut être de « sourds réceptacles de tant d’échos, les modestes appareils enregistreurs qui ne s’hypnotisent pas sur le dessin qu’ils tracent43 ». Le Surréalisme, même, presque trente ans plus tard, au sujet de l’enquête sur le strip‑tease, renouera explicitement avec cette ambition en se réclamant de l’« esprit d’investigation et de confrontation (nous soulignons), portant tour à tour sur toutes les zones-clés, que procèdent les deux enquêtes dont [ses membres] [donnent] la primeur et dont les résultats paraîtront sur le numéro 3 de la revue44. »

34Investigation et confrontation : ces mots, écrits bien après l’enquête sur le suicide, éclairent le double objectif que suivent les surréalistes. Investir le réel, tout d’abord pour y trouver, à défaut d’une explication logique, des informations susceptibles de « changer la vie ». Le Manifeste de 1924 déclare ainsi vouloir : « pousser plus loin [les] investigations [de l’esprit humain, autorisé qu’il sera à ne plus seulement tenir compte des réalités sommaires. », et prend bien soin de rappeler qu’ « il importe d’observer qu’aucun moyen n’est désigné a priori pour la conduite de cette entreprise, que jusqu’à nouvel ordre elle peut passer pour être aussi bien du ressort des poètes que des savants et que son succès ne dépend que des voies plus ou moins capricieuses qui seront suivies45 ». Confrontation, aussi, car les surréalistes s’opposent à la morale, laquelle proscrit l’étude du suicide et de tout ce qui relève du vice (on se souviendra que le suicide était considéré comme un crime jusqu’en 1972, outre qu’il restait un péché dans une France encore majoritairement catholique). Breton, on le sait, a voulu « mesurer la vie » et « traduire le mouvement continu de la vie sensible. » Le suicide était une obsession taraudant les jeunes écrivains, en particulier devant le peu de réalisation possible dans le monde littéraire, et depuis la mort de Vaché. L’enquête, outil détourné une première fois par Littérature, puis sans succès une deuxième fois (« Que faites‑vous lorsque vous êtes seul ? »), s’avère définitivement un outil de prospection du réel.

35La question du suicide, il est vrai, est à la mode depuis l’ouvrage de Durkheim, paru en 1897, et le suicide constitue le fil rouge du premier numéro émaillé par Aragon de faits divers sur le même sujet (par exemple « La suicidée au parapluie », ou cinq coupures nommées « Les désespérées »). Cependant, la perspective de l’enquête, à rebours de la sociologie durkheimienne ou du fait divers, en interrogeant, demande au sujet d’exprimer ce qu’il ressent, d’être la victime et l’analyste — c’est‑à‑dire reprendre la main sur ce qui l’afflige —, et écarte résolument toute perspective sociologique. Faisant fi de la rationalité, de la méthode scientifique, de la froide considération, elle va récolter, avec un « désir d’archives46 », des informations sur des pans de la réalité jusqu’ici inconnus.

36On est frappé, à la suite de Pierre Naville, par le « sérieux des réponses », parfois bouleversantes comme l’aveu de Crevel d’un désir de mourir : « Ne trouvant point de solution dans la vie, en dépit de mon acharnement à chercher, aurais‑je la force de tenter encore quelques essais si je n’entrevoyais dans le geste définitif, ultime, la solution ? ». La réponse d’Artaud (« Je suis déjà mort ») est exemplaire de ce nouveau lyrisme que veulent mettre en place les surréalistes, celui de l’expérience, de l’impensé, de l’inavouable ; on sait que ceux‑ci s’étaient opposés à un poétique cynique, à un réalisme ironique (l’esprit d’Anatole France, par exemple). En vérité, à l’inverse des réponses des enquêtes précédentes, l’enquête sur le suicide pousse à l’aveu. Et les surréalistes de citer la figure lyrique de Senancour, dont on évoque (sans la reproduire) la lettre XLI d’Obermann, en commentant : « Qui donc prétendait que nous vivions en plein romantisme ? Cette grande voix sincère, et qui s’est tue, peut‑être en retrouvons-nous l’écho chez quelques-uns47. »

37Effectivement, après avoir posé la question du suicide et réfuté des arguments classiques (caractère criminel de l’acte ; rôle de Dieu ; rôle de la nature dans la création de la vie), la lettre annonce surtout un discours clair, véritable, sans mensonge, dont se revendiquent les surréalistes :

Dites‑moi clairement, sans vos détours habituels, sans cette vaine éloquence des mots qui ne me trompera pas, sans ces grands noms mal entendus de force, de vertu, d’ordre éternel, de destination morale ; dites-moi simplement si les lois de la société sont faites pour le monde actuel et visible, ou pour une vie future, éloignée de nous ?

38Nul doute que c’est ce « discours clair », sans « détour » ni « vaine éloquence » que cherchent ici les surréalistes, au risque même d’une certaine « naïveté » cent mille fois préférable pour eux à l’ironie d’Anatole France.

À la découverte « l’infracassable noyau de nuit » : les surréalistes et les problèmes existentiels

39D’un réalisme plus marqué jusqu’à l’obscénité, Les Recherches sur la sexualité, publiées dans le n°11 de La Révolution Surréaliste en 1929, prolongent cette ambition de « fouiller la réalité » jusqu’au corps, pour trouver « la pierre philosophale de l’amour », selon la belle expression de José Pierre48. Elles sont symptomatiques de cette évolution de l’enquête surréaliste : celle-ci ne se contente plus d’interroger l’art, elle s’ouvre au contraire sur les problèmes de « la vie [...], hors de son plan organique », comme le dit Breton49.

40Pierre Naville, dans Le Temps surréel, s’est longuement confié sur leur gestation50. Selon lui, les six discussions, portant sur les goûts sexuels des surréalistes, ont commencé de manière informelle, comme beaucoup de jeux surréalistes, à la fin de janvier 1928, au cours d’une soirée Rue du Château, entre Breton, Morise, Péret, Prévert, Queneau, Tanguy, Unik et lui‑même. Au bout d’un certain temps, Breton enjoint Morise de prendre des notes et comme plusieurs surréalistes de premier ordre (dont Aragon) sont absents ce soir‑là, une deuxième discussion est décidée pour quatre jours plus tard. D’impromptu, le procédé devient une démarche à part entière.

41À défaut de briser « l’infracassable noyau de nuit » du fait sexuel (Breton), l’enquête permit du moins de libérer la parole à ce sujet (goûts sexuels, discussion sur l’orgasme simultanée, parties du corps les plus appréciées, etc.) à une époque où L’amant de Lady Chatterley est censuré et la psychanalyse accusée de pornographie. Si l’on remarque des moments comiques (par exemple, Breton demandant à Tanguy s’il verrait un inconvénient à faire l’amour par une oreille), les surréalistes répondent avec sérieux et explicitent avec une rare crudité leur vie intime. Les sujets sont très libres : ils évoquent la saleté, les rêves, la masturbation, la question de l’orgasme féminin, la position favorite des sondés. Tout ceci dessine un indéniable désir d’exploration écartant tout soupçon d’idéalisme et tout à fait dignes des défenseurs de Sade – ce dont Breton se targuera dans les Entretiens :

Si le surréalisme a porté au zénith le sens de cet amour « courtois » dont on fait généralement partir la tradition des Cathares, souvent aussi il s’est penché avec angoisse sur son nadir c’est cette démarche dialectique qui lui a fait resplendir le génie de Sade, à la façon d’un soleil noir. […] C’est en partant de ce point de vue que le surréalisme a tout fait pour lever les tabous qui empêchent qu’on traite librement du monde sexuel et de tout le monde sexuel, perversions comprises [nous soulignons]51.

42De fait, dans le numéro suivant, l’article célébrant le « Cinquantenaire de l’hystérie » continue d’ouvrir les digues, de dépasser les conventions du langage et des mœurs pour examiner l’humain dans toute sa duplicité, son ampleur, sa fascinante monstruosité, « perversions comprises ».

43Dans le numéro 12, au contraire, les réponses au questionnaire sur l’amour semblent prendre le contre‑pied de l’enquête sur la sexualité. En apparence seulement, car elles conservent cette volonté de sérieux : la présentation, toute philosophique, cherchant « l’impérieuse vérité » de l’amour, entend se détacher des « spécialistes du “plaisir”, “collectionneurs d’aventures”, les fringants de la volupté », aussi bien que les « contempteurs du soi‑disant amour-folie52 ». Cinq ans plus tard, l’enquête de Minotaure, en demandant de raconter la « rencontre capitale » d’une vie, ouvre aussi la voie à une réflexion sur l’existence et sur les accomplissements de chacun, s’avérant, selon le mot d’Étienne Alain-Hubert, de réels « instruments de découverte53. »

44Si, par la suite, l’enquête de VVV sur le hasard objectif semblait simplement un sondage d’opinion, les enquêtes de la Brèche tenteront d’épouser l’actualité intellectuelle et sociétale : intellectuelle, car leur formulation (« les représentations ») s’inscrit dans une veine pré‑structuraliste, tout à fait à la mode dans la France des Mythologies ; sociétale, car, outre la révolution des mœurs, les voyages spatiaux sont aussi un sujet fort à la mode avec l’essor en France de la science-fiction. Par un étrange paradoxe, les innovateurs d’hier deviennent les suiveurs d’aujourd’hui. Ces initiatives sont plus le fait des jeunes surréalistes (Schuster et José Pierre), plus sensibles à ces thématiques récentes : Breton, malade et fatigué, préfère leur laisser la main dans l’espoir, sans doute, que ce sang neuf suscite des questions nouvelles.

L’enquête : outil de contrôle du groupe, ou jeu fédérateur ?

45Il semble cependant que les surréalistes, par ces enquêtes, voulaient moins prospecter que se représenter. Reflet des soucis du groupe plus qu’étude de la réalité, l’enquête surréaliste suit de près les débats qui animent l’histoire du surréalisme. On verra ainsi comment elles sont le reflet des préoccupations du groupe, avant de montrer qu’elles lui permettent de conserver son unité organique.

Enquêter, ou le groupe en quête de lui‑même

46Le surréalisme a souvent offert, par ses propres enquêtes, un visage au monde extérieur : les enquêtes sont le témoin des dynamiques qui le traversent, et l’on peut lire, par‑delà les réflexions, une question existentielle, comme si le groupe quêtait une réponse en même temps qu’il affirmait son existence. Breton citait aux sujets de ses recherches Engels dans Les Vases communicants, soulignant qu’il a « garde d’oublier que, toujours du même point de vue matérialiste, “c’est sa propre essence que chacun cherche chez autrui” (Engels)54. » Littérature exprime ainsi le mal‑être de jeunes artistes sur le marché des biens symboliques, selon Brandier55 ; l’abîme d’ennui se dégageant de la question : « Que faites‑vous lorsque vous êtes seul ? » rappelle les épisodes dépressifs qui frappaient Breton, Aragon et Éluard, et plus largement l’indécision des jeunes écrivains sur le marché des biens symboliques56. Breton lui-même avoue, dans La Confession dédaigneuse, qu’il se reconnaît dans la réponse de Knut Hansum : « C’est la seule réponse à laquelle je puisse encore souscrire, avec cette réserve que je crois aussi écrire pour allonger le temps. En tout cas, je prétends agir lui57. » Les enquêtes sur l’amour et la sexualité restent l’illustration la plus probante de cette relation, comme le note Georges Sebbag :

L’enquête sur l’amour est aussi liée à l’autobiographie du groupe surréaliste. Elle intervient au moment où Breton, Aragon et Éluard, les trois surréalistes les plus en vue, traversent une période orageuse dans leurs amours. Suzanne Muzard voltige entre Berl et Breton, Gala se détache d’Éluard. Triolet commence à envoûter Aragon (…) ce n’est pas pour rien si, au milieu des réponses du groupe surréalistes, un photomontage de seize surréalistes aux yeux clos encadrant le tableau de Magritte Je ne vois pas la [femme] cachée dans la forêt.58

47Polizzotti, dans sa biographie, relève que la présence de Muzard a sans doute induit ce bouleversement chez Breton, en ce qu’elle était la première femme en laquelle, selon lui, Breton rencontrât une sexualité « active ». La première page du numéro 12, portant sept traces de lèvres colorées avec la mention « Pourquoi la Révolution surréaliste avait cessé de paraître », abonde dans le sens d’une recherche plus proche d’un cri de souffrance du groupe que d’un supposé désir de « traverser le quotidien. » En effet, ce sont les empreintes de Suzanne Muzard, Elsa, Gala, la Pomme, Jeannette Tanguy, Marie‑Berthe Ernst et de la femme (ou l’amie) de Goemans.

48Dans la même veine, l’enquête de Minotaure, en essayant de démontrer la pertinence de la notion de « hasard objectif », rend pérenne la solution du surréalisme aux impasses du matérialisme dialectique. En affirmant que la conscience et le réel peuvent se rencontrer, l’enquête réaffirme la validité de l’entreprise philosophique du surréalisme. « Transformer le monde », passe aussi par une exploration de la psyché, de l’inconscient, de tous ces rivages de la science qui fascinaient les surréalistes en ce qu’ils y voyaient un moyen de réunir le désir et le monde réel — thèse que s’emploie à démontrer André Breton dans la première partie des Vases communicants. L’enquête fait alors office de « preuve » objective de la validité de l’entreprise artistique du surréalisme — et en particulier de la notion de hasard objectif, dont Breton fait un emploi fécond dans L’amour fou. Le questionnaire de l’enquête est de fait reproduit dans le troisième chapitre, et Breton, dans ses Entretiens, fait spontanément le rapprochement :

Du fait que, philosophiquement, le hasard objectif (qui n’est rien autre que le lieu géométrique de ces coïncidences) me paraissait constituer le nœud de ce qui était pour moi le problème des problèmes. Il s’agissait de l’élucidation des rapports qui existent entre la « nécessité naturelle » et la « nécessité humaine », corrélativement entre la nécessité et la liberté.(...) d’où vient qu’il arrive que se rencontrent au point de se confondre-à vrai dire rarement-des phénomènes que l’esprit humain ne peut rapporter qu’à des séries causales indépendantes, d’où vient que la lueur qui résulte de cette fusion soit si vive, quoique si éphémère ? (…) Qui souhaiterait se faire une idée moins abrupte de la question pourrait, je crois, consulter mes préliminaires à l’enquête qu’en 1933 Éluard et moi avons ouverte dans Minotaure. (…) On a fait un succès rétrospectif à d’autres enquêtes parties du surréalisme, (...) mais c’est, de loin, l’enquête sur la rencontre qui m’a tenu le plus à cœur59.

49Enfin, on notera que Breton, dans l’enquête « Ouvrez‑vous », fait significativement l’éloge de Robespierre, le laissant entrer « les yeux dans les yeux », et Rousseau (« [je le laisserai entrer] les yeux éblouis »] contre Marx (« non, par fatigue »). En choisissant les représentants d’un autre socialisme, il tente de parer de légitimité révolutionnaire un surréalisme accusé d’avoir trahi le parti communiste — autre processus de légitimation, politique cette fois depuis que Tzara (Le Surréalisme et l’après‑guerre) et Sartre (Qu’est‑ce que la littérature) l’ont discrédité en l’excluant du processus révolutionnaire. Sartre en effet l’a relégué dans « l’imaginaire », et l’a accusé de « se maintenir dans l’énervante tension que provoque la recherche d’une intuition irréalisable. » Constituer un autre panthéon révolutionnaire aux surréalistes permet de se poser en alternative crédible, en dépit de ce discrédit.

Le « savoir‑pouvoir » des enquêtes, entre confessions et jeux

50En allant un peu plus loin, on peut même faire l’hypothèse qu’en appelant des réponses, les enquêtes exercent un certain « savoir‑pouvoir60 » sur le groupe. Comme l’a montré Carole Reynaud‑Paligot, le surréalisme s’est fait fort, entre autres aspirations politiques, d’être une école d’existence. Un ensemble de pratiques entoure la vie de ses membres ; les découvreurs de l’inconscient ont fabriqué sciemment une atmosphère de rêves, de coïncidences, de rencontres extraordinaires. De tels faits n’existant pas, cette atmosphère de rêves était créée par un ensemble de rites, de jeux, de questions et d’actions politiques, souvent du fait de l’auteur de Nadja. Gracq a parlé au sujet de Breton d’un « rôle » que celui‑ci tenait lors des réunions, lorsqu’il cherchait à animer, diriger, affiner, infuser le mouvement littéraire avec lequel son œuvre se confond. Max Weber avait utilisé, pour décrire la fonction de leadership propre aux institutions à vocation religieuse, la notion de « chaman », à qui il revient de créer une cohésion du groupe autour de rites.

51On ne mésestimera donc pas la part de jeu qu’induisaient ces moments de création de « liens forts » : la vie du groupe était rythmée par ces activités, telles que le cadavre exquis, l’interrogation fantasmatique des objets, le jeu de la vérité… Jacques Henriot, dans Sous couleur de jouer61, pour caractériser le jeu, parle de « procès métaphorique, mise en œuvre de schèmes aléatoires, réalisation d’un thème posé comme arbitraire », ce qui nous semble bien s’appliquer à notre objet : l’arbitraire du thème, dans les enquêtes, découlait souvent des impressions du mouvement ; le caractère aléatoire des schèmes sont assez explicitement illustrés par les « Secrets de l’art magique surréaliste62 » pour qu’on se dispense d’y insister. Comme l’écriture automatique est, selon les mots de Michel Murat, plus importante comme « acte » que comme « production poétique63 », l’enquête cherche peut-être moins un résultat intellectuel, que tout simplement une atmosphère de jeu et de dévoilement propice à créer la cohésion.

52Aussi José Pierre note‑t‑il l’atmosphère amusée, quoique sérieuse, qui y régnait, et parle d’un « théâtre », où Breton serait le metteur en scène. José Pierre, s’il exagère peut-être en évoquant une « maïeutique64 » (en effet, les confessions sexuelles ne débouchent pas sur un « savoir ») souligne avec pertinence qu’il organise les réponses aux questions : par exemple, lorsque Pierre Unik refuse de dire avec qui il a fait l’amour la première fois, Breton le met au piquet en déclarant : « Je propose qu’on ne consulte plus Unik pendant toute la soirée sur aucun sujet. »  Autour de ces plaisanteries, le groupe se révèle, s’organise, se soude, réaffirme le bund, le lien qui en constitue l’unité vivante.

53Épreuve de vérification, l’enquête permet de soumettre le groupe à des questions éthiques. Le projet surréaliste étant de « changer la vie », il est important de savoir les comportements amoureux des surréalistes. Le blâme jeté par Breton sur plusieurs comportements sexuels, blâme qui entraîna entre autres l’expulsion de Desnos est particulièrement exemplaire de cette volonté de contrôle. André Thirion rapporte ainsi, dans Révolutionnaires sans révolution, que :

Le passe-temps collectif le plus redoutable était l’enquête, débat public ouvert dans une sorte d’assemblée générale des surréalistes et des sympathisants. Les enquêtes les plus fameuses ont eu pour objet la sexualité, mais plusieurs autres thèmes ont été traités. Breton utilisait ces enquêtes comme une épreuve à laquelle il soumettait à leur insu les néophytes et les personnages dont il méditait de se débarrasser. À l’instar du jeu de la vérité, les enquêtes ont apporté des brouilles mortelles, séparant ou rapprochant avec brutalité des êtres qui ignoraient jusqu’où cet exercice périlleux pouvait les conduire65.

54Cette fonction peut aussi être un moyen de réguler les orientations politiques des membres : L’enquête sur « les moyens d’action intellectuelle », dont les résultats sont publiés dans le numéro spécial de Variétés, s’avère un piège pour exclure les timides du surréalisme, et ramener dans le giron du P.C. les membres les plus enthousiastes. Par ce processus de sélection, l’enquête définit les trajectoires des membres : elle les pousse à dévoiler ce qui peut s’écarter de l’orthodoxie surréaliste, avec toujours in potentia, la possibilité d’une exclusion. On notera que Breton a supporté des « déviances » par rapport à cette orthodoxie : l’interdiction de libertinage et de fréquentation des bordels n’a pas empêché Aragon et Éluard de mener la vie amoureuse que l’on sait. Il reste que l’insistance sur les questions existentielles participent à l’élaborent d’une règle de vie très forte : avant d’exclure Dali, une enquête est menée à l’intérieur du groupe, et Alejandro Carpenter rapporte avec humour qu’il a dû répondre à un questionnaire soupçonneux avant d’intégrer le groupe en 194666. Symptomatiquement, les réponses des communistes aux enquêtes surréalistes sur la sexualité ne sont pas données : ceux‑ci font preuve d’une pudeur morale bien étrangère à la vie « bohème » des surréalistes ; les publier eût été un aveu de divergence irrémédiable, ce qui explique leur caractère pertinent pour juger de l’homogénéité du groupe67. De fait, les réponses à l’enquête sur le suicide sont présentées en ce sens : réparties en trois groupes (réponses jugées idiotes, réponses intéressantes, réponses surréalistes), elles signifient l’existence close du groupe, pour qui les questions sont un moyen d’éprouver sa cohésion et sa force.

« Des contes pour adultes » : l’enquête, un matériau littéraire ?

55Pour finir, les enquêtes surréalistes n’ont guère produit un résultat scientifique, ni n’ont donné une quelconque visibilité du mouvement : les enquêtes, présentes dans le premier numéro de trois revues seulement (deux séries de Littérature, La Révolution surréaliste), n’ont pas eu grande couverture dans la presse et n’ont pas toujours fait figure de « lancement ». De fait, Breton abandonne de lui‑même l’enquête sur la dialectique aux mains de Paalen, directeur de Dyn68. Il ne semble pas, en tout cas, que les surréalistes en aient retiré une connaissance nouvelle. Marcel Duhamel racontera que Breton, après certaines de ces réunions, demandait aux épouses de ses amis si elles avaient réellement des orgasmes, « s’acharnant à prouver que 90 % des femmes font seulement semblant de jouir, mais n’éprouvent pas vraiment de plaisir69. »

56Surtout, le mépris invoqué contre les réponses détourne d’une réelle exploration de l’inconscient ou de l’existence. En rejetant ce qui ne leur plaît pas, les surréalistes opèrent un effet de classification des valeurs de l’existence. C’est ce geste de classement, propre au surréalisme, qui peut‑être peut nous indiquer une autre manière d’aborder les enquêtes.

De l’enquête à l’aphorisme

57Il n’est pas impossible de considérer ces enquêtes comme des objets esthétiques, au même titre que l’écriture automatique ou que les procédés de collage des surréalistes. Accomplissant le dernier pas entre l’œuvre et l’existant, « faire œuvre d’art », c’est là, nous semble‑t‑il, leur raison d’être : découvrir l’archive, les « documents vivants » rêvés par Breton, puis les classer et les exhiber.

58Leur organisation, par ordre d’intérêt (« Pourquoi écrivez‑vous »), par catégorie de réponses (« Le suicide est‑il une solution ? »), trie, soumet à l’ordre artistique ce qui révèle de l’ordre du fait ou de l’anti‑artistique. Elles en font une œuvre, comme l’art brut par le travail de Jean Dubuffet : Nathalie Heinich, à ce sujet, parle pertinemment « d’artification ». De fait, la présence dans l’enquête sur le suicide de réponses de Jacques Vaché, Rabbe, Benjamin Constance, Cardan, Senancour, induit ce pacte de lecture spécifique, celui d’une œuvre d’art : les réponses des morts comme des vivants sont recevables, et l’enquête frise l’anthologie de « bons mots » sur le suicide. L’enquête sur le suicide se conclut par une envolée lyrique de Marcel Noll : « Je ne suis pas un désespéré, je suis un mourant. Regardez comme mon sang coule bien maintenant70. » L’enquête sur la rencontre capitale s’achève sur la mention mélancolique et lapidaire d’Apollinaire : la réponse d’Émile Zavie, d’une remarquable aridité (« Guillaume Apollinaire (1911) »), du fait de sa place en fin de l’enquête, devient presque un hommage de Breton et d’Éluard à une influence et un ami disparu. Certaines réponses tendent même vers l’aphorisme : « Pourquoi j’écris ? Parce que », dit Blaise Cendrars. « J’affirme que, pour les vrais amants, le suicide est le commencement d’un poème merveilleux. » (Pierre Renaud). Or, selon Marie‑Paule Berranger, l’aphorisme est une forme surréaliste par excellence :

Par sa brièveté et la prédilection qui en découle pour les rythmes binaires et les couples lexicaux antithétiques, l’aphorisme est cet espace resserré propre à forcer le contact entre les contraires, à faire jaillir l’étincelle, la décharge électrique. Le jeu des contraires dans l’écriture aphoristique s’accorde à la morale surréaliste du risque et de la rencontre : les contraires ne se résorbent pas l’un dans l’autre. Il s’agit d’inventer la ligne risquée de leur possible coexistence, l’instant privilégié où l’on frôle l’inconnu, l’instant surgi « du rapprochement de termes inconciliables, d’une lacune ou d’une discordance71. »

59Cette superposition, cette succession des phrases et des idées court-circuite le raisonnement, laisse s’épanouir la rencontre, l’inattendu. En juxtaposant les réponses, en favorisant l’éclatement et la polyphonie, le surréalisme reproduit une autre esthétique, en tout point marquée par « l’étincelle », la « décharge électrique. ». L’enquête « Ouvrez-vous » ressemble à un festival de mots d’esprit auxquels se seraient livrés de bon cœur les participants : pour Cézanne, Breton note avec humour : « Non, rien à se dire », et Gracq : « Oui, après tout, mais la conversation risque d’être mal alimentée ». Pour Robespierre : « Oui les yeux dans les yeux » (Breton), et « Non, à cause des yeux verts » (Gracq).

Des « documents vivants » : l’enquête surréaliste ou l’irruption du mythe

60La part que les surréalistes retiennent des enquêtes n’est cependant pas totalement esthétique. D’autres enquêtes mêlent d’émouvantes réponses à des confessions personnelles, des anecdotes, des rencontres, comme autant de petits romans. Une autre histoire se dessine, celle de l’instant, de l’éphémère, irrationnelle. Comme le souligne Marie‑Paule Berranger, l’écriture discontinue des aphorismes surréalistes donne à voir une autre vision du monde. Contre les narrations officielles, elle propose une vision personnelle et mythologique. L’écriture surréaliste montre le refus d’une vérité absolue, figée, et favorise bien plus l’éclosion polyphonique de plusieurs visions :

L’écriture discontinue manifeste l’éclatement et la relativité de la vérité, la schize du sujet et la contradiction productive avec, à l’horizon, le désir d’une réunification profonde sur des bases neuves, la valorisation de l’instant contre la durée et l’éternité : tout ce que le mouvement surréaliste contient en morale et en ferment révolutionnaire72.

61Le moment présent n’est plus seulement une information, il est un instant esthétique doté d’une charge vitale, qu’il s’agit d’explorer. C’est là, avant tout, ce qui retient l’intérêt des surréalistes. Une des réponses à l’enquête sur l’amour note pertinemment que : « vous [les surréalistes] entortillez l’amour avec beaucoup de littérature73. » Partis à la recherche du « rêve dans la vie », les surréalistes trouvent dans les réponses l’incarnation de mythes littéraires : le suicidé, le malheureux, la rencontre d’un événement extraordinaire peuplent leur esprit de mirabilia. Jean Genbach, prêtre défroqué et tenté par le suicide après le départ de celle qu’il aime, envoie une lettre à Breton, que celui-ci publie en première page du n°5 (assortie d’une photographie de Genbach, de la danseuse et du lac où il a tenté de mettre fin à ses jours). Les enquêtes sont aussi saturées de coïncidences. On trouve, dans le n°1 : « Il y a des hommes qui vivent dans les coïncidences. Le dessin suivant, intitulé : Moi‑même mort, M. Oscar Kokoschka venait de l’achever quand il reçut le questionnaire de notre enquête. Nous insistons sur le caractère miraculeux de cette coïncidence. »

62Enfin, ce sont des interventions évoquant des instants de la vie importants, presque romanesques, que les enquêtes retiennent. Les réponses, qu’elles soient celle d’Ernst Toller, évoquant un souvenir traumatique des tranchées, Paul Raynal, allant au théâtre pour la première fois, ou André Lebey évoquant l’achat de sa maison dans des circonstances étranges, suscitent par des brèches dans la réalité, les surréalistes y trouvent fugitivement l’image d’un monde habité par la littérature, où les prêtres défroqués se manifestent, où les vies sont traversées par des rencontres inouïes, où l’amour admirable gagne sur la vie sordide. L’investissement du surréalisme dans les grands problèmes existentiels participe pleinement des enquêtes, et Breton intègre sa propre réponse dans son ouvrage L’Amour fou. C’est aussi ce à quoi appelait le manifeste : « Je crois à la résolution future de ces deux états, en apparence si contradictoires, que sont le rêve et la réalité, en une sorte de réalité absolue, de surréalité, si l’on peut ainsi dire74. »

63L’enquête rejoint une manière spécifique d’aborder le réel, entre introspection théorique et sensibilité émotive : le texte vivant, composé de plusieurs réponses qu’il s’agit d’interpréter, retrouve le ton de glose qui traverse les écrits du premier Aragon ou encore Nadja75 , comme le souligne Pascaline Mourier‑Casile au sujet de la poétique des signes surréalistes :

Rencontres, trouvailles, coïncidences et autres « éclairs », tous ces événements qui semblent échapper aux lois attendues — prétendues « naturelles » — de la logique et de la causalité.(…) signes opaques, à première vue indécryptables, ils constituent autant de signaux, de convocations auxquels le sujet se doit de demeurer attentif, disponible. Qu’il lui faut même provoquer, en tendant un appât, un appelant, au hasard76.

64Les surréalistes vont ainsi susciter ces signes et les provoquer. Par exemple, avant de quitter Nadja, le 4 octobre, Breton se livre à une expérience : « Sur le point de m’en aller, je veux lui poser une question qui résume toutes les autres, une question qu’il n’y a que moi pour poser, sans doute, mais qui, au moins une fois, a trouvé une réponse à sa hauteur : “Qui êtes-vous ?” Et elle, sans hésiter : “Je suis l’âme errante.”77 » Breton s’amusait lui‑même à interroger sur des sujets divers (l’amour, la mort, le monde autour d’eux), pour susciter des réponses étonnantes. Du « surréalisme à l’état pur » à la rencontre capitale d’une existence, il n’y a qu’un pas.

65Ce pas, néanmoins, et c’est ce qui signe peut‑être l’échec esthétique des enquêtes, reste toujours à faire. Les enquêtes surréalistes déçoivent toujours les attentes de leurs instigateurs, car il leur manque cet investissement esthétique, qui dépasse le moment de coïncidence, et l’insère dans un projet esthétique plus large (c’est le reproche d’Éluard et de Breton aux réponses de l’enquête sur la rencontre, à savoir l’absence de compréhension théorique). Cette unification, cependant, restera toujours l’apanage des surréalistes eux-mêmes, l’enquête n’étant qu’un tremplin. Ainsi, Breton, insatisfait des résultats de l’enquête, écrit sa propre interprétation d’un événement pour le justifier. En effet, comme le note Claude Leroy, dans Eros Géographe, « Le concept de rencontre capitale n’en sort guère élucidé, même si le commentateur semble s’accorder avec la majorité des réponses pour estimer que la rencontre capitale entre toutes est bien la rencontre amoureuse, à certaines conditions toutefois qui sont loin d’avoir été examinées78. » Il faut donc que les surréalistes partent eux-mêmes à la recherche de ces « instants », l’opération des « interactions inattendues » et des « révélations » restant encore à inventer, à écrire. Le Manifeste l’annonçait : « La peur, l’attrait de l’insolite, les chances, le goût du luxe, sont ressorts auxquels on ne fera jamais appel en vain. Il y a des contes à écrire pour les grandes personnes, des contes encore presque bleus. » Breton, dans L’Amour fou, s’attelle donc à la tâche et fait de l’enquête ce qu’elle a toujours été : un moyen artistique vers une « surréalité », où, pendant un bref instant, ce sont les portes de la littérature qui s’ouvrent et où objectivité et subjectivité se confondent.

66Derrière la silhouette de Jean Genbach répondant à l’enquête sur le suicide, la fiction envahit la vie ; l’existence et le texte, enfin, le temps d’une anecdote, semblant s’unir, laissent entrevoir ce « certain point de l’esprit d’où la vie et la mort, le réel et l’imaginaire, le passé et le futur, le communicable et l’incommunicable, le haut et le bas cessent d’être perçus contradictoirement79. »