Colloques en ligne

Raphaëlle Errera

Enquête sur les enquêtes. Les poètes au Parnasse : fictions d’histoire littéraire et bilans critiques

1Dans Le Romanesque des lettres, Michel Murat déplore que l’histoire littéraire n’ait « guère prêté attention à la représentation que la littérature donne d’elle-même dans le cadre du roman, et plus généralement sous forme fictionnelle1 », et ne se soit pas interrogée sur la valeur et l’intérêt que ces représentations pouvaient avoir. Cet article se propose de présenter une forme fictionnelle qui fit florès dans la littérature de la première modernité, circula beaucoup, et constitue une représentation critique de la littérature et de l’histoire littéraire. Michel Murat pense à l’histoire littéraire moderne, mais son propos est également valable pour les siècles qui précèdent. L’« histoire littéraire » qui naît à la fin du xvie siècle2 se construit aussi au moyen de fictions, allégoriques en particulier. Dans ces textes, c’est à partir de l’élaboration de palmarès d’auteurs que s’élabore une réflexion sur l’histoire des lettres françaises.

2Lors de son discours de couronnement sur le Capitole en 1341, Pétrarque réactive un motif que les poètes antiques avaient utilisé pour parler de l’invention poétique et de l’inspiration, le mont Parnasse. Il en fait la montagne symbolisant la gloire et l’immortalité du poète, à commencer par lui‑même. Désormais, au sommet, les figures mythologiques que sont Apollon et les Muses remettent les lauriers aux plus excellents et mémorables d’entre eux, ce qui ouvre la voie à la constitution d’un palmarès des grands poètes au Parnasse. C’est ce que fait Raphaël lorsqu’il peint le Parnasse au Vatican au début du xvie siècle. Sur la fresque, Apollon est entouré des Muses et de poètes qui composent une paisible et harmonieuse oligarchie poétique. Si l’identité de plusieurs de ces augustes figures est encore débattue, on reconnaît sans peine Homère, Dante ou Virgile à la droite du dieu. De manière analogue, de nombreux auteurs s’emploient à composer tableaux littéraires et fictions narratives avec Apollon, les Muses et des poètes réels au Parnasse.

3Une cinquantaine de fictions allégoriques est écrite en France entre le xvie et le xviiie siècle, qui prennent pour scène et pivot narratif le Parnasse, et où sont présentés ou évoqués ensemble auteurs réels et instances allégoriques ou mythologiques. Or, de même que Pétrarque se glorifie par le biais de l’allégorie, et qu’il est accepté parmi les historiens de l’art que Raphaël représente au moins deux poètes contemporains sur sa fresque, de même l’un des intérêts de ces fictions est de porter un regard tantôt rétrospectif, tantôt actuel, et souvent les deux ensemble, sur la poésie et ses glorieux représentants. Il semble à première vue paradoxal de placer aux côtés de ces auteurs consacrés des contemporains au sommet du Parnasse. Comment en effet distinguer ceux qui n’ont guère que « l’esprit de leur temps » de ceux qui ont « cet esprit qui passe à la dernière postérité3 », pour reprendre les mots de Voltaire dans son Temple du Goût ? Or au Parnasse, on trouve des Anciens — c’est‑à‑dire des auteurs de l’Antiquité ou de vieux poètes français — et des Modernes, morts quelques décennies plus tôt, tout juste enterrés ou encore bien vivants. Le traitement du Parnasse a subi une inflexion majeure depuis l’Antiquité puis Pétrarque : n’y siègent plus uniquement les grands auteurs remémorés de toute éternité, mais aussi les meilleurs auteurs français — anciens, récents ou contemporains. Ce lieu mythique et an‑historique s’ouvre à la possibilité d’un discours sur l’histoire littéraire original puisque des auteurs d’époques différentes y sont rassemblés dans un même espace.

4Comme un tel lieu ne saurait être ouvert à tous, il faut sélectionner les auteurs dignes de côtoyer les Anciens. Cela engage nécessairement une démarche critique. Les fictions du Parnasse dessinent des bilans critiques, et mêlent histoire littéraire et état des lettres du temps. En évoquant quelques textes français des xvie, xviie et xviiie siècles, il s’agira ainsi de brosser une brève évolution de ces « fictions d’histoire littéraire4 » et de critique oblique. J’explorerai des textes peu ou pas étudiés, sur un temps long, la critique s’étant surtout penchée sur la deuxième moitié du xviie siècle, époque à laquelle les parnasses sont particulièrement nombreux5.

Palmarès et art poétique : quand les Muses parlent des poètes

5En 15506, François Habert adresse une épître en vers à Mellin de Saint‑Gelais dans laquelle il rapporte un songe qu’il a fait : il se trouve au Parnasse, et assiste à une conversation entre les Muses qui porte sur la poésie et les poètes. Les Muses évoquent et jugent d’abord les grands poètes antiques. Chacune a son « champion » : ainsi Calliope, Muse de la poésie épique, « Aestim[e] Homere le plus grant, / Louant son stile, et son invention / Louant sa grace, et sa perfection, / Sa gravité, sa fluente mesure / Qui le doulx son des sentences mesure7 ». Il s’agit là de termes précis dans le lexique de l’analyse littéraire de l’époque. Seul Martial provoque un désaccord entre les Muses :

Puis Erato les Epigrammes loue
De Martial, Euterpé ne l’advouhe,
Pource qu’il est impudique en maints lieux,
[…]

A ce consent aussi Polymnia,
Semblablement la belle Urania,
Qui va blasmant ces vaines Poêsies
Pleines d’amours, et folles jalousies.
Qui va blasmant tant d’escripts dissolus
Qu’on ne debvroit permettre d’estre leus8

6Les épigrammes, selon Euterpe, Polymnie et Uranie, sont moralement condamnables et dérogent aux lois de la « pudeur ». L’examen des auteurs antiques permet d’esquisser les préférences et les modèles d’Habert en matière de poésie. Habert nous présente en outre des jalons pour une brève histoire littéraire passée au filtre de ses éloges ou blâmes circonstanciés, ou plutôt un canon revisité d’auteurs antiques. Les Muses poursuivent leur conversation en entonnant des chansons à l’occasion d’un banquet : voici venus les temps « modernes », avec les poètes étrangers (sans que ne soit cité aucun nom), puis les poètes ou traducteurs français d’expression vernaculaire, véritables objets du poème9. Les Muses rendent d’abord hommage aux « anciens » (Alain Chartier, Jean Molinet, Jean Bouchet encore vivant mais très âgé en 1550, Guillaume de Lorris, Jean Marot). L’hommage est ambigu cependant, car Habert souligne que les œuvres de ces poètes sont bonnes pour leur temps, signalant la perception d’un progrès dans la poésie française. Ensuite viennent les nouveaux, morts récemment ou vivants. Une quinzaine de poètes est ainsi nommée, parmi lesquels Clément Marot, mais aussi Pierre de Ronsard ou Joachim Du Bellay, qui trouvèrent « des Odes la manière / Entre Françoys, chose fort singuliere, / Chose excellente, exquise, et de hault pris, / Que les Françoys n’avoient encor apris10 ». La louange est d’actualité puisque les odes de Du Bellay furent publiées en 1549 et les Quatre premiers livres des odes de Ronsard en janvier 155011. La conséquence de cette floraison de poètes nouveaux est qu’« à présent ce beau Françoys language / En moindre los n’est produit en usage, / Que le Latin, que le Grec, que l’Hebrieu ». À l’heure où la Deffense, et illustration de la langue françoyse de Du Bellay vient de paraître, les poètes contemporains sont loués pour l’excellence de l’illustration de la langue française et de l’émulation vis‑à‑vis des langues antiques et sacrées. On a ainsi « un premier bilan, au milieu du siècle, d’un canon poétique des auteurs en langue vulgaire12 ». Habert nomme et présente le cercle restreint des poètes qu’il considère comme étant les meilleurs. À la fin de l’épître apparaît un passage plus polémique, voire satirique :

Puis on parla d’aucun [sic] rimeurs nouveaux,

[…]

Sans art, sans stile, et sans aucune grace,
Qui toutesfois s’estiment un Horace
Tirants de luy sentences, sans repos,
Où il n’y a raison, ne propos.
Ce sont nouveaux Rimeurs et poetastres,
En rime experts, comme Caillette aux Astres,
Prenants la peau de ce pauvre Latin,
Pour l’escorcher comme un grand vieil mastin13.

7Cette critique acerbe est une prise de position forte contre les écorcheurs de latin et d’Horace, dont l’héritage est au cœur des débats du temps14. Elle contribue, avec la partie louangeuse qui précède, à exposer les idées d’Habert en matière de « bonne » poésie et ainsi à constituer un art poétique en creux15.

Les poètes au lupanar : petit bilan critique de la jeune Pléiade

8Si les poètes d’Habert ne sont qu’évoqués dans cette épître, et que seul Habert-personnage se trouve au sommet du Parnasse à observer les Muses, ils deviennent dans les textes qui suivent de véritables personnages, partie prenante des débats. Et puisque certains sont copieusement raillés tant du point de vue biographique que bibliographique, mieux vaut pour l’auteur qu’ils ne puissent pas prendre la parole. Le plus prudent serait de ne choisir que des morts ; de fait, « dans de nombreux textes qui entendent rendre compte de la genèse et faire le bilan du patrimoine littéraire — quel qu’il puisse être —, la mort des hommes constitu[e] un élément déterminant de composition16 ». Mais si l’on veut joindre au bilan une analyse critique du présent, il faut parfois ruser pour parler des vivants sans les nommer. C’est le cas d’un curieux texte attribué à Guillaume Des Autels, publié en 157217, qui inaugure le versant comique des fictions du Parnasse en France. Dans le chapitre 14 de la Mythistoire barragouyne de Fanfreluche et Gaudichon, le héros, Gaudichon, est parvenu au sommet d’une montagne, où se trouve un château trop petit pour que tous ceux qui le veulent puissent y rentrer (version originale du topos de l’élection). Il s’agit de l’Hélicon18. Là, chaque symbole de la gloire poétique est systématiquement rabaissé. Gaudichon est guidé par madame Calliopé dans les diverses salles du château. La Muse épique est devenue maquerelle, et les autres Muses des putains. On trouve là les plus grands poètes anciens, Grecs, Hébreux, Latins, groupés par nation. Ceux‑ci ne sont nullement irréprochables : Homère est descendu de son piédestal, et traité de voleur ; il aurait dérobé l’Iliade à Corinnus d’Ilion. Parmi les nations modernes, les Italiens : on trouve les trois auteurs obligés (Dante, Pétrarque, Boccace), mais aussi l’Arioste et Boiardo — glorieux prédécesseurs que Des Autels parodie —, et trois contemporains : Bembo, dont la présence est aisément justifiable par le prestige dont le lettré jouissait, mais aussi l’Arétin et son ancien secrétaire, Niccolò Franco, tous deux auteurs à la plume satirique et obscène. Tous illustrèrent la langue vulgaire, et leur choix oriente le texte vers une filiation héroïque et burlesque19, dans le sillage de laquelle se place implicitement le roman de Des Autels. On trouve aussi les Croquelardons, patrie fictive de Gaudichon, l’auteur s’amusant de la porosité entre réel et fiction. Enfin Calliope présente les Français. C’est, là encore, l’objet principal du chapitre, d’ailleurs intitulé « Des Poetes Françoys ». Contrairement aux auteurs qui précèdent, ceux‑ci ne sont pas nommés et sont désignés de façon périphrastique. Au lecteur de trouver les clés prudentes et facétieuses que dissémine l’auteur. Il s’agit de contemporains de Des Autels, dont la plupart a été identifiée. Le tableau est peu flatteur : « ceux là ils apprennent encores à escrire […] ; ils ne peuvent [se] souffrir, ils n’ont jamais paix ensemble, ils nous scandalizent toutes20. » Maurice Scève, pour prix de son effort dans l’entreprise de composition de Délie, n’a reçu que des « coup[s] de dent » alors que tous ont pillé « les belles fleurs de son jardin » ; les poètes d’amour ne sont que des hypocrites, et un « maistre Pedant » (Barthélemy Aneau, auteur anonyme du Quintil horatian, qui fustige les idées de la Deffense) vient frapper Du Bellay. Les critiques et traits de plume deviennent coups de poing. Un petit nombre de poètes, dont certains faisaient partie de l’entourage direct de Des Autels, trouvent cependant grâce aux yeux de Calliope et de Gaudichon : Maurice Scève, Pontus de Tyard, Pierre de Ronsard ou Joachim Du Bellay. Nous voilà plongés en plein cœur de l’actualité de la poésie française. Rivalités, rixes, larcins, pédanterie, voilà le monde des lettres décrit par Des Autels, un monde divisé, en construction, où priment les rapports de force. La topographie du prestige est aussi celle de la violence et des coups bas. Cette bouffonne visite de la « salle francique » a une évidente visée critique. Des Autels nous livre un art poétique non théorique et en fiction, qui écarte traducteurs et pédants, où la bonne poésie doit se nourrir de l’héritage des Grecs, des Latins et des Italiens sans devenir imitation servile. On ramène brutalement le poète inspiré sur terre, où les bons poètes, dit Gaudichon, « donnent facilement à entendre leurs doctes conceptions à tout le monde21 ».

Histoire et géographie du Parnasse : la représentation de l’espace littéraire

9Les fictions du Parnasse existent toujours, et se développent même largement un siècle plus tard. Elles ont toutefois bien changé, épousant les évolutions de l’espace des belles‑lettres. En 1654, Jean de Saint‑Geniès, noble avignonnais et chanoine d’Orange, publie ses Poëmata, dans lesquels se trouve un texte en prose, De Parnasso, & finitimis locis, soit Du Parnasse et des lieux alentour. L’auteur promet avec humour de corriger les sottises des auteurs de célèbres fictions du Parnasse, à savoir les Italiens Cesare Caporali et Trajano Boccalini, et l’Espagnol Miguel de Cervantès22. Le phénomène des parnasses est en effet loin d’être uniquement français. Ce texte néolatin peu connu décrit une topographie allégorique23, et offre une spatialisation de l’espace des belles‑lettres. Le pseudo‑géographe devient un véritable critique. La description de Saint‑Geniès comporte deux parties : le livre I calque des descriptions de géographie physique — description du mont Parnasse, du temple de Mémoire qui se trouve sur l’un des sommets, des sources et fleuves, des forêts… Chaque élément renvoie à une considération d’ordre littéraire. Le narrateur rapporte par exemple que les deux sommets du Parnasse ont été nommés de diverses manières au cours de l’histoire. Il ne faut pas s’en étonner, écrit‑il, étant donné que si peu de mortels les ont atteints : « À peine un ou deux par siècle y arrive ; les autres s’arrêtent en pleine montée, ou piétinent toute leur vie au pied de la montagne24 ». D’autres encore parviennent assez haut mais sont repoussés par Apollon et les Muses, qui s’aident pour cela de petites fourches25. S’ensuivent des précisions sur la nature des indésirables, des « pédagogues », pour beaucoup. Cette topographie imaginaire du Parnasse réactualise de façon plaisante les arts de mémoire, ces procédés qui consistaient à placer des objets dans des lieux symboliques afin de mieux les mémoriser. Par exemple, sur le tronc des arbres d’une forêt appelée Hélicon, on trouve gravés ensemble les noms d’amoureux — les poètes qui ont chanté l’amour et leurs amantes littéraires : Catulle et Lesbie, Properce et Cynthie, Ovide et Corinne, ou encore Pétrarque et Laure. C’est au second livre qu’on en apprend davantage sur les peuples qui résident au Parnasse, les lois et cultes de ceux‑ci, les tribunaux et les juges appelés « critiques », et qui ont pour magistrat suprême, ou Hypercritique, Jules César Scaliger, auteur des Poetices libri septem (1561), dont les livres V et VI sont respectivement intitulés Criticus et Hypercriticus. Les grands genres sont passés en revue, et les peuples localisés dans une province qui leur est propre, plus ou moins près d’un sommet presque vide d’habitants. Toute une organisation politique, une hiérarchie précise et détaillée nous sont rapportées. Les styles, les échanges entre poètes (la monnaie principale est l’éloge) sont décrits minutieusement. Saint‑Geniès définit les types d’écrivains qui peuvent accéder au Parnasse, et décrit de façon critique le « champ » des belles‑lettres et l’histoire de celles‑ci ; il expose aussi les modèles à suivre et donne son avis. À cause de la rupture historique causée par les Barbares, on appelle désormais l’un des sommets « vieux Parnasse », et l’autre « nouveau Parnasse », peuplé par les poètes vernaculaires, les plus importants habitants du nouveau Parnasse étant les Italiens, les Français et les Espagnols. Chez les Italiens, les diverses colonies ont des noms d’académies. Les peuples sont à chaque fois dirigés par les plus grands auteurs, avec à leur tête un roi et un prince d’honneur — le Tasse et Pétrarque chez les parnassiens italiens, Garcilaso et Lope de Vega chez les Espagnols. Dans la partie française en revanche, point de roi, seulement un prince d’honneur, Ronsard. La nouvelle fleur de l’élégance poétique française se tourne en revanche vers Chapelain, célébré comme un nouveau Malherbe26. Les querelles littéraires sont des luttes de pouvoir : la querelle autour des œuvres du Tasse et de l’Arioste est décrite comme une lutte entre les deux poètes pour déterminer qui sera le prince. L’hésitation à promouvoir un « roi » poétique français et à consacrer Malherbe, mort depuis longtemps tout comme le Tasse et Lope de Vega, et l’ouverture vers un Chapelain bien vivant quant à lui attestent, au-delà de l’hommage à un ami estimé27, la volonté de ne pas fixer un canon d’auteurs français : le grand auteur définitif reste à venir. Chapelain n’avait d’ailleurs pas encore publié La Pucelle en 1654, mais en avait annoncé l’écriture ; on sait l’attente que suscita l’épopée, et l’échec retentissant que celle‑ci rencontra.

10C’est à un grand travail de critique que se livre Saint‑Geniès, définissant contours et valeurs de ces provinces que l’on n’appelle pas encore la littérature en nommant, organisant et hiérarchisant. Mathilde Bombart écrit qu’un ouvrage comme la Nouvelle allégorique de Furetière (1658) « offre le bilan [des évolutions qui affectent le monde des lettres au cours des années 1650‑1660] en proposant à ses lecteurs une sorte de carte leur permettant de se repérer dans un espace instable, dont les frontières et les modes de régulation sont encore à inventer28. » C’est aussi le cas du De Parnasso quelques années plus tôt. Rien d’absolument nouveau ni original dans les descriptions de Saint‑Geniès : il s’agit plutôt d’un amusant petit manuel de géographie allégorique à l’usage d’un public mondain29, doublé d’un cours d’histoire littéraire. L’auteur nous propose un tableau vivant et synchronique, mêlant auteurs morts et vivants. Désormais, on ne se cantonne plus à quelques éminents auteurs tapageurs, on cartographie l’espace littéraire dans son ensemble. Un texte comme le De Parnasso est aujourd’hui totalement oublié. Pourtant, en son temps, il circula probablement, ce qu’attestent quelques indices. Il fut d’abord publié à nouveau, un an après la princeps, dans le recueil de satires latines et néo‑latines de Jean Maire, les Elegantiores præstantium virorum satyræ30. Ensuite parce qu’à l’article « Temple de Mémoire » du Dictionnaire françois (1680), Richelet se souvient de Saint‑Geniès, c’est‑à‑dire du De Parnasso ou d’un des Poëmata intitulé « De Templo Memoriæ » ; en outre, on retrouve des allusions au texte dans divers ouvrages, et notamment en 1716 dans une autre fiction, Le Voyage du Parnasse, d’Ignace‑François Limojon de Saint-Didier31, qui cite Saint‑Geniès et traduit même littéralement (sans le mentionner) certains passages du De Parnasso. Enfin parce que le fameux graveur François Chauveau, un des hommes illustres de Charles Perrault, conçut le frontispice du recueil de Saint‑Geniès, qui représente le Parnasse, une bibliothèque, Pégase, des auteurs et le temple de Mémoire, et quatre ans plus tard grava la carte de la Nouvelle allégorique de Furetière. Chauveau contribua peut‑être à diffuser le texte dans les cercles qu’il fréquentait.

L’histoire littéraire à l’aune de la Querelle des Anciens et des Modernes

11Dans l’Histoire poëtique de la guerre nouvellement declarée entre les Anciens et les Modernes (1688), le diplomate François de Callières32 cherche lui aussi à organiser, hiérarchiser, comprendre et exposer histoire et actualité littéraire33. Il propose à son lecteur une parodie en prose de récit épique, qui rapporte la Querelle des Anciens et des Modernes. Celle‑ci venait d’éclater brutalement, au terme d’une longue gestation, avec la lecture par Charles Perrault du « Siècle de Louis le Grand » à l’Académie française le 27 janvier 1687. Dans le texte de Callières, deux camps s’affrontent, les auteurs antiques et les auteurs modernes (et non pas les partisans des uns ou des autres). Le champ littéraire est un champ de bataille34 : les récits de guerres entre poètes jalonnent l’histoire des fictions allégoriques européennes, depuis les Avvisi di Parnaso de Cesare Caporali à la fin du xvie siècle, le Viaje del Parnaso de Miguel de Cervantès (1614), les Guerre di Parnaso de Scipione Errico (1643), la Nouvelle allégorique d’Antoine Furetière (1658) ou la Battle of the Books de Jonathan Swift (1704)35. Le narrateur rapporte une véritable bataille rangée, où les auteurs et leurs œuvres commandent à des escadrons plus ou moins bien placés. Les affrontements sont rapportés de diverses manières, le plus souvent sous forme de joutes oratoires. Contrairement à l’ouvrage de Saint‑Geniès, cartographie du Parnasse sans carte36, l’Histoire poëtique est précédée d’une carte des armées en présence. Là sont représentées et synthétisées visuellement les hiérarchies de l’histoire littéraire. Le récit anime et commente l’image des troupes présentes sur la carte, les luttes et débats pour décider des chefs. La guerre mobilise œuvres, auteurs, personnages de romans ou genres. Aucun parti ne l’emporte ; bien plutôt, les forces finissent par s’équilibrer. Apollon met fin à cette guerre en sommant les poètes « de rétablir entr’eux une parfaite union, amitié & correspondance37 » dans la première des quarante ordonnances finales qui représentent autant de lois orientant et normant l’écriture littéraire. Voici un exemple de « match nul » :

Cependant Petrarque s’avança entre l’Aminte & le Pastor fido pour soûtenir l’aîle droite, commandée par Guarini, ils allerent se poster en presence d’Ovide, & de Tibule, qui firent avancer Catule, sur la même ligne entr’eux, ces trois Poëtes Latins marcherent de front vers les Poëtes Italiens & leur firent plusieurs décharges de sentiments tendres & passionnez, dont ils étoient bien pourvûs ; mais Petrarque y rêpondit par des pareilles décharges, soûtenuës de celles de l’Aminte & du Pastor fido, & la tendresse fut si égale entre les deux partis, qu’ils n’emporterent aucun avantage l’un sur l’autre, & se separerent avec une estime reciproque pour la beauté de leurs ouvrages, & pour la delicatesse de leurs sentiments38.

12De tels rapprochements entre auteurs sont suggestifs de liens stylistiques, des influences et des filiations littéraires ; non pas systématiques, comme l’aurait été un exposé en bonne et due forme, ils façonnent agréablement l’espace de la critique et de l’histoire littéraires. Ainsi Molière obtient‑il l’admiration de ses homologues antiques Ménandre, Aristophane et Térence, qui reconnaissent avoir été dépassés, Stace est défait par Marino, mais la Pharsale de Brébeuf est défaite par l’Odyssée, et Malherbe par Pindare. La représentation pose ainsi naturellement la question de l’équivalence entre les corps d’armée. Une telle présentation des auteurs et des œuvres permet d’organiser genres et styles ; elle permet aussi d’évincer les auteurs qui ne soutiennent pas la comparaison, et sont dans la fiction battus à plate couture, exclus du Parnasse. Guez de Balzac est renversé au premier assaut des quatre Philippiques de Démosthène, et ce d’autant plus facilement que les discours de Balzac « n’étoient composez que d’un amas pompeux de Discours empoulez sans force & sans substance39 ». Chez les Anciens, les chefs incontestés sont Homère et Virgile. À défaut de capitaine épique moderne, c’est à Corneille qu’échoit le rôle de diriger les troupes des poètes français. Cette substitution témoigne du transfert hiérarchique qui s’est produit au début du xviie siècle, avec la promotion de la tragédie. Quant aux poèmes de Sarasin et de Voiture, ils sont situés parmi les régiments avancés. Faute d’orateur équivalent à Démosthène et Cicéron, c’est surtout le roman qui récupère l’art oratoire avec les ouvrages de La Calprenède ou Don Quichotte. Callières promeut ici le théâtre, la poésie galante et le roman.

13Comme chez Saint‑Geniès, l’exposé de la Querelle à ses débuts a, entre autres, une vocation pédagogique. L’objectif de Callières est de divertir tout type de lecteur en présentant les auteurs en guerre. Il donne ainsi « à ceux qui n’ont pas lû la plûpart de ces Auteurs une idée generale de leur merite, & ceux qui les connoissent à fonds ne seront pas fâchez d’y trouver des traits de Critique conformes à leurs sentimens40 ». L’armée des poètes français est la plus fournie et la plus « moderne » ; seuls des auteurs du xviie siècle en font partie. C’est que Callières veut avant tout faire état des lettres françaises contemporaines41, ce qui passe aussi, dans ce cas, par une captation de l’héritage des vieux poètes français. Les auteurs italiens et espagnols font néanmoins partie intégrante de la guerre, Callières ayant conscience des interactions fructueuses au sein de la République des belles‑lettres, et de ce que la littérature française doit à ses voisines.

Bilan des parnasses et exposés d’histoire littéraire

14J’évoquerai enfin un dernier texte, la Relation de ce qui s’est passé dans une assemblée tenue au bas du Parnasse pour la reforme des Belles Lettres, d’Antoine Gachet d’Artigny (1739). Dans la préface de l’ouvrage, l’auteur fait le bilan des bilans que sont les parnasses, en se plaçant dans la lignée de quatre parnasses français récents depuis Gabriel Guéret et son Parnasse réformé (1668). Il rappelle que dans nombre de parnasses règne une atmosphère de sédition qui débouche sur de véritables guerres, mais qu’au moment où il écrit, le Parnasse en est arrivé à un tel état de désordre, d’ignorance et de mauvais goût, qu’Apollon est sur le point de le quitter. Quatre ambassadeurs, auteurs de fictions allégoriques42, doivent aller à Delphes demander à Ésope (accompagné de Phèdre et La Fontaine, suivant un classement des auteurs en fonction du genre dans lequel ils se sont illustrés) d’intercéder auprès d’Apollon, et de supplier celui‑ci d’organiser une assemblée des auteurs qui régulerait le Parnasse. À la fin de l’ouvrage, Apollon prononce de nouvelles ordonnances qui visent à réformer les abus de la République des Lettres. Des journalistes des Nouvelles littéraires invitent ainsi les auteurs à s’assembler le 20 mai 1738. Suivent des discussions émaillées d’allusions persifleuses à des événements littéraires et politiques récents, où poètes, romanciers, philosophes, artistes, savants, sont classés par importance et par affinités. Ces discussions peignent le tableau d’un monde fort dissipé, où l’on va jusqu’à voir Anacréon, accompagné de l’abbé de Chaulieu et le Marquis de la Fare, tous deux auteurs de poésies d’inspiration anacréontique, proposer des parties de débauche à d’honnêtes auteurs. Gachet d’Artigny, qui se targue facétieusement dans son avant‑propos de nommer plus de cinq‑cents auteurs, brosse d’une part en une grande fresque un amusant portrait des lettres de son époque comprenant auteurs, pratiques littéraires, rapports de force et d’autorité. Il brosse d’autre part une histoire de la littérature française organisée notamment par règnes de rois, et progressant à chaque âge. Ronsard est le premier auteur de langue française à être nommé, lui qui « gâta les esprits par son stile enflé & guindé43 », tandis que le siècle de Louis XIV est vu comme un apogée. Depuis l’essor du théâtre, la vogue du burlesque et des bouts‑rimés jusqu’à la question de savoir s’il faut défendre ou condamner les poètes d’amour qui sont des ecclésiastiques, les discussions embrassent des sujets divers, que l’on qualifierait de « littéraires » aujourd’hui, pour la plupart d’entre eux. En variant les modes d’exposition, différents auteurs défendent ou attaquent tel ou tel genre ou œuvre, en dressent de courtes histoires et en posent les jalons. Le roman est par exemple longuement déclaré supérieur à l’histoire par le personnage de l’Abbé Lenglet, tandis qu’Apollon en propose une histoire récente en condensé, dont le terme rejoint l’époque de la rédaction44.

Les romans faisoient depuis long-temps l’amusement de tout le monde ; on les regardait comme des chef-d’œuvres, sur tout ceux de Gomberville, de la Calprenede et de Mademoiselle Scuderi ; on se dégoûta enfin du merveilleux poussé jusqu’à l’incroïable, & de ces intrigues éternelles qui n’avoient de dénoûment qu’au dixiéme volume ; on vit paroître Zaïde, & La Princesse de Cléves. Cirus et Clelie tomberent dans l’oubli pour faire place aux Historiettes de Me de Villedieu, de Me d’Aunoy, & de Mademoiselle De La Force45.

15La ligne de partage entre romans longs et, à partir des années 1660, romans courts ou nouvelles, supplantées ensuite par les « historiettes » ou les contes, n’est finalement pas très différente de l’histoire du roman enseignée de nos jours.

16Les fictions allégoriques du Parnasse maintiennent un cœur thématique étonnamment stable à travers les époques. Cela en accuse d’autant plus les importantes variations et évolutions : d’une poignée de poètes constituant un palmarès, on passe à partir de la seconde moitié du xviie siècle à la représentation synthétique, globalisante et hiérarchisée de l’histoire littéraire. C’est peut‑être qu’entre les deux est advenu le premier « champ » littéraire constitué46. Ce bref survol de quelques textes ne montre pas le succès grandissant de la forme pour parler de littérature. Les parnasses se multiplient en effet à partir des années 1640. Ce succès est notamment dû à leur agrément. Ces bilans critiques permettent de façon non didactique, non docte et enjouée d’évoquer le monde des lettres. Ils manifestent un certain mouvement de mondanisation de l’histoire littéraire. Le mode allégorique permet, sur un ton léger, sans systématisme, de parcourir de nombreux sujets, et de privilégier la polyphonie sur le jugement univoque. Il implique une connivence avec le lecteur, dont la connaissance des sujets traités doit être assez fine pour élucider le léger voile de l’allégorie, mais non pas obligatoirement profonde. Ces œuvres mêlent ainsi au plaisir de la fiction celui de la réflexion sur le passé et le présent des belles‑lettres.

17Ces fictions réflexives accompagnent la naissance de l’histoire littéraire française. De bilan en bilan, la chaîne des fictions du Parnasse finit par construire une histoire alternative, vue par des auteurs‑critiques47. Établir des jalons pour une histoire littéraire, c’est avant tout traiter de l’aujourd’hui : illustration de la France, illustration du « siècle ». Que par ailleurs, ces bilans et arts poétiques en creux aient apporté une pierre plus ou moins originale à l’édifice de la critique littéraire importe finalement peu ; ils sont en tout cas le reflet des bouleversements à l’œuvre dans le champ en formation, et constituent un précieux observatoire de la vie littéraire.