Colloques en ligne

Delphine Vincent

Fidèle et actuel : le Don Giovanni de Deborah Warner (Glyndebourne, 1995)

1Parmi les opéras les plus souvent montés de nos jours, Don Giovanni de Mozart est majoritairement représenté dans des versions actualisées qui s’attirent l’ire d’une partie de la critique et de certains mélomanes. Leurs voix tonitruantes nous font croire à un assassinat, pour reprendre le titre du livre de Jean Goury1, de l’opéra et des intentions de Mozart et Da Ponte. Est-ce vraiment le cas ? Nous souhaitons montrer que l’actualisation n’implique pas nécessairement une infidélité au propos mozartien, notamment en ce qui concerne la mort du protagoniste, avec la mise en scène de Deborah Warner (*1959) créée au festival de Glyndebourne en 1994.

2Notre analyse s’appuie sur la version filmée en 1995, dont la distribution était identique à celle de la création, à l’exception de Leporello (Sanford Sylvan remplacé par Steven Page) et de Donna Elvira (Amanda Roocroft à la place d’Adrianne Pieczonka)2. Malheureusement, nous ne connaissons ce spectacle que par sa captation filmique, ce qui implique que nous sommes tributaire des images pour son analyse3. Cette remarque vaut pour toutes les représentations filmées, mais particulièrement pour celle-ci, car Derek Bailey recourt abondamment aux plans-poitrine et aux gros plans. Ce cadrage laisse de nombreux éléments hors-champ, susceptibles d’avoir orienté notre lecture, même si la mise en scène très dépouillée de Warner réduit considérablement ce risque.

Crime

3Si l’on en croit les comptes du catalogue de Leporello (I,5), Don Giovanni meurt après sa deux-mille-soixante-quatrième conquête féminine. Pourquoi son châtiment se produit-il à ce moment précis ? La réponse traditionnelle est qu’il a provoqué le Ciel par son comportement de séducteur, dont il est un archétype au point d’être entré dans la langue française comme l’équivalent d’un homme toujours en quête d’aventures amoureuses. Toutefois, pourquoi la justice divine a-t-elle attendu de voir succomber à ses charmes la deux-mille-soixante-quatrième femme pour se manifester ? Quel acte déviant a été perpétré par Don Giovanni qui a conduit le Ciel à le punir ? La réponse n’a rien à voir avec la séduction — même si, dans une optique moraliste, elle est présentée comme un comportement inadéquat — mais est liée à sa transgression d’interdits religieux. Au début de l’opéra, Don Giovanni tue le Commandeur, c’est-à-dire un chevalier ou un religieux pourvu d’une commanderie. Cette première infraction religieuse est suivie d’une seconde lors de la scène du cimetière (II,11) dans laquelle Don Giovanni profane le repos des morts.

4Très souvent les mises en scène actualisées de Don Giovanni présentent une lecture sex and drugs et laissent de côté la question religieuse qui est, pourtant, à l’origine de la damnation du protagoniste4. Warner parvient à éviter ce piège tout en insistant sur sa sexualité débridée, qui transparaît notamment lors du toast qu’il porte à la liberté dans le finale du premier acte (« Viva la libertà »5), explicitement associé au libertinage (image 1).

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IM1 : G. Cachemaille (Don Giovanni), « Viva la libertà », finale du 1er acte6.

5De plus, tout au long de l’opéra, Don Giovanni ponctue ses récits de conquête par des gestes ne laissant subsister aucun doute sur ses agissements (« Amico, che ti par ? » II,2 ; « Ah ah ah ah, questa è buona » II,117 : image 2).

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IM2 : G. Cachemaille (Don Giovanni), S. Page (Leporello), « Amico, che ti par ? ».

6Toutefois, Warner, contrairement à la majorité de ses collègues, n’affiche aucune complaisance pour le protagoniste et, bien avant l’explosion du mouvement #MeToo en 2017, montre ses violences à l’égard des femmes. Loin de l’idée d’une Donna Anna consentante, qui remonte à E.T.A. Hoffmann et ne repose ni sur le texte de Da Ponte ni sur la musique de Mozart8, elle la fait se débattre contre Don Giovanni qui est réellement son agresseur contrairement à beaucoup d’autres mises en scène (I,1 : image 3)9.

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IM3 : G. Cachemaille (Don Giovanni), H. Martinpelto (Donna Anna), « Non sperar, se non m’uccidi ».

7Lors du finale du premier acte, Don Giovanni entraîne Zerlina en coulisses grâce à un bandeau qu’il a placé sur ses yeux10. La tentative de viol dont elle est la victime est évoquée de manière réaliste : Zerlina revient sur scène en jupon et en soutien-gorge suite à l’agression de Don Giovanni (image 4)11.

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IM4 : J. Banse (Zerlina), « Soccorretemi », finale du 1er acte.

8La présentation de la séduction de Don Giovanni comme une violence contre les femmes conduit à interpréter son comportement comme amoral, non pas en termes de nombre de conquêtes, mais en ce qui concerne leur absence de consentement. Même si la formulation précédente est anachronique, il ne faut pas oublier que Da Ponte et Mozart présentent Donna Anna et Zerlina comme des victimes de Don Giovanni. Bien que se produisant quelques heures après son agression, le récit de Donna Anna à Don Ottavio ne laisse aucun doute sur le fait qu’elle a été assaillie et s’est défendue (« Don Ottavio, son morta ! » I,13). Quant à Zerlina dans le finale du premier acte, elle crie à l’aide et ne dénonce pas Don Giovanni, qui tente de faire passer Leporello pour le coupable, parce qu’elle obéit à une logique sociale de classes. En effet, ce n’est qu’après l’intervention des trois aristocrates qui démasquent les forfaits de Don Giovanni, qu’elle se joint à l’invocation finale de vengeance.

9Donna Elvira, elle, n’est pas présentée par Da Ponte et Mozart comme victime d’une tentative de viol mais bien plus de sa crédulité et de son amour inaltérable pour Don Giovanni qui la conduisent à tenter de le sauver encore une fois dans le finale du second acte (« L’ultima prova »). Don Giovanni se moque alors de Donna Elvira en chantant avec une tendresse affectée (« con affettata tenerezza »)12, puis énonce cruellement son credo « Vivan le femmine !/Viva il buon vino !/Sostegno e gloria/D’umanità! » (« Vive les femmes !/Vive le vin !/Gloire et soutien/Du genre humain »13). Warner décide d’aller plus loin et de montrer Don Giovanni saisissant Donna Elvira par les bras, l’empêchant ainsi de se défendre contre ses baisers non désirés (image 5).14

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IM5 : G. Cachemaille (Don Giovanni), A. Pieczonka (Donna Elvira), « L’ultima prova », finale du 2nd acte.

10Dans sa mise en scène, les trois personnages féminins sont victimes d’assauts de Don Giovanni. Warner souligne ainsi que sa séduction n’est pas légitime et conserve un jugement moral sur le comportement sexuel du protagoniste alors qu’il peut sembler difficile de condamner de nos jours un homme pour son inconstance amoureuse.

11La mise en scène de Warner fait de Don Giovanni un être narguant toute norme. Non seulement, il enfreint les règles les plus élémentaires de moralité dans son comportement avec les femmes, mais il est aussi présenté comme un athée défiant toute convention. Dans la scène du cimetière (II,11), il arrive avec une statue de la Vierge sous le bras, probablement le fruit de l’une des nombreuses aventures qu’il a vécues après qu’il a échappé à Masetto et qu’il projette de raconter à son valet. La provocation est poussée à l’extrême : Don Giovanni prend une voix de femme et se cache derrière la Vierge pour apostropher Leporello, puis, il place la perruque de son serviteur sur la tête de la Madone et, enfin, lorsqu’il lui raconte sa rencontre avec une jeune femme, la statue tient le rôle de celle-ci (image 6).15

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IM6 : G. Cachemaille (Don Giovanni), « Ah ah ah ah, questa è buona ».

12Son irrévérence envers cette image sainte continue de plus belle dans le finale du second acte. Il prend ce qui sera son dernier repas avec la statue de la Vierge, à laquelle il parle et qu’il tente de faire boire (image 7).16

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IM7 : G. Cachemaille (Don Giovanni), « Già la mensa è preparata », finale du 2nd acte.

13La plupart des metteurs et metteuses en scène contemporains font apparaître une ou plusieurs jeunes femmes, souvent fort peu vêtues, lors du souper de Don Giovanni afin de souligner son inlassable soif de conquêtes17. Au contraire, Warner ne fait pas figurer de femmes sur scène, elle parvient ainsi à ne pas montrer une séduction réussie et non violente de tout l’opéra, ce qui renforce son propos. En outre, elle choisit de mettre en évidence une dernière fois le comportement délibérément blasphématoire du protagoniste. Don Giovanni s’étend sur la statue de la Vierge à la fin de sa tirade sur les femmes et le bon vin18. Ici, les transgressions sexuelle et religieuse sont réunies dans une image blasphématoire particulièrement efficace (image 8).

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IM8 :G. Cachemaille (Don Giovanni), « Vivan le femmine, viva il buon vino », finale du 2nd acte.

14Outre ses manipulations de la statue de la Vierge, Don Giovanni porte ostensiblement une croix autour du cou, tout en se moquant des principes religieux (image 9)19.

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IM9 : G. Cachemaille (Don Giovanni), « Non l’avrei giammai creduto », finale du 2nd acte.

15Warner renforce donc par des accessoires les méfaits qui conduisent Don Giovanni à sa chute en enfer. De plus, elle présente les autres protagonistes comme respectueux de la religion. Dans « Il mio tesoro intanto » (II,10), nous voyons Don Ottavio déposer son pendentif en forme de croix, sur la dépouille du Commendatore, puis se signer (image 10)20.

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IM10 : J. M. Ainsley (Don Ottavio), « Il mio tesoro intanto ».

16Lors de la deuxième intervention du Commendatore dans la scène du cimetière (II,11), Leporello s’agenouille, l’air désespéré, devant la Vierge, lui enlève la perruque et multiplie les signes de croix (image 11)21.

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IM11 : S. Page (Leporello), « Ah ah ah ah, questa è buona ».

17Finalement, il sauve des flammes la statue de la Vierge, lors de la chute aux enfers de son maître (image 12)22.

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IM12 : S. Page (Leporello), G. Cachemaille (Don Giovanni), « Da qual tremore insolito », finale du 2nd acte.

18Tout au long de l’opéra, Warner montre les transgressions religieuse et sexuelle de Don Giovanni, dont les agissements contrastent avec ceux des autres personnages. Il est puni pour ces deux faces répréhensibles de son comportement, mais c’est bien son mépris de la religion qui le mène à sa perte.

Châtiment

19Don Giovanni est précipité en enfer suite à sa poignée de main avec la statue du Commandeur qui l’engage à venir souper avec lui dans l’au-delà et scelle son destin, puisqu’il n’accepte pas de se repentir (II, 13). Si l’irruption d’une statue sur scène ponctuée par un accord de septième diminuée (le comble de la dissonance à l’époque de Mozart) devait alors être très impressionnante, elle pose de nombreux problèmes aux metteurs et metteuses en scène contemporains. Sans évoquer celles et ceux qui évacuent purement et simplement les dimensions religieuse et métaphysique de Don Giovanni23, il reste que désormais le théâtre peine à concurrencer les effets spéciaux auxquels le cinéma nous a habitués. Il est alors difficile de ne pas sombrer dans le ridicule et, bien involontairement, de fausser la lecture de ce finale.

20Warner décide de faire revenir, comme dans de nombreuses mises en scène24, le Commendatore en personne sur scène. Sa condition de statue est signifiée par son costume trois pièces beige clair, identique à celui, noir, qu’il portait au premier acte (la chemise blanche et le nœud papillon non noué sont les mêmes : images 13 et 14)25.

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IM13 : G. Oskarsson (Il Commendatore), « Lasciala, indegno ».

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IM14 : G. Oskarsson (Il Commendatore), « Ah ah ah ah, questa è buona ».

21Les couleurs claires évoquent à la fois la pierre et le monde de l’au-delà. Toutefois, la présence du chanteur sur scène et non d’une statue en carton-pâte qui marche diminue, à première vue, l’aspect métaphysique du finale du second acte. Ce choix est relativement courant dans les mises en scène de Don Giovanni. En revanche, il est accompagné d’une option très rare pour la statue dans la scène du cimetière.

22Lorsque Don Giovanni pénètre en riant dans l’enceinte du cimetière (II,11), il se trouve dans un espace comprenant un monument partiellement recouvert d’un drap blanc26. Il ne s’agit pas à proprement parler de la statue du Commandeur mais d’un ange, tel qu’on en trouve souvent dans les cimetières (image 15)27.

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IM15 : G. Cachemaille (Don Giovanni), G. Oskarsson (Il Commendatore), S. Page (Leporello), « Ah ah ah ah, questa è buona ».

23Alors que Don Giovanni est en train de parler à la statue de la Vierge, Leporello le rejoint. Il raconte à son serviteur la plus belle aventure qu’il a vécue dans la soirée : séduire une femme qui l’a pris pour Leporello. Pendant son récit, le Commendatore, vêtu en beige clair et blanc, fait son entrée sans être aperçu par les deux hommes. Il reste au fond de la scène et s’arrête en son milieu, d’où il chante sa première intervention « Di rider finirai pria dell’aurora » (« Tu finiras de rire avant l’aurore »28). Don Giovanni et Leporello cherchent à déterminer d’où vient la voix sans voir le Commendatore, qui lance alors un objet (probablement un dé29 convoquant l’idée de destin) et se met à avancer sur scène. Les deux hommes ne l’aperçoivent toujours pas (image 16).

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IM16 : S. Page (Leporello), G. Oskarsson (Il Commendatore), G. Cachemaille (Don Giovanni), « Ah ah ah ah, questa è buona ».

24Durant sa deuxième intervention « Ribaldo audace!/Lascia a’ morti la pace » (« Impudent ribaud ! Laisse les morts en paix »30), Leporello, horrifié, s’empresse de retirer la perruque que Don Giovanni avait posée sur la tête de la statue de la Vierge et se signe. (cf. image 11)

25Face à cette intervention d’outre-tombe, Don Giovanni reste incrédule (« Sarà qualcun di fuori/Che si burla di noi… » ; « C’est quelqu’un de dehors/Qui se moque de nous… »31), tandis que Leporello se réfugie dans la prière, ne doutant pas un instant d’une vengeance divine. Don Giovanni découvre alors le monument. Tout en s’exclamant « Ehi !Del Commendatore/Non è questa la statua ? » (« Hé ! N’est-ce pas là la statue/Du Commandeur ? »32), il dévoile une jeune femme dans une pose évoquant une pécheresse pénitente (peut-être Marie Madeleine, image par excellence de la pécheresse repentie et sanctifiée, ce qui formerait un parallèle avec Don Giovanni bien qu’il choisisse de ne pas se repentir : image 17).

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IM17 : G. Cachemaille (Don Giovanni), « Ah ah ah ah, questa è buona ».

26Puis, Don Giovanni imite le Commendatore en prenant une grosse voix et en utilisant le drap blanc comme une toge. Ces moqueries soulignent à quel point il ne respecte rien (image 18).

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IM18 : G. Oskarsson (Il Commendatore), S. Page (Leporello), G. Cachemaille (Don Giovanni), « Ah ah ah ah, questa è buona ».

27Jusqu’ici Warner a présenté Leporello comme croyant et Don Giovanni comme incrédule. Le phénomène va s’accentuer, puisque Leporello voit le Commendatore, désormais près du monument, lorsqu’il s’exclame « Ho [sic], Dei ! mirate » (« O dieux, voyez »33). Dans le duo « O statua gentilissima » (II,11), Leporello regarde le Commendatore plutôt que le monument et le voit hocher la tête lorsqu’il l’invite à souper (image 19).

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IM19 : G. Oskarsson (Il Commendatore), S. Page (Leporello), « O statua gentilissima ».

28Alors que son serviteur l’enjoint à regarder la statue, Don Giovanni se tourne vers le monument qui ne bouge pas (image 20).

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IM20 : G. Oskarsson (Il Commendatore), G. Cachemaille (Don Giovanni), S. Page (Leporello), « O statua gentilissima ».

29A nouveau, Don Giovanni se drape dans une toge pour inviter lui-même la statue. Lorsqu’elle accepte, Don Giovanni et Leporello regardent en direction du public, tant le monument que le Commendatore sont derrière eux (image 21).

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IM21 : S. Page (Leporello), G. Oskarsson (Il Commendatore), G. Cachemaille (Don Giovanni), « O statua gentilissima ».

30Ce dédoublement de la statue est un choix très fort de Warner qui lui permet de montrer Don Giovanni ne croyant pas à une intervention surnaturelle, alors que Leporello oui. Cette option prend tout son sens dans le finale du second acte. Le Commendatore fait irruption sur scène dans les mêmes habits que dans la scène du cimetière (image 22).

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IM22 : G. Cachemaille (Don Giovanni), G. Oskarsson (Il Commendatore), « Dammi la mano in pegno ! », finale du 2nd acte.

31Cette fois, Don Giovanni le voit et lui serre la main (cf. image 22)34. Incrédule jusqu’alors, il est rattrapé par le monde surnaturel qui vient le punir pour ses méfaits. Grâce à ce système, Warner réussit à présenter à la fois l’athéisme de Don Giovanni et son châtiment par une puissance divine, incarnée par le retour vengeur du Commendatore. L’immense table qui sert de décor dans le finale du second acte peut alors se transformer en trappe et engloutir Don Giovanni en le précipitant dans les flammes infernales (image 23)35.

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IM23 : G. Cachemaille (Don Giovanni), « Da qual tremore insolito », finale du 2nd acte.

Tout est bien qui finit mal

32Dans l’enchaînement de la disparition de Don Giovanni, le rideau de fond se lève et la lumière jaillit36. Warner monte la version mixte de l’opéra qui domine dans les spectacles contemporains et se termine par un épilogue. Lors de sa création à Prague en 1787, Don Giovanni comprenait cette scena ultima. Il semble qu’elle ait été quelquefois omise lors de la reprise à Vienne en 1788, où certains airs sont supprimés et d’autres ajoutés. La version mixte, qui n’est pas de la main de Mozart, combine la version pragoise avec deux numéros viennois, « Dalla sua pace » (I,14) et « Mì tradì quell’alma ingrata » (II,10d)37. En outre, certains récitatifs sont parfois coupés, mais ce n’est pas le cas ici.

33Dans l’épilogue, la morale de l’histoire nous est livrée : « Questo è il fin di chi fa mal :/ E de’ perfidi la morte/Alla vita è sempre ugual! » (« Qui mal agit, finit ainsi/Car la mort des perfides/est conforme à leur vie ! »38). Toutefois, ce lieto fine conventionnel ne répond que partiellement aux critères d’un happy end. Donna Elvira décide de finir sa vie dans un couvent et Donna Anna diffère son mariage d’une année pour que son cœur s’apaise. Seuls les personnages buffi semblent peu marqués par le passage de Don Giovanni dans leurs vies : Masetto et Zerlina projettent un dîner avec des amis et Leporello ira dans une auberge chercher un meilleur maître.

34Dans la mise en scène de Warner, le rideau de fond se lève et révèle un décor, qui n’est jamais apparu auparavant. Des colonnes et des balcons légèrement inclinés figurent un théâtre qui aurait subi un séisme, conformément à la didascalie qui indique « Fuoco da diverse parti, tremuoto » (« Des flammes jaillissent, la terre tremble »39) lors de la mort du protagoniste (image 24).

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IM24 : H. Martinpelto (Donna Anna), A. Pieczonka (Donna Elvira), R. Scaltriti (Masetto), J. Banse (Zerlina), J. M. Ainsley (Don Ottavio), S. Page (Leporello), « Ah dove è il perfido », scena ultima.

35La chute aux enfers de Don Giovanni a laissé des traces tant sur les décors que sur les survivants qui ne sont pas très heureux. Bien qu’ils surgissent tous ensemble sur scène dans une fumée qui se dissipe, ils évoluent séparément (cf. image 24)40. Ils se rapprochent momentanément pour obtenir des explications de Leporello prostré à côté de la statue de la Vierge, mais à la fin de sa réponse ils sont de nouveau éloignés les uns des autres41.

36Puis, Donna Anna et Don Ottavio ne se regardent presque jamais lors de leur petit duo (« Or che tutti, o mio tesoro » II,18) : il y a toujours un des deux personnages qui tourne le dos à l’autre (image 25)42.

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IM25 : J. M. Ainsley (Don Ottavio), H. Martinpelto (Donna Anna), « Or che tutti, o mio tesoro », scena ultima.

37Finalement, tout le monde s’assied sur le devant d’un plateau suspendu par des câbles pour chanter l’« antichissima canzon » (« la très ancienne chanson ») : Donna Anna et Don Ottavio sont séparés par un câble qui soutient le plateau et ne sont pas orientés dans le même sens (image 26)43.

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IM26 : J. M. Ainsley (Don Ottavio), H. Martinpelto (Donna Anna), A. Pieczonka (Donna Elvira), J. Banse (Zerlina), R. Scaltriti (Masetto), S. Page (Leporello), « Questo è il fin di chi fa mal », scena ultima.

38Cette distance indique à quel point Donna Anna, marquée par la tentative de viol dont elle a été la victime et qui a mené à la mort de son père, fuit le contact physique avec son fiancé. Ils quitteront la scène chacun de leur côté, sortant par des endroits différents. En revanche, Zerlina et Masetto, même s’ils ne sont pas proches pendant l’épilogue, partent l’un après l’autre dans la même direction (image 27).44

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IM27 : J. M. Ainsley (Don Ottavio), H. Martinpelto (Donna Anna), A. Pieczonka (Donna Elvira), J. Banse (Zerlina), R. Scaltriti (Masetto), S. Page (Leporello), « Questo è il fin di chi fa mal », scena ultima.

39Cette excellente lecture de l’impact différent des méfaits de Don Giovanni sur les personnages aristocratiques et plébéiens conduit à regretter que Warner n’ait pas trouvé un moyen de maintenir les enjeux, si importants dans l’œuvre de Da Ponte et Mozart, relatifs aux différences de classes sociales. La dramaturgie de l’opera buffa repose sur des types vocaux qui distinguent les personnages sérieux (serie), comiques (buffi) et de mezzo carattere45. La musique de Mozart exprime donc très fortement des classes sociales. Qui plus est, Don Giovanni thématise les différences de condition sociale à de nombreux endroits, dont le finale du premier acte qui voit la paysanne Zerlina ne pas oser dénoncer son véritable agresseur, car c’est un aristocrate. Quelques mesures auparavant, la superposition de trois danses — très audacieuse pour l’époque — permettait de musicaliser les différentes classes sociales : les aristocrates dansent sur un menuet, les plébéiens sur une allemande et Don Giovanni essaie de séduire Zerlina sur une contredanse de niveau intermédiaire.

40Warner propose une version actualisée de Don Giovanni qui se déroule sur une scène vide. Il n’y a pas de décor à proprement parler, seul un plateau monte et descend durant la représentation. Dans certaines scènes, une passerelle se trouve près des cintres. Les costumes sont contemporains, toute marque aristocratique est gommée. Don Giovanni apparaît avec une barbe de trois jours, torse nu, en débardeur ou encore rentrant difficilement sa chemise dans son pantalon (cf. images 1 et 2). Rien ne dénote l’appartenance à une classe supérieure de la société, il est tout simplement vulgaire. De plus, il mange des sucreries (« Orsù spicciati presto » I,4 ; « Ah chi mi dice mai » I,5), des chips, ouvrant le paquet avec ses dents (« Io deggio ad ogni patto » I,15), et boit du coca-cola (« Manco male è partita » I,8) : image 28)46.

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IM28 : S. Page (Leporello), G. Cachemaille (Don Giovanni), « Io deggio ad ogni patto ».

41Enfin, dans le finale du second acte, il déglutit des hamburgers, boit du vin dans des verres en plastique, pose ses pieds sur la table et éructe bruyamment47.

42Le problème des costumes contemporains ne concerne pas seulement Don Giovanni. Le costume trois pièces de Masetto, certes porté pour son mariage et avec une chemise sans col, semble autant, voire plus habillé que le costume constitué d’un pantalon, d’un veston et d’une chemise à col porté par Don Ottavio au début de l’opéra (images 29 et 30)48.

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IM29 : R. Scaltriti (Masetto), S. Page (Leporello), J. Banse (Zerlina), « Manco male è partita ».

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IM30 : H. Martinpelto (Donna Anna), J. M. Ainsley (Don Ottavio), « Ma qual mai s’offre, oh Dei ».

43Dès le finale du premier acte, Don Ottavio revêt un costume trois pièces avec un gilet doré (qui correspond au passage du déguisement avec, notamment, le trio des masques), mais ne porte pas la veste au second acte et enlève même le gilet à partir du récitatif « Calmatevi, idol mio » (II,12 : image 31 et cf. images 10 et 25)49.

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IM31 : A. Pieczonka (Donna Elvira), H. Martinpelto (Donna Anna), J. M. Ainsley (Don Ottavio), « Protegga il giusto cielo ».

44Quant aux femmes, Donna Elvira entre en scène dans un tailleur-jupe, mais ensuite elle le troque, tout comme Donna Anna, pour une robe longue de soirée lors du finale du premier acte50 (image 32 et cf. image 31).

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IM32 : A. Pieczonka (Donna Elvira), « Ah chi mi dice mai ».

45Ces vêtements somptueux contrastent avec la robe très simple de Zerlina, qu’elle porte tout le long de l’opéra, et qui, recouverte de voile, devient sa robe de mariée (image 33 et cf. image 29)51.

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IM33 : G. Cachemaille (Don Giovanni), J. Banse (Zerlina), « Là ci darem la mano ».

46Toutefois, les classes sociales ne sont pas vraiment visibles dans les costumes.

Conclusion

47Les critiques de la première racontent que la mise en scène de Warner a été sifflée et que beaucoup ont été choqués par son côté blasphématoire :

But the wicked spectacle of Don Giovanni hauling around his other dinner guest, a plaster cast of the Holy Mother (in a neat twist, the real ‘stone guest’, the Commendatore, is always very much flesh and blood), the mock feeding of the bread and wine, and that final unspeakable act - these are things that Glyndebourne audiences might take some time to forget52.

48Toutefois, la critique s’est aussi montrée virulente contre une mise en scène qui déformerait les intentions de Da Ponte et Mozart :

The Glyndebourne 1994 staging by Deborah Warner, committed to video in 1995, is just the kind of interventionist production referred to above, setting out to shock the punters — which it duly did […]. Already available on conventional video (7/96), this anti-male, deconstructionist staging is only for those sated with productions that observe Mozart’s and Da Ponte’s intentions. […] This one is only for those delighted by the wilfully eccentric’53.

49Notre analyse montre que, bien au contraire, Warner a réussi le pari compliqué d’une actualisation tout en restant fidèle au propos de Da Ponte et Mozart, à l’exception du problème susmentionné de l’absence regrettable d’ancrage social, un point fondamental de la partition transparaissant notamment dans les types vocaux.

50La mise en scène de Warner parvient à garder une dimension métaphysique à l’intrigue en jouant avec la double présence du Commendatore et de sa statue dans la scène du cimetière (II,11), puis en ne faisant apparaître que le chanteur lors du finale du second acte. Alors que la laïcisation de la société contemporaine conduit souvent les metteurs et metteuses en scène à renoncer à l’athéisme de Don Giovanni et à ne pas lier sa damnation à une question religieuse, Warner ne l’esquive pas et le souligne même en ajoutant une statue de la Vierge, tout à fait consciente que « the desecration of a religious place is fundamental to the opera »54. Elle permet de visualiser, tant pour un public athée que croyant, l’affront fait à la religion par Don Giovanni. Le pari est complétement réussi puisque de nombreuses personnes ont ressenti — si l’on croit les critiques et les souvenirs de Warner — le traitement infligé par Don Giovanni à la Madone comme blasphématoire :

Warner accepts that a proportion of opera-goers, not just at Glyndebourne, will inevitably react to contemporary-dress productions, but ‘it was the statue of the Virgin Mary that did it’. ‘The figure was absolutely purposeful,’ she says. ‘But it wasn’t created to cause a sensation or shock. Opera demands that you look for contemporary parallels. As Mozart’s opera has a philanderer who runs riot in a graveyard, you’re obliged to look for a serious contemporary parallel which will make people sit up. A production that doesn’t do so is a failed production’55.

51Warner est également parvenue à montrer un Don Giovanni courant compulsivement après les femmes, tout en dénonçant un problème contemporain — malheureusement tant en 1994 qu’en 2022 —, celui des violences sexuelles. Cela n’a pas échappé à Alan Blyth qui décrit cette mise en scène comme anti-mâle et, dans un réflexe de solidarité masculine et machiste, comme contraire aux intentions de Da Ponte et Mozart. Rien n’est plus faux, puisque Donna Anna et Zerlina sont bien victimes de tentatives de viol par Don Giovanni. Ce choix permet à Warner de conserver un enjeu moral autour de sa sexualité en le déplaçant de l’inconstance amoureuse au viol. Elle replace ainsi au centre de l’attention une question souvent occultée depuis l’interprétation de E.T.A. Hoffmann, mais qui figure bel et bien dans l’original, même si formulée en d’autres termes. Sur ce point, nous ne pouvons que souhaiter que l’actualisation proposée par Warner ne semble plus contemporaine aux générations futures.

52Profondément personnelle et actuelle, la mise en scène de Warner montre que, contrairement à une idée reçue, il est possible de damner le protagoniste de Don Giovanni pour ses transgressions religieuses et de présenter sa sexualité de manière critique sans passer pour prude et de poser ainsi des questions, figurant dans l’œuvre, mais éminemment contemporaines. Par sa mise en scène, Warner nous invite à nous demander ce qu’est la moralité à la fin du XXe siècle et au début du XXIe siècle, une problématique à la base du mythe de Don Juan et du Don Giovanni de Da Ponte et Mozart.