Colloques en ligne

Jean-Igor Ghidina

La catastrophe du Vajont à travers des récits pluri‑génériques : essais, romans et film

1Afin d’illustrer l’imbrication entre l’activité humaine et la catastrophe du Vajont qui s’est produite le 9 octobre 1963 en Italie dans les Préalpes Carniques, nous avons sélectionné un corpus qui relève de plusieurs catégories, en adoptant une analyse contrastive selon une optique écocritique. Notre hypothèse heuristique consiste à envisager une convergence entre des textes pas uniquement littéraires et un film, en vue de discerner la distorsion dans le rapport entre l’être humain et son environnement naturel, à l’époque de la mutation anthropologique qui a caractérisé la Péninsule vers la moitié du siècle dernier.

2Le titre du livre du géologue Marcel Roubault, Peut‑on prévoir les catastrophes naturelles1 ?, est on ne peut plus éloquent pour réfléchir à la responsabilité de l’homme face à des événements naturels qu’il ne peut maîtriser a priori, mais qu’il peut anticiper. Dans le troisième chapitre, Roubault affirme que le glissement du Mont Toc, qui provoqua la vague meurtrière du Vajont le 9 octobre 1963, est un cataclysme in fieri scientifiquement mesuré. Il étaye sa démonstration d’abord en rappelant que les mouvements du sol étaient détectés grâce à des piquets-témoins placés sur la montagne, puis en s’appuyant sur des croquis qui illustrent la cinétique de l’effondrement. Entre le premier éboulement de 700 000 m3 du 4 novembre 1960 et le déplacement monstrueux de 300 millions de m3 du 9 octobre 1963, à l’origine de la vague déferlante de 200 m de haut et d’un volume de 50 millions de m3 qui balaya notamment la ville de Longarone en faisant près de 2000 morts en quelques minutes, les courbes des graphiques révélaient une accélération de ce phénomène de glissement sur le mont Toc et même une progression exponentielle à la veille de la catastrophe, celle-ci étant donc parfaitement prévisible. Le scandale du Vajont se caractérise par la corrélation patente entre une activité anthropique et une catastrophe naturelle, à savoir le barrage et le lac artificiel, lequel, en lubrifiant les strates sous-jacentes de calcaire d’âge jurassique, a déclenché la déstabilisation irréversible des strates supérieures en partie argileuses et schisteuses.

3Dans le septième chapitre de son étude, Roubault aborde des considérations non plus strictement géologiques, mais également politiques et même anthropologiques pour mieux contextualiser la catastrophe. Il souligne à juste titre le paradoxe du barrage du Vajont, longtemps le plus haut du monde et chef d’œuvre de l’ingénieur Carlo Semenza, dont la retenue a provoqué le glissement de terrain sans doute le plus conséquent depuis le Néolithique, parce que la société Sade2, maître d’œuvre, et l’État italien ont minimisé voire ignoré les risques d’effondrement du Mont Toc en bafouant la déontologie. Effectivement, en raison de la nationalisation de l’énergie électrique en 1962 avec la création d’ENEL3, la société Sade et ses actionnaires voulaient vendre le plus cher possible l’équipement du Vajont, mais pour cela il fallait le tester et donc remplir au maximum le lac artificiel, afin de montrer aux experts venus de Rome sa capacité de production en gigawatt. Il est indéniable que de sordides intérêts financiers ont primé sur la protection de la population et qu’y compris après la vague destructrice du 9 octobre 1963, les institutions, les journaux, les médias et même la première commission d’enquête répétaient unanimement et à l’envi que le cataclysme n’était pas prévisible, ce qui était absolument mensonger et abject vis-à-vis des victimes et de leurs familles. C’est grâce à l’opiniâtreté et à la pugnacité du juge d’instruction de Belluno Mauro Fabbri qu’une nouvelle enquête fut ouverte, à laquelle participa également Roubault en tant qu’expert, qui prouva la culpabilité des dirigeants de la Sade sans pour autant condamner l’État italien.

4Abordant par ailleurs la notion de risque avant le lancement des travaux, le géologue insiste sur le fait que la prévision du danger n’est pas l’apanage d’un cénacle d’ingénieurs et de géologues qui seraient omniscients, car les paysans des vallées montagnardes sont dépositaires d’une sagesse liée à la mémoire des lieux qu’il convient de respecter et d’écouter, en tant que dissonance cognitive.

La mobilisation de Tina Merlin

5Cette défense des autochtones laminés par la cupidité, nous la retrouvons encore plus véhémente chez la journaliste Tina Merlin, lanceuse d’alerte ante litteram et ancienne résistante antifasciste, qui lance un véritable réquisitoire, à l’encontre de la société Sade et de l’État italien, dans son essai au sous‑titre oxymorique : Sulla pelle viva. Come si costruisce una catastrofe4 (« Comment on construit une catastrophe. Le scandale du Vajont »). Dès l’exorde, Tina Merlin a recours au sarcasme pour fustiger l’idéologie dominante et ses décideurs en assimilant les villages surplombant la vallée du Vajont et le barrage désormais inutile à un monument à la honte de la science et de la politique. Pour elle, en effet, la catastrophe a dévasté tout un écosystème et une culture locale, mais dès la construction du barrage et la création du lac artificiel submergeant les pâturages, c’est la spoliation d’une identité locale qui est en jeu. Dans une perspective ethnographique, Tina Merlin rappelle l’importance de la procession du vendredi saint au cours de laquelle le jeune homme le plus beau incarne le Christ, symbole intemporel et universel du juste qui sera immolé sur l’autel du pouvoir et de la bêtise humaine.

6Merlin conçoit la réalisation du barrage hydro‑électrique comme la captation de l’eau de la part d’une oligarchie citadine et financière qui n’a cure des paysans et plus largement des catégories populaires. En fait, dans l’optique du matérialisme dialectique, elle envisage l’affaire du Vajont en tant qu’antagonisme opposant, d’une part, l’oligarchie capitaliste et hégémonique qui détient les leviers de commande politiques et, d’autre part, le peuple habitué à une oppression séculaire et partant peu enclin à se rebeller. La journaliste retrace d’abord la genèse du projet du Vajont en remarquant que le géologue de Sade, Dal Piaz, préfère en 1957 s’autocensurer en passant sous silence ses doutes quant aux risques inhérents au mont Toc, au point qu’il rédige son rapport destiné aux autorités politiques d’après les instructions de l’ingénieur Carlo Semenza. Merlin rappelle aussi la servilité des autorités locales, comme le maire d’Erto e Casso qui ne refuse pas la mainmise de la société Sade sur les terrains agricoles. Après l’élévation du lac artificiel qui commence en octobre 1959, commence une kyrielle d’éboulements et même de séismes qui prouvent la persistance de mouvements telluriques ; toutefois, en dépit des rapports inquiétants des géologues Leopold Müller et Edoardo Semenza, fils de l’ingénieur qui a construit le barrage, la société Sade et les autorités politiques tergiversent en se complaisant dans une tactique dilatoire, comme pour étouffer les dissidences, alors même qu’une fissure en M, longue de plusieurs kilomètres, apparaît sur le flanc nord du mont Toc. Merlin s’évertue à dénoncer le cynisme des autorités qui ne tiennent aucunement compte des multiples signes précurseurs de la catastrophe imminente, ni même du test sur une maquette simulant un éboulement dans le lac artificiel, prouvant que le risque est avéré. Alors que l’affaissement du mont Toc est visible à l’œil nu, aucun ordre n’est donné pour évacuer les habitants de la vallée du Piave, située en aval du barrage. Pendant ce temps, l’ingénieur en chef Alberico Biadene qui a succédé à Carlo Semenza, décédé, se trouve à Venise et son adjoint Pancini est parti en vacances comme si de rien n’était.

7Le point d’orgue du pamphlet de la journaliste correspond à sa diatribe finale contre les dénégations abjectes de la presse nationale et locale qui s’empresse de disculper les responsables politiques et la société Sade en s’appuyant sur l’argument fallacieux, mais apparemment imparable, de la catastrophe naturelle que nul ne pouvait prévoir. Pour la mémoire des victimes et pour le besoin de justice des rescapés, Tina Merlin ose rappeler la vérité factuelle, elle qui d’ailleurs se rendit sur place pendant les travaux pour constater l’évidence du risque lié à ces activités humaines inconsidérées, avant d’écrire ses articles dans le quotidien L’Unità, en gagnant aussi le procès qu’on lui avait intenté pour propagation d’informations tendancieuses pouvant troubler l’ordre public. Contrairement à la majeure partie de ses collègues masculins outrageusement conformistes, cette femme impavide à la parole performative, fut la première à oser briser la chape de plomb de l’omertà qui recouvrait le scandale du Vajont, catastrophe due à l’intrusion de la technologie dans une vallée des Préalpes Carniques.

Adeptes de la déculturation

8Représentant du journalisme local, à l’instar de Tina Merlin, Armando Gervasoni présente l’originalité d’avoir écrit un roman5 qui anticipe de manière visionnaire la catastrophe du 9 octobre 1963, tout en pointant l’élément déclencheur, ainsi que la responsabilité de l’activité humaine. Exerçant à Belluno, c’est‑à‑dire à proximité de la vallée du Vajont, Gervasoni fait partie de ces journalistes d’investigation dont le désir de découvrir la vérité par-delà le discours officiel est chevillé au corps. Le prologue du roman appartient au registre fantastique puisqu’il se décline en un dialogue entre des corbeaux et d’autres oiseaux qui sont, pour la plupart, la métamorphose des personnages fictionnels que nous rencontrons au cours du récit. Par le biais d’un monologue intérieur, nous apprenons que le personnage de Panfilo Recher a été enseveli sous les décombres de sa maison, alors que la dévastation a également frappé les villages environnants. La mention d’un barrage, de la société Sade, d’ENEL, d’Erto e Casso et de Longarone permet d’ancrer la narration dans le référent géographique en mêlant réalité et fiction. Ce prologue joue le rôle d’une prolepse qui préfigure de manière irréelle la conclusion de l’ouvrage qui imagine les articles de presse du jour d’après la catastrophe, tout en mettant en scène les principaux personnages, à savoir deux ingénieurs affectés au barrage du Vajont.

9Par rapport aux deux autres romans que nous allons examiner, il n’existe pas de divergence axiologique dans I corvi di Erto e Casso. Voci del Vajont, étant donné qu’aucun personnage n’incarne une alternative ou du moins une résistance au modèle triomphant de la modernité et de son corollaire inéluctable qui se manifestent par le progrès technique et par la destruction de la nature. Face à l’engouement général en faveur de l’opulence, l’on ne voit poindre aucune figure qui défende une conscience empreinte de valeurs alternatives qui découlent de la sagesse ancestrale. En fait, les représentants de la culture autochtone semblent appartenir à un monde non seulement archaïque, mais également hideux qui ne peut susciter que répulsion et effroi. Les personnages des deux ingénieurs qui ne sont pas les maîtres d’œuvre du barrage, contrairement aux romans de Sgorlon et de Di Ragogna, n’entretiennent pas une relation démiurgique avec la technique, même s’ils obtempèrent eux aussi au culte du progrès en méprisant la culture locale. Les ingénieurs prennent conscience de manière sporadique des signes annonciateurs d’une catastrophe potentielle en découvrant une crevasse qui parcourt toute la montagne, détail correspondant d’ailleurs au référent factuel, mais ils sont à tel point obnubilés par leur vie sentimentale agitée qu’ils sont incapables de réagir de manière rationnelle en faveur du bien commun de toute une communauté. La trajectoire de ces personnages se caractérise moins par la démesure, ou si l’on veut, le péché d’orgueil, que par l’acédie, l’incapacité de se soustraire à l’indifférence dans le rapport essentiel et non contingent avec l’humanité et avec la nature.

Avatars de la techno‑science

10Le roman Vajont de Giuseppe di Ragogna6 nous propulse d’emblée dans un récit où le clivage entre personnages tient en haleine le lecteur, dans la mesure où les personnages qui incarnent l’obédience envers l’hégémonie de la modernité supplantent ceux qui tentent de défendre leur vallée de la catastrophe et d’alerter la population. Dans cette optique, Vajont permet de réfléchir à la polysémie de la notion de catastrophe naturelle, laquelle ne signifie pas seulement le cataclysme spectaculaire qui va détruire la nature et les êtres humains en tant que personnes physiques, mais aussi la perte de repères voire la perdition morale. Le personnage d’Antonietta qui subvient aux besoins de sa famille, alors que son mari est mobilisé pendant la seconde guerre mondiale, semble de prime abord appartenir au topos de la mère courage ; quant à Marco Cerchioni, alias Barca, il relève apparemment du prototype du maquisard mû par un idéal démocratique. Très vite, cependant, l’appât du lucre va les transformer en adeptes inconditionnels du progrès que symbolise la construction du barrage. L’autre volet de ce qui s’apparente à un diptyque narratif met en scène les récalcitrants, les défenseurs d’une société archaïque en symbiose avec la nature alpestre dont le personnage de Fausto, mari d’Antonietta, constitue l’une des figures de proue ; tout comme le prêtre don Odorico qui, tout en étant proche de ses ouailles, dénonce la mentalité hédoniste d’une modernité idolâtre dont les séides ne croient plus qu’à la vénalité, au pouvoir et à la luxure, en ne distinguant plus le bien et le mal.

11La catastrophe n’est donc pas que la conséquence d’ingénieurs mégalomaniaques imbus d’eux-mêmes, de géologues soudoyés et de politiciens corrompus, elle ne dépend pas uniquement de l’impéritie technique et de l’incurie de l’administration, car elle est rendue inexorable en raison de la rupture anthropologique qui sévit chez les autochtones, pour la plupart oublieux de la sagesse ancestrale et surtout du respect empreint de sacralité qu’ils vouaient auparavant à leurs montagnes. Manifestement, le récit de Di Ragogna établit une corrélation entre, d’une part, le dévoiement peccamineux dans lequel se complaisent Antonietta et sa progéniture et, d’autre part, l’indifférence voire le mépris envers la nature qui est ignorée dans sa dignité intrinsèque, pour être réifiée en tant que simple objet. À cela s’ajoute une rupture de la transmission générationnelle et le naufrage d’une famille puisque les valeurs de frugalité, de décence et de solidarité, ainsi que la foi religieuse comme conscience des limites et ouverture vers la transcendance, sont désormais battues en brèche. Paradoxalement, le personnage de l’ingénieur ne correspond pas à la représentation qu’en donnent les autres romans ni le film de notre corpus. En effet, ce maître d’œuvre semble pressentir que le barrage du Vajont, malgré sa solidité apparemment à toute épreuve7, recèle un risque qui échappe à la rationalité mathématique et instrumentale. L’ingénieur exprime avec une certaine lucidité la carence rédhibitoire du paradigme technologique qui empêche une réflexion interdisciplinaire, autrement dit un lien entre les connaissances et une vision globale de type spatio‑temporel.

12La tension dramatique du roman est en adéquation avec la scansion de plus en plus rapide des dates avant la catastrophe. Même si l’année 1963 n’est pas mentionnée, les multiples références chronologiques laissent préfigurer un crescendo jusqu’à la date fatidique du 9 octobre. Le personnage de Fausto, qui vit la majeure partie du temps dans les alpages situés sur le mont Toc, joue son rôle de lanceur d’alerte, puisqu’il a remarqué d’étranges phénomènes comme l’apparition de crevasses de plus en plus profondes et le refus opiniâtre de ses troupeaux d’aller brouter l’herbe plus en aval. Si ces avertissements rencontrent un écho favorable auprès de quelques anciens, ni les autres habitants, ni sa propre famille n’acceptent de prendre conscience du danger imminent ; il se heurte même parfois à une incrédulité narquoise qui le révulse. Tout se passe comme si les villageois étaient obnubilés par leur attachement indéfectible aux biens matériels qui symbolisent l’ère de la modernité.

13Le roman de Di Ragogna s’achève sur un récit répétitif qui met en scène le cataclysme de manière paroxystique en relation avec les derniers instants des personnages de Tita et de don Odorico. Tita se livre à une rétrospective de sa vie grâce à laquelle il se rend compte de l’inanité du succès social face à la déchéance morale et à la perte de ses amis. Le déferlement de la vague est évoqué grâce à une seule phrase anaphorique et asyndétique, où nous remarquons que l’emploi de la réticence exprime l’ineffable, l’allusion à un événement inouï : « Seguitava su questi pensieri quando ci fu una lacerazione di fulmine vicinissimo, ci fu... un boato, ci fu un terremoto, un buio, un rovinio, un’inondazione che... spense e cancellò il Belvedere come una possente manata contro una lampada a olio8... » Le personnage de Don Odorico, perclus de douleurs arthritiques, a le temps de bénir Tita qu’il sait malheureux, juste avant que le cataclysme ne s’abatte sur lui et ne l’emporte tel un fétu de paille. Cette fois la narration adopte un style hyperbolique en s’attardant sur la cinétique de la catastrophe qui correspond à la réalité factuelle, à savoir le soulèvement du lac après l’effondrement d’une partie du mont Toc et le déferlement de la vague d’abord en amont vers Erto e Casso, puis en aval vers Longarone :

Il lago si sollevò, al rumore di mille tuoni, con un’ondata comprendente tutta l’acqua del lago artificiale, si proiettò verso Erto e Casso, alla parte opposta del monte Toc, investì il Belvedere, lo strappò dalla montagna. Nello stesso istante Don Odorico si sentì sollevato, immerso in un immane spruzzo d’acqua, travolto, inghiottito. Si riprese dallo sbigottimento appena in tempo di capire che cosa stava succedendo, e invocare: “Oh! Signore9!...”

14Dans ces deux récits, le détail du Belvédère c’est‑à‑dire l’hôtel qu’a édifié Antonietta, est l’emblème de l’irresponsabilité humaine face au danger.

15L’ultima valle de Carlo Sgorlon10 révèle en revanche un dynamisme actanciel, puisque Siro qui incarne le personnage rebelle, dépositaire de la mémoire de la vallée et des valeurs de parcimonie caractérisant la culture alpestre, réussit à remettre en cause les certitudes du protagoniste Giovanni. Considérant son territoire à l’instar d’un sanctuaire intangible et irréductible qui a su par le passé résister aux envahisseurs, Siro s’oppose d’emblée à la construction d’un barrage qui va dévaster le milieu naturel. En mettant en scène le parcours divergent de ses figures diégétiques, le roman de Sgorlon abonde en une polyphonie qui rompt l’unanimité qui semble prévaloir chez les autochtones dans les autres romans.

16Siro refera surface peu avant la catastrophe pour constater que son admonestation face au risque que représente la modernité dont le barrage est l’émanation n’a pas suscité un éveil parmi la population qui n’a pas pris conscience de son aliénation qu’a provoquée la disparition des repères transcendantaux du temps et de l’espace : « Disse che la nostra valle non era più nostra e che noi eravamo diventati degli stranieri senza neppure subire una deportazione. Ci avevano rubato il passato e il futuro. Una sola cosa era ancora possibile, cioè far saltare la diga col tritolo.11 » Le narrateur homodiégétique Giovanni, quant à lui, oscille entre d’une part le sentiment de déperdition inexorable d’un milieu atavique et d’un paysage et d’autre part son adhésion à la modernité qu’incarne l’ingénieur dont le barrage est le symbole. Le protagoniste se départit de ses certitudes lorsqu’il se rend compte que le barrage atteint une taille de plus en plus titanesque, ce qui l’amène à la fois à une palinodie de son euphorie initiale et à une intuition prémonitoire qui revêt dans la narration la valeur d’une prolepse : « La sua ombra, quando la luna sorgeva dai monti di Fares, conteneva qualcosa di cupo e di innaturale. [...] Vide che ormai essa faceva parte del paesaggio, della valle, e che di essa non ci saremmo liberati mai più.12 » Le personnage de l’ingénieur qui réapparaît après la catastrophe sera confronté quotidiennement à son échec, puisqu’il verra sans cesse devant lui la silhouette d’un barrage certes monumental, mais inutile, dans un environnement hideux.

17Le film de Renzo Martinelli13 présente également une trame diégétique fortement marquée par l’antagonisme qui oppose d’une part les ingénieurs, dont Edoardo Semenza et Alberico Biadene, et la société Sade, et, de l’autre, la journaliste Tina Merlin dont nous avons déjà illustré le profil tant référentiel que fictionnel dans notre corpus, ce qui signifie que cette œuvre transfigure les personnages réels du drame du Vajont. Le protagoniste Olmo Montaner, faisant écho à la propension évolutive du narrateur Giovanni dans L’ultima valle de Sgorlon, est un actant purement fictionnel qui présente l’intérêt d’incarner l’ensemble des autochtones, mus d’abord par une admiration sans bornes envers la construction du plus haut barrage du monde, puis induits à la désillusion, du fait d’une prise de conscience du risque géologique et des conséquences dévastatrices qu’il recèle. Tina Merlin, justement, joue un rôle de maïeutique vis-à-vis d’Olmo Montaner en surmontant l’hostilité parfois misogyne d’une partie des habitants et en rédigeant des articles au vitriol. Le film brosse le portrait d’une femme animée d’une pugnacité inextinguible qui tient tête au directeur du quotidien « L’unità » et parvient à persuader Olmo Montaner de l’accompagner sur le mont Toc pour observer la faille béante qui s’est formée et que les autorités tout comme la société Sade persistent à occulter.

18Le montage du film alterne les séquences censées être situées sur le site du Vajont ou ses alentours, comme Erto e Casso et Longarone, et celles qui se focalisent sur les bureaux du siège de la société Sade à Venise, comme pour mettre en exergue l’inféodation de la science aux pouvoirs économique et politique, ainsi que l’irresponsabilité et le cynisme de décideurs face aux prémices de plus en plus tangibles de la catastrophe. En effet, ces derniers évoluent dans des salons feutrés en prenant des décisions expéditives ou en célébrant leur succès autour de repas fastueux, tandis que les montagnards subissent tantôt l’évacuation de leur village sur le point d’être submergé par la montée des eaux du lac artificiel, tantôt des secousses sismiques qui les menacent à l’intérieur même de leurs maisons.

19Deux scènes particulièrement frappantes permettent de montrer de manière éloquente comment la sémiologie de l’image parvient à capter l’interaction entre l’activité anthropique et la catastrophe. Tout d’abord, la deuxième séquence du film se caractérise par un gros plan sur les ingénieurs qui survolent en hélicoptère le barrage du Vajont, ainsi que par l’alternance entre la contre-plongée tendant à les magnifier et la plongée qui en rétrécissant la perspective du paysage montagnard exalte le savoir-faire technique de l’homme et sa praxis capable de transformer la nature. En revanche, l’avant‑dernière séquence située après le cataclysme se présente d’abord sous la forme d’un plan général qui fait apparaître Olmo Montaner et assez loin de lui Tina Merlin comme perdus au milieu d’un immense désert fangeux qui a recouvert la ville de Longarone dans la vallée du fleuve Piave. Ces deux séquences signifient que dans son rapport à la nature, l’être humain passe de la domination et de l’orgueil prométhéen à l’humilité dont le visage tuméfié et éclaboussé de boue d’Olmo Montaner donne une image saisissante.

20Un premier bilan de ce parcours contrastif parmi différentes œuvres montre que l’activité humaine, pour rationnelle qu’elle soit, semble entachée d’inanité face à la nature qui possède une sorte de force irréductible. Cependant, dans une perspective écocritique, il convient de remarquer précisément que la technoscience pèche par excès de présomption, du fait d’une prééminence de la raison instrumentale qui ne sait percevoir ni ses limites, ni ses carences rédhibitoires, aussi bien dans ses postulats conceptuels que dans sa clairvoyance face à la réalité empirique. À cet égard, il faut rappeler que dans la langue frioulane autochtone, l’oronyme Toc, qui désigne la montagne s’étant en partie effondrée, signifie morceau ou pourri, comme s’il s’agissait d’un référent linguistique empreint d’une admonestation que les décideurs et les ingénieurs ont occulté ou raillé, ainsi que cela est mentionné dans plusieurs des œuvres que nous avons analysées.

21Par ailleurs, notre corpus nous amène à nous interroger sur la dichotomie entre les sciences naturelles et les sciences humaines, ainsi que sur le savoir informel que possèdent des populations apparemment incultes, ce qui implique la nécessité d’une réflexion épistémologique au sens large, si l’on veut prévenir et empêcher non seulement des catastrophes naturelles, mais aussi technologiques, dues à l’énergie nucléaire et à la transgénèse. Manifestement, le célèbre aphorisme, selon lequel science sans conscience n’est que ruine de l’âme, trouve dans notre corpus une nouvelle confirmation, la catastrophe naturelle étant le corollaire d’un manque d’éthique qui implique tous les responsables.