Colloques en ligne

Tatiana Viallaneix

Vulnérabilité & résilience des nations indiennes en Oklahoma : approche écocritique des catastrophes historiques et « naturelles » dans le Comté Osage

1La nation osage d’Oklahoma connaît un destin à l’image de celui des peuples autochtones d’Amérique du nord et de tant d’autres : riche, entouré de mythes mais douloureux et jalonné de ruptures. Ces tribus semi‑nomades, pratiquant à l’origine la chasse et l’agriculture dans la vallée de l’Ohio, occupèrent une position dominante à l’instar de leurs hommes, chasseurs, guerriers et diplomates réputés. À l’arrivée des colons, l’histoire des Osages se mua en une succession de bouleversements et de catastrophes lourds de conséquences : changements de mode de vie, pertes de territoires et déportations répétées, épidémies, famine, guerres… Puis dans les années 1920, des dizaines d’Osages furent assassinés par des Blancs afin de faire main basse sur leurs titres de propriété et leurs royalties dans ce qui était alors le plus grand champ de pétrole du monde. Par la suite, la crise économique des années 1930 s’abattit sur cette nation avant que celle‑ci ne frôle le coup de grâce au milieu du xxe siècle avec la politique de « liquidation » des réserves. Heureusement, le temps de la résilience vint, avec la reconquête de nombreux droits à partir des années 1970, un processus long, difficile et en aucun cas achevé.

2Cette histoire est placée sous le signe de l’environnement puisqu’il y est question de territoires, de fléaux, de perturbations des modes de vie et de crises liées aux ressources. Elle ne peut être analysée sans intégrer la relation à la terre des Osages. Ce croisement place notre démarche dans une lecture interne et écocritique1, visant à re‑situer un récit historique souvent trop « occidentalo‑centré ». Cette étude s’appuiera sur le cadre théorique des études postcoloniales, qui selon nous peut être enrichi par l’apport, peut‑être inattendu, du concept de « catastrophe naturelle ». Enfin, ces cultures étant marquées par la transmission des histoires, il nous a paru pertinent d’approcher ce destin à travers les écrits de différents auteurs, principalement amérindiens, dont le croisement des voix permet l’émergence d’une voix/e collective, expression du « mineur2 ».

3Cette étude croisera les romans de trois auteurs oklahomiens traitant de la période des meurtres osages. Sundown3 (1934) de John Joseph Mathews (Osage) décrit la crise identitaire d’un jeune Osage métis, Challenge (Chal), nommé ainsi par son père qui espérait le voir défier le monde blanc. Ce roman majeur préfigure d’autres romans fondateurs de la littérature amérindienne sur le thème du retour du métis brisé et aliéné dans les mondes blanc et indien, notamment House Made of Dawn4 de N. Scott Momaday ou Ceremony5 de Leslie Marmon Silko. A Pipe for February6 (2002) de Charles Red Corn (Osage) propose un récit partiel de la période des meurtres osages à travers le vécu de John Grayeagle, orphelin, artiste‑peintre, riche et empreint de traditions ; ce roman sobre propose un récit simple mais profond de cette époque. Mean Spirit7 (1990) de Linda Hogan (Chickasaw) est une fresque écoféministe8 engagée qui décrit le sort d’une communauté avec à sa tête une matriarche, Belle Graycloud, et les meurtres entourant Nola Blanket, jeune héritière financière et spirituelle de ce clan. Ce corpus sera complété par un ouvrage différent, au succès retentissant, du journaliste David Grann, à savoir son récit des meurtres osages, Killers of the Flower Moon9 (2017), adapté au cinéma par Martin Scorsese en 2021.

4Nous proposerons une approche écocritique de la vulnérabilité et de la résilience du Comté Osage à travers ces œuvres traitant des années 1920. Nous montrerons la nécessité de « (r)amener la (T)terre » dans le cadre des études postcoloniales et l’intérêt du concept de « catastrophe naturelle », complémentaire de ceux d’« écocide » et d’« ethnocide ». Puis nous analyserons le rôle que les auteurs réservent à la nature en tant qu’élément de l’identité et de la vulnérabilité osage, mais aussi en tant que source de résilience permettant de transcender les catastrophes endurées.

« Catastrophe naturelle » & écocritique : les nouvelles facettes nécessaires du prisme des études postcoloniales ?

« (R)amener la (T)terre » dans les études postcoloniales

5Réfléchir autour du sort des peuples amérindiens sans avoir à l’esprit leur lien à la terre serait une démarche vaine et une erreur. Dans Sundown, le personnage principal Chal se souvient de son père citant les anciens : « The old fellas always told us […] that an Indian had to stay on the earth that made him because he believed that he had come out of a certain soil like the trees and things10. »

6Pourtant, cette prise en compte est récente dans la constitution du champ des études postcoloniales, bien que la réflexion épistémologique au sein de celui‑ci et son caractère interdisciplinaire assure son perpétuel dynamisme. En effet, fondée dans les années 1950, la réflexion des grands noms des « études postcoloniales » tels Frantz Fanon, Edward Said, Gayatri Spivak et Homi Bhabha, venus d’horizons différents, était sous-tendue par la pensée, postmoderne et post‑structurale, de philosophes comme Jacques Derrida ou Antonio Gramsci, le premier étant à l’origine du concept de « déconstruction11 », tous deux se plaçant dans une perspective à tendance révolutionnaire dénonçant la violence coloniale sous toutes ses formes. Au sein de la même mouvance vinrent s’articuler les concepts de « mineur » et de « déterritorialisation12 » formulés par Gilles Deleuze et Félix Gattari ; pour ces critiques et philosophes, les énonciations individuelles issues de groupes minorisés forment un agencement collectif porteur d’une dimension politique potentiellement révolutionnaire. Une perspective psychologique vint enrichir cette réflexion grâce à Frantz Fanon, philosophe et psychiatre, qui étudia l’impact psychique de la colonisation sur les individus13, apport à relier avec la réflexion contemporaine autour du concept de résilience14.

7Les travaux d’universitaires et critiques amérindiens intègrent aussi cette réflexion, notamment ceux de Vine Deloria Jr., Gerald Vizenor, Paula Gunn Allen, Simon Ortiz et plus récemment des Oklahomiens Jace G. Weaver, Craig Womack et Robert Warrior. De plus, la transnationalité de ces luttes est évidente pour les chercheurs et activistes autochtones qui tissent au niveau planétaire un agencement collectif autour de questions conceptuelles et méthodologiques relevant des études postcoloniales, dont celle de la relation à l’environnement. L’universitaire cherokee Jace Weaver explique ainsi : « [L]e mot cherokee Eloh, parfois traduit par « religion », signifie aussi, tout à la fois, histoire, culture, loi — et territoire. Du fait de ces interrelations intimes, la déportation fut une attaque contre la culture, l’identité collective et l’identité individuelle amérindienne15. » Le caractère interdisciplinaire des études postcoloniales est ici justifié, complété et contenu dans le lien sacré à la terre. Introduisant l’ouvrage de Lame Deer et Richard Erdoes, Ruth Rosenberg écrit :

Pour bien vivre dans le cosmos, il faut assumer la responsabilité de tout ce avec quoi on partage l’univers. Il y a des obligations familiales envers l’eau, les plantes, les animaux. Toute atteinte causée à n’importe lequel de ces parents a des conséquences dévastatrices pour l’ensemble de l’écosystème. […] Lame Deer insiste sur le fait que « la terre, les roches, les minéraux, que vous appelez tous “morts”, sont bien vivants16 ».

8L’universitaire Lawrence Buell note l’émergence d’une réflexion intellectuelle et d’une action militante éco‑orientées, c’est‑à‑dire centrées sur l’environnement :

[O]n peut retenir des années 1990 qu’elles furent l’époque où l’activisme en lien avec l’écojustice a bâti des ponts avec l’environnementalisme traditionnel. Les deux premiers […] points du manifeste émanant du premier Sommet national sur le leadership environnemental des personnes de couleur organisé en 1991 […] sont : (1) « La justice environnementale affirme le caractère sacré de la Terre‑Mère, l’unité écologique et l’interdépendance de toutes les espèces, et le droit d’échapper à la destruction écologique » et (2) « La justice environnementale exige que les politiques publiques soient basées sur le respect mutuel et la justice pour tous les peuples, indemnes de toute forme de discrimination […]17. »

9L’écojustice instaure un lien entre « l’écocide », la destruction d’un écosystème par l’homme perçue comme un crime contre la nature, et « l’ethnocide » défini par Anne Garrait‑Bourrier comme « “l’intention” d’éliminer les traces ethniques18 ». Cependant, cette approche ne nous semble pas constituer un prisme fiable dans le cas des Osages alors que celui de la catastrophe naturelle nous semble constituer une perspective pertinente.

La « catastrophe naturelle » : un concept englobant au‑delà de l’ethnocide et de l’écocide 

10Selon nous, la « catastrophe naturelle » présente l’intérêt d’englober le destin osage contrairement aux concepts d’« ethnocide » et d’« écocide », certes cruciaux et nécessaires, mais limitants car situant le débat sur le plan de la responsabilité morale et légale. Bien sûr, cette vision correspond en partie à la réalité historique et à une posture compréhensible, dictée par les spoliations et les traumas avérés. Pour autant, la rigueur scientifique exige d’explorer les nuances et les paradoxes de la réalité du vécu des Osages.

11Dès le xviiie siècle, les Osages développèrent un commerce intensif avec les colons qui modifia considérablement leur mode de vie et leur relation à l’environnement, et décima leurs ressources en gibier19. Leur semi‑nomadisme les amena à accepter d’assez bonne grâce des cessions de territoires en 1808, 1818, 1825 et 1870. De même, la découverte de pétrole sur leur territoire et la manne qu’ils recueillirent modifièrent profondément leur vie au début du xxe siècle. Le père du héros de Sundown est « presque continuellement (sic) ravi […] dans cette atmosphère de croissance et de progrès20 ». Dans A Pipe for February, les jeunes Osages ont fréquenté l’université et apprécient le luxe. John Grayeagle, loin du stéréotype de l’Indien torturé, explique : « Because of those oil wells, I have a better education than most people, and I have traveled more than most people.21 » Mean Spirit évoquent le train de vie des Osages dont les journaux de l’époque font leurs choux gras, et Grann cite « les Osages plutocrates » et les « millionnaires rouges22 ». Tout ceci dénote un degré élevé d’acceptation voire d’adhésion par une partie de la population osage. De nos jours, enfin, l’Osage Minerals Council administre avec fierté mais non sans dégâts23 ces ressources minières. Ces bouleversements, même brutaux et non sollicités, sont donc loin d’être vécus par tous comme des crimes contre leur peuple et leur terre. Cette relative adhésion est présente parmi les tribus d’Oklahoma, aux côtés d’un discours militant, un paradoxe qui nous guide vers la notion de « catastrophe naturelle ».

12Soulignons le sens du mot grec katastrophê (renversement) qui semble adapté aux bouleversements évoqués. L’aspect « naturel » du concept peut sembler d’emblée peu convaincant, mais selon l’Encyclopædia Universalis, « les catastrophes naturelles […] mettent en jeu des éléments naturels aussi divers que la roche […], le feu […], l’eau […], l’air […], le vivant (épidémie, invasion d’espèces, etc.). Elles peuvent […] durer quelques secondes, des mois ou des années, ne provoquer aucune victime ou des centaines de milliers24 ». Les modalités et la temporalité évoquées semblent se rapprocher de l’expérience osage : invasions, dé/reterritorialisations multiples, conflit avec les Cherokee déportés sur leurs territoires (1817‑1825), épidémies meurtrières de variole (1837, 1838 et 1855), avant que la Guerre de Sécession ne génère des invasions et une famine pour ce peuple alors neutre. Gérard Brugnot ajoute : « Les catastrophes naturelles résultent de l’action de facteurs naturels, ce qui n’exclut pas une responsabilité de l’homme. […] Il n’y a catastrophe que si cet enjeu humain est affecté à un certain niveau de gravité, […] en termes de vies humaines, de dommages psychologiques, politiques et économiques25. » Pour nous, les catastrophes historiques, les atteintes environnementales et sanitaires d’origine humaine, la perte ou la déstabilisation de leur lien avec l’environnement ont constitué pour les Osages des catastrophes naturelles sur une temporalité longue et causé des dommages humains, psychologiques, politiques et économiques, et — nous ajouterons, culturels et spirituels. Pour autant, ces bouleversements ont été causés par le colonisateur mais aussi par les Osages eux‑mêmes.

13Une telle réflexion, « éco‑orientée », gagne le domaine de l’analyse de l’expression des groupes minorisés avec l’intégration au sein des études postcoloniales d’une composante écocritique. Celle‑ci éclaire sous un autre jour l’expérience coloniale grâce à plusieurs concepts‑facettes : rapport à l’environnement, à l’animal (zoocritique), notions d’écologie, de propriété, souveraineté, développement, durabilité, etc.

La nature au cœur de la vulnérabilité et de la résilience osage : approche écocritique

La terre, un élément situant de l’indianité

14Greg Garrard écrit : « l’environnementalisme est un mouvement philosophique, politique et social relativement jeune, mais un certain nombre d’éco‑philosophies ont émergé […] autant […] en mesure d’entrer en compétition que de se combiner en une synthèse révolutionnaire […]. […] chacune, pourrait être la base d’une approche écocritique distincte […]26. » En effet, les typologies varient (écologie profonde, sociale, éco‑marxisme, écojustice, écoféminisme, écothéologie, durabilité écologique, etc.) mais, comme le souligne Buell, « aucun de ces modèles n’est monolithique27 ».

15Une approche écocentrée révèle le positionnement de chaque auteur en lien avec la question identitaire aboutissant à des choix d’écriture et du traitement de ce sujet apparemment différents. Ces positions se révèlent pourtant non‑monolithiques et leur tressage, ou agencement, offre au lecteur une vision nuancée. Mathews choisit la pastorale, dans une posture faulknérienne, mythifiant l’environnement primaire face à un monde moderne laid, destructeur et en décomposition. Dès l’ouverture, l’existence d’un Éden et sa fin sont posées : « The god of the great Osages was still dominant over the wild prairie and the blackjack hills when Challenge was born28. » Le lien de Chal avec la nature est profond mais il s’amenuise et encombre l’homme en devenir qui ne sait plus que faire ni de son indianité, ni des valeurs occidentales, attirantes mais vaines et violentes ; esseulé, torturé, il se sent fréquemment désynchronisé (« out of step »). Le paroxysme (du roman ?) est atteint lorsque Chal est confronté à la destruction d’un lieu auquel il se sent relié – et en miroir à la sienne, un exemple de « gothique toxique29 » :

Several black wells stood about on the prairie above the trees and from each a path of sterile brown earth led down to the creek, where oil and salt water had killed every blade of grass and exposed the glaring limestone. Some of the elms had been cut down, and the surface of the water had an iridescent scum on it.

Chal stopped the car and with his hands on the wheel looked. A feeling of unhappiness came over him and the alcohol that had warmed to inspiration, to obstinacy, to remembered beauty, now caused him to feel a deep anger ; a helpless anger which became bitter, injured innocence as he looked30.

16Red Corn opte pour un style et une narration sobres et distanciés, à rapprocher du traditionalisme indien. Chez lui la nature, décrite de manière lapidaire, semble absente mais elle est en réalité présente dès qu’il est question de sacré ; ainsi, la pipe sacrée et le grand-père de John sont mis en terre lorsque le soleil est à son zénith31. Les personnages subissent le même traitement. Paula Gunn Allen écrit : « Les tribus ne célèbrent pas la capacité de l’individu à ressentir une émotion, puisqu’on part du principe que toutes les personnes en ressentent. Nos émotions nous appartiennent ; suggérer que d’autres devraient les imiter revient à les imposer à l’intégrité des autres32 ». La focalisation interne sur le personnage principal dénote cette approche, et c’est avec retenue mais avec force, et face au tragique, que John évoque le deuil de sa cousine Molly suite à la mort violente et suspecte de leur cousine Martha : « [She] would be sad and would cry and try to get her mourning into the four days. Then, as we have been taught since we were children, she would go on with her life. That is hard to do but you have to try, and I would try to help her33. » De même, la quête identitaire des personnages est bien plus paisible. John et les siens peuvent sembler anesthésiés par le luxe mais face aux meurtres, ils contrattaquent avec simplicité, humour et la certitude diffuse et « indienne » d’être guidés par des forces subtiles. Cette manifestation d’une écologie profonde34, reflétée dans l’économie du langage et une sobriété globale, tranche fortement avec le style des deux autres romans.

17Mean Spirit est empreint de l’écoféminisme de Hogan et du fonctionnement matrilinéaire de sa culture chickasaw. Dans cette histoire, hommes et femmes sont à la dérive et la narration met en évidence le rôle de deux femmes : Belle, la matriarche gardienne, et Nola, l’avenir de la tribu. L’auteur y insère des diatribes contre la colonisation. Michael Horse, qui rédige les mémoires de la tribu après avoir perdu sa capacité à voir l’avenir, relie ces souffrances à celle de la terre, « ravagée et couverte de cicatrices comme l’est le peuple brisé35 ». Pour autant, l’écoféminisme de Hogan et ses licences romanesques ne sont pas toujours bien perçus car l’auteur met en scène l’histoire de tribus autres que la sienne. La légitimité est une question cruciale chez les Amérindiens…

L’environnement, un élément signifiant et vivant du récit

18En allant plus loin et dans le sens de la pensée indienne, la nature habite le récit en tant qu’élément signifiant ou agissant. Ainsi, elle est le miroir du défi identitaire de Chal qui, après s’être abandonné à une transe à l’appel du coyote, se sent « humilié à s’en rendre presque malheureux36 ». La nature reflète aussi la catastrophe culturelle, à l’image de la douleur de Chal face à la marre souillée ou de la rage de Belle, devant les 317 aigles abattus par des braconniers, avec pour toute réponse, un bref séjour en prison.

19Considérée comme vivante et animée, la nature parle et agit. Christopher Manes remarque : « La nature est silencieuse dans notre culture (et dans les sociétés à écriture […]) au sens où le statut de sujet parlant est jalousement gardé en tant que prérogative humaine37. » Le coyote et la buse inspirent Chal, le loup lui parle, la tornade alerte les hommes de leurs excès ; les abeilles protègent Belle, neutralisant l’homme qui lui tire dessus tandis que la première balle se loge dans le fragment de météorite qu’elle porte en collier.

20Pour autant, certaines occurrences restent mystérieuses : le cri du hibou dans Sundown, le comportement des criquets dans Mean Spirit… Comme le souligne Michael McDowell, « [t]oute tentative littéraire d’écouter les voix du paysage ou de “lire le livre de la nature” est nécessairement anthropocentrique38 ». Il s’agit donc d’accueillir ces voix en déconstruisant nos perceptions et en respectant l’esprit de l’élément qui la produit. Ces voix rejoignent celles des personnages comme une polyphonie à relier au dialogisme de Bakhtine. McDowell complète : « Pour Bakhtine et Darwin, chaque créature se définit et […] ne devient mentalement, spirituellement et physiquement un “soi” que par son interaction avec les autres êtres et choses39. »

« Katastrophê » de la nature

21Le prisme de l’écocritique avec ses multiples concepts révèle la complexité du choc interculturel et historique. Ainsi, dans ces œuvres s’opposent des visions différentes de la nature : empreinte de beauté essentielle pour Chal qui méprise la honte que l’acte sexuel inspire aux Blancs, la laideur de leurs corps et celle de leurs constructions, elle est un lieu spirituel pour John Grayeagle, autour du destin de la pipe sacrée, et pour Belle, connectée à elle. Ce sont aussi des visions de l’écologie qui se confrontent de manière plus ou moins manichéenne entre une écologie profonde, celle de Belle pour qui la Terre est « [son] marché40 », pleine de ses alliés, la posture utilitariste voire conquérante de l’homme blanc, et celle, inconséquente, de beaucoup d’Osages. Ceci entraîne un questionnement du concept de propriété de la terre. Dans ces œuvres, de nombreux Osages cèdent facilement la gestion de leurs propriétés. Notons que les colons ne voyaient pas l’occupation de l’espace par les Indiens comme une forme de propriété et que des penseurs autochtones ont, eux, contesté ce concept, au profit de celui d’usage.

22Cette remise en cause gagne d’autres concepts majeurs qui, in fine, peuvent tous être reliés à la terre. Il en est ainsi de la propriété au sens large. Nous avons évoqué la désinvolture des Osages autour de leur richesse ; Chal ne sait quoi faire des 25 000 dollars dont il hérite et manque de se faire escroquer, tandis que John, lui, s’amuse : « Seriously, everyone who discusses my business pretty well does it without my knowledge, and certainly without my consent […]41. » La question du droit et de la souveraineté affleure ici, et les romans montrent des Osages très mal défendus, le plus souvent ignorés ou relégués. Belle résume ainsi cette subalternité : « [W]e are not legal […]. The law does not apply to us42. »

23Tirant le fil, nous remarquons un questionnement autour du concept de travail, manifesté par les remarques autour de l’oisiveté des Osages, décriée et jalousée. Chal ressent le besoin lancinant de se trouver un métier pour paraître affairé (busy), signe de succès chez les Blancs — la richesse étant déjà là — mais il ne parvient à décider quoi faire. La question du développement, elle, est posée en permanence par les catastrophes liées au boom pétrolier. Grann cite Lizzie, protagoniste de la vraie histoire : « Un jour, le pétrole s’en ira […]. Je sais que mon peuple sera alors plus heureux43. »

24Dans Mean Spirit, Stace Red Hawk, policier du F.B.I. d’origine lakota, résume en pensées ce conflit : « The people he was up against here in Indian Territory were the ones who did not love the earth and her creatures. Much of what these people believed to be good, was not good. What they believed was evil, was not44. » Au final, ce sont bien les concepts d’universalisme et d’humanisme qui sont battus en brèche.

Nature : résilience(s) dévoilée(s) ?

25Les potentialités et modalités de résilience pour les Osages s’incarnent dans l’agentivité des personnages et des auteurs. Ces derniers optent pour des issues qui reflètent leur posture respective, dénotant une résilience polymorphe. Mathews inflige à son héros une progression spiralaire douloureuse et incertaine. Dans A Pipe for February, malgré la tragédie, John restaure l’équilibre du monde avec une détermination sobre et souriante. À l’opposé dans Mean Spirit, le roman se clôt sur l’explosion de la maison des Graycloud — sauvés par leur fuite. Désintégration, survie, régénération, un cycle amérindien décrit avec lyrisme : « No one spoke. But they were alive. They carried generations along with them […] to places where no road had been cut before them. […] The night was on fire with their past and they were alive45. »

26Quant aux personnages, la nature est pour eux une source : pour se définir, dans l’adhésion comme dans la confrontation, pour Chal ; pour bénéficier d’une protection dans Mean Spirit. C’est aussi un tuteur de résilience pour Chal comme pour John qui déclare : « There is a lot in nature I have missed46 » (polysémie intéressante mais non résolue). Plusieurs choix de déterritorialisation révèlent l’agentivité des protagonistes. Buell écrit : « Une certaine aptitude à l’auto‑déterritorialisation semble nécessaire à la résilience et même à la survie47 » ; ainsi, dans Mean Spirit, une frange traditionnaliste se reterritorialise dans les collines avant d’effacer ses traces pour ne plus être retrouvée. Cette démarche est aussi culturelle et certains objets, cérémonies, pouvoirs sont abandonnés ou au contraire sauvés ou réactivés. A Pipe for February s’ouvre sur la mise en terre d’une pipe sacrée : « The world has changed. It is time to bury this Pipe with dignity and to put away its teachings48 » ; pour autant, le roman se clôt sur une cérémonie que les Osages entendent préserver. Dans Mean Spirit, c’est l’esprit de la médecine-chauve-souris que l’on réveille pour aider à sauver le peuple.

27Finalement, la résilience osage emprunte résolument la voie du « mineur » deleuzien. Grann revient sur les démarches intentées par les Osages autour des meurtres des années 1920 qui aboutirent à une enquête et deux procès (cours d’état et fédérale). Le commanditaire de nombreux meurtres, William Hale, fut condamné à vie49. En 2011, les Osages ont reçu une compensation de 380 millions de dollars pour la « mauvaise gestion » de leurs droits pétroliers et royalties en Oklahoma au xxe siècle. Démarches, procès, compensation, les Osages savent avoir recours aux voies/voix du dominant pour défendre leurs droits. Comme le souligne Dan Swan, ce peuple refuse la victimisation50 et en effet, seule Hogan, non‑osage, ancre son récit dans ce registre. Notons aussi qu’ils collaborent avec exigence avec ceux qui souhaitent travailler sur leur histoire pour mieux en rectifier le récit et que la tribu a connu un important débat de 2004 à 2006 sur les conditions d’octroi de la citoyenneté osage. Les Osages jouissent d’institutions tribales, des revenus du pétrole et de leurs casinos et, selon Jann Hayman51, ils œuvrent à élargir leur base économique notamment avec l’aquaculture, l’élevage de bovins et bisons, dans une démarche environnementale, culturelle et économique. Ils s’emploient à préserver leurs territoires ancestraux, en Oklahoma et ailleurs, et à transmettre leur héritage aux jeunes générations. En 2020, ils ont entrepris de poursuivre des promoteurs éoliens pour des installations réalisées sans permis fédéral. Nous voyons en tout cela une tentative en lien avec la terre d’échapper à d’autres catastrophes naturelles et de se tresser un futur.

28Le peuple osage est à l’image de la nature dans les œuvres étudiées, marquée mais résiliente. Celle-ci reste la matrice, le miroir, l’alliée de leur destin, parfois malmenée y compris par eux, mais source de réintégration. Manes écrit : « Envisager la nature comme vivante et intelligente a des conséquences dans le domaine des pratiques sociales » ; puis il ajoute, citant Hans Peter Duerr : « […] les gens n’exploitent pas une nature qui leur parle52 ». Depuis longtemps, nos sociétés contemporaines et la pensée qu’elles produisent ont largement oublié ce regard écocentré, présent de manière intrinsèque chez les sociétés dites primitives, créant des dommages et dérèglements importants assimilables à une catastrophe naturelle générale — en référence à notre analyse. Ce regard nous revient à présent progressivement, par nécessité et grâce aux mouvements autochtones, aux intellectuels et aux artistes poursuivant le combat de la décolonisation. Il relie l’environnement et ses sciences au champ des sciences de l’homme et de la société, en lien avec une interdisciplinarité croissante. Paraphrasant Red Corn, il y a peut‑être en effet beaucoup de choses dans la nature que nous avons ratées et qui nous ont manqué, mais pour nous, cette réintégration d’une perspective réellement écocentrée est en cours, et elle est, comme l’écrivirent Deleuze et Garrard, potentiellement révolutionnaire.