Colloques en ligne

Camille Dejardin

Économie & catastrophes naturelles : impensés & renouvellement à l’ère de l’Anthropocène

1En 2019, les incendies qui ont ravagé la Sibérie ont bénéficié d’une couverture médiatique particulière : pour cause, ces feux spectaculaires se sont propagés sous le regard impassible des autorités supposées les combattre. Malgré leurs ravages tant écologiques qu’humains (environ 15 millions d’hectares de forêt calcinés en un été, pour environ 50 000 décès humains prématurés dus à la pollution induite1), ils ont mis au jour une stratégie de gestion des risques environnementaux délibérément conditionnée à l’estimation de leur préjudice financier : on découvre alors que, par une loi de 2015, le pouvoir central russe a confié la gestion des risques d’incendie à des « zones de contrôle » locales dont l’intervention ne se justifie que si le coût des dégâts estimés dépasse significativement celui de l’intervention elle-même. Le rapport coût-bénéfice ne s’étant pas révélé probant pour ces régions reculées de la Sibérie, aucune intervention n’a été déployée au-delà de la protection directe des habitations exposées.

2Un tel choix, fondé sur un calcul d’opportunité financière et restreint à quelques paramètres face à ce qui se présente comme une catastrophe naturelle aux conséquences bien plus vastes que la perte d’une réserve de bois, illustre une approche des risques environnementaux dans les sociétés de marché qui dépasse de loin ce parti pris explicite de la Russie. Depuis deux siècles, l’Occident au sens large a en partage une économie capitaliste et libérale fondée sur des principes que l’on appellera mainstream, issus des évolutions des théories « classique » puis « néoclassique » nées en Europe et dans l’aire anglo-saxonne à partir du xviiie siècle. Dès les origines de cette tradition, ce qui tend aujourd’hui à être reconnu comme patrimoine environnemental ne s’est pas vu conférer de consistance propre : les ressources de la nature, « matières premières » et « exutoires », apparaissent dans les modélisations comme des variables parmi d’autres, nécessitant plus ou moins de capital ou de travail pour être exploitées ou entretenues, mais restant toujours remplaçables par ces autres facteurs de production2. Du fait de l’absence d’appréhension de son caractère systémique, la nature y est envisagée comme une sorte de réservoir suivant certes la loi ricardienne des « rendements décroissants3 », mais ne semblant pas susceptible d’être dévasté par une dégradation ou un épuisement radicaux4 — autrement dit, de subir une véritable catastrophe.

La catastrophe comme événement‑limite

3On peut en effet penser que ce qu’on appelle « catastrophe », a fortiori lorsqu’on la considère comme « naturelle », a précisément trait à la faillite, plus ou moins durable et parfois définitive, de la substituabilité. Le Trésor de la Langue Française révèle en effet que le terme « catastrophe » désigne un événement majeur dont les effets ne sauraient être compensés par la simple prolongation des logiques préexistantes :

A. 1. [En parlant de phénomènes naturels] Événement brutal qui bouleverse le cours des choses. […]
2. [En parlant d’événements du monde de la mécanique] Accident de grande proportion. […]
B. P. ext. 1. Événement aux conséquences particulièrement graves, voire irréparables ; état qui en résulte, ruine, désastre. 

4La catastrophe a donc pour modèle la catastrophe naturelle. Imprévue ou du moins non désirée, elle se distingue du simple accident en tant qu’elle marque un « avant » et un « après » par l’ampleur de ses conséquences5. La question reste de savoir ce que l’on entend par « événement brutal » : une catastrophe est-elle nécessairement explicite et soudaine, ou peut‑elle s’imposer à bas bruit, au fil de nuisances étalées dans le temps et l’espace, à l’instar du réchauffement du climat ? Une autre interrogation peut aussi porter sur l’énigmatique frontière entre facteurs strictement « naturels » et facteurs « humain ». Ici, nous suivrons pour commencer l’usage qui considère comme « naturelle » toute catastrophe qui se déploie par et dans un élément naturel, selon une dynamique non directement imputable à une activité humaine (comme le déferlement d’un tsunami), par opposition à la catastrophe « industrielle », liée à une technique ou à une négligence (comme l’explosion d’une usine chimique). On notera toutefois que dans les deux cas, la dimension « catastrophique » ne prend sens qu’eu égard aux êtres humains qui en pâtissent. Puisque ce que l’on appelle « risque » est la conjonction d’un aléa et d’un facteur de vulnérabilité qui est toujours humain, et « catastrophe » la réalisation dévastatrice d’un tel risque, alors c’est par définition l’humain qui fait la catastrophe. Le qualificatif « naturelle » renvoie seulement à l’origine de l’aléa :

Sont considérés comme les effets des catastrophes naturelles [...] les dommages matériels […] ayant eu pour cause déterminante l’intensité anormale d’un agent naturel, lorsque les mesures habituelles à prendre pour prévenir ces dommages n’ont pu empêcher leur survenance ou n’ont pu être prises6.

5Il convient donc de relever la nature « limite », le double caractère de frontière de la catastrophe : frontière temporelle entre l’avant et l’après, elle marque un changement d’état subi qui a pour caractéristique principale que l’état final remet en cause les acquis de l’état initial et impose un renouvellement contraint, dans l’urgence, de son mode de fonctionnement ; frontière symbolique, également, elle pointe l’évanescence de la maîtrise supposée de « la nature » par une humanité qui en serait distincte, et la vulnérabilité de celle-ci face à certains aléas. Cette ambiguïté constitue le cœur problématique de la notion, et explique sa difficile prise en charge tant par les sciences « naturelles » que par les sciences « sociales ».

6Aussi l’appréhension de la catastrophe, en particulier dans la dimension « naturelle » de son paradigme, met-elle de façon paroxystique l’esprit humain aux prises avec une difficulté philosophique aussi originelle qu’irrésolue, que « l’événement Anthropocène » ne fait que complexifier : celle de la séparation de l’artificiel (ou de l’humain) et du naturel7. Une telle séparation demeure aussi nécessaire que problématique. Elle semble nécessaire pour penser socialement la catastrophe naturelle, car l’être humain y apparaît comme la victime d’un processus qui s’impose à lui de l’extérieur. Elle n’en est pas moins le plus souvent disqualifiée, car l’imputabilité juridique du préjudice requiert dans la majorité des cas de ramener les facteurs à un élément humain dépositaire de la responsabilité et, en ce sens, susceptible de rendre des comptes (pour exposition délibérée au risque ou pour négligence, par exemple). Et en toute rigueur, elle se révèle finalement impossible, dans la mesure où la catastrophe illustre plus que tout autre phénomène l’inclusion de l’humain dans la nature, et sa dépendance vis-à-vis d’elle alors même qu’il prétend l’administrer selon ses propres normes.

7Cette tension irréductible travaille par essence les sciences dites « humaines et sociales », tiraillées entre l’appréhension spécifique de faits revendiqués comme intrinsèquement culturels et la recherche systématique d’invariants ou de tendances qui s’apparenteraient à des lois de nature. Elle est particulièrement manifeste dans celle qui se voudrait la plus formalisée et la plus efficace, prétendant fournir non seulement un modèle descriptif mais encore des indications prescriptives aux activités humaines socialisées : l’économie.

La modélisation économique, entre illusion d’une nature invulnérable et élusion de l’irremplaçable

8Depuis ses débuts dans la Modernité politique, la discipline économique, visant à produire la théorie systématisée de ce qui se déploie de manière immémoriale comme des activités économiques, apparaît en effet écartelée entre la tentation de considérer ces activités comme régies par des contraintes universelles et donc d’en déterminer les « lois naturelles », et celle de considérer la sphère économique comme un artifice autonome, usant certes de ressources naturelles mais n’existant en soi que par l’organisation proprement humaine de facteurs proprement humains : le capital, le travail et la technique.

9C’est ainsi que, dans l’économie dite libérale que l’on fait traditionnellement remonter à Locke et qui se déploie aux xviiie et xixe siècles dans l’école « classique », le travail se voit conférer une dignité et une efficace particulières, l’intervention de l’homme étant seule tenue pour productrice de valeur. La reproduction même du vivant, processus initialement naturel, devient une « production », dans le cas de l’agriculture ou de l’élevage, voire une « re-production », dans le cas d’un livre, par exemple. Cette conception perdure implicitement aujourd’hui, puisqu’elle donne lieu à une législation sur la « propriété intellectuelle » dans le cas des semences et des biotechnologies. Tout cela revient à considérer que le matériau de base, transformé ou ne serait-ce qu’isolé ou simplement identifié par l’humain, devient alors intégralement son œuvre. Tous les débats dits « bioéthiques » suscités par chaque avancée techno-scientifique de l’appropriation et de la maîtrise humaines des dynamiques du vivant, humain ou non-humain, reconduisent et cristallisent cette même incertitude fondamentale sur la frontière entre nature et artifice, et sur les places légitimes de l’une et de l’autre.

10Si cette incertitude travaille tout particulièrement l’économie, c’est que la discipline est censée rendre compte de l’ensemble de nos activités engageant la production, la consommation et la répartition de richesses, biens et services. Elle doit pour cela les considérer comme homogènes, ou du moins les rendre commensurables les uns aux autres. C’est ce que permet le médium abstrait qu’est la monnaie. Mais cette dernière pose le problème de l’estimation du prix, autrement dit de la « monétisation » de ce qui n’émane pas en première instance de l’humain, ou de ce qui ne possède qu’une valeur relative, symbolique, non quantifiable. Le fonctionnement et la cohérence mêmes de la discipline semblent ainsi contraires à la reconnaissance spécifique de certaines entités ou événements : biens communs et non‑rivaux, biens gratuits… ou encore de la catastrophe, dont on a souligné la position d’interface ambiguë entre domaine naturel et domaine humain.

11En effet, la nature en général apparaît dénuée de valeur intrinsèque dans l’économie classique et, de façon plus marquée encore, dans l’économie néoclassique. Dans la « fonction de production » ayant cristallisé la majorité des critiques jusqu’ici, l’épuisement ou la destruction d’une ressource est toujours susceptible d’être palliée par la substitution d’un autre facteur sans que le modèle en soit affecté. Dans le cas d’une catastrophe, les pertes entrant en ligne de compte sont presque exclusivement celles des aménagements humains ou de leurs conditions directes de possibilité. Ainsi, si certains éléments naturels utiles à l’homme peuvent être « monétisés », ils sont alors considérés de manière ponctuelle comme les éléments d’un stock par ailleurs renouvelable (moyennant d’éventuels coûts supplémentaires), et non de manière systémique, comme partie d’une totalité interdépendante et rétroagissante ayant une cohérence intrinsèque. Dans de telles conditions, ce qui constitue la catastrophe reste impensé, puisqu’au sein des modèles, une substituabilité reste possible et que toutes les pertes, environnementales ou anthropiques, sont susceptibles d’être virtuellement remplacées par des équivalents, moyennant capital, technique ou travail. Toute notion d’irréparable semble éclipsée.

12La façon de penser la catastrophe de l’actuelle économie mainstream est l’héritière de ces tendances : peu importe ce qui est advenu, une formule peut avoir raison de ce qui est « passé par pertes et profits » et il est possible d’envisager une solution de substitution. Comme l’ont récemment formalisé deux auteurs8, le concept de « résilience » économique se fonde sur le triple processus de « résistance, reset et relance ». Cette triple injonction témoigne du caractère éminemment abstrait d’éléments économiques considérés comme substituables, sans quoi le mot « reset » (« remettre à zéro ») n’aurait aucune plausibilité. Mais voilà qui revient précisément à nier ce qu’une catastrophe a en propre : la catastrophe, c’est l’absence de possibilité de « reset », de rebond comme si de rien n’était.

13Tout d’abord, un dommage n’est pas l’occasion de créer des richesses, comme le remarquait déjà Bastiat au xixe siècle d’un point de vue strictement macroéconomique, lorsqu’il dénonçait le « sophisme de la vitre cassée9 ». De nouvelles richesses seront certes engagées pour réparer les dégâts, ce qui génère une « croissance » du flux (ce que mesure le PIB, par exemple), mais du point de vue du stock, des richesses ont bel et bien été détruites, irréversiblement, et les physiciens parleraient à ce titre d’augmentation de l’entropie (nous y reviendrons). Et c’est encore ignorer l’élément psychologique, affectif, proprement humain, de la catastrophe vécue : une maison peut certes être remplacée par une autre, mais ce ne sera jamais la même, le « home » dont jouissaient naguère ses occupants ; la démographie et la prospective économique comptent certes sur le fait qu’une vie humaine est « remplacée » par une autre à la génération suivante, mais la personne même, dans sa spécificité, n’est pas remplacée, tout simplement parce qu’elle n’est pas « remplaçable10 ».

14À y regarder de plus près, on s’aperçoit que l’appréhension économique de la catastrophe naturelle qui domine les sociétés de marché se situe tout entière dans une perspective assurantielle : c’est dans son aspect juridique et financier que celle-ci importe au premier chef. En France, il est éloquent que la définition la plus précise d’une « catastrophe naturelle » dans le droit soit donnée par le Code des assurances11, qui précise également :

L’état de catastrophe naturelle est constaté par arrêté interministériel, qui détermine les zones et les périodes où s’est située la catastrophe ainsi que la nature des dommages résultant de celle-ci couverts par la garantie visée […]12.

Les indemnisations résultant de cette garantie doivent être attribuées aux assurés dans un délai de trois mois à compter de la date de remise de l’état estimatif des biens endommagés ou des pertes subies […]13.

15C’est donc un arrêté interministériel de « reconnaissance d’état de catastrophe naturelle » qui entérine l’existence officielle d’une catastrophe, parfois après plusieurs années, et qui fixe ce qui peut être indemnisé à ce titre. On mesure le caractère conventionnel de telles dispositions. Il n’est pas question de penser ni de réparer une catastrophe à proprement parler, mais d’imputer une responsabilité à une entité juridiquement identifiable (quitte à reconnaître une sorte de responsabilité « inimputable », celle d’un « agent naturel »), préalable à un dédommagement ou une indemnisation financière possibles des victimes humaines par une institution assignable. On relèvera l’ambiguïté des termes : un « dé-dommagement » sera perçu, mais le « dommage » ne sera pas annulé (tout au plus sera-t-il monétisé pour être peu ou prou « couvert »). Il en va de même de l’« indemnisation », qui ne rend certainement pas « indemne » !

16La logique de prise en compte économique de la catastrophe naturelle qui transparaît dans les dispositions juridiques et politiques est donc un ensemble de procédures visant à la réduire à :

  1. primo, une imputation de responsabilité répartissant la charge du « dédommagement » entre victimes particulières, assurances privées (qui peuvent choisir de ne pas assurer des personnes particulièrement vulnérables ou situées dans une zone où le risque augmente) et assurance publique (lorsque celle-ci existe) ;

  2. secundo, le dépassement de l’expérience même de la catastrophe par sa réduction virtuelle à un coût.

17Les procédures engagées, parfois différées dans le temps, oblitèrent les enjeux de temporalité (dans l’urgence), de globalité et de non-substituabilité. Ce qui peut être « compensé » néglige nécessairement le caractère irremplaçable de ce qui a été perdu. Pis encore : ce qui ne saurait être indemnisé, soit que la chose soit non monétisable (tel un bien gratuit), soit que la somme envisagée soit « incommensurable », sera traité comme inexistant. C’est ainsi qu’à l’échelle de l’État, quand les dommages excèdent ce que la société estime pouvoir prendre en charge ou sont d’une nature inévaluable — par exemple, la destruction d’un parc national qui n’était pas destiné à l’exploitation forestière et pour lequel le bénéficiaire de l’assurance serait identique à l’assureur —, aucun état de « catastrophe » ne sera reconnu. La catastrophe se décrète donc sous conditions de « gérabilité » par les institutions compétentes, comme si l’analyse juridico-économique précédait et déterminait les faits dont elle prétend rendre raison.

18Dans une certaine mesure, l’économie de l’environnement promouvant une « économie écologique » dans le sens du « développement durable » n’est pas totalement émancipée de ces logiques : la nature n’existe encore dans ses modélisations que monétisée. Voilà qui semble à première vue un écueil indépassable de toute modélisation économique, la commensurabilité étant inhérente à son exercice même. La nature y est réduite à un « bien » qui peut influer sur d’autres biens, et dont la destruction entraînerait une déplétion de ressources, d’exutoires ou des « externalités négatives ». Il s’agit alors d’« internaliser » ces externalités afin de rendre un processus plus « vertueux », ou de les rendre coûteuses pour dissuader de la poursuite de certains projets dont les coûts écologiques resteraient sinon latents (incitations négatives), ou de les compenser virtuellement par un investissement dans d’autres pratiques réputées écologiques. Sur ces points, on pense respectivement au principe voulu dissuasif de « pollueur‑payeur », qui a pu être critiqué comme une possibilité d’acheter des « droits à polluer », et à la « compensation carbone », qui consiste à racheter virtuellement des émissions de C02 par le financement d’initiatives permettant de les réduire ailleurs. Mais dans les faits, rien dans cette compensation supposée ne prévient ni ne réduit la pollution immédiate, ni ses conséquences à plus long terme, qui peuvent annihiler le bénéfice compensatoire escompté.

19L’appréhension de la catastrophe, justifiant par exemple une politique de prévention des risques (impliquant d’éventuels coûts de protection, ou des non-gains liés à l’application du principe de précaution), ressortit aux mêmes mécanismes de monétisation nécessaire. En d’autres termes, face à un bien naturel ou artificiel, il s’agit de déterminer combien coûterait sa destruction, que ce coût soit indexé à ce que rapporterait au contraire son exploitation dans de bonnes conditions (logique de manque à gagner, par exemple lorsqu’un exploitant forestier voit partir en flammes le bois qu’il comptait couper et vendre), ou à son coût de remplacement par des substituts (logique postulant artificiellement une substituabilité universelle, par exemple pour estimer le coût de remplacement de locaux inondés, d’une cargaison perdue…).

20Dans tous les cas, à nouveau, l’estimation de la perte voile son aspect véritablement « catastrophique ». Lorsque la Banque mondiale estime à « 485 milliards d’euros [les] pertes liées aux phénomènes climatiques extrêmes14 », même avec la bonne intention de pointer le préjudice subi par des populations souvent oubliées, il ne s’agit là encore que des coûts pouvant être quantifiés, relativement aux possessions et aux critères de « bien‑être » des personnes identifiées. Les dommages collatéraux attachés à la destruction de biens précis, dans un contexte précis, ceux-ci pouvant s’avérer les derniers de leur genre ou de leur espèce, sont oubliés. Et les éventuels dégâts à long terme dépendant de la dynamique propre de l’environnement comme écosystème, c’est-à-dire comme ensemble complexe et interdépendant tissé de boucles de rétroactions, restent pour leur part négligés.

Vers une économie de l’irréversible ?

21Une appréhension plus substantielle de la catastrophe, qui correspondrait davantage à l’expérience de rupture temporelle, psychologique et systémique de l’événement subi, requiert donc la prise en compte d’une temporalité fléchée, interdisant l’usage naïf de procédés de substitution ne s’avérant opératoires que dans l’espace abstrait de la modélisation ou de l’estimation comptable. Il s’agit de penser l’événement-catastrophe en tant qu’irréversible et ses dommages en tant qu’irréparables, et de traduire cette conception sous une forme utilisable par les sciences naturelles et sociales à des fins d’intellection, de prospective et d’action. Pour cela, il semble nécessaire d’introduire un facteur exprimant le passage du temps sans pour autant que ce facteur‑temps soit réduit, comme dans l’économie actuelle, à l’anticipation d’un coût (dévaluation) ou au contraire d’un gain (intérêts).

22Un tel renouvellement conceptuel semble possible par l’inclusion, au sein des modélisations économiques, du deuxième principe de la thermodynamique, branche des sciences physiques étudiant notamment les transferts d’énergie dans les systèmes physiques. Ce principe, dit principe de Carnot, pose l’irréversibilité stricte de tout changement d’état d’un système physique en termes énergétiques. Si la thermodynamique stipule dans son premier principe que dans un système donné, l’énergie totale est toujours conservée (rien ne se perd, rien ne se crée), elle précise ainsi néanmoins par son deuxième principe que l’énergie en question passe toujours d’une forme concentrée (par exemple, un litre de carburant) à une forme diffuse (par exemple, de la chaleur). Ce qu’on appelle communément une « déperdition d’énergie » dans une quelconque transformation n’est donc pas à proprement parler une perte, mais une dégradation inéluctable de cette énergie.

23Se saisissant de ces considérations dans la mesure où les sociétés humaines peuvent également être vues comme des systèmes physiques utilisant et transformant de l’énergie, une branche marginale de l’économie alternative se développe actuellement sous le nom d’« économie biophysique15 ». Elle se propose de réconcilier la science sociale qu’est l’économie avec les sciences naturelles que sont la physique et la biologie et la science formelle qu’est la théorie des systèmes pour acquérir une mesure plus globale, et idéalement plus exacte et plus durable, de l’impact des activités économiques humaines au sein de leur environnement. Partant de la thèse, issue de la théorie des systèmes et acceptée par l’économie mainstream sous le nom d’« économie de la complexité », selon laquelle les économies de marché sont des « systèmes complexes adaptatifs16 », l’économie biophysique va plus loin. Elle propose de considérer les sociétés tout court comme de tels systèmes. Pour cela, elle se refuse à les limiter à leur aspect artéfactuel, et entend intégrer dans le décompte des activités matérielles, physiques et économiques, non seulement les réalisations et productions humaines mais aussi les éléments vivants et environnementaux habituellement laissés de côté. Autrement dit, elle considère les sociétés comme des systèmes biophysiques complexes ou des sous-écosystèmes enchâssés dans l’écosystème plus vaste qu’est la biosphère. Sans être entièrement résolu, le problème de la séparation entre humain et naturel perd ainsi en pertinence.

24Dans l’économie biophysique, les variables considérées ne se réduisent pas aux matières premières, au capital, au travail ou à la technique (alias « l’innovation technologique »). Est aussi pris en compte un élément à la fois commun et irréductible aux autres, l’énergie, unité de base de tout changement d’état, naturel comme artificiel. Celle-ci a le propre d’obéir à un devenir temporalisé : de l’énergie concentrée, dite « noble », quand elle est exploitée, devient de l’énergie plus diffuse, dite « dégradée ». Un litre de carburant brûlé dans un moteur libère une énergie thermique dont une partie peut être convertie en énergie mécanique, une autre est irrémédiablement dispersée sous forme de chaleur. Autre exemple : une feuille de papier sur laquelle on aurait écrit ne pourrait être restituée à l’état de feuille de papier d’un côté, d’encre de l’autre, sans un surcroît d’énergie. Cette dimension temporelle des changements d’état et l’entropie mises en évidence par la thermodynamique remettent en cause l’idée d’un recyclage sans perte ou d’une économie véritablement « circulaire » : l’énergie est la variable implicite qui préside à toutes les transformations, le médium de toutes les activités, sans être de même nature que la monnaie communément considérée comme tel. Contrairement à celle-ci, elle ne demeure pas intacte au cours d’une transaction.

25Cette dimension d’usure liée à l’usage de l’énergie dans tous les processus de production, transformation ou consommation — à savoir, tous les processus économiques — est cruciale pour appréhender leur aspect écologique. Elle apparaît particulièrement indiquée pour appréhender ce qu’une catastrophe, naturelle ou non, engage d’irréversible, au-delà des artifices comptables. Remplacer une forêt de mille arbres centenaires ravagés par un incendie (ou tout simplement coupés !) par mille arbres jeunes ne remplace pas la forêt. Ces arbres auront encore besoin de décennies d’énergie pour en venir à égaler leurs prédécesseurs dans leurs différentes fonctions : ils stockeront moins de dioxyde de carbone17 ; ils contribueront moins efficacement à stabiliser ou à maintenir le sol hydraté par leurs racines ; chétifs et fraîchement implantés, ils demanderont peut-être même un surcroît d’énergie et de soins pour survivre. Le « remplacement » est donc illusoire : à chaque consommation, combustion, « exploitation » ou destruction, de l’énergie noble est dégradée et davantage d’énergie noble sera nécessaire pour entretenir ce qui est illusoirement présenté comme un substitut.

26Inscrire explicitement l’analyse économique dans la perspective biophysique qui l’englobe permet ainsi de penser le caractère irréversible de toute activité humaine. Cette approche transversale invite notamment à mieux envisager ce qui fait la spécificité de la catastrophe, et a fortiori de la catastrophe « naturelle » impliquant nombre d’éléments qui ne dépendent pas de la volonté ou de l’ingéniosité de l’homme : une variation définitive et porteuse d’effets imprévisibles d’un écosystème complexe. En d’autres termes, celle-ci renvoie à la rupture plus ou moins durable d’un équilibre dynamique temporalisé, où l’être humain ne peut intervenir sans risquer d’aggraver ce qu’il prétend réparer. Il n’est alors plus possible de trouver opportune une catastrophe, qu’on en attende un surcroît formel de croissance économique temporaire (cible de l’objection de Bastiat18) ou la motivation nécessaire pour opérer un tournant technique ou politico-économique majeur (la fin de la « dépendance au sentier19 »). L’économie biophysique révèle l’aberration de cette conception, une aberration tant économique qu’écologique et physique.

27Aussi la discipline économique gagnerait-elle à intégrer les apports de l’économie biophysique afin de mieux mesurer les coûts véritables de différentes politiques publiques ou initiatives privées dont l’opportunité immédiate peut se voir contrebalancée par des conséquences néfastes aussi latentes que disproportionnées, et de mieux évaluer le préjudice des catastrophes prévisibles. Il deviendrait dès lors également possible d’appréhender le changement climatique comme une catastrophe qui, pour ne pas être ponctuelle, n’en est pas moins brutale, irrémédiable dans l’unicité de ce qu’elle met actuellement en péril, et impensable en termes assurantiels. L’estimation du coût des dommages qu’il provoque pourrait cesser de se faire de manière discrète, en fonction des plaignants (humains) potentiels, mais serait globalisée et ne pourrait plus être minimisée20. Au-delà de la perte substantielle ou ontologique que tout œil non purement économiste entrevoit déjà, éclaterait au grand jour son véritable coût économique au sens premier du terme : son coût énergétique pour l’oikos tout entier.