Colloques en ligne

Guy Achard-Bayle

Faits de langue, de texte ... effets de fiction

SÉRAPHITA – SÉRAPHITUS
Après une pause pendant laquelle le pasteur parut recueillir ses souvenirs, il reprit en ces termes : « Emmanuel de Swedenborg est né à Upsal, en Suède, dans le mois de 1688, suivant quelques auteurs, en 1689, suivant son épitaphe. Son père était évêque de Skara. Swedenborg vécut quatre-vingt-cinq années, sa mort étant arrivée à Londres, le 29 mars 1772. Je me sers de cette expression pour exprimer un simple changement d’état. Selon ses disciples, Swedenborg aurait été vu à Jarvis et à Paris postérieurement à cette date. Permettez, mon cher monsieur Wilfrid, dit M. Becker en faisant un geste pour prévenir toute interruption, je raconte des faits sans les affirmer, les nier. Écoutez, et après, vous penserez de tout ceci ce que vous voudrez. »

Prises de position

1Le texte d’appel au présent colloque proposait deux axes de réflexion : la nature de l’effet de fiction et les effets de la fiction, le premier portant sur le propre de certains textes à être lus comme des fictions, le second sur les bienfaits ou les « troubles résultant de leur lecture ». Nous dirons tout d’abord que nous inscrivons notre participation du côté de la nature de l’effet de fiction.

2On pouvait alors prendre position entre deux conceptions de la fictionnalité : là, nous ne choisirons pas dans la mesure où nous situerons, plus d’ailleurs que notre conception, notre approche pragma-sémantique de la fiction entre option de lecture — ou interprétation — et propriété intrinsèque du texte — sens des marques et des opérateurs ; c’est en quelque sorte une position moyenne entre les auteurs cités dans le texte d’appel : J. Searle et G. Genette d’un côté, K.  Hamburger et D. Cohn de l’autre ; c’est en d’autres termes, empruntés à J.‑M. Schaeffer (1999 : 260‑261), une position moyenne entre « l’idée selon laquelle la fiction narrative serait un reflet, une reproduction de la réalité, et la thèse inverse qui y voit au contraire une sorte de construction se suffisant à elle-même ». De manière plus positive, maintenant, nous suivrons encore le même auteur pour affirmer que « l’imitation et la modélisation [la nature représentationnelle de la fiction] sont deux aspects définitionnels de toute fiction, et que ce qui importe, finalement, est la consistance de la fiction, en tant que (I) modalité du vraisemblable (qui peut aller du plausible au concevable), et (II) élaboration d’un univers donné à, et validé par un lecteur ». Nous reviendrons sur ces principes de fictionnalité à propos du statut et des désignations du personnage, qui seront au cœur de nos préoccupations et de nos démonstrations. Mais précisons encore que notre approche de la fiction concerne le genre précis, et limité, que sont les récits de métamorphose, en ce qu’ils représentent un processus de transformation radicale d’identité.

3On peut considérer alors, si l’on suit P. Ricœur (1990 : 176), que nous travaillons dans ce « vaste laboratoire que s’avère être la littérature pour des expériences de pensée où sont mises à l’épreuve du récit les ressources de variation de l’identité ». Dans ce « vaste laboratoire », et pour de telles « expériences », la réussite de l’effet repose, l’on s’en doute, sur des motifs et des « dispositifs d’intrigue », qui, parmi d’autres « facteurs d’immersion » (J.-M. Schaeffer, op. cit. : 261 et passim), plongent le lecteur dans un monde consistant de contrefactualité ; mais au-delà des « bricolages ontologiques », cette réussite repose, du moins est-ce notre hypothèse, sur un appareillage linguistique ou textuel qui doit permettre au lecteur de distinguer l’avant de l’après-métamorphose, et cela dans la lettre même du texte. Nous voudrions ainsi montrer, dans l’étude qui suit, que les « dispositifs », dont parle J.-M. Schaeffer, sont non seulement « fictionnels », mais aussi textuels.

4Parmi les faits linguistiques — ou textuels — qui contribuent à créer des effets, le premier à considérer selon nous, pour le genre retenu, est l’accomplissement effectif du processus métamorphique ; nous nous attacherons à montrer ainsi les modalités diverses de sa représentation, à partir de faits ou de marques linguistiques, discursives ou textuelles.

5C’est alors que nous pourrons chercher à déterminer les effets de ces modalités de représentation sur la lecture ou l’interprétation ; et ce n’est qu’alors que nous retrouverons, en termes d’effets d’interprétation, les questions relatives à l’illusion, à la fiction.

6Tout en rappelant un certain nombre de résultats auxquels nous sommes parvenu (G. Achard-Bayle, à par.), nous travaillerons sur un corpus en partie renouvelé, dans la mesure où l’intérêt de ce champ de recherches (dits des « référents évolutifs ») et, dans ce champ, l’intérêt du motif ou du type d’évolution choisi (les métamorphoses fictionnelles) résident pour une bonne part dans le recueil et l’étude de phénomènes inédits. Nous aurons alors à vérifier que ces phénomènes ont des répercussions sur le texte ou la langue et que celles-ci sont des effets de fiction, i. e. ont pour effet de créer de la fiction.

7Nous procéderons en trois temps. (I) En guise de cadre, nous préciserons tout d’abord ce que nous entendons par « fait de texte », « virtualité » et (vs) « factualité du texte » ; nous introduirons alors les récits de métamorphose dans ce cadre de « consistance textuelle ». (II) Pour rappeler nos travaux et résultats antérieurs, nous nous pencherons ensuite sur la spécificité des récits de métamorphose, en essayant de montrer comment l’on peut articuler, dans les dispositifs fictionnels, opérations et effets narratifs et opérations et effets linguistiques ou textuels ; nous développerons ici les questions relatives au statut logique des individus de fiction et à leurs désignations. (III) Enfin, attendu que la création de faits de texte est supposée engendrer des effets d’autant plus puissants qu’ils sont de fiction, nous aurons non seulement à enchaîner nos descriptions sémantiques à des interprétations pragmatiques, mais aussi à articuler ces calculs à une réflexion plus large sur ce qu’a de proprement textuel, en termes d’outils et d’opérations, le « laboratoire littéraire » que nous fréquentons.

Fait de texte & faits textuels

« Factum grammaticæ » vs virtualité du texte

8Nous nous inspirerons pour commencer du cadre et des notions définis par L. Lundquist (1999), qui constitue l’une des contributions les plus récentes à l’établissement d’une « grammaire de texte ». L. Lundquist part d’une expérience qu’elle a menée avec ses étudiants : il s’agissait de vérifier leur compétence textuelle, en leur demandant de reconstruire un texte dont les phrases avaient été mises en désordre. L. Lundquist commente ensuite les procédures mises en œuvre par les étudiants, qui, selon elle, sont de deux ordres : le repérage de marques (dites « intégratives » dans la mesure où elles permettent à une phrase de prendre place dans un espace plus vaste) et le calcul d’inférences. L. Lundquist remarque que ces marques et inférences peuvent être, de leur côté, d’ordre (I) logique ou argumentatif, (II) intra- ou (vs) interphrastique, (III) encyclopédique ou stéréotypique. En conséquence, les « instructions » données par le texte peuvent venir tour à tour :

9(I) d’opérateurs argumentatifs ou de connecteurs ;

10(II) du sémantisme des unités significatives, ou de « règles textuelles relatives à la coréférence, à la composition séquentielle, aux types et genres de texte ;

11(III) enfin de schémas, scripts, scénarios culturels, ou encore de critères de « plausibilité » chrono- et (psycho)logique.

12L. Lundquist en conclut alors que s’« il existe des règles linguistiques permettant de décrire [ou comme dans l’exercice proposé de retrouver] l’agencement des parties du texte (art. cité : 63), alors le factum textus est un factum grammaticæ » au sens où J. -C. Milner (1995 : 62) définit une grammaire : « un ensemble de règles permettant de décrire la manière dont se distribue sur les données de la langue la différenciation retenue, i. e. en correct vs incorrect ». D’où l’idée d’une acceptabilité qui fonde une grammaticalité dépassant le cadre strict de l’énoncé phrastique.

13Il n’en reste pas moins qu’en matière de grammaire textuelle, « une des premières difficultés que l’on rencontre consiste à dresser un inventaire raisonné et exhaustif » (M. Charolles, 1994 : 125) : d’une part parce que les faits textuels sont difficilement appréciables donc identifiables hors discours ou contexte ; d’autre part parce que ledit contexte ouvre ou est ouvert à tous les possibles...

14Et c’est bien là une brèche, où s’engouffre la fiction, et que creusent ses innovations ; on n’a pas manqué d’ailleurs de rejeter la conception (naïve, normative...) d’une « grammaire du texte », notamment au nom du littéraire (voir J.-F. Jeandillou, 2000 : p. 161). Pour notre part, nous compléterons cette conception d’un factum textus en rappelant quelques principes empruntés à P. Ricœur (1986/1995).

15La conception du texte présentée par P. Ricœur (op. cit.) est double ou duelle : d’un côté, le « texte est un tout, une totalité [notamment en ce qu’il] apparaît comme une hiérarchie de topiques, de thèmes primaires et subordonnés » (op. cit. : 224) ; de l’autre, le texte fait « référence, il a « une signification dynamique [...] à savoir son pouvoir de déployer un monde » (op. cit. : 236).

16Quant au texte littéraire, il est plus puissamment virtuel encore, en tant qu’il « est libre d’entrer en rapport avec tous les autres textes », et que « ce rapport de texte à texte, dans l’effacement du monde sur quoi on parle, engendre le quasi-monde des textes ou littérature » (op. cit. : 158). Du côté de la réception, il est « une œuvre ouverte, adressée à une suite indéfinie de lecteurs possibles » (op. cit. : 195).

17La virtualité supérieure du texte littéraire se construit ainsi par la conjugaison de deux mouvements — ouverture à l’Umwelt de tous les textes, projection de l’interprète —, qui « libère sa référence des limites de la référence ostensive » ; ce qui est assez proche de ce qu’avait mis en avant R. Barthes : « Le Texte est [...] structuré, mais décentré, sans clôture [...] un système sans fin ni centre » (1984/2000 : 75).

18Nous avancerons dès lors, avec P. Ricœur, que « pour nous, le monde est l’ensemble des références ouverte par les textes » (op. cit. : 211).

Cohésion & cohérence : facteurs & marqueurs de textualité

19Ceci dit, tout texte est donné à lire et à interpréter, même si « ce qui est [...] à interpréter dans un texte, c’est une proposition de monde, d’un monde tel que je puisse l’habiter pour y projeter un de mes possibles les plus propres » (P. Ricœur, op. cit. : 128).

20Et d’un point de vue strictement factuel, le texte comporte bien des « instructions » à cet effet. Dans ce domaine de l’interprétation, la macro-syntaxe ou la syntaxe fonctionnelle, d’un côté, la pragmatique, de l’autre, apportent leur précieux concours pour cerner et comprendre les opérations qui permettent au lecteur de donner sens à une suite d’unités et d’énoncés.

21On est à peu près d’accord aujourd’hui pour dire que ces opérations visent, lors de la lecture d’un texte, à restituer sa cohésion et sa cohérence. La cohésion est relative à l’organisation interne du texte en relations et plans ; elle repose sur des marqueurs tels que les connecteurs, les anaphores, les chaînes de référence, les expressions introductrices de cadres discursifs, les marques configurationnelles (telles que les alinéas ; sur tous ces points, voir M. Charolles 1994 : p. 128, mais aussi ses travaux de 1993 et 1997b). La cohérence d’un texte repose, elle, et sur les relations que ces ensembles cohésifs entretiennent avec leur extérieur (i. e. le contexte au sens « mondain »), et sur les inférences et les modèles de représentation (cognitive et discursive) que locuteur et récepteur élaborent au cours et au fur et à mesure de l’activité langagière. On considérera ainsi que la production ou la réception d’une séquence telle que :

(1) La chenille de Luc est devenue papillon. Il l’a vue s’envoler ce matin au jardin.

(D’après M. Charolles & C. Schnedecker, 1997 : 112)

22et donc l’interprétation de son anaphore ontologiquement « étrange » ou « incongrue » reposent sur des connaissances d’arrière-plan (ou encyclopédiques) qui valident une représentation mentale et discursive telle que : « la chenille + « s’envoler » ; ces connaissances pourraient être ici paraphrasées par quelque chose comme : « une métamorphose naturelle unit deux espèces animales dans une continuité d’identité numérique, c’est-à-dire que c’est un même individu qui est successivement : chenille puis papillon » (pour le détail, voir M. Charolles & C. Schnedecker 1993 et 1997, W. De Mulder 1995, A. Reboul 1997, et tout récemment N. Dobinda-Dejean 2000).

Factualité des récits de métamorphose

23La notion de représentation mentale et discursive est décisive pour l’interprétation d’une séquence telle que (1), alors même que celle-ci s’inscrit dans un cadre de référence naturel ou factuel... Il serait toutefois hâtif d’imaginer cette notion plus décisive encore pour un monde de fiction, et donc dans des cas de métamorphose surnaturels :

24— Pour la fiction, il serait en effet hâtif de ne considérer que sa non actualité, dans la mesure où l’on y trouve le plus souvent divers degrés ou modalités de contrefactualité dont certaines très proches de notre actualité (nous renvoyons sur ce point à Th. Pavel, 1988) ;

25— et même dans les cas les plus extrêmes, donc pour les récits de métamorphose, il faut compter avec l’exigence de pertinence ou d’intelligibilité : or, nous le verrons, les dispositifs et procédures (de narration, de désignation), qui sont censés rendre l’histoire d’un tel processus, sinon vraisemblable, du moins consistante, sont pour la plupart conventionnels - i. e. familiers au lecteur :

Si la fiction consiste à représenter des personnages, des objets et des événements qui n’ont pas d’existence dans le monde, elle ne peut les représenter que parce qu’elle utilise le même langage que celui que l’on utilise pour représenter des personnages, des objets et des événements qui existent dans le monde [...] La possibilité même de la fiction dépend donc du fait qu’elle utilise le langage ordinaire, et plus généralement, les moyens de représentation habituels.

(A. Reboul, 1994 : 429 ; souligné par l’auteur)

Dans une perspective d’analyse du discours il nous paraît [...] préférable de ne pas opposer la littérature à tout ce qui ne serait pas elle.

(D. Maingueneau, 2000 : 266)

26Il est donc bon à notre avis d’attaquer un récit de métamorphose sous cet angle, paradoxal on l’admet, d’un texte ou d’un discours narratif ordinaire ; sa factualité textuelle est donc ici qu’il participe de cet ordinaire discursif.

27Car, même si l’on sait que le texte de fiction n’a pas de référence mondaine, mais est ou construit son propre monde de référence (voir P. Ricœur ci-dessus, mais aussi W. John Harker, 1999 : 86, et Stefan Oltean, 1999), cohérence et cohésion n’y sont pas moins nécessaires. Si l’on prend ainsi, comme exemple de dispositif de représentation narrative, les désignations, on se rend compte que les mêmes opérations et procédures qu’ailleurs sont à l’œuvre, sont mises en œuvre :

28(I) la cohérence, fût-elle interne, repose sur la nécessité qu’une désignation dans le texte réfère à un individu dans le monde, celui en l’occurrence créé par le texte ;

29(II) la cohésion sur la nécessité que diverses désignations d’un individu co-réfèrent, au fil du texte, au même individu - voir, après le travail fondateur de F. Corblin (1983), G. Achard-Bayle (1996), M. Charolles (1997a), C. Schnedecker (1998), M. Perret (2000).

30Nous allons maintenant illustrer et développer ces divers points : statut de réalité du personnage, procédures et modalités de sa désignation dans les cas évolutifs fictionnels qui nous retiennent.

Spécificité textuelle des récits de métamorphose : de quelques faits et effets paradoxaux

31Les récits de métamorphose présentent à double titre ou, mieux, à deux niveaux un paradoxe. À un premier niveau, ordinaire, il est de représenter un « quelconque état possible des choses, « un monde réellement fictif (Th. Pavel, op. cit. : 59 et 75). D’un point de vue linguistique ou discursif, cela implique que les individus (au sens large de P. Strawson : il peut s’agir d’entités concrètes ou abstraites, de personnes, de qualités ou d’événements...) dont il est fait mention sont des référents qui existent nécessairement dans le monde (mental) que le discours construit mais aussi auquel il renvoie. La référence présuppose donc l’existence (c’est « l’axiome d’existence » de J. Searle, 1972 : 127), et le paradoxe est alors que « des inexistants [nous] sont imposés comme existants [et que] pourtant nous n’avons pas le sentiment d’être trompés » (R. Martin, 1988 : 161 et 164).

32Néanmoins la difficulté, si l’on peut dire, avec les récits de métamorphose ne réside pas tant dans le fait de présupposer la réalité d’inexistants (voir ailleurs l’existence de la Licorne), que dans celui de faire se côtoyer différents « degrés d’être » (A. Meinong, 1904/1960, repris par Th. Pavel, op. cit. : 40) ; non seulement, bien entendu, parce que le processus métamorphique fait se succéder deux états ontologiquement inconciliables pour notre actualité (qu’il s’agisse proprement d’une métamorphose qui fait changer d’espèce, et là « changer » signifie « passer de... à... », ou qu’il s’agisse d’un dédoublement qui fait changer de personne, et là « changer » revient souvent à « faire alterner... » ; voir sur ce point L. Dolezel, 1985), mais aussi parce que :

33— d’une part, et dans une proportion non négligeable de cas, l’accomplissement du processus est soumis dans la narration et, plus intéressant, dans l’histoire même, à l’attestation donc à l’autorité d’autres sujets, de perception ou de conscience, et dans ces conditions, l’on sait que le point de vue d’un côté, la mémoire de l’autre, sont des facteurs très actifs, l’un de déformation, l’autre, inversement, de sauvegarde ;

34— d’autre part, ce peut en être la cause comme la conséquence, le système de désignation dans une même proportion de cas ne « suit » pas le processus, ne l’« accomplit » pas.

35Il y aurait donc bien, fondamentalement, un décalage entre l’inactualité intentionnelle de l’histoire et de ses motifs, et l’ordinaire inévitable du discours qui en rend compte. Et en effet, à de rares exceptions, dont nous présentons certaines plus bas, il n’y a pas, dans les textes que nous avons dépouillés, de coup de force discursif qui soit... à la hauteur de l’événement !

36On en vient donc à ce deuxième niveau de paradoxe où il n’y a finalement qu’assez peu de récits où le processus se passe « naturellement », c’est-à-dire où la métamorphose est suivie d’effet, l’effet d’un changement catégoriel de désignation (voir ci-dessous l’exemple [2]), ce qui n’est pas bien entendu sans effet contraire sur le paradoxe fictionnel du niveau précédent ; effet que l’on pourrait reformuler ainsi après R. Martin (1988 : 164) : nous savons que les affirmations données pour vraies dans la fiction ne correspondent à rien, et pourtant nous avons le sentiment de ne pas être « vraiment trompés »...

37Nous n’avons pas hélas la place d’illustrer suffisamment ce paradoxe ; nous nous contenterons donc de proposer de courts exemples, illustrant essentiellement les diverses raisons de « blocage que nous avons pu recenser.

Faits & effets déclencheurs vs bloquants

38Nous commençons par présenter un phénomène et un texte « modèles » :

(2) Mélion entre alors dans la forêt, ôte ses vêtements et reste nu, enveloppé seulement de son manteau. Sa femme le touche, tout nu, avec l’anneau : il devient alors un loup grand et fort.

Le loup court vers l’endroit où il a vu le cerf couché et le suit à la trace, mais il aura fort à faire avant de l’avoir atteint et pris et avant d’avoir de sa chair.

(Le lai de Mélion : 269. Le texte original présente les mêmes désignations nominales : Melïon, Li leus..., les substituts sujets atones n’étant pas, eux, exprimés en ancien français.)

39On considérera qu’il s’agit là d’un « modèle de métamorphose textuellement accomplie », en ce sens où à une première chaîne de référence (Mélion... il...), est substituée une autre (Le loup... il... il...), après que le processus a eu lieu (devient un loup). Il n’est donc pas possible d’interpréter ces chaînes et leurs marques comme coréférentielles. L’actualisation du processus est, ici, attestée par le fait qu’une description indéfinie attributive (un loup) est rappelée, ou réinstanciée, par une description définie à valeur référentielle, et, comme il a été maintes fois dit par les linguistes mais pour l’ordinaire des discours et des textes, ce type d’anaphore présuppose l’existence du référent visé, sous cette description ou identité-là. Mais, comme on l’a dit, les choses sont rarement aussi « simples » ; voyons quelques facteurs de « blocage » :

40I. Processus en cours, inachevé, suspendu ou « caché » par l’histoire

(3) Il n’y avait plus maintenant à se faire de questions sur les traits altérés des cochons. Dehors, les yeux des animaux allaient du cochon à l’homme et de l’homme au cochon, et de nouveau du cochon à l’homme ; mais déjà il était impossible de distinguer l’un de l’autre.

(G. Orwell, La ferme des animaux : 150-151)

41On citera à ce propos l’analyse que fait G. Belzane (1990 : 24) de Daphné (chez Ovide) :

La métamorphose, si instantanée soit-elle, ne saurait être un état, mais toujours un devenir, non pas un résultat, mais l’opération qui le produit.

42II. Emploi de marques déictiques personnelles et narration à la 1ère personne

43Les marques déictiques personnelles n’ont aucun contenu descriptif et réfèrent obligatoirement à un sujet de conscience, et toujours au même, du fait que la conscience par définition, i. e. dans notre tradition métaphysique, passe d’un état à l’autre, d’un corps à l’autre :

(4) Je ne saurais naturellement reproduire aujourd’hui avec des mots humains ce que je ressentais alors en singe...

(F. Kafka, Rapport pour une Académie : 167)

44III. Même effet avec la 2ème personne (en dialogue)

(5) Tu as été homme autrefois comme nous... devenu oiseau... tu connais tout ce que connaissent l’homme et l’oiseau...

(Aristophane, Les oiseaux : 32)

45IV. Indistinction phénoménologique et/ou incrédulité ontologique, qui fait/font que la métamorphose est assimilée à un déguisement, un travestissement

(6a) Tu t’émerveilleras en voyant des êtres humains changer de nature et de condition pour prendre une autre forme...

(Apulée, L’âne d’or ou les Métamorphoses : 31).

46V. Même effet avec/à cause de la réversibilité du processus

(6b) Tu t’émerveilleras en voyant des êtres humains changer de nature et de condition pour prendre une autre forme, puis par un mouvement inverse se transformer à nouveau en eux-mêmes...

47L’effet inhibiteur de la réversibilité est ici cumulé à celui (II) de l’autodésignation et de la conscience de soi - celle-ci étant nécessairement toujours la même (ce point est développé par P. Ricœur, 1990, et sous un angle plus « physiologique par S. Ferret, 1993).

48VI. Assimilation figurée (métaphore ou « reclassification animale du référent)

(7) Ces exécrables caméléons [les sorcières thessaliennes] se transforment en n’importe quel animal [...] Elles se déguisent en oiseaux, en chiens, en souris et même en mouches.

(Apulée : 64)

49L’expression référentielle démonstrative qui introduit ici l’énoncé prédiquant ou censé prédiquer la métamorphose peut être interprétée métaphoriquement, et cela pour deux raisons que l’on peut dissocier, même si l’effet de l’une est lié à, soutenu par l’effet de l’autre, ou vice-versa : (I) le rôle spécifique du démonstratif dans les procédures de rappel/reprise avec expression du point de vue du locuteur : en effet ces caméléons se transforment ...suffirait à indiquer au lecteur l’intention déformante de cette saisie dite « reclassifiante du référent » (voir F. Corblin, art. cité, et ci-dessous l’exemple [13]) ; (II) le sémantisme du qualificatif exécrables.

50Plus loin, le prédicat « pseudo-transformateur » (se déguiser en...) peut rétroactivement, et à la fois : renforcer la lecture figurée de la tête nominale caméléon du SN de reprise ; annuler l’effet métamorphique déclenché par le prédicat se transformer en... (sur la question des prédicats transformateurs et « pseudo-transformateurs », voir : G. Achard-Bayle, 1997a et 1999, M. Charolles & J. François, 1998, C. Schnedecker, 1997).

51VII. Varia : Ontologie/phénoménologie, désignation/adresse, référence/attribution, focalisation/croyance

(8) Raymondin... vit Mélusine dans le bassin. Jusqu’au nombril elle avait l’apparence d’une femme... à partir du nombril, elle avait une énorme queue de serpent...

- Ah très infâme serpente !... Vous n’êtes qu’illusion...

(Mélusine :230 et 250)

52On trouve résumé ici l’ensemble des facteurs décrits :

53— l’adresse personnelle et le contenu descriptif nul du marqueur : vous...

54— les position et fonction non référentielles de la description animale : serpente ! (figurative, i. e. « non recatégorisante » au sens de [2]).

55— l’opacité du contexte focal : il vit (narration filtrée d’entrée par les perceptions du personnage) ; opacité phénoménologique qui est renforcée

56— par l’effet d’une croyance : avoir l’apparence=>illusion ;

57— et par l’imperfection du processus, son résultat « monstrueux », i. e. hybride : Mélusine moitié femme, moitié serpent. (voir sur ce point J. Goimard & R. Stragliati, 1977 : 19).

Où les faits se combinent & les effets se compliquent : univers de.../univers dans la fiction

58On peut en outre tirer des exemples précédents plusieurs enseignements. Certes (I) les dispositifs narratif et linguistique sont souvent indissociables (par l’imbrication de la vision et de la voix notamment), mais (II) davantage encore ce double système de filtrage anthropocentrique (voir sur ce point J.-M. Adam, 1993 : 73) fait que, dans un type de récits où l’enjeu est pourtant une « expérience sur l’identité », le monde contrefactuel représenté acquiert difficilement un statut ontologique (substantiel et événementiel), et donc référentiel, autonome ; c’est-à-dire (III) qui, notamment par la délégation (énonciative et/ou focale) qui est faite aux personnages, rompe avec nos conventions ou ancrages mentaux et discursifs ; donc (IV) qui ne vaille que par lui ou en lui, ou, (V) en d’autres termes, qui soit « vraiment sui-référentiel » : par l’évolution transparente de ses référents et par la désignation ad hoc de ceux-ci, au travers notamment de la recatégorisation lexicale et l’instauration de chaînes référentielles concurrentes.

59Mais il est certain, ce sera le paradoxe de cette section, qu’à jouer ainsi d’écrans, le narrateur gagne au moins de ne pas « instaurer le lieu d’une image d’univers où se trouve prise en charge la vérité de ce qui est dit » (R. Martin, art. cité : 167). C’est ce qu’illustre parfaitement cet exemple canonique :

(9) Père ! Il faut simplement que tu essaies de te débarrasser de l’idée que c’est (es ist) Gregor [...] Mais comment cela (es) peut-il être Gregor ? Si c’était Gregor, il (er) se serait vite rendu compte qu’une cohabitation entre des êtres humains et un tel animal n’est pas possible, et il (er) serait parti de lui-même. Nous n’aurions plus de frère, mais nous pourrions continuer à vivre et à honorer son souvenir. Tandis que maintenant cet animal (dieses Tier) nous persécute...

(F. Kafka, La Métamorphose : 169)

60Il l’illustre par une étonnante architecture polyphonique qui enchâsse dans le discours narratif (ici absent), des paroles rapportées directement, et, dans celles-ci, deux univers de croyance antagonistes : l’idée que la sœur et le père se font chacun de l’identité de Gregor ; ou plus exactement encore : l’idée de la sœur, et l’idée que la sœur imagine, ou s’imagine, être celle du père : Si c’était Gregor... L’effet textuel, original, est que le lecteur se retrouve face à deux chaînes de référence concurrentes, imbriquées ou alternées, mais inconciliables en termes d’espèces - et de sémantique lexicale : traits + ou - humains (et genre masculin vs neutre) ; le lecteur se retrouve donc, dans ce cas exemplaire d’indétermination, devant un système référentiel, et par conséquent, une ontologie, à la valeur de vérité « indécidable »...

61C’est que nous sommes aussi dans un autre monde, ou une autre modalité, de l’étrange ; un étrange qui résulte moins de « contrefaits » (ou de la construction consistante d’un monde contrefactuel) que des effets du flou de sa représentation : or la représentation, dans ce monde contrefactuel donné pour vrai, est celle d’univers mentaux (et de leurs images divergentes) qui produisent ou construisent des univers contrefactuels « proprement imaginaires ».

Effets « méta-narratifs » : représentation & mention du dispositif

62À l’opposé, il faut bien dire que, et voir comment le narrateur a les moyens de (ré)instaurer une ou sa « vérité ». Mais c’est alors un nouveau paradoxe, car le narrateur est souvent contraint de dévoiler sa « mécanique » ; nous nous attacherons à le montrer ici encore à la lettre.

63Cette procédure de dévoilement a été étudiée linguistiquement de très près par M. Vuillaume (1990), qui parle à ce propos de « fiction secondaire ». Celle-ci consiste, d’une première façon très affichée, en des commentaires (hétérodiégétiques omniscients) que l’on pourrait dire de « gestion du dispositif narratif » :

(10) Une sentinelle cachée dans les broussailles [...] veillait à ce qu’aucun profane ne vînt troubler l’important conciliabule auquel, en notre qualité de romancier, c’est-à-dire de magicien à qui toutes les portes sont ouvertes, nous allons faire assister nos lecteurs...

(A. Dumas, Le page du Duc de Savoie : tome 1, 15 ; cité par M. Vuillaume, op. cit. : 65)

64On peut rapprocher de cet exemple hors corpus celui cité ci-dessus : (6) Tu t’émerveilleras... Ceux qui suivent, toujours dans notre corpus, sont plus explicites ou démonstratifs que cet exemple (6). On citera par exemple, sans le commenter davantage ici, cet autre qui a fait l’objet de deux études (M. Charolles, 1997a, G. Achard-Bayle, 1997b) :

(11a) « Réveillons nos dormeurs », dit M. Cherbonneau [le docteur qui a procédé au déménagement des âmes entre Octave de Saville et Olaf Labinski] et se plaçant devant le corps du comte Labinski habité par l’âme d’Octave, il fit les passes nécessaires pour le tirer de l’état somnambulique [...] Au bout de quelques minutes, Octave-Labinski (désormais nous le désignerons de la sorte pour la clarté du récit) se redressa sur son séant...

(11b) Resté seul avec le corps d’Octave de Saville, habité par l’âme du comte Olaf Labinski, le docteur Balthazar Cherbonneau se mit en devoir de rendre cette forme inerte à la vie ordinaire. Au bout de quelques passes, Olaf-de Saville (qu’on nous permette de réunir ces deux noms pour désigner un personnage double) sortit comme un fantôme du profond sommeil [...] il se leva...

(Th. Gautier, Avatar : 260 et 265)

65Mais l’intervention ou l’intrusion du narrateur (voir sur ce point G. Genette, 1972 : 135, 211, 243-245) peut être plus discrète :

(12a) Les loups sont des bêtes comme les autres. Ils n’ont pas d’âme. Pour eux, tout finit juste au moment de la mort. Cependant, une fois chaque année, les loups du même pays s’assemblent pour entendre la messe. Cette messe est dite par un curé-loup, qui a appris son métier je ne sais où. Le curé-loup monte à l’autel, juste à l’heure de minuit du dernier jour de l’année, qui est la fête de saint Sylvestre. On dit qu’il y a aussi des évêques-loups, des archevêques-loups, et un pape-loup. Mais nul ne les a jamais vus. Pour les curés-loups, c’est une autre affaire. Vous allez en avoir la preuve.

(La messe des loups, in D. Bernard, 1981 : 177)

66On trouve ici un narrateur intradiégétique qui commence par prendre la parole en tant que je : le récit pourrait être une Ich-Erzählung, un témoignage personnel sur un phénomène de lycanthropie. Or, les deux occurrences de la première personne : (explicite) je ne sais où, et (implicite) Vous allez en avoir la preuve, expriment, tout au contraire de l’omniscience, les limites d’un point de vue. Il faut donc recourir à d’autres témoins ; et le conte se poursuit, ou plus exactement reprend ainsi (dans un nouveau paragraphe) :

(12b) Il y avait autrefois, dans la ville de Mauvezin, dans le Gers, un brave homme...

67c’est-à-dire comme un conte « classique », où l’instance narrative première et de première personne disparaît derrière une voix anonyme, dont l’autorité est bien plus importante pour le genre et son interprétation : la tradition orale.

68Du point de vue du dispositif linguistique, lexical et référentiel, on peut comparer les deux derniers exemples (11) et (12). Tous deux présentent des cas de désignation intéressants : l’audace du premier (11a et b) est évidemment plus grande, mais l’effet sur le lecteur est selon nous inversement proportionnel à la démonstration qui accompagne sa mention. D’ailleurs, le narrateur d’Avatar renoncera par intervalles à ces désignations (voir les études citées), et en tout cas dans un très bref délai aux descriptions complètes du type : le corps d’Octave de Saville, habité par l’âme du comte Olaf Labinski, qui seraient beaucoup trop coûteuses en termes de pertinence ou de quantité (suivant la « maxime » de P. Grice).

69Dans le cas de (12a), les choses vont, dirons-nous, plus « naturellement » : d’une part, parce que la procédure de composition lexicale utilisée est en soi ordinaire (ce qui n’est pas le cas quand B. Vian « fabrique », à l’envers, anthropolycie — in Le loup-garou : 9) ; d’autre part, parce que le commentaire du narrateur n’intervient qu’alors qu’une chaîne a été instaurée, et que le lexème nouveau — avec le référent catégorisé correspondant — y a été introduit (SN indéfini : un curé-loup) et répété au moins une fois comme expression référentielle individualisante (SN défini : le curé-loup). En outre, le commentaire du narrateur porte sur l’espèce générique des curés-loups, laquelle valide après coup l’individu précédemment visé comme l’un de ses spécimens ; si bien que, à partir du moment où l’autorité d’une voix omnisciente est convoquée sous la forme anonyme de la tradition orale, la désignation individualisante en question perd, si besoin est, l’effet potentiel d’atténuation suscité et par sa mention et donc par l’interprétation en partie autonymique que le lecteur peut en faire (quelque chose comme : « un curé-loup »... ce curé-loup).

70Nous ne dirons rien ici du rôle « mentionnel » des guillemets qui est connu ; nous ne nous attarderons pas davantage sur celui du démonstratif en reprise immédiate, démonstratif dont on a dit à propos de (7), et dont il a été montré qu’il est très efficace dans ce type d’emploi, et pour ce type d’effet : nous renvoyons à l’article de M.-N. Gary-Prieur & M. Noailly (1996), et à une livraison plus récente encore de Langue française 120 (M.-N. Gary-Prieur & M. Léonard (eds) 1998).

Effets au « second degré »

71Nous voudrions pour finir rattacher nos descriptions sémantiques et interprétations pragmatiques à une réflexion plus large sur la manière dont s’articulent faits textuels et effets fictionnels dans le « laboratoire littéraire » que nous fréquentons. Nous traiterons deux cas.

« Double sens »

72Le premier pourrait faire suite, dans notre démonstration, à La Métamorphose (9), mais il est plus explicite encore pour la représentation imbriquée de divers univers de croyance :

(13a) Les croyances varient beaucoup sur la nature et les intentions plus ou moins mauvaises des flambettes. Il en est qui [...] pour en venir à leurs fins, ne se gênent nullement pour prendre diverses apparences.

(13b) On raconte qu’un berger, qui avait appris à se les rendre défavorables, les faisait venir et partir à son gré. Tout allait pour lui, sous leur protection [...] Cependant, on le vit tout à coup devenir maigre, jaune et mélancolique. Consulté sur la cause de son ennui, il raconta ce qui suit.

(13c) [...] Il fut bien étonné de voir que les ouailles qu’il croyait poursuivre n’étaient autres que des petites femmes blanches [...] Quant à ses chiens, il les vit muées en deux grosses coares (corbeaux) qui volaient de branche en branche en croassant.

(13d) [...] Cette fois, il rêva qu’une vieille chèvre, à grandes cornes d’argent, parlait à ses ouailles [...] Il s’imagina que ses chiens étaient mués en bergers, et lui-même en bouc que ces bergers battaient et forçaient à courir.

(G. Sand, Légendes rustiques, Les Flambettes : 86-89 ; nous soulignons ici les italiques de l’auteur)

73Ce texte commence par une introduction qui est un commentaire d’ordre disons ethnographique : nous citons en (13a) le dernier paragraphe de ce commentaire, qui introduit la narration proprement dite ([13b] : consulté... il raconta...).

74Ainsi l’histoire du berger est censée illustrer une croyance partagée ; on trouvait d’ailleurs, à la page précédente (85), l’introducteur d’espace mental ou d’univers de croyance suivant (sur ce point, voir G. Fauconnier, 1984, et R. Martin, 1983 et 1987) :

(13e) Pour les paysans, [les flambettes] ce sont des âmes en peine [...] Comme le lupeux et le follet, on les entend rire...

75Et c’est tout d’abord dans la portée de cet univers de croyance collectif que des métamorphoses ont lieu, ou du moins sont racontées. Or le narrateur anonyme annoncé (13b) : on raconte qu’un berger... cède en fait la place et la parole au berger lui-même ; et, même si elle reste à la « troisième personne », la narration est alors à prendre comme du discours rapporté (par on) de type indirect :

(13f) ... il raconta ce qui suit. [alinéa] Une nuit qu’il était couché...

(13g) ... il raconta qu’une nuit qu’il était couché...

76Dès lors, c’est à un espace discursif — et mental — particulier qu’il faut rapporter l’histoire. On trouve ainsi, après La Métamorphose, un autre cas d’imbrication d’univers, mais aussi une autre figure, puisque l’imbrication se fait ici dans une relation de continuité ou de complémentarité (partie-tout, berger-paysans), et non de divergence, suivant même ce que suggèrent la distribution et le partage des « voix (voir déjà notre étude de 1996) :

(13h) On raconte qu’un berger... raconta... [qu’]une nuit qu’il était couché...

77On se demande, néanmoins, ce que (13) ajoute à (9), en tout cas en termes de conflit de désignations - et d’interprétations d’un processus métamorphique...

78L’intérêt, à notre avis, de ce texte vient de ce qu’il assimile ou « confond le récit documentaire (sur les croyances des paysans — leurs mentalités, dirait-on aujourd’hui), et le récit fictionnel (l’histoire d’un berger). Il vient ensuite des deux métamorphoses qui se produisent dans cette histoire, certes, mais davantage encore de leur statut ontologique, donc de leur mode de représentation ; la première a lieu « réellement », tandis que la seconde est rêvée — du moins est-ce ainsi que les événements sont rapportés :

(13d) Cette fois, il rêva [...] Il s’imagina que ses chiens étaient mués en bergers, et lui-même en bouc que ces bergers battaient et forçaient à courir.

79Il en résulte un nouveau creusement du dispositif de représentation, d’ordre cognitif, dirons-nous, puisqu’il concerne le berger en tant que sujet de conscience : il rêva... Il s’imagina. On est donc passé, depuis le début, de croyances partagées aux images d’un particulier ; mais on est passé aussi, dans l’histoire, de l’espace événementiel à l’univers mental du personnage : il vit... Il s’imagina...

80C’est ce qu’à notre avis suggère textuellement les italiques de l’auteur dans les deux cas soulignés :

(13c) Quant à ses chiens, il les vit muées en deux grosses coares (corbeaux)...

(13d) Cette fois [...] Il s’imagina que ses chiens étaient mués en bergers...

81d’autant que le rapprochement entre (13c) et (13d) est favorisé d’une part, ou formellement, par la répétition du verbe et par l’introducteur temporel, d’autre part, ou thématiquement, par la réapparition des chiens comme patients du procès métamorphique (voir sur ce point, thématique, F. Berthelot, 1993). Or si notre regard de lecteur suit bien ces marques ou indications, nous pouvons observer que les deux procès sont gouvernés par des verbes introducteurs : il les vit muées... il imagina que ses chiens étaient mués...qui tous deux expriment des attitudes du sujet, et donc filtrent, à travers elles, le procès. Il résulte de cette observation, pour l’interprétation :

82— que les événements se passent effectivement de manière identique dans les deux cas d’expérience vécus : le réel (le vu) vs l’imaginaire ;

83— donc que le réel et l’imaginaire, au travers des croyances d’un côté, des rêves de l’autre, produisent de même manière des fictions, c’est-à-dire de mêmes événements et individus de fiction.

84Mais, et c’est là que cet exemple avait retenu à l’origine notre attention, il y a encore un coup de force textuel à observer et interpréter :

(13c) Quant à ses chiens, il les vit muées en deux grosses coares (corbeaux)...

85Le coup de force consiste ici en l’accord du participe passé, non pas avec le COD antéposé, mais avec le complément prépositionnel post-verbal. En termes de représentation syntaxique du sens, un processus métamorphique « canonique » se présente sous la forme suivante : SN1 (état initial) + verbe (transformateur) + en (transition) + SN2 (état résultant) - voir C. Schnedecker (1997), M. Charolles & C. Schnedecker (1997), C. Schnedecker & M. Charolles (1999), G. Achard-Bayle (1997a) et (1999). Puis une fois le processus ainsi posé ou « déroulé », le SN2 peut faire l’objet d’une reprise référentielle ; voir en (2) le loup, et ici même :

(13d) Il s’imagina que ses chiens étaient mués en bergers, et lui-même en bouc que ces bergers battaient et forçaient à courir...

86à la différence près que, si (2) fait réapparaître le loup comme défini, (13d) ressaisit bergers par un démonstratif, avec l’effet subjectif et mentionnel que ce type de déterminant, on l’a vu, véhicule. On peut alors dire, pour revenir à (13c), que la représentation textuelle fait l’économie et de ce déroulement et de cette reprise ou ressaisie. L’effet du processus ontologique, à partir du moment où ce dernier est accompli (voir la différence avec : il les vit se muer en deux grosses coares...) est un changement de genre, lequel est supporté par ou reporté sur le procès lui-même ; ce qui est d’une certaine manière logique, puisque ce que le berger voit (accompli), ce sont (désormais) deux grosses coares et non (plus) ses chiens...

87Mais les conventions linguistiques n’en sont pas moins bouleversées ; et il convient de s’interroger aussi sur la manière dont on interprète cette marque (d’accord) inattendue. Pour ce faire, il est intéressant de noter que l’interprétation du noyau verbal de l’énoncé il les vit muées repose sur un double mouvement, sans doute simultané : rétrospectif pour la coréférence les => ses chiens (ou plutôt : ses chiens <= les), et prospectif pour l’accord muées => coares. Le phénomène ainsi raconté, représenté oblige donc à parcourir le texte « en double sens, mais surtout à le faire très localement. Et c’est à notre avis dans ces opérations de parcours très locales que résident : et un effet surpuissant, ou démultiplié, de fiction (par le raccourcissement spectaculaire d’un processus... déjà extraordinaire) ; et une manifestation du propre textuel d’un genre littéraire...

88Un propre qui est moins d’enfreindre des règles ou des conventions (voir a contrario les exemples [11a] et [11b]) que d’activer des processus de lecture et de compréhension inédits, sur la base ou au travers des réseaux qui tissent le texte. En d’autres termes, dans un tel cas « limite », c’est par les habitudes acquises (en compétence textuelle), et par des opérations de repérage ou de liage (à but cohésif) qu’un nouveau monde de référence ou qu’une nouvelle cohérence surgit. On voit bien ici qu’on ne saurait faire pour cela l’économie du texte, ou de la dimension proprement textuelle du récit.

89On voit aussi ce qu’une lecture pragma-sémantique ou textuelle apporte ou peut apporter ; elle permet sans doute de donner ou rendre au texte une personnalité qu’une approche générique tendrait à gommer.

Sens ou interprétation ?

90Le second cas que nous voulions présenter dans cette dernière partie pourrait faire suite à la fois à Avatar et à La Métamorphose. En effet, d’une part il révèle la mécanique « illusionniste », d’autre part, et dans la tradition du roman du début du xxe siècle, il focalise intérieurement sur la conscience et la mémoire du personnage, qui garantissent à ce dernier, contre ou malgré l’arbitraire et du narrateur et des apparences, une (certaine) continuité d’identité et d’identification. Mais on verra aussi, ou finalement, que les apparences « sont sauves (les visages sont ressemblants), ne serait-ce que parce que ce sont elles qui, de l’extérieur, assurent la reconnaissance, rendent possible la réidentification (voir sur ces points P. Strawson, 1973, et S. Ferret, 1993).

91On remarquera alors le rôle des substituts pronominaux, qui, contrairement aux personnels (voir ci-dessus : [4] et [5]), sont descriptifs (en genre et sexe), et permettent, fût-ce in extremis, d’enregistrer l’évolution ontologique du référent :

(14) Orlando s’éveilla.
Il s’étira. Il se leva. Il apparut dans une nudité totale [...] - c’était une femme [...]

Profitons de cet arrêt dans notre récit pour insister sur quelques faits. Orlando était devenu femme  inutile de le nier. Mais pour le reste, à tous égards, il demeurait le même Orlando. Il avait, en changeant de sexe, changé sans doute d’avenir, mais non de personnalité. Les deux visages d’Orlando  avant et après  sont, comme les portraits le prouvent, identiques. Il pouvait  mais désormais, par convention, nous devons dire elle au lieu de il  elle pouvait donc, dans son souvenir, remonter sans obstacle tout le cours de sa vie passée...

(V. Woolf, Orlando : 154-155)

92Un conflit surgit néanmoins, qui porte expressément sur des conventions. Reste à déterminer lesquelles. Ces conventions peuvent être celles, on l’a dit, des apparences, du faire semblant ou des faux semblants, de la comédie humaine et sociale... Il serait difficile alors de ne pas voir dans cette dénonciation, celle de la fabrique d’illusion qu’est la fiction. Mais on peut, ou il faut, à notre avis chercher aussi du côté des conventions linguistiques :

93— de cet arbitraire linguistique qui impose la loi des genres : dans son souvenir, sa vie, les déterminants possessifs sont féminins en anglais, alors que les souvenir et vie en question sont aussi, toujours, ceux de l’Orlando masculin d’avant la métamorphose physique ou sexuelle (dans le même sens on pourrait jouer en français sur l’opposition : + Orlando était devenu femme vs ?? Orlando était devenue femme, ce qui permettrait à rebours de réfléchir à l’audace du texte de G. Sand [13c]) ;

94— un arbitraire qui impose aussi la loi du nombre : si les visages sont identiques alors ils sont un et toujours le même...

95Une fois ces conventions grammaticales dénoncées, la lecture est évidemment perturbée, et particulièrement le calcul de la coréférence. Car, contrairement à ce que nous avons dit pour introduire ce nouvel exemple, les substituts pronominaux de troisième personne, dès lors que leur alternance a été ainsi commentée et « dévalorisée », perdent leur contenu descriptif discriminant. Le conflit est alors que ces substituts « normalement motivés par le sexe perdent ici leur sens, et que, vidés ainsi de leur sens, ils sont censés coréférer.

96On voit alors toute la différence qu’il existe entre ce cas, qui contre toute apparence présente une même chaîne de désignations, et La Métamorphose qui en présentaient deux, référentiellement concurrentes et sémantiquement incompatibles. Le défi auquel le lecteur est donc confronté est de continuer à faire coréférer dans une même chaîne des désignations qui habituellement, suivant les conventions, ne le peuvent pas.

97Le sens tournant à vide, l’interprétation ne peut plus alors se faire qu’au plan pragmatique du contexte, par le biais duquel d’autres instructions sont données au lecteur : en effet, c’est en fonction de ce qui vient d’être dit dans le commentaire et expliqué par le narrateur, et ce n’est qu’en fonction de cela — sachant donc que dans cette modalité ou logique du monde, avant est (=) après —, que le lecteur « s’y retrouve » ; autrement dit, que le système référentiel fonctionne, que le calcul de la coréférence devient possible.

98On voit ainsi en quoi l’intervention du narrateur d’Orlando — que nous pouvions trouver a priori inopportune parce que venant d’un narrateur de type omniscient dans un roman du courant de conscience — est pertinente : par son effet ravageur. On s’en rendra encore mieux compte si l’on revient aux interventions d’Avatar : il s’agissait là d’instaurer de nouvelles identités et identifications (quelle que soit la durée, on l’a dit, de ces dernières) ; il s’agit ici de ne pas « aligner un changement (apparent) d’identité sur un changement d’identification.

99L’intérêt de ce passage et la justification de cette intrusion viennent donc de ce que la dénonciation de divers types de conventions (entre autres langagières) passe par le respect apparent du système (linguistique en tout cas), ce qui, dans le fait, permet de procéder à une révision, à une redistribution, en profondeur.

100Après avoir posé que le texte possède sa « grammaire », et que celle-ci fonde une « compétence » qui permet d’accéder au sens, à l’interprétation, nous avons voulu, partant de récits de métamorphose, montrer leur double « factualité textuelle » : d’un côté, l’ordinaire linguistique et discursif qui en partie marque les textes du genre, comme ceux de toute fiction ; (vs) de l’autre, la propriété qu’ont certains, dans le genre, de créer textuellement de la fiction.

101On a pu voir ainsi que la diversité des modalités de représentation du processus métamorphique, et donc des modalités de représentation des patients, reposait aussi sur des faits linguistiques ou discursifs, marqueurs et chaînes de référence, qui non seulement n’étaient pas sans effet sur l’interprétation, mais également étaient porteurs ou facteurs d’effets de fiction.

102Dans la dernière partie, nous nous sommes attardé sur deux cas, « extrêmes » dans le genre, mais « exemplaires » pour la logique fictionnelle, en ce qu’ils ont permis de faire la preuve que le sens ordinaire peut être suspendu au profit d’un système ou d’une dynamique de sui-référence, i. e. de référence strictement autonome. Dès lors, les marques ou les faits linguistiques ou discursifs, vidés de leur sens conventionnel, ne valent-ils plus que comme la somme d’effets pragmatiquement réunis et interprétés dans et par le co(n)texte.

103Mais sans doute cet extraordinaire-là ne s’apprécie-t-il, et même ne fonctionne-t-il qu’en raison de sa rareté, et de l’inédit de ses marques linguistiques.