Colloques en ligne

Katharine Conley

Les « Rrose Sélavy » de Desnos ou la poésie et son double

1Quels secrets une archive peut-elle livrer ? Que pouvons-nous y découvrir qui ne se trouve pas dans les volumes publiés ? Dans le cas des archives Desnos, pendant longtemps il n’y avait que les chercheurs munis d’autorisations qui pouvaient y accéder. Avec la parution des Œuvres, volume édité par Marie-Claire Dumas chez Gallimard-Quarto en 1999, des documents qui n’étaient auparavant disponibles qu’aux chercheurs ont été mis à la disposition du grand public. Néanmoins, une archive, y compris une archive numérisée, livre beaucoup plus que les tapuscrits de textes. L’archive Desnos sur ALMé, même si elle ne communique pas l’impact sensuel des pages originales par le papier, l’encre, et l’immédiateté parfois étonnante — d’un petit bleu, par exemple, autrefois manipulé par Desnos — peut tout de même révéler beaucoup du caractère de l’original, par la couleur de l’encre, les dessins marginaux, les marques de la main de l’auteur. Cette archive confirme le désir des chercheurs d’aller au-delà des textes. On y trouve des exemples de l’écriture rapide de Desnos, comme, par exemple, le dernier « Rrose Sélavy » paru dans Corps et biens (1930) : « Aimable souvent est sable mouvant ».

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Document 1. ALMé, DSN 6, élément 8.

2Les premiers jets du poème « Aimable souvent est sable mouvant » se trouvent dans un ensemble de manuscrits écrits à la main consacrés à Corps et biens. Le poème y est griffonné deux fois — en crayon et à l’encre — sur le dos de deux cartes de visite. Ces exemples font partie d’une des trois versions des poèmes « Rrose Sélavy » dans l’archive Desnos : des manuscrits écrits à la main, dont ces exemples sont tirés ; la dactylographie de quatre pages ; un manuscrit pour la version publiée dans le numéro 7 du journal Littérature (nouvelle série, décembre 1922) ; et une version dactylographiée du manuscrit complet de Corps et biens, corrigée à la main. Cette collection de manuscrits dans le fonds d’archive permet de comparer les différentes versions et le placement des poèmes, avec des modifications à noter surtout par rapport à la place du dernier poème dans la série.

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Document 2. ALMé, BRT 142.

3Les aphorismes poétiques « Rrose Sélavy » ont leur origine dans des poèmes-jeux de mots publiés deux mois avant la parution des « Rrose Sélavy » de Desnos par Marcel Duchamp dans le numéro 5 de Littérature. Les poèmes de Duchamp ont été éparpillés tout le long du numéro, daté du 1e octobre 1922. Duchamp utilise le nom « Rrose Sélavy » pour signer les poèmes, son pseudonyme préféré de l’époque : « Ce n’était pas pour changer mon identité mais pour en avoir deux », a-t-il expliqué dans une interview1. Il habitait New York quand ces poèmes ont paru. Quand Desnos a publié ses propres versions dans le même style et dans le même journal, deux mois plus tard, il a adopté la signature travestie de Duchamp comme titre, en hommage.

4À la différence de la présentation éparpillée des poèmes de Duchamp, ceux de Desnos sont groupés sous leur titre collectif, « Rrose Sélavy ». Dans son essai laudatif écrit en guise d’introduction, « Les Mots sans rides », Breton pose la question :

Qui dicte à Desnos endormi les phrases qu’on a pu lire dans Littérature et dont Rrose Sélavy est aussi l’héroïne ; le cerveau de Desnos est-il uni comme il le prétend à celui de Duchamp, au point que Rrose Sélavy ne lui parle que si Duchamp a les yeux ouverts ?

5Breton conclut son essai par la formule qui semble donner la clé de ces poèmes : « Les mots font l’amour2. »

6Le nom Rrose Sélavy signale toujours au moins deux identités à la fois — le nom d’un personnage et une phrase grammaticale, éros, c’est la vie. Le personnage féminin inventé par Duchamp femme et homme, homme et femme reste tout à fait reconnaissable comme Duchamp sur la photographie de Man Ray (1920-21). Son déguisement en femme ne cache aucunement son identité masculine. C’est la photographie d’un homme travesti en femme et non pas une photographie d’un homme qui réussit à se faire passer pour une femme. À chaque fois, chaque élément se trouve visible dans l’autre, tel une illusion ou anamorphose visuelle où les deux éléments co-existent pour créer un tout qui dépasse les parties dont il est composé. Les poèmes « Rrose Sélavy », par conséquent, sont marqués d’une double vie, dès le début —nom et phrase, homme et femme, femme et homme — la poésie et son double à l’envers, c’est-à-dire qu’il y a d’abord l’être humain travesti, signataire de poèmes et d’œuvres d’art, pour Duchamp, et, par la suite, pour Desnos, l’essence de la poésie que le personnage incarne. En outre, une fois que Desnos s’est approprié l’idée du personnage travesti comme titre des poèmes qui l’ont rendu célèbre dans le cercle surréaliste, et une fois qu’il a réussi à séparer le personnage de Duchamp pour en faire un double pour lui-même, il l’a transformé en une incarnation, non pas pour avoir « deux identités » comme Duchamp le souhaitait, mais pour créer une incarnation de la poésie. Avec son appropriation par Desnos, Rrose Sélavy se dédouble donc encore une fois et devient aussi propre à Desnos qu’elle était propre à Duchamp.

7Les « Rrose Sélavy » de Desnos ont débuté chez Breton en septembre 1922, quand le groupe d’amis qui vont devenir les surréalistes ont expérimenté l’automatisme dans la période maintenant connue comme « l’époque des sommeils ». René Crevel et Desnos ont été les premiers à parler « endormis », plongés chacun dans un sommeil hypnotique. Dans les Entretiens à la radio avec André Parinaud en 1950, Breton a décrit cette période expérimentale, dans laquelle Desnos a joué un rôle central :

Nul comme lui n’aura foncé tête baissée dans toutes les voies du merveilleux… […] Tous ceux qui ont assisté aux plongées journalières de Desnos dans ce qui était vraiment l’inconnu ont été emportés eux aussi dans une sorte de vertige ; tous ont été suspendus à ce qu’il pouvait dire, à ce qu’il pouvait tracer fébrilement sur le papier. Je pense, en particulier, à ces ‘jeux de mots’, d’un type lyrique tout à fait inédit, qu’il fut longtemps en mesure de faire se succéder à un rythme tenant du prodige. Ces jeux de mots, qui se donnaient pour le produit d’une communication télépathique avec Marcel Duchamp, alors à New York, Desnos les a réunis dans Corps et biens sous le titre : « Rrose Sélavy »3.

8La version dactylographiée de cette première suite de poèmes aphoristiques destinée à Littérature, doublée par la version publiée dans Littérature (aussi bien que la version publiée dans Corps et biens), situe en première position le poème qui a déclenché toute la suite des aphorismes poétiques « Rrose Sélavy ». Desnos l’a prononcé oralement pendant une des premières soirées de « l’époque des sommeils » chez Breton. Lorsque Picabia a demandé à Desnos s’il pouvait produire un poème dans le style des poèmes-jeux de mots de Duchamp dans le numéro 5 de Littérature, Desnos endormi a répondu : « Dans un temple en stuc de pomme le pasteur distillait le suc des psaumes4. » Ce poème exemplifie la création, par transposition et substitution, typique des « Rrose Sélavy ». Pomme devient psaume, et stuc se transforme en suc, et, par association, ceux qui entendent le poème aussi bien que ceux qui le lisent complètent silencieusement le sens  sens double, sens fantomatique qui plane au-dessus de la page, selon lequel le non-sens du stuc de pommes se résout dans la logique de suc de pommes, typique du Calvados de Normandie, région natale de la famille Desnos. En continuant la logique fantomatique et sous-jacente du poème, le pasteur devient le poète lui-même, qui construit, par le moyen de l’intoxication du sommeil hypnotique, un stuc de psaumes, c’est-à-dire des poèmes, qui se consolident dans une œuvre dont le poète se nourrit avec révérence, comme un pasteur de ses psaumes dans un temple.

9Le titre sur la version dactylographiée destinée à Littérature est inscrit à la main en haut de la page, en lettres capitales. Le manque d’espace à la tête de cette page indique que le titre n’était probablement pas prévu au départ. Si la mise en capitales du nom confirme l’importance de cette appropriation du pseudonyme de Duchamp pour le poète, qui était de treize ans son cadet, l’ajout à la dernière minute du titre donne aussi une indication au lecteur de l’importance émotionnelle pour Desnos de son identification avec le personnage de Rrose Sélavy et le lien entre le symbolisme poétique de ce personnage et lui. Cette identification entre Desnos, Rrose Sélavy, et la poésie incarnée continuera tout le long de sa vie et se trouve confirmée dans sa dernière lettre à Youki, envoyée depuis le camp de Flöha, dans laquelle il cite un des « Rrose Sélavy », publié dans Littérature et repris dans Corps et biens : « Rrose Sélavy peut revêtir la bure du bagne, elle a une monture qui franchit les montagnes. »

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Document 3. ALMé, DSN 5, élément 14.

10En janvier 1945, Desnos constate qu’il trouve de la consolation dans ce poème : « Pour le reste je trouve un abri dans la poésie. Elle est réellement le cheval qui court au-dessus des montagnes dont Rrose Sélavy parle dans un de ses poèmes et qui pour moi se justifie mot pour mot5. »

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Document 4. ALMé, DSN C 497-DSN C 688 ; DSN C 2245-2246, élément 23, Lettre à Youki Desnos.

11L’idée que la poésie peut être contrainte, mais que le poète  sous la forme travestie de Rrose Sélavy  doit être libre, se trouvait aussi dans la phrase ajoutée à la main en guise de conclusion aux notes sur la poésie à la fin d’État de veille (1944), dans une des versions disponibles dans le fonds Doucet : « En définitive ce n’est pas la poésie qui doit être libre. C’est le poète. »

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Document 5. ALMé, DSN 17-DSN 20 ; DSN 87, élément 22, État de veille.

12Si Desnos a publié des sonnets pendant l’Occupation, dans État de Veille (1943), Contrée (1944) et Calixto (1944), il ne fait que reprendre la pratique déjà visible dans les « Rrose Sélavy », aphorismes poétiques dans lesquels Desnos a fait danser les lettres et syllabes dans une véritable chorégraphie Effectivement, les mots « font l’amour » par des combinaisons à la fois géniales et algébriques (ou mathématiques).

13Si cela semble une exagération de considérer ces aphorismes comme poèmes, ou comme aphorismes poétiques, plusieurs exemples, dans la dactylographie complète de Corps et biens, justifient bien cette désignation. Comme en toute manifestation poétique, l’on y trouve le sens immédiatement visible doublé par un autre sens, sous-entendu. Marie-Claire Dumas décrit le fonctionnement formel et poétique de ces poèmes à double sens dans les Œuvres : « Rrose Sélavy ne propose pas des devinettes mais une algèbre dont tous les termes sont explicités. Pas de solution à chercher, mais l’immédiate et surprenante jouissance de voir surgir du sens  poétique, humoristique  d’une opération sur les sonorités de la langue.6 » Pour Desnos, le sens sous-entendu se matérialise au niveau des lettres et syllabes qui se transposent pour fabriquer un sens souvent plus logique que le sens immédiatement apparent à première lecture. Si la version sur la page peut conforter l’idée de certains lecteurs que la pratique de l’automatisme ne produit que du non-sens, la version sous-entendue se saisit autrement. Cet autre sens est important pour Desnos car il dépend du caractère physique des mots, à la fois objets visuels composés de lettres qui bougent sous sa plume et aussi objets sonores qui suggèrent une version du poème qui n’existe pas sur la page et qui prend forme uniquement dans l’esprit de celui ou celle qui l’écoute.

14« Apprenez que la geste célèbre de Rrose Sélavy est inscrite dans l’algèbre céleste » : ce poème, placé en dernière position dans le tapuscrit des « Rrose Sélavy » destiné à Littérature, nous offre un exemple.

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Document 6. ALMé, BRT 142, élément 4.

15Ici, Desnos inscrit son alter-ego choisi dans une tradition poétique noble du Moyen-Âge qui glorifie les héros et il ajoute son personnage travesti aux personnages illustres médiévaux qui figurent dans les « gestes ». Pour Desnos, les chansons de geste et les poèmes dans le style « Rrose Sélavy » font partie de la même tradition noble de la poésie française et de la transmission de faits importants par la poésie orale. Ainsi, par la magie du poème, Rrose Sélavy entre dans le domaine de la Littérature française et s’élève à la hauteur des constellations. C’est du ciel nocturne qu’elle transmet son « algèbre céleste », Rrose Sélavy, un ciel qu’elle partage avec d’autres figures légendaires comme Orion, Pégase, et la Grande Ours (autre alter-ego important pour Desnos). Rrose est à la fois dans son temps et hors du temps mortel ; elle est mythifiée. En évoquant une tradition poétique héroïque Desnos lui confère l’immortalité et il inscrit ses propres poèmes, modestes, dans une longue et importante histoire poétique7.

16Desnos poursuit son effort d’inscrire les « Rrose Sélavy » dans une tradition importante, celle de la littérature moderne, cette fois, avec un autre exemple de la poésie des poèmes « Rrose Sélavy ». Le poème qui se trouve en dernière position dans la série publiée dans Littérature (mais pas sur la version dactylographiée), « Les lois de nos désirs sont des dés sans loisir », donne l’apparence d’être inspiré par les ressemblances superficielles entre les lettres et syllabes des mots lois, dés, et désirs. Mais sous ces ressemblances, faciles à discerner, Desnos fait le lien entre le désir et le hasard, désir et jeu de dés, en se servant de la charnière linguistique et mathématique du verbe être, équivalent poétique du signe égal dans l’algèbre. Il évoque ainsi un des grands poèmes de l’époque moderne, « Un coup de dés jamais n’abolira le hasard » de Mallarmé, écrit trois ans avant sa naissance en 1900. Le poème célèbre de Mallarmé tisse les effets graphiques, créés par le placement des mots sur la page, avec le sens des mots pour communiquer l’image et l’émoi du naufrage, thème important pour Desnos aussi, comme le titre de Corps et biens le confirme. Le poème de Desnos qui semble d’abord un simple jeu de mots tourne effectivement sur une réalité sous-jacente, c’est-à-dire le fait que le désir humain ne suit aucune loi logique et est aussi imprévisible que le résultat d’un coup de dés. Comme Dumas le précise de tous les « Rrose Sélavy », cet aphorisme poétique s’assemble « en une phrase douée d’un sens complet quoique parfois paradoxal8. » C’est le paradoxe de l’existence humaine que l’homme doué du pouvoir de la logique ne contrôle aucunement son désir et c’est aussi le paradoxe des « Rrose Sélavy » de produire du sens dans l’imagination du lecteur à partir des mots sur la page. Ce double sens est souvent plus vrai, plus réel, que celui du poème lui-même, comme la poésie pour Desnos, incarnée par Rrose Sélavy, est encore plus vraie que son avatar, inventé au départ par Duchamp.

17La poésie pour Desnos ne peut jamais être réduite à une suite de signes sur la page. Avec les aphorismes poétiques « Rrose Sélavy » Desnos cherche une transformation équivalente à l’idée d’Artaud par rapport au théâtre, selon laquelle le « vrai théâtre » dépasse l’art de l’écriture mariée à la récitation : « parce qu’il bouge et parce qu’il se sert d’instruments vivants, [il] continue à agiter des ombres où n’a cessé de trébucher la vie9» Comme Artaud, avec qui Desnos avait collaboré pour la mise-en-scène de « La Grande complainte de Fantômas » à la radio en 1933, Desnos pense que les mots poétiques sont vivants et sautent de la page à l’imagination de ceux qui écoutent ou lisent, en suscitant des sens multiples et parallèles. Avec les « Rrose Sélavy », (publiés 16 ans avant la parution du Théâtre et son double), Desnos anticipe la formule d’Artaud, en considérant les mots comme des « instruments vivants » qui dépassent la poésie écrite. La poésie est toujours liée au pouvoir du poète de faire vivre l’image, au point où elle semble prête à quitter l’abstraction pour l’incarnation, le monde des signes pour la vie physique et matérielle. Marie-Paule Berranger explique comment Desnos insiste « sur l’autonomie du signifiant » pour « rendre perceptible l’existence physique des mots » et comment « il établit de nouvelles connexions directement sur le signifiant10. » « Robert Desnos restera longtemps friand de ce qu’on pourrait appeler la mise en scène de l’acte d’écrire dans l’écrit lui-même », constate Michael Sheringham, constatation confirmée par Thomas Simonnet : « Les Rrose Sélavy sont inventés comme adossés à ce corps qui les profère en présence d’un public et dans ces conditions exceptionnelles que constituent les séances des sommeils11. »

18Les poèmes de « Rrose Sélavy » sont effectivement tout à fait inséparables du corps de Desnos. Ces poèmes anticipent l’importance de la matérialité de la poésie pour lui tout le long de sa vie, jusqu’aux vers d’« Art poétique », poème inclus dans « Sens », un dossier laissé sur son bureau à son arrestation en 1944 (qui ne semble pas à la date de cet article se trouver encore dans les fonds numérisés), et par la suite publié par Marie-Claire Dumas dans Destinée arbitraire (1975)12. Dans « Art poétique », qui ouvre « Sens », Desnos insiste, à propos du vers poétique lui-même, sur le fait que le vers poétique est l’incarnation de la poésie : « Par le travers de la gueule / Ramassée dans la boue et la gadoue / Crachée, vomie, rejetée — [au féminin]/ Je suis le vers témoin du souffle de son maître [au masculin]13. » Le masculin et le féminin, l’argot et la langue poétique sont unis pour Desnos. La poésie fait l’amour, pas seulement par les mots, comme l’avait dit Breton. Le vers poétique se transforme en poésie et, par conséquent, adopte une identité travestie, tout comme Rrose Sélavy, qui est capable d’être deux choses, deux êtres, en même temps. Pour Desnos c’est l’humain, sans genre, qui compte  en particulier pendant la période de l’Occupation, quand il a été obligé de voir et de vivre le racisme virulent du régime nazi. Pour Desnos en 1944, il n’existe pas de consolation au-delà de la poésie ou du quotidien. Sur un carton d’invitation à l’exposition de Monique Blondell, au 17, rue de Sèvres (une adresse maintenant occupée par un magasin Hermès), il note ces vers : « A s’endormir à la légère : / La terre et, seulement, la terre14 » — les derniers vers de Calixto, recueil composé dans les derniers mois de sa vie. Dans ces vers écrits à la même époque que l’« Art poétique » Desnos exprime l’idée que la vie d’un homme n’existe que dans le quotidien, dans le présent vécu, avec l’accent mis sur le mot seulement dans le dernier vers.

19Cette dimension physique si importante pour Desnos à la fin de sa vie se voit dans la force avec laquelle il transcrit la deuxième version de l’aphorisme poétique dans les manuscrits divers écrits à la main destinés à Corps et biens (DSN 6), poème qui sera placé en dernière position dans la série de 150 « Rrose Sélavy » dans la version dactylographiée du manuscrit et dans le volume publié. « Aimable souvent est sable mouvant » remplace les deux aphorismes en dernière position dans les versions précédentes — la version dactylographiée pour Littérature et la version publiée dans Littérature  et montre Desnos comme poète prêt à assumer pleinement ses pouvoirs poétiques. Auparavant, il cherchait à insérer son approche poétique dans une tradition déjà bien établie  la tradition orale de la chanson de geste ou la poésie moderne dans la tradition de Mallarmé. Il finit sa suite d’aphorismes « Rrose Sélavy » avec cette sentence qui démontre que dans ce genre poétique de l’aphorisme, il est le maître.

20« Aimable souvent est sable mouvant » est composé à la façon typique des « Rrose Sélavy », avec les lettres transposées de chaque côté du verbe être. Cette qualité algébrique du poème est rehaussée dans la version écrite à l’encre, par la force de la lettre « v », tracée comme une image — l’image d’un sablier ou d’un instrument de travail, d’un ressort, de ciseaux ouverts, prêts à se refermer. La pointe assume la qualité d’une charnière liant les deux manches de la lettre, pareille à la pointe d’un sablier, ou capable d’un balancement brusque selon lequel les deux côtés se refermeraient ou se renverseraient sans préavis. La répétition visuelle de cette lettre réaffirme sa présence parallèle dans les deux moitiés de la phrase dont le poème est constitué. Dans la première version du poème, le « v » ne prend pas cet aspect graphique. Desnos ne trace pas, non plus, la lettre « v » avec autant de force visuelle dans les dessins automatiques de 1922, ni dans cette ébauche du « Poème à Florence » dans la même collection de manuscrits. La pointe n’est accentuée de la même manière dans aucun de ces autres exemples, mais uniquement ici.

21Par ailleurs, l’image du sable mouvant sur laquelle l’aphorisme poétique culmine fonctionne comme une sorte d’anamorphose pour l’ensemble de la sentence, dans laquelle chaque lettre, chaque élément se transpose et se reconfigure pour devenir autre chose. On pourrait même dire que cette image sert d’icône pour l’ensemble des « Rrose Sélavy ». Le sable mouvant, qui trompe le marcheur non-averti par sa ressemblance avec le sable ordinaire et l’attrape jusqu’au point où il risque la mort, propose une image fidèle aussi bien au sens de la fatalité de Desnos qu’à sa passion pour les mathématiques. Dans les Notes Calixto, Desnos établit une correspondance entre la « théorie du double sens (immédiat et second) indispensable à la poésie » qui caractérise sa pensée poétique dès le début et la recherche de l’effet visuel dans les « Rrose Sélavy15. » Ces aphorismes poétiques fonctionnent globalement comme des sables mouvants, qui absorbent et libèrent les éléments dont ils sont constitués. Ils invitent le lecteur/la lectrice à flotter, immobilisé par la devinette que le poème propose. Cette sentence, qui conclut « Rrose Sélavy » dans Corps et biens, est, effectivement aimable souvent pour le lecteur qui apprécie la compétence avec laquelle Desnos a su incarner dans ces aphorismes, ces sentences, la « théorie du double sens […] indispensable à la poésie » et en faire une poésie et son double à sa façon.

22Les lecteurs de Desnos, pris par les sens mouvants de l’univers enclos dans son imagination, répondent à l’invitation formelle de ces énoncés qu’on peut pleinement appeler ‘poèmes’ de participer avec le poète aux jeux qui y sont construits et d’y trouver les clés des secrets enfouis dans leur propre imagination— secrets universels, secrets partagés — pour accéder à un monde fondamentalement accessible à tous. Desnos offre des ressorts imaginaires à ses lecteurs, pour dépasser leur corps physique, comme le cheval de Rrose Sélavy qui lui a permis de « franchir les montagnes » depuis le camp de Flöha et d’errer « hors de ces bornes » pour citer son dernier poème, « Printemps », écrit à Compiègne le 6 avril 1944 en forme d’apostrophe adressée à Rrose Sélavy16.

23Les poèmes « Rrose Sélavy » créent des doubles linguistiques du monde terrestre, de véritables incarnations tirées de la mobilité des lettres et syllabes, déclenchées par l’écoute ou la lecture de ces courtes phrases trompeusement simples. Ils trouvent leurs doubles imaginaires, qui, par un effet de miroir, se trouvent, à leur tour, reflétés dans « l’algèbre céleste » de Desnos, libérés par les ressorts de l’imagination — du poète, du lecteur, de celui ou celle qui écoute et entend au moins deux choses, deux sens, en même temps. Par ces poèmes, Desnos invite ses lecteurs à participer à une vision du monde qui comprend l’image d’une Rrose Sélavy qui lui a survécu et continue à veiller sur les êtres mortels depuis le ciel nocturne, d’un œil bienveillant. Hors du temps, la Rrose Sélavy imaginaire de Desnos scintille parmi les constellations et transmet aux êtres mortels le désir partagé de préserver la liberté d’esprit, la confiance dans le pouvoir de la poésie, et de trouver du sens dans le sable mouvant d’un univers confondant.