Colloques en ligne

Natacha Levet

Roman noir & fictionalité

1Il peut sembler surprenant d’aborder le roman noir contemporain avec un questionnement sur l’effet de fiction. Nul ne songerait en effet à remettre en cause, a priori, l’appartenance de ce genre romanesque à la catégorie des genres fictionnels. Le « caractère imaginaire » de ses objets, qui définit selon Gérard Genette la littérature de fiction (Genette, 1991 : 31), n’est généralement pas mis en doute. En outre, on ne saurait douter de la fictionalité d’un genre paralittéraire, régi par les conventions génériques et les stéréotypes. Néanmoins, les choses sont d’emblée complexes pour le roman noir : sans échapper aux stéréotypes, il se révèle pourtant rétif à toute définition générique stable. Il se distingue en outre par un enracinement fort dans la réalité sociale et politique de son époque. On voit d’ailleurs se multiplier les avertissements d’auteur, en préambule de leurs romans : ils nous rappellent, parfois avec malice, que leur œuvre est pure fiction, et leur univers imaginaire. Ces avertissements ne sont pas inutiles : force est de constater que l’effet de fiction est parfois suspendu au moment de la réception, par des lecteurs troublés par l’ancrage référentiel très marqué de certains romans noirs. Le phénomène n’est certes pas nouveau. Quand Jean Amila, en 1971, dénonce dans La Vierge et le taureau, les conséquences des essais nucléaires français, il est violemment agressé et laissé pour mort, par des émissaires de l’État, semble-t-il. Les cas sont multiples — à défaut d’être nombreux — où l’intention fictionnelle n’est pas clairement perçue par le public, ou pire encore, où l’intention fictionnelle n’est perçue que comme un leurre, et une circonstance aggravante ; l’auteur s’abriterait derrière la fiction, pour asséner en toute liberté (y compris celle de se tromper ou de mentir) toutes les vérités, surtout les moins bonnes à dire. Certains auteurs sont traînés devant les tribunaux : ainsi, Thierry Jonquet après la publication de Moloch (Gallimard, 1998), pour s’être inspiré d’un fait divers et pour avoir mêlé des éléments de la réalité à sa fiction. Le récit fictionnel, perçu comme factuel, constituerait donc, pour certains lecteurs, une atteinte grave à la dignité ou à la vie privée des personnes réelles.

2On conçoit dès lors que la fictionalité dans le roman noir, sans être totalement remise en cause, n’en entretient pas moins des rapports complexes avec le factuel. Le texte lui-même joue de ces ambiguïtés et se maintient avec subtilité à la frontière entre fictionnel et non-fictionnel, à tel point qu’il est difficile de définir à quoi tient l’effet de fiction dans le roman noir. Sans doute serait-il tentant de considérer que le roman noir, comme tout récit fictionnel, ne se distingue pas clairement du récit factuel, qu’il ne propose pas de critères clairs de la fictionalité, et que tout est suspendu à la décision du lecteur. Mais si la question du contexte et de la relation pragmatique que construit le roman noir est essentielle, on ne peut envisager de chercher l’effet de fiction du roman noir dans cette seule relation. Ce serait oublier un peu vite l’appartenance du roman noir à ce vaste ensemble qu’est la paralittérature, à son lien avec le stéréotype et le code génériques, indices forts de fictionalité. On peut poser la question différemment. Pour comprendre à quoi tient l’effet de fiction dans le roman noir, il faut d’abord s’interroger sur ce qui autorise, aujourd’hui, à le suspendre ou à le troubler au moment de la réception. Les deux aspects sont en effet indissociables : voir à quoi tient l’effet de fiction dans le roman noir, c’est se demander aussi ce qui, dans le texte ou dans ce qui l’entoure (le contexte de l’œuvre), autorise à le troubler.

3On verra tout d’abord quels sont les indices textuels de la fictionalité dans le roman noir, et leurs liens avec la suspension de l’effet de fiction. L’un des premiers facteurs de trouble est ce que l’on appellera la dissémination générique et les rapports qu’entretient le roman noir avec le stéréotype : on essaiera de démontrer que l’effet de fiction est lié à la généricité du roman noir, elle-même fortement liée au problème du stéréotype. Dès lors que, dans le roman noir contemporain, les stéréotypes génériques s’estompent ou disparaissent, l’effet de fiction est plus facilement troublé ou suspendu. À ce titre, on peut considérer que le stéréotype est un indice de fictionalité. Mais il est un autre facteur de trouble de l’effet de fiction dans le roman noir, tout à la fois textuel et pragmatique. Le roman noir pourrait être rattaché à la catégorie du discours réaliste, tant il se distingue par une composante mimétique forte. Il faut ici distinguer deux niveaux. Tout en s’inscrivant dans le fictionnel, le texte entend favoriser l’immersion du lecteur dans la fiction par un ancrage référentiel constant. Les moyens utilisés par le roman noir pour favoriser cette immersion peuvent aboutir à cet effet paradoxal : rendre la fiction totalement invisible pour le lecteur, ou au moins l’amener à douter du caractère fictionnel du texte. Les moyens utilisés sont variés, on en examinera deux : les postures énonciatives, et les effets de réel. Le roman noir, surtout, fait référence, directement ou non, à la réalité historique ou à celle, plus immédiate encore, du fait divers, qui autorisent, croit-on, la suspension de l’effet de fiction. Mais l’essentiel est sans doute à chercher ailleurs, à la croisée du texte même et de la relation pragmatique entretenue avec le lecteur. Ce n’est pas tout à fait malgré lui que le roman noir voit sa fictionalité remise en cause. Tout en se revendiquant comme discours fictionnel, il ne cesse de mettre en avant ses liens avec le réel, la réalité événementielle et extra-littéraire, qu’elle soit historique, sociologique, politique. Entreprise de témoignage, voire de démystification, très documenté souvent, le roman noir ne renonce pas à un discours de vérité, normalement incompatible avec le discours de fiction (Genette, 1991). La fictionalité est même, pour les auteurs de romans noirs, ce qui rend possible ce discours de vérité, libéré des contraintes de l’événementiel. Alors, le roman noir semble bien se stabiliser dans cet entre-deux, dans un espace de transaction entre fiction et diction. Le texte lui-même favorise cette suspension entre fiction et diction, par le jeu de la référence et par l’épitexte auctorial, il est donc nécessaire de prendre en compte le contexte de l’œuvre : c’est souvent par une grande réactivité à l’événement extra-littéraire que le roman noir favorise les modes de réception erronés, et le discours même des romanciers favorise ces confusions. Cet aspect retiendra notre attention dans une troisième partie. Pour finir, nous évoquerons brièvement les conséquences ou les enjeux que peut avoir la suspension de l’effet de fiction pour le roman noir, en termes de légitimité littéraire. Lorsque la fictionalité du roman noir est mise en doute, c’est en effet sa littérarité qui est déniée, une fois de plus. Réduit à une fonction mimétique, tendu vers le référentiel et le factuel, le roman noir est dévalorisé et exclu du champ littéraire.

4Précisons enfin que pour analyser l’effet de fiction dans le roman noir français, le choix d’œuvres des quinze dernières années s’est imposé : c’est en effet durant cette période que la dissémination générique s’affirme, que la frontière entre le roman noir et l’ensemble de la production romanesque s’estompe, favorisant les transferts éditoriaux. C’est aussi à cette période que certaines actions en justice ont été intentées à des auteurs de romans noirs : Moloch, qui a valu un procès à Thierry Jonquet, est publié en 1998.

5La fiction qu’est le roman noir n’est pas une simple option de lecture, il semble bien qu’elle se construise à partir d’un certain nombre de propriétés textuelles et génériques. Mais sans doute ne sont-elles pas toujours suffisantes, et il arrive que l’effet de fiction soit parfois suspendu, amenant certains lecteurs à considérer le texte fictionnel comme un texte référentiel prenant le masque maladroit ou mensonger de la fiction. Dans le cas du roman noir, il semble que l’effet de fiction soit d’abord imputable au genre, et non à des propriétés linguistiques ou narratologiques. À la suite de John Searle, Gérard Genette et Jean-Marie Schaeffer ont abouti au même constat : la fiction ne se distingue pas par des propriétés linguistiques des usages référentiels du langage. Pour reprendre les propos de Searle, « il n’y a pas de propriété textuelle, syntaxique ou sémantique qui permette d’identifier un texte comme œuvre de fiction » (cité par G.Genette in Genette, 1991 : 67‑68). Gérard Genette ajoute que la raison en est que « le récit de fiction est une pure et simple feintise ou simulation du récit factuel » (Genette, 1991 : 68). On rejoindra, en ce qui concerne le roman noir, les analyses narratologiques menées sur l’ordre, la vitesse, la fréquence et la voix, pour conclure aussi que le roman noir ne montre pas de réelle différence avec le récit factuel. Il est toutefois un procédé fictionnel tout à fait remarquable, et qui sans être réservé au polar, est néanmoins fréquemment utilisé par les auteurs de romans noirs. Il s’agit de la narration homodiégétique, sous forme de récit rétrospectif, qui devient tout à fait invraisemblable (et l’on ne peut lire dans ce cas le texte comme récit factuel) lorsqu’il s’achève par la mort du narrateur. C’est par exemple le cas de Solea, de Jean-Claude Izzo (1998). Après un court prologue sous forme de narration extradiégétique, 21 chapitres composent le roman, avec pour narrateur Fabio Montale, dans une narration ultérieure, faisant la part belle au monologue intérieur, au discours indirect libre, indices de fictionalité ainsi que le rappelle Gérard Genette. La dernière page, bien que non explicite, met en scène la mort de Fabio Montale, qui ne peut par conséquent (on ose à peine l’écrire !) nous en faire le récit :

Je sentis la balle, mais je n’entendis le coup de feu qu’après. Ou l’inverse, forcément.

Je fis quelques pas dans l’eau. Ma main caressa la plaie ouverte. Le sang chaud sur mes doigts. Ça me brûlait. Dedans. La brûlure. Comme le feu dans les collines, elle gagnait du terrain. Les hectares de ma vie qui se consumaient. (...)

Le bateau filait vers le large. Ça allait, maintenant. Le whisky me dégoulinait sur le menton, dans mon cou. Je ne sentais plus rien de moi. Ni dans mon corps, ni dans ma tête. J’en avais fini avec la douleur. Toutes les douleurs. Et mes peurs. La peur.

Maintenant, la mort, c’est moi.

J’avais lu ça... Se souvenir de ça, maintenant.

La mort, c’est moi.

Lole, tu veux pas tirer les rideaux sur notre vie ? S’il te plaît. Je suis fatigué.

Lole, s’il te plaît.(Izzo, 1998 : 251)

6Le récit fait par le narrateur de sa propre mort le renvoie à son caractère imaginaire, et ramène donc le texte à sa fictionalité : là est sans doute l’indice le plus fort de la fictionalité du récit. Mais on le rappelle : le récit de fiction emprunte de nombreux procédés au récit factuel, et inversement : les deux régimes sont assez proches.  Et il serait sans doute vain de chercher du côté narratologique des indices de fiction. Remarquons simplement que la fiction a parfois tendance à se défictionaliser, pour tendre vers des formes de récit factuel comme la chronique, le reportage, le témoignage : c’est le cas du roman de Thierry Jonquet, La Vie de ma mère ! (1994), récit homodiégétique qui mime la déposition d’un adolescent incarcéré, déposition enregistrée à la demande du juge. Cela explique l’organisation structurelle du récit, parfaitement linéaire, en deux parties, l’une « Face A », l’autre « Face B », organisation que le lecteur ne comprend vraiment qu’à la fin.

7Pour autant, on ne peut pas dire que l’effet de fiction ne réside pas, au moins partiellement, dans le texte lui-même. Il faut mettre en relation fictionalité et généricité, pour trouver des indices plus convaincants de fictionalité. La généricité du roman noir est à mettre en relation avec ce vaste ensemble qu’est la paralittérature. Daniel Couégnas et Paul Bleton se sont tous deux intéressés à la paralittérature dans leurs travaux, et tous deux ont attiré l’attention sur un trait essentiel du texte paralittéraire et de la lecture paralittéraire : la répétition. Daniel Couégnas dit en effet que « la notion de genre contribue pour une part importante à créer des effets de répétition » (Couégnas, 1992 : 68). Paul Bleton, de son côté, parlant de la lecture paralittéraire, affirme que « sont mises en place des stratégies poïétiques de facilitation à base de répétition » (Bleton, 1999 : 230). La répétition est ici liée au stéréotype. En effet, tous les codes génériques, dans le roman noir, sont des structures, des séquences, des figures qui présentent le caractère répétitif, inoriginé, schématique, figé et usé du stéréotype selon Jean Louis Dufays (Dufays, 1994). Le stéréotype est donc un indicateur générique essentiel. Le texte paralittéraire sollicite et enrichit constamment l’encyclopédie générique du lecteur, nourrie par le stéréotype. Ces stéréotypes se construisent à divers niveaux. Un premier niveau est celui du personnage. Le roman noir est traversé par les figures stéréotypées du flic désabusé, de l’enquêteur désenchanté (dont le statut social précis peut varier, privé, journaliste, simple parent, etc), de la femme fatale, de la victime innocente, du tueur, etc. Le stéréotype intervient aussi à un niveau micro-structurel, avec un certain nombre de « scènes obligées », constitutives du genre. Un autre niveau est celui des structures narratives : le modèle fondateur du roman noir est celui du hard-boiled américain de l’entre-deux guerres, dégagé par Georges N. Dove (Dove, 1997). Le propos n’est pas ici de décliner les différents niveaux de stéréotypage du roman noir. Soulignons simplement que le stéréotype est un marqueur générique fondamental.

8Parce que le stéréotype renvoie à l’ensemble du genre, stimulant la compétence générique du lecteur, il inscrit le texte dans un système de référence littéraire, et le fait basculer vers l’autoréférentialité. Daniel Couégnas parle ainsi de l’usage du cliché (qui se situe à un autre niveau que le stéréotype générique) : « On circule d’un texte à l’autre, et c’est le même texte ; de là ce sentiment rassurant de facilité -le lecteur est protégé des autres, de la différence, des problèmes réels (...). [C’] est mettre du même coup le réel à l’écart, le réel conflictuel, problématique, complexe et dérangeant. (...)[La] référence paralittéraire est une référence circulaire, qui ne dit jamais rien de nouveau parce qu’elle ressasse ou qu’elle est tautologique. » (Couégnas, 1996 : 92‑93) Bien sûr, Daniel Couégnas examine ici le reproche fait à la paralittérature depuis longtemps, accusée de véhiculer avec complaisance la Doxa. Néanmoins, si nous transposons l’analyse, on peut dire que, de la même façon, lorsque le roman noir cultive les stéréotypes génériques, il bascule vers une autoréférentialité qui l’éloigne de son enracinement dans le social et le politique, qui l’éloigne donc d’une représentation complexe du réel. Jean‑Patrick Manchette, père fondateur du néopolar dans les années 70, déplore ce qu’il estime être une dérive du roman noir : ne pouvant plus être en phase avec la réalité socio-politique de son époque, à l’égal des grands aînés du hard-boiled, le roman noir est condamné à travailler sur ses propres stéréotypes, signe selon Manchette de la mort du genre, devenu « référent autonomisé » (Manchette, 1996 : 250). On pourra objecter que le stéréotype générique fonctionne alors comme un facteur de poéticité. Mais on peut y voir aussi un facteur de fictionalité : cet aspect est sensible dès lors que l’on aborde la dissémination générique. Outre le fait que le roman noir, comme tout genre paralittéraire, construit ses propriétés génériques en large part sur le stéréotype, il se distingue, nous l’avons dit, par un enracinement fort dans la réalité sociale et politique contemporaine. Mais le roman noir français contemporain ne possède pas de structure générique stable : une partie de la production reprend la structure dégagée par Georges N. Dove pour le hard-boiled américain, mais ne convient pas à des auteurs français des années 90, tels que Tonino Benacquista, Virginie Despentes, Maurice G. Dantec, Pascal Dessaint, et bien d’autres encore. Le roman noir semble en proie à une dissémination générique, au niveau poétique : pas de structure marquée, abandon de certaines figures stéréotypées, contenu thématique parfois éloigné des stéréotypes du genre. Peu à peu, les stéréotypes génériques s’effacent, et sans disparaître totalement, permettent à certains auteurs de se diluer dans l’ensemble de la production romanesque, en étant publiés dans des collections « blanches ». Cela ne signifie pas pour autant que leur production a changé, comme en témoigne le passage de Jean-Claude Izzo chez Flammarion pour Les Marins perdus (1997), ou de Virginie Despentes chez Grasset pour Les jolies choses (1998). La lecture du roman noir ne repose plus alors sur la répétition et sur le stéréotype. La dissémination générique ramène le roman noir vers une forme de récit plus factuel, moins empreinte de fictionalité, et peut favoriser la suspension de l’effet de fiction. Le lecteur, détourné de l’autoréférentialité induite par le stéréotype, reporte son attention vers l’autre type de référence construite par le roman noir, un système de référence extra-littéraire. C’est pourquoi on peut considérer le stéréotype générique comme un facteur de fictionalité : il construit un système de référence circulaire, d’autoréférentialité. Quand le roman noir rompt, même partiellement, avec ce système de référence, il n’est plus ce « référent autonomisé » que déplorait Manchette, il revient vers une représentation complexe du réel, et « perd un élément de fictionalité ». En revenant vers un ancrage référentiel très fort, le roman noir développe ce qui est un autre facteur de trouble de l’effet de fiction : sa composante mimétique.

9Le roman noir déploie toute une série de stratégies textuelles pour favoriser l’illusion référentielle. Daniel Couégnas souligne qu’il s’agit là d’un trait de l’ensemble de la paralittérature. Le roman noir français favorise l’immersion du lecteur dans la fiction par un ancrage référentiel constant, créant ce que l’on pourrait appeler, à la suite de Daniel Couégnas une esthétique de la transparence (Couégnas, 1992). L’ancrage référentiel est parfois si fort que la fiction devient suspecte ou invisible. Les indices référentiels l’emportent sur les indices fictionnels. Ainsi, le roman noir arrive à ce paradoxe : favoriser l’immersion dans la fiction en développant la composante mimétique, au point d’amener le lecteur à mettre en doute la fictionalité du texte. L’un des premiers instruments de cette immersion est le mode d’énonciation choisi par le roman noir. On en relèvera deux. L’un tend à rendre le mode d’énonciation aussi effacé que possible, au profit des seuls événements racontés. C’est le récit de type historique, dans lequel « les événements semblent se raconter eux-mêmes » (Benveniste, 1966 : 241), sans narrateur à proprement parler. Toute médiation d’un narrateur viendrait en effet suspendre l’illusion référentielle. Cela peut aller de pair dans le roman noir avec une écriture de type comportementaliste, dans laquelle rien ne vient interférer entre l’événement et le lecteur : aucun effet d’annonce métanarrative, aucune subjectivité. Les chapitres s’enchaînent alors sans que rien ne vienne soutenir l’intelligence du lecteur dans des récits parfois complexes, faits d’ellipses et d’analepses. Mais le plus souvent, le récit, s’il efface toute trace du procès d’énonciation, ouvre le champ au regard et à la subjectivité des personnages, en ayant recours à la focalisation interne, au discours indirect libre et au monologue intérieur. C’est par exemple le cas dans les prologues qui ouvrent les trois romans de ce que l’on appelle aujourd’hui la trilogie marseillaise de Jean-Claude Izzo :

Il surveilla les alentours. Anxieux. Il avait misé que personne ne viendrait prendre le bus. Si quelqu’un se pointait, il renoncerait. Si, dans le bus, un passager voulait descendre, ça, il ne le saurait que trop tard. C’était un risque. Il avait décidé de le prendre. Puis il se dit qu’à prendre ce risque, il pouvait tout aussi bien prendre l’autre. Il se mit à calculer. Le bus qui s’arrête. La porte qui s’ouvre. La personne qui monte. Le bus qui redémarre. Quatre minutes. Non, hier, cela avait pris trois minutes seulement. Disons quatre, quand même. Zucca aurait déjà traversé. Non, il aurait vu la mobylette et la laisserait passer. (Izzo, 1995 : 30)

Puis il fit une grimace, en songeant à sa mère. Sûr qu’au retour, il passerait un mauvais quart d’heure. Non seulement, il s’était taillé sans autorisation, à trois jours de la rentrée des classes, mais, avant de partir, il avait piqué mille balles dans la caisse du magasin.(...) Sa mère, il s’en arrangerait. Comme toujours. Mais c’est l’autre qui l’inquiétait. Le gros connard qui se prenait pour son père. (Izzo, 1996 : 14)

Elle eut à l’esprit la beauté du coucher du soleil, et voulut terminer par ces mots. Juste dire à Fabio que, malgré tout, le soleil était plus beau sur la mer, non pas plus beau mais plus vrai, non, ce n’était pas ça, non, elle avait envie d’être avec lui, dans son bateau au large de Riou et voir le soleil se fondre dans la mer. (Izzo, 1998 : 19)

10Le regard et les pensées du personnage se substituent à la parole du narrateur, réduite à l’événementiel. Le roman noir peut cependant adopter une stratégie radicalement différente, qui tend non pas à effacer le procès d’énonciation, mais à l’incarner, sous forme d’un narrateur homodiégétique. C’est une autre manière de masquer le récit en tant que fiction, car le texte se livre alors comme la transcription sans philtre d’une parole de témoignage. Très fréquemment, c’est le personnage de l’enquêteur qui prend en charge la narration : enquêteur ne signifie pas nécessairement que l’on soit en présence des deux personnages les plus récurrents dans le roman noir, policier ou privé, et ne signifie pas non plus qu’il y ait une enquête de type criminel, mais simplement qu’il y a investigation et quête de quelque chose ou de quelqu’un. Le narrateur peut par exemple être écrivain (On y va tout droit de Pascal Dessaint (2001), ou Play-Back de Didier Daeninckx (1996), légèrement antérieur à notre période), fêtard parasite (Les Morsures de l’aube de Tonino Benacquista (1992)). Le roman a recours à des artifices destinés à donner l’illusion que nous lisons un énoncé factuel. Le narrateur serait l’auteur du texte, sans se confondre avec l’auteur dont le nom est réellement inscrit sur la couverture, dans un procès d’énonciation non romanesque. C’est le cas dans le roman déjà cité de Thierry Jonquet, La Vie de ma mère ! :

J’ai fini, monsieur le juge. Vous m’avez demandé de tout dire sur la cassette avec le magnétophone, de bien prendre mon temps, style ça vous aiderait à mieux me connaître, j’ai bien pigé quand je suis venu dans votre bureau.

J’ai tout dit, je sais pas si j’ai bien expliqué avec les mots qu’il faut. J’espère que vous écouterez bien d’abord la face A avant la face B, sinon forcément vous allez être paumé. J’ai bien marqué sur le boîtier pour pas que vous vous gourriez. J’ai rien fait, monsieur le juge. La vérité, la reum à Clarisse, je l’ai même pas touchée ! La vie de ma mère si je mens ! (...) Maintenant j’arrête de causer, monsieur le juge, parce que de toute façon on arrive au bout de la cassette.(Jonquet, 1994 : 141‑142)

11Dans ces récits à narrateur homodiégétique, comme dans les récits à narrateur extradiégétique laissant une place à la subjectivité des personnages, tout est fait pour que le lecteur soit totalement immergé dans la fiction : la syntaxe, le lexique miment l’oralité supposée de ces pensées ou paroles, gomment autant qu’il est possible toute trace d’artifice littéraire. Les phrases non-verbales y sont fréquentes, l’ellipse ou la parataxe suggérant la spontanéité et l’absence d’élaboration de la pensée et de travail. On trouve des marques plus spécifiques d’oralité, même si, le plus souvent, ce sont des marques lacunaires d’oralité (qui ne sauraient transcrire tous les traits constitutifs de l’oralité), témoignant d’un registre différent de celui de l’écrit, a fortiori de l’écrit littéraire : absences de morphèmes de la négation, ellipse ou redoublement du sujet, entre autres. Le lexique quant à lui puise des ressources dans l’argot, dans un registre de langue courant voire familier : là encore, il s’agit de mimer l’immédiateté de la pensée, de simuler l’absence d’artifice. Voici quelques exemples :

Y avait une banque du Crédit Lyonnais. Djamel il a mis la carte dans la machine, il a fait le code et ça a marché. Il a taxé trois mille balles, cool. (...) C’était pas un plan nul, de la thune, j’en avais jamais eu autant ! (Jonquet, 1994 : 45)

Sonia.

J’ignorais quelle tête pouvait avoir son assassin, mais c’était certainement une tête de mort. Tête de mort sur drap noir. Pavillon qui se hissait certaines nuits dans ma tête. Flottant libre, toujours impuni. Je voulais en finir avec ça. Au moins une fois. Une fois pour toutes.

Sonia.

Et merde ! Je m’étais promis d’aller voir son père, et son fils. Plutôt que d’aller boire des coups, je devais faire au moins ça ce soir. Le rencontrer. Lui et le petit Enzo.(Izzo, 1998 : 114‑115)

12Sans être des indices de non-fictionalité, soulignons que ces choix énonciatifs et linguistiques ancrent le texte dans une réalité extra-littéraire. Ce sont des modes de récit proches de récits factuels, de témoignages.

13Un autre procédé est l’effet de réel. Les références à des lieux ou à des personnes réelles sont si nombreuses que l’univers que produit la fiction ressemble au monde réel. Les romans de Jean‑Claude Izzo dessinent avec précision et exactitude la carte de certains quartiers de Marseille. Dès le début de Total Khéops (Izzo, 1995), les noms de rue se multiplient : rue des Pistoles, Montée-des-Acoules, la rue du Panier, rue des Petits-Puits, etc. Le caractère fictionnel des personnages peut être mis en doute, en particulier le narrateur. Dans le dernier roman de Pascal Dessaint, On y va tout droit, le narrateur, toulousain comme l’auteur, a été chroniqueur sportif tout comme lui ; c’est un romancier connu, tout comme lui, et il semble avoir le même âge. Certains lieux existent bel et bien, et semblent être familiers à Pascal Dessaint : il en va ainsi du cabaret Le Bijou, qui est mentionné dans le roman. Dans ce cabaret a eu lieu une lecture d’extraits du roman, le mercredi 21 février 2001. Deux éléments viennent cependant nous rappeler que le texte est fictionnel : le narrateur s’appelle Émile (et non Pascal), et l’intrigue semble se dérouler après le passage à l’euro. En outre, le paratexte vient nous le confirmer : « Ceci est une fiction ». La proximité est pourtant troublante. Les auteurs de roman noir jouent volontiers de ce trouble. Jean‑Jacques Reboux adopte la démarche inverse, avec son roman Poste Mortem (1998), pour lequel il rédige un curieux avertissement au lecteur, dont voici quelques extraits :

Je vous dois la vérité : ce Poste mortem, ce n’est pas moi qui l’ai écrit. Enfin, pas seulement moi. Car ce livre est avant tout une histoire vraie. Romancée, certes, mais une histoire vraie tout de même. Celle de Simone Dubois, postière de son état. Une drôle de femme que j’ai rencontrée le 6 août 1985. (...) Il y a quelques jours, lâchement, j’ai appelé le directeur de l’hôpital psychiatrique de Cadillac, je lui ai tout raconté, le suppliant de ne pas laisser entrer Poste mortem dans la bibliothèque de son établissement. Il m’a répondu qu’il était navré mais ne pouvait hélas rien pour moi. Simone venait de s’évader après avoir défenestré une infirmière et pris un gardien en otage. Les journaux n’en ont pas parlé, mais les journaux ne disent pas tout, vous savez bien.

Maintenant que la boîte de Pandore est ouverte, je sais que Simone lira ces lignes. Et que nos chemins vont de nouveau se croiser. C’est inéluctable. Parce qu’elle ne va pas être contente du tout, Simone, mettez-vous à sa place ! À l’heure qu’il est, elle me cherche. Et s’il devait m’arriver malheur, amis lecteurs, je ne vous demande qu’une chose : soyez magnanimes, pardonnez à Simone. (Reboux, 1998 : 16‑17)

14En outre, Jean‑Jacques Reboux dédicace ce roman à plusieurs personnes, dont Simone Dubois. Le leurre ne serait-il pas à chercher cette fois du côté du déni de fictionalité ? L’auteur semble se situer dans un espace se situant entre factualité et fictionalité : le récit adopte en effet des modes de narration fictionnels. L’avertissement lui-même est suspect : si Jean‑Jacques Reboux a bel et bien travaillé à La Poste à partir de 1985, on a le sentiment que cet avertissement tient du canular. Ce n’est donc pas en renonçant au fictionnel, et notamment à des modes de narration fictionnels que l’effet de fiction se trouble, mais parce que le texte développe autant que possible sa composante mimétique, imbriquant fictionnel et factuel au point que l’un se dilue dans l’autre.

15Au terme de ces deux premières parties, une chose est claire : les propriétés sémantiques du texte ne sauraient permettre de décider si le roman noir est à lire ou non comme fiction. Mais il contient de nombreux éléments susceptibles d’entretenir le trouble, et de provoquer des malentendus. Au‑delà de l’exactitude des faits, le roman noir se tient dans cet espace de transaction entre factuel et fictionnel. Mais alors pourquoi ne pas renoncer à la fiction, quand on entend jeter un regard lucide et démystificateur sur le monde, dénoncer les travers et les infamies de notre société ? Au‑delà de l’imbrication entre factuel et fictionnel, c’est justement la zone de trouble qui semble intéresser les auteurs de roman noir. Autrement dit, le roman noir se libérerait de la factualité et de l’événementiel pour chercher, via la fiction, la vérité : vérité du monde, vérité de la vie. On peut remarquer d’abord l’ambiguïté des avertissements au lecteur. À l’inverse de Jean‑Jacques Reboux, les auteurs multiplient ces avertissements, pour affirmer le caractère fictionnel des événements rapportés par leur roman. P. Dessaint le précise, on l’a vu. T. Jonquet prend également cette précaution pour Moloch :

Ce roman est une fiction. Toute ressemblance avec des événements ou personnages réels serait une pure coïncidence.

16Jean-Claude Izzo propose dans chacun de ses romans, Total Khéops, Chourmo, Solea, ce type d’avertissement, mais avec une ambiguïté toute différente de celle de Jean-Jacques Reboux. L’ambiguïté qui l’intéresse est celle qui existe entre véracité événementielle et vérité.

Note de l’auteur

L’histoire que l’on va lire est totalement imaginaire. La formule est connue. Mais il n’est jamais inutile de la rappeler. À l’exception des événements publics, rapportés par la presse, ni les faits racontés, ni les personnages n’ont existé. Pas même le narrateur, c’est dire. Seule la ville est bien réelle. Marseille. Et tous ceux qui y vivent. Avec cette passion qui n’est qu’à eux. Cette histoire est la leur. Échos et réminiscences.

17C’est le premier roman de la trilogie : nul doute que Jean‑Claude Izzo y fait la distinction entre l’ancrage référentiel du roman et sa part fictionnelle. Pourtant, par le biais d’une citation mise en exergue, la notion de vérité apparaît, comme instance supérieure véhiculée par la fiction :

Il n’y a pas de vérité, il n’y a que des histoires Jim Harrison.

18Déni de la possibilité d’établir une vérité ? Affirmation de l’exigence de vérité au-delà de la fiction ? L’avertissement du deuxième roman se fait plus précis :

Rien de ce que l’on va lire n’a existé. Sauf, bien évidemment, ce qui est vrai. Et ce que l’on a pu lire dans les journaux, ou voir à la télévision. Peu de choses, en fin de compte. Et, sincèrement, j’espère que l’histoire racontée ici restera là où elle a sa vraie place : dans les pages de ce livre. Cela dit, Marseille, elle, est bien réelle. Si réelle que, oui, vraiment, j’aimerais que l’on ne cherche pas des ressemblances avec des personnages ayant réellement existé. Même pas avec le héros. (...)

19L’avertissement s’enrichit donc d’un élément : il ajoute le vrai aux événements réels rapportés dans les journaux, sans que les deux se confondent. Solea fonctionne sur le même mode, avec un avertissement à peu près similaire, qui invite à une lecture fictionnelle, et qui reconnaît que l’« histoire emprunte forcément les chemins du réel ». L’avertissement se double d’une page en postface, déjà mentionnée plus haut, où il est fait mention de documents ayant inspiré le roman : documents officiels des Nations Unies, articles du Monde diplomatique. Le romancier ajoute : « Nombre de faits ont également été rapportés dans Le Canard enchaîné, Le Monde et Libération ». Maurice G.Dantec procède de la même façon, insérant dans ses romans des remerciements à ses sources, parfois intégrées dans le récit même. On trouve une longue page de remerciements bibliographiques au début des Racines du mal (1995) : les ouvrages scientifiques sur les pathologies mentales et sur les avancées technologiques y sont nombreux. Le roman noir est volontiers documenté sur les sujets qu’il aborde, parce qu’il entend être un témoignage, un regard engagé, voire une entreprise de démystification sur les évolutions de notre société, qui le rapproche parfois d’une forme de discours factuel et non fictionnelle, le récit d’investigation. Jean-Marie Schaeffer nous rappelle que le discours fictionnel « s’écarte du discours référentiel en ce que ses phrases ne renvoient pas à des référents réels. » (Schaeffer, 1999 : 200) Tout en reconnaissant que dans le récit fictionnel, les énoncés à dénotation nulle sont rares, il parle de dénotation littérale nulle. Les choses sont complexes pour le roman noir, qui multiplie les références à des lieux, des personnes, des événements réels, par l’emploi de noms propres et de dates « authentiques ». Il est vrai que le roman noir réfère parfois au monde sur la base d’une dénotation symbolique. Examinons plus précisément le cas de Moloch, de Thierry Jonquet. L’auteur s’y inspire de l’affaire Kazkaz, survenue en 1995, dans laquelle une infirmière, souffrant du syndrome de Munchhausen par procuration, fut accusée d’avoir empoisonné sa fille. Dans le roman, le personnage de Marianne est coupable des mêmes faits, mais l’intrigue diffère sur trois points : la jeune femme est prise en flagrant délit, elle se suicide peu après sa mise en examen, et a subi un inceste. Au moment où le roman est publié, l’affaire n’est pas encore jugée, et peu de temps avant le procès, la jeune femme meurt. Thierry Jonquet se voit alors intenter un procès, ainsi que son éditeur Gallimard, pour violation du secret de l’instruction. Que reprochait-on finalement à l’auteur ? D’être sorti du champ de la fiction et de l’imaginaire, et d’avoir évoqué des faits authentiques, faisant ainsi intrusion dans l’intimité de personnes réelles. Le tribunal a néanmoins relaxé Thierry Jonquet, invoquant que les auteurs de romans policiers s’inspirent légitimement et sans intention de nuire des faits divers. Jonquet, dans une interview accordée au magazine Lire, voit dans ce procès le signe d’une judiciarisation de notre société. Sans doute, mais il est légitime de penser que l’on peut y voir le trouble devant des textes fictionnels tellement immergés dans la réalité que la référence, sans être littérale, n’en est pas pour autant perçue pour nulle. Le recours à la fiction est même probablement, aux yeux de certains, une circonstance aggravante : Jonquet aurait-il pu pousser aussi loin l’analyse des comportements humains sans la liberté que lui accordait la fiction ? Remarquons-le, l’avocat des parents de la jeune femme souligna le fait que les trois points évoqués plus haut portaient atteinte par leur aspect négatif à la mémoire de la jeune femme : les points fictionnels nuisaient donc plus que la duplication des faits réels. En outre, la fiction est alors perçue sur le mode du leurre. Thierry Jonquet aime, comme beaucoup d’auteurs de romans noirs, s’inspirer de faits divers : non que le fait divers l’intéresse pour lui-même, mais parce qu’ils permettent d’analyser la complexité des comportements, d’entrevoir la profondeur de la détresse humaine et sociale. Il est parfois impossible de parler alors de dénotation littérale nulle, car ces références ne sont pas seulement des effets de réel, destinés à augmenter la crédibilité du récit et favoriser, comme précédemment, l’immersion dans la fiction. La référence littérale est capitale, elle est un élément à part entière du récit. Nous ne sommes pas en présence de « petits faits vrais ». Les auteurs de roman noir travaillent avec des documents, des témoignages, et s’inspirent évidemment des faits divers. Solea, de Jean‑Claude Izzo, déploie son intrigue sur fond de Mafia ; si l’intrigue est globalement fictive, un certain nombre d’événements et de documents sont parfaitement authentiques. Il est ainsi question de l’opération Mani pulite, de Yann Piat, de documents comme des articles parus dans Le Monde diplomatique :

Par curiosité, j’ouvris le premier document. Comment les Mafias gangrènent l’économie mondiale. Visiblement, Babette avait commencé à rédiger son enquête (Izzo, 1998 : 128)

20Suit alors le texte de l’article, attribué ici au personnage de Babette, réattribué dans une petite postface à Michel Dussochovsky, qui le publia en décembre 1996. À la page suivante, on trouve cette liste de noms propres :

Fargette. Yann Piat. Noriega. Sun Investissement. International Bankers Luxembourg... J’en eus la chair de poule. (Izzo, 1998 : 129)

21Le roman noir montre une forte réactivité dans le temps à l’événement. Didier Daeninckx prend pour trame événementielle de son roman Lumière noire les attentats des années 80, les vols de charters expulsant les immigrés vers le Mali. Là encore, par le jeu de dénotations littérales, en multipliant par le nom propre la référence à des lieux et des événements réels, l’effet de fiction se trouble, et cela, du fait même du texte, qui vient interférer avec la réalité extra-textuelle. Le texte n’est pas seulement vraisemblable : parce qu’il intègre des documents réels, des événements réels à la fiction, il est un discours sur le réel. Fiction et non-fiction s’imbriquent soigneusement, par le jeu de la dénotation littérale. Si Thierry Jonquet invoque le caractère fictionnel de son texte, c’est parce que, réellement, son récit suspend la référence dès lors qu’est portée la mention « roman ». La fiction qu’est le roman noir fait référence au monde réel, mais pas pour le représenter ou en faire une description exacte, mais pour construire un monde fictionnel, instrument de connaissance du monde réel.

22L’épitexte auctorial est sur ce point particulièrement éclairant, et situe le roman noir hors de la sphère du divertissement. Ainsi, la résolution d’une énigme et la démarche d’enquête importent moins que l’exploration de la société et de l’être humain, le déchiffrement du monde. Maurice G. Dantec insiste à cet égard sur le pouvoir de la fiction, et éclaire peut-être les propos de Jean-Claude Izzo. Il définit le roman noir comme « le récit d’une guerre privée entre la vérité et le mensonge, entre la fiction et le réel : le réel ment. La fiction reste le meilleur moyen de le subvertir et de le faire avouer. » (cité par Franck Evrard, in Evrard, 1996 : 108-109) Autrement dit, le fictionnel est essentiel pour le roman noir : il permet de se libérer des apparences trompeuses ou insuffisantes et de déployer un discours de vérité sur le monde, beaucoup plus puissant. C’est pourquoi Patrick Raynal, romancier et éditeur, insiste sur caractère nécessairement fictionnel du roman noir : « Le romancier s’amuse avec les faits. Son monde n’est tenu qu’à une cohérence interne à l’histoire qu’il raconte et, même si ce monde peut s’appuyer fortement sur une réalité historique, il reste un monde de fiction, un monde régi par les lois et la subjectivité du roman. » (Raynal, 1997 : 95) Certes, la connivence avec le réel peut être troublante, le roman noir s’apparente à un travail d’enquête. Jean Pons affirme quant à lui que « le roman noir tente ainsi, entre réel et fiction, à ses risques et périls, une élucidation de notre fin de siècle en prenant pour indices, pour hypothèses de travail, des faits divers qu’il organise en inventant des cohérences. » (Pons, 1997 : 9) Tel est l’espace de transaction entre factuel et fictionnel, ni mensonge ni leurre : le monde fictionnel construit par le roman noir ne réfère pas au monde pour le représenter, il propose un regard et entend changer notre vision du monde. Peu importe dès lors si le discours fictionnel est réaliste.

23L’effet de fiction est particulièrement difficile à cerner dans le roman noir. Il se construit bel et bien, semble-t-il, à partir de propriétés textuelles, essentiellement génériques, mais qui ne suffisent pas à empêcher que certains lecteurs lisent ce texte fictionnel comme texte référentiel, ou pire encore, qu’ils voient dans la fiction un leurre destiné à masquer le caractère référentiel du texte. On comprend mieux pourquoi Paul Bleton fait de la reconnaissance des codes génériques la compétence cognitive essentielle de la lecture paralittéraire (Bleton, 1999), et partant, de celle du roman noir. Si l’on considère que l’effet de fiction réside avant tout dans des stéréotypes génériques, le lecteur peu familier de ces codes ne saura pas saisir la part fictionnelle du récit. C’est le même problème qui surgit avec certains romans noirs contemporains, qui marquent un effacement de ces stéréotypes génériques. Dès lors que le lecteur ne possède pas les codes du genre, ou ne les retrouve pas dans le texte, il ne peut activer le seul système de référence valide dans le texte fictionnel, la référence littéraire (ou paralittéraire) ; il est donc tenté d’activer un autre système de références, la référence au monde, et, trompé par l’illusion référentielle, suspend l’effet de fiction, au moins partiellement. Une telle attitude n’est pas sans implications de type axiologique. Dénier au roman noir son caractère entièrement fictionnel, c’est une fois de plus l’exclure du champ de la littérature. On condamne le roman noir parce qu’on s’en méfie. Sous le masque de la fiction, il mettrait en scène les pulsions les plus violentes de l’être humain et se distinguerait par un pessimisme très marqué. On craint alors une modélisation de la réalité par la fiction. Surtout, il est dévalorisé parce qu’il met en valeur des techniques d’écriture mimétique. Il est vrai que le xxe siècle dévalorise la fonction mimétique, plaçant la valeur littéraire dans l’autoréférentialité et la clôture de l’œuvre sur elle-même. En outre, le roman noir, pour mimétique qu’il soit, ne permettrait pas d’accéder à une connaissance authentique du réel. Jean-Marie Schaeffer rappelle que chez Platon déjà, « le niveau de la mimèsis est celui où la relation à la vérité n’est même pas celle d’un simple non-savoir, mais bien celle d’une feintise d’un rapport à la vérité (...) » (Schaeffer, 1999 : 46) N’est-ce pas ce que l’avocat des parents de Mme Kazkaz reprochait à Thierry Jonquet ? Si ces aspects de la fonction mimétique ne sont pas propres au roman noir (ils concernent tout genre fictionnel), il n’en reste pas moins que, pour le roman noir, le problème de la fictionalité nous ramène au problème de la littérarité, dans une logique de distinction.

24Suspendre l’effet de fiction, c’est en tout cas se tromper sur le projet du roman noir, qui est la construction par la fiction (et jamais hors d’elle) d’une représentation (dès lors fictive, insistons) du monde pour nous amener à modifier notre compréhension, voire notre perception du monde réel. L’effet de fiction dépend donc bien, en dernier ressort, du lecteur, induit en erreur par la proximité éventuelle du monde fictionnel avec des événements du monde réel. Le roman noir illustre somme toute parfaitement cette phrase de Paul Ricœur, citée par Lorenzo Bonoli : « La première manière dont l’homme tente de comprendre et de maîtriser le divers du champ pratique est de s’en donner une représentation fictive » (cité par Bonoli in Bonoli, 2000 : 500).

Pour information
Commentaire de Jean-Raphaël Bobo
Si ce n’est déjà fait, je vous conseille la lecture de l’introduction de Steven Marcus à l’édition française du recueil de nouvelles Le Dixième indice, réédité en Folio/Gallimard, 1987 de D.Hammett ; en particulier la deuxième partie.