Colloques en ligne

Marie-Laure Ryan

Commentaires de la proposition de Nancy Murzilli

Par Marie-Laure Ryan

1En tant que l’auteur d’un livre et de plusieurs articles dans lesquels je mise sur le concept de monde possible pour définir la fiction j’ai été vivement intéressée par la critique du concept et par l’alternative que vous proposez : la fiction comme expérimentation des possibles. Je suis entièrement d’accord avec cette dernière caractérisation, mais elle ne me semble pas exclure une définition de la fiction fondée sur les mondes possibles. Il y a en effet toute une gamme d’ « expérimentation des possibles » : par exemple les scenarios imaginaires employés par les philosophes (« admettons que Socrate » etc) ; les simples prédictions (« il est possible qu’il pleuve demain, le 25 mars 2001 »), et la fiction, par exemple un roman d’anticipation écrit en 1950 qui commence : « Winston Smith se réveilla le 25 mars 2001. Il pleuvait à verse. »). La différence entre la fiction et les autres exemples d’expérimentation des possibles est que dans la fiction le possible est décrit comme réel, et que la contemplation de ce possible est une activité qui porte en soit sa propre justification, alors que dans les deux autres cas le possible n’est envisagé que dans la mesure où il pourrait devenir réel (« il pleuvra demain »), ou pour sa valeur heuristique par rapport à la réalité. Votre théorie de la fiction me semble miser excessivement sur la valeur didactique de la fiction par rapport à la réalité. Je suis tout à fait d’accord que les chefs-d’œuvre de la littérature peuvent avoir un effet didactique, mais il existe tout un domaine de fictions qui sont consommées à des fins uniquement ludiques, et dont le monde n’est pas considéré comme un exemple de « ce qui pourrait être. » Je pense notamment à la littérature populaire, aux romans policiers, à Harry Potter, etc. À mon avis les romans populaires sont aussi fictionnels que les grandes œuvres littéraires, même s’ils sont inférieurs sur le plan artistique. Une théorie de la fiction n’est pas une théorie esthétique ni une théorie de la (haute) « littérarité. »

2Venons-en maintenant à votre adoption de Rorty, Godman et Fish comme modèles. Ces philosophes défendant ce que j’appelle la doctrine de la Panfictionalité : à savoir, l’idée que la fiction ne peut être différenciée de la narration factuelle (histoire), parce que toutes sont des « versions du réel. » Pour moi cette théorie est incapable de décrire la différence phénoménologique entre la fiction et l’histoire une différence qui tient dans l’autorité absolue des énoncés fictionnels, comparée a la faillibilité des énoncés factuels. (Qui oserait dire que le narrateur de Flaubert se trompe quand il nous dit que Mme Bovary a pris de l’arsenic ?) J’admets avec vous que les possibles font partie de la réalité, mais dans le réel ils existent sur le mode de la possibilité. Ce n’est que dans les mondes possibles que l’actualisation du possible prend place. La fiction nous fait imaginer le possible comme actuel, alors que la spéculation de l’ordre « il pourrait pleuvoir demain » nous le fait imaginer comme possibilité, ainsi que l’indique l’emploi du conditionnel. Dans ma propre théorie je différencie les deux cas par le concept de recentrement : en fiction nous nous transportons en imagination dans un monde possible, que nous tenons pour réel par un acte de faire semblant ; alors qu’en simple spéculation nous observons ces mondes depuis le point de vue du réel. Cette transportation imaginative dans un autre monde n’exclut pas un retour un réel, par lequel le lecteur tire par comparaison des leçons valables pour le monde actuel. Vous rejetez les théories de la fiction basées sur le concept de monde possible sous prétexte que ces mondes sont des mondes « tout faits. » Certes ils le sont pour le Dieu de Leibniz, qui contemple toutes les possibilités avant de choisir la meilleure pour être actualisée. Mais ni l’auteur ni le lecteur n’ont accès à la totalité de ces mondes « tout faits » ; on peut donc dire que l’auteur les crée et le lecteur les recrée. Du point de vue du lecteur immerge dans une fiction, l’idée d’un monde tout n’est peut‑être pas si aberrante que vous le suggérez. Dans une théorie basée sur le « faire semblant » (à la Walton), le lecteur de Madame Bovary fait « comme si » le narrateur, membre du monde fictionnel, décrit un monde extérieur qui préexiste au langage. De cet acte de faire semblant découle ce que vous appelez très justement « l’effet de réel » de la fiction. Ce n’est que du point de vue de l’auteur, membre du monde actuel, que le monde fictionnel est la création du langage. Finalement, je me demande comment vous concevez les conséquences de vos deux thèses :

31. La fiction est l’expérimentation des possibles.

42. La fiction n’est pas l’évocation d’un monde possible Est-ce à dire que la fiction ne déploie pas de monde (mais que fait-elle alors ?) ; ou est-ce que vous rejetez catégoriquement la valeur philosophique de la notion de monde possible ?

Par Nancy Murzilli

5Chère Marie-Laure Ryan, Je vous remercie pour votre commentaire stimulant et détaillé. Je vais tâcher d’y répondre aussi précisément que possible.

6— Il existe, selon vous, toute une gamme d’expérimentation des possibles, dans laquelle vous distinguez trois manières d’envisager le possible : 1) dans la fiction le possible est décrit comme réel ; 2) dans les prédictions le possible est envisagé dans la mesure où il pourrait devenir réel ; 3) dans les expériences de pensée, le possible possède une valeur heuristique par rapport à la réalité. Je pense que de quelque manière que soit formulé le possible nous devons l’imaginer comme possible. Vous distinguez apparemment la fiction des autres formes d’expérimentation des possibles selon l’idée que, dans la fiction, l’expérimentation des possibles possède sa fin en elle-même (la « contemplation »), tandis que dans les prédictions ou les expériences de pensée, l’expérimentation des possibles devrait avoir des conséquences sur la réalité. Si je ne m’abuse vous établissez cette distinction selon le modèle de l’opposition kantienne entre jugement de connaissance et jugement de goût (qui suspend le rapport de la représentation à l’objet caractéristique du jugement de connaissance). Si tel est le cas, je dois reconnaître que mes positions sont différentes. Je pense que dans toute œuvre humaine s’exprime à la fois la rationalité et la sensibilité, et que, suivant la pensée de Goodman, l’expérience esthétique est une capacité à saisir des relations entre symbole et symbolisé. Ceci pourrait expliquer notre visible désaccord concernant la « valeur didactique » de la fiction. À ce propos, je me dois d’apporter quelques précisions : Je suis loin de penser qu’une théorie de la fiction est une théorie de la « (haute) “littérarité” », en partie d’ailleurs, parce qu’à mon sens une théorie esthétique n’est pas une théorie de la « valeur » esthétique. Je ne vois pas pourquoi seules les grandes œuvres littéraires auraient un effet didactique, tandis que la littérature « populaire » aurait un effet « uniquement ludique ». Je crois que personne ne saurait contester la valeur didactique des activités ludiques. Vous semblez penser que ce sont les fictions « dont le monde n’est pas considéré comme un exemple de “ce qui pourrait être” » qui ont un effet uniquement ludique, comme si l’ « effet didactique » de la fiction diminuait au fur et à mesure que le monde qu’elle décrit s’éloigne du notre. Je ne pense pas que l’effet didactique de la fiction dépende de sa capacité à être comparée à notre réalité. Vous donnez l’exemple de Harry Potter comme fiction « consommée à des fins uniquement ludiques ». Mais je crois que c’est précisément le caractère ludique du monde magique de ce héros qui donne à cette fiction sa valeur didactique. Ses pouvoirs magiques lui permettent justement d’expérimenter — et le lecteur à travers lui — des choses que la vie réelle n’autorise pas à essayer. Comme, par exemple, créer un être imaginaire suffisamment efficace pour lutter contre les « Détraqueurs » qui anéantissent leur proie en faisant ressurgir en eux leur pire souvenir. Le pire souvenir de Harry étant celui des cris d’agonie de ses parents, à la fin du récit, il parviendra à créer une image symbolique de son père qui le sauvera de la mort (Harry Potter et le prisonnier d’Azkaban). Il n’est pas nécessaire au jeune lecteur de connaître les mécanismes psychologiques du deuil pour expérimenter, à travers cet épisode, une possibilité de réparer la perte d’êtres chers. Quant au fait que ces êtres imaginaires ne soient pas des exemples de « ce qui pourrait être », ils n’en exemplifient peut-être pas moins métaphoriquement, les uns le mal et l’autre son antidote. Il va de soi que la valeur cognitive des fictions dépend aussi largement des attentes et du niveau culturel du lecteur. La valeur cognitive de la fiction ne dépend pas nécessairement de sa validité — car nous en apprenons toujours quelque chose —, mais aussi des moyens qui sont à notre disposition pour la saisir : le dispositif textuel lui-même, nos propres connaissances et le contexte culturel et historique dans lequel l’œuvre est lue.

7— En ce qui concerne la « doctrine de la Panfictionalité » que vous attribuez à Goodman, Rorty et Fish, je ne crois pas qu’elle leur corresponde si elle consiste à penser qu’il n’existe aucune distinction entre faits et fictions et que, donc, tout discours est fictionnel puisqu’il n’y a rien d’extérieur au langage. Au sujet de Goodman, il serait difficile de se prononcer, puisqu’il semble avoir volontairement laissé de côté la question de la nature des rapports qui associent ses « versions du monde » à toute extériorité, qu’il s’agisse du monde ou du réel, ou des contextes auxquels elles sont adossées, même s’ils sont aussi enracinés dans le langage et d’autres versions. En revanche, je crois que Fish et Rorty s’opposeraient à cette doctrine du Panfictionalisme, car aucun d’eux ne nie la distinction entre fait et fiction. Ils pensent tout simplement que l’on ne transcende pas le langage dans le langage. Mais cela ne signifie pas qu’il n’existe aucune autre réalité que le langage. Simplement, pour reprendre des termes empruntés à Rorty, l’idée que le monde est bien là, ne doit pas être confondue avec l’idée que celui-ci se scinderait de son propre chef en de gros morceaux en forme de phrases que l’on appelle « faits ». Pour Rorty, ce qu’est un objet se confond avec la totalité de ce qu’un système de croyances donné permet de dire de vrai à son sujet. Il ne nie pas qu’un objet puisse être la cause de changements dans nos croyances, mais nous ne pouvons pas faire concorder nos croyances avec ce qu’est l’objet en lui-même. Le discours factuel ne peut être rendu vrai par des éléments non-linguistiques et l’erreur consiste à croire que les faits sont des éléments non-linguistiques. On ne peut pas établir une distinction entre les faits et la fiction à partir de l’idée que les faits pourraient correspondre à une réalité non-linguistique dont dépendrait leur validité, tandis que la fiction serait autoréférentielle. La valeur de vérité que j’attribue à des énoncés comprenant des noms de pays tels que le « Cameroun » ou « Lilliput » dépend du savoir préalable que ceux-ci réactivent, c’est-à-dire d’un ensemble de croyances et de la différence d’usage que nous en faisons dans nos jeux de langage. Comme je l’ai dit dans ma contribution, il existe certainement une norme de vérité pour distinguer entre discours fictionnel et discours factuel, mais cette norme est, à mon sens, conventionnelle. Elle repose sur nos pratiques et nos usages au sein d’une communauté de langage ; elle ne dépend en aucune manière d’une distinction ontologique entre les faits et la fiction. Vous pensez que, c’est précisément parce que, dans la fiction, l’auteur a la totale responsabilité de l’enchaînement des faits que les énoncés fictionnels n’ont pas à être soumis à vérification. Dans Madame Bovary, effectivement, rien d’extérieur au récit ne me permet de vérifier les affirmations ou les hypothèses du narrateur. Je ne pourrais douter des affirmations du narrateur que si j’ignorais qu’Emma Bovary est un personnage fictif. Mais supposons que je l’ignore ; je devrais alors considérer que les éléments du passé d’Emma Bovary me sont inconnus, hormis ceux dont j’aurais pris connaissance à travers le récit de Flaubert. Or, n’est-ce pas précisément ce qui peut se produire lors de la lecture de récits historiques ? Certes, à la différence du discours fictionnel, le discours historique s’inscrit dans une temporalité effective, mais il n’en risque pas moins les échecs référentiels. Il ne me semble donc pas que nous puissions faire reposer la distinction entre narration « factuelle » et narration fictive sur le modèle « ségrégationniste » des rapports entre fiction et réalité, qui ne tient pas compte de ce que nous devons à la communauté de langage dont nous faisons partie. La caractéristique du récit fictionnel est que la valeur dénotative des éléments qui le composent ne peut être dissociée de leur insertion dans la totalité où elles reçoivent leur valeur. Mais la fiction n’annule pas la dimension référentielle du langage, elle en révèle un autre aspect.

8— Sur la question de la valeur philosophique de la notion de « monde possible », je pense effectivement que cette notion est philosophiquement peu défendable. Selon vous, la fiction nous fait imaginer le possible comme actuel (le possible s’actualise dans les mondes possibles de la fiction), tandis que dans le réel, il existe « sous le mode de la possibilité ». Mais il ne me semble pas y avoir de raison que nous imaginions le possible comme possibilité dans le réel et non dans la fiction. Penser que le possible puisse s’actualiser dans des « mondes possibles » de la fiction, revient, me semble-t-il, à inverser les rapports du réel et du possible de manière arbitraire. Rien ne me semble justifier que les possibles deviennent réels dans d’autres mondes que le nôtre. Lorsque je dis que les possibles font partie de la réalité, je suis loin de penser que ces possibles seraient déjà là, en puissance d’être réalisés. Ce que je veux signifier par là c’est que la réalité ne constitue pas un obstacle ontologique pour le possible. Le possible fonctionne plutôt comme un opérateur, dans le sens où la possibilité est un moyen de mettre en perspective d’autres alternatives. C’est la fonction des expériences de pensée, mais c’est aussi, à mon sens, celui de la fiction. Vous semblez voir une contradiction dans le fait d’affirmer que la fiction est à la fois une expérimentation des possibles mais n’est pas l’évocation d’un « monde possible ». Je pense que cette contradiction est levée si l’on donne aux « mondes possibles » de la fiction le sens d’une « possibilisation » de ce monde-ci et non d’une référence à quelque autre monde. Mais dans ce cas, la notion goodmanienne de « version de monde » me semble mieux convenir que celle de « monde possible » telle que l’ont définie les théories de la sémantique modale et qui me paraît ontologiquement trop coûteuse. Envisagée comme « version de monde », la fiction joue un rôle constructif où le réel ne bénéficie d’aucune priorité ontologique sur le possible. Cependant, si les fictions déploient des « versions de monde », elles ne peuvent, à mon sens, se concevoir que sur le fond de formes de vie, de croyances et de pratiques partagées, qui constituent un « hors texte ». Si je critique la notion de « monde possible » en disant que ce sont des mondes « tout faits », c’est parce que je considère que ce qu’il y a de possible dans la fiction n’appartient pas à un univers ontologiquement défini selon une frontière établie entre ce monde-ci et une multitude d’autres mondes qui n’en possèderaient pas la teneur. En appliquant à la fiction le modèle des mondes possibles, je pense que l’on tend effectivement à croire que les mondes de la fiction ont une existence ontologique indépendante. Il me semble difficile, de la sorte, d’échapper à une réification de ces mondes. Et je ne crois pas que le problème puisse être réglé en disant qu’ils ne préexistent pas à leur création par l’auteur ou leur recréation par le lecteur. À partir du moment où vous affirmez qu’ « en fiction nous nous transportons en imagination dans un monde possible » ou qu’en « spéculation nous observons ces mondes du point de vue du réel », ne désignez-vous pas ainsi des mondes « tout faits » ? Je pense, de plus, que même pour un lecteur immergé dans le texte, le « monde » de la fiction n’est pas « tout fait », il se construit au fil de la lecture, et peut changer d’aspect plusieurs fois, si en fonction de nouvelles informations le lecteur doit réviser la version qu’il s’en était faite. En outre, je ne suis pas sûre la théorie du « faire semblant » de Walton ne puisse se passer d’une définition de la fiction fondée sur la notion de « monde possible ». On peut se demander si les « vérités fictionnelles » dont il parle, sont des « vérités dans un monde possible ». Pour Walton, « il est fictionnel que p » est équivalent à « quelqu’un fait semblant de croire que p ». Peut-on en inférer que « quelqu’un fait semblant de croire qu’il est vrai dans un monde possible que p » ?

9— Admettre d’imaginer le possible comme actuel dans la fiction suppose, comme vous le faites, l’acceptation de l’idée d’un « faire semblant ». Mais je ne crois pas que le possible puisse s’actualiser dans un autre monde, même par un acte de faire semblant. Comment dans une théorie du faire semblant, le lecteur qui s’immerge dans la fiction peut-il passer d’un monde (fictionnel) à l’autre (réel) ? Vous dite que le lecteur tire des leçons valables pour le monde réel par comparaison du monde possible de la fiction avec le monde réel. Selon vos termes, le lecteur se transporte en imagination dans le monde possible de la fiction, qu’il tient pour réel par un acte de faire semblant. L’actualisation du possible dans la fiction repose donc, selon vous, sur l’acte de faire semblant. C’est donc par l’acte de faire semblant que s’inversent les rapports du réel et du possible. C’est précisément ce qui me paraît gênant, car du monde réel où les possibles sont envisagés comme possibilités, au monde possible de la fiction où les possibles sont considérés comme réels, le « faire semblant » a la charge d’effectuer une sorte de saut ontologique dont, j’ai, d’une part, du mal à envisager la justification philosophique, et, dont, d’autre part, les conséquences me semblent annuler les bénéfices de l’effet de fiction. La théorie du faire semblant me paraît venir miraculeusement solutionner le problème de la référence en fiction. Pour les théoriciens du faire semblant, seul le discours dit « sérieux » (portant sur les « faits ») est susceptible de recevoir une valeur de vérité, la fiction étant au‑delà du vrai et du faux. Ils règlent alors le problème de cette non-référentialité de la fiction avec la notion d’un jeu de « faire semblant » par lequel le lecteur feint de croire que la fiction dit vrai ou décrit un monde réel. Mais il me semble que le « faire semblant » n’est, somme toute, qu’un subterfuge pour transposer au sein de la fiction le modèle de la référence comme correspondance. On évacue ainsi la question sans la résoudre.

10— Je ne crois pas qu’il soit nécessaire de faire comme si les mondes possibles existaient pour comprendre l’ « effet de réel » de la fiction. Une telle vision des choses me paraît occulter la contribution du lecteur à cet « effet de réel ». L’expérience de la lecture produit un « effet de réel » sur le lecteur, non parce qu’il feindrait de tenir le « monde » de la fiction pour réel, mais parce qu’en mettant le texte en rapport avec sa propre expérience et ses propres connaissances, le lecteur construit une configuration sémantique qu’il expérimente ainsi réellement. C’est en ce sens que je propose d’envisager la fiction comme expérimentation des possibles, non pas dans le sens d’une expérimentation d’un monde possible, mais de la possibilisation de notre expérience réelle. Je ne vois même aucun inconvénient à ce que l’exploration des possibles se fasse à travers des scénarios irréalisables, puisque rien ne nous empêche d’attribuer réellement un énoncé fictif à des choses réelles dans une circonstance fictive. Il suffit parfois de modifier le contexte pour que les choses nous apparaissent différemment. Nous ne comprenons pas toujours les choses par comparaison, mais parfois aussi, par contraste.

Par Marie-Laure Ryan

11Nancy, J’ai apprécié l’attention que vous avez donne a mes commentaires et l’éloquence que vous avez déployés à défendre votre position. Il me semble que notre différence se réduit à ceci : Vous pensez que le lecteur de la fiction fait réellement une expérience fictionnelle. Je pense que le lecteur de la fiction fait fictionnellement une expérience de réalité, au moins quand ce lecteur est proprement immergé. En fait je pense que les deux propositions décrivent la même expérience de deux points de vue différents. Ces jeux de mots me font penser à une citation de Lewis Carroll : « So, either I’ve been dreaming about Sylvie » I said to myself, « and this is reality. » « Or else I’ve really been with Sylvie, and this is a dream. » Ce qui me gêne par contre c’est votre rejet catégorique de la notion de monde possible comme philosophiquement gratuite, alors que vous attribuez une valeur didactique à toutes les expériences de pensée. Il me semble que la postulation de mondes possibles pour expliquer la sémantique des opérateurs modaux et de la fiction est l’exemple parfait d’une expérience de pensée. Elle se rapporte à des entités éminemment possibles les mondes possibles eux-mêmes. Si le possible fait partie du réel, comme vous le proclamez, les mondes possibles en font également partie. Quel est dès lors le critère qui vous permet de leur nier toute valeur explicative ? Cela me ramène à la question qui me gêne depuis le départ. Dans mon système il y a plusieurs modes d’expériences de pensée. Je vous concède que j’ai tort de denier une valeur didactique aux expériences ludiques, mais je pense toutefois qu’il y a une différence de priorité. L’expérience de pensée de David Lewis au sujet des mondes possibles est didactique avant d’être ludique ; Harry Potter est ludique avant d’être didactique ; sinon, je ne vois pas pourquoi les enfants se rueraient sur ces livres plutôt que sur les manuels scolaires. Dans votre système il n’y a pas de différentes sortes d’expériences de pensée ; ou du moins, vous ne mentionnez pas de critères différentiels. Est-ce à dire que vous placez la philosophie de David Lewis et Harry Potter dans le même panier, celui des « versions du monde » ? Admettons qu’il n’y a pas de différence au niveau du mode d’interprétation et d’évaluation entre les expériences de pensées de Lewis et de J.K. Rowling. Qu’en est-il du discours qui proclame l’existence de faits concrets et réels, comme l’histoire ? (Même si l’on nie l’existence objective de faits, comme Rorty, il n’en reste pas moins que le mode déclaratif de l’histoire présupposé qu’il y des faits, et que ceux-ci sont indépendants de l’opinion de la communauté.) L’histoire est-elle aussi une expérience de pensée ? Si oui, quel est le type de discours qui n’en serait pas une ? Et si l’histoire n’est pas une expérience de pensée, qu’est-ce qu’elle pourrait bien être ? En résumé : puisque vous ne semblez pas accepter l’idée de la Panfictionalité, comment caractérisez-vous le discours non-fictionnel ?

Par Nancy Murzilli

12Chère Marie-Laure, Entre l’idée d’un lecteur conscient de réaliser une expérience fictionnelle et celle d’un lecteur conscient de se faire croire qu’il fait une expérience de réalité dans une fiction, il y a, je crois, le refus ou l’acceptation d’une théorie du faire-semblant. Et, comme je vous le disais, c’est elle qui me semble poser problème, car je ne pense pas qu’elle puisse solutionner le problème de la référence en fiction. En feignant de croire que la fiction est réalité, on transporte au sein de la fiction le modèle d’une réalité comme correspondance des mots avec le monde. L’idée de postuler des mondes possibles, à mon avis, n’est pas une expérience de pensée satisfaisante. Ce que je récuse dans la thèse des mondes possibles telle que la présente D. Lewis, c’est le réalisme qui s’y attache : selon Lewis, les mondes possibles ne sont pas de simples artefacts de notre sémantique, ces mondes existent, ressemblent au nôtre et sont aussi réels que lui. La notion de monde possible est, à mon sens, ontologiquement trop lourde : il n’est pas nécessaire de multiplier les mondes possibles pour rendre vraies des propositions qui sont fausses dans notre monde. Pour des raisons que j’ai déjà invoquées, je ne crois pas que le statut du possible, y compris dans les expériences de pensée, se ramène à la thèse des mondes possibles. J’accepte tout à fait l’idée que les « mondes possibles » font partie du monde réel, je ne vois même pas d’autre façon de les envisager. Mais je ne suis pas sûre que cela nous amène, l’une et l’autre, à un accord sur la question, car il ne me semble pas que vous vouliez envisager les mondes possibles comme des mondes réels ou « versions de monde ». Les expériences de pensée reposent sur l’invention de cas fictifs ; ce n’est pas le cas du discours historique. Le discours historique, à la différence du discours fictionnel, a la prétention de présenter des événements tels qu’ils se sont effectivement passés. Mais, dans les deux cas, il s’agit de discours, l’histoire comme la fiction s’écrivent. Concernant le discours historique, je poserai donc le problème de la façon suivante : si, comme vous le dites, le discours historique proclame l’existence de faits concrets et réels, qu’est-ce qui nous permet de penser que ces faits existent ou ont existé tels qu’ils sont décrits indépendamment de ce discours ? La caractérisation du fait historique que propose Paul Ricœur dans La mémoire, l’histoire et l’oubli (2000), me paraît intéressante : il distingue le fait historique de l’événement réel remémoré : « Le fait n’est pas l’événement, lui-même rendu à la vie d’une conscience témoin, mais le contenu d’un énoncé visant à le représenter ». L’idée que le fait historique (« la chose dite ») représenterait au sens de « tenir lieu de » et non au sens mimétique l’événement (« la chose dont on parle ») me semble pertinente dans la mesure où elle respecte l’aspect narratif de l’histoire, le caractère propositionnel du fait, et maintient la distance entre le dit du discours historique et ce à quoi il réfère. Car je ne distingue rien d’extérieur au langage j’entends langage au sens large, c’est-à-dire comme système de symboles, comprenant par exemple toutes les formes de « traces » historiques offertes à l’interprétation nous permettant d’affirmer que ce qui est arrivé est arrivé tel qu’on le dit. Et il se pourrait bien que, comme le souligne Ricœur, les seuls moyens que nous ayons d’accréditer le discours historique soient le témoignage et la critique du témoignage : « je ne vois pas qu’on puisse remonter au-delà de la triple déclaration du témoin : 1) j’y étais ; 2) croyez-moi ; 3) Si vous ne me croyez pas, demandez à quelqu’un d’autre ».