Colloques en ligne

Pierre-Emmanuel Moog et Ghislaine Chagrot

Quand Doré transforme un chat en icône

1L’édition Hetzel des contes de Perrault illustrés par Gustave Doré, parue en 1861, est emblématique de l’illustration des contes merveilleux. Parmi les quarante images de cet ouvrage, celle représentant la scène du chat appelant à l’aide lors de la fausse noyade1 a connu depuis un succès exceptionnel et est même devenue iconique : la figure du chat a été reprise et réinventée dans les contextes les plus divers, prenant son autonomie par rapport au personnage d’origine. Comment expliquer le destin particulier de cette image ?

2Nous confronterons l’image de Doré, qui transfigure le chat de Perrault en un héros fougueux et formidable, avec celles d’autres illustrateurs. Nous montrerons que les choix graphiques de Doré pour cette image et son originalité, discutables dans la perspective de la fonction illustrative des images, ont pu paradoxalement être à l’origine de son devenir iconique.

Fig. 1. – « Le Maître Chat ou le Chat botté » [planche 1]. Hetzel, 1862.

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Prémices d’une image emblématique

3Alors que la première édition du recueil Hetzel, fin 1861, ne portait en couverture que des objets considérés comme emblématiques des contes (quenouille, couronne, clé, épée, coutelas) dans des écussons aux quatre coins du plat supérieur, l’image du chat appelant à l’aide prend place en médaillon central sur la couverture à la réédition de l’ouvrage en 1867. Elle est ensuite adoptée par plusieurs éditions étrangères. En 1867, elle orne la couverture de l’édition russe. Puis en 1876, elle se trouve également sur la couverture épurée de l’édition néerlandaise. En 1872, l’image, centrée sur le chat détouré et agrandi, orne la couverture de l’édition allemande, puis à nouveau en 1873 de l’édition danoise ; enfin, en 1884, elle est placée dans un des quatre petits médaillons, au coin supérieur droit de l’édition italienne. À chaque fois, rognée, détourée, ou agrandie, l’image reprise n’est pas exactement identique à l’illustration originale de Doré.

Fig. 2. – Premier plat de couverture de l’édition Hetzel en France et ses éditions étrangères. De gauche à droite 2.1. Édition française, 1862 - 2.2. Édition russe, 1867 – 2.3. Édition allemande, 1872 – 2.4 Édition danoise, 1873 © Sothebys - 2.5 Édition néerlandaise, 1876 © Ader - 2.6 Édition italienne, 1884.

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4Alors que, dans l’édition Hetzel, l’image du chat appelant à l’aide fait partie d’une série de quatre illustrations du conte « Le Maître Chat ou le Chat Botté », des affiches et livrets d’adaptations théâtrales de ce conte, à la fin du XIXe siècle, s’inspirent largement de cette image en particulier. Ainsi, en 1878, sur l’affiche de Jules Chéret pour la féerie « Le Chat botté » au théâtre de la Gaité (Paris), le chat est humanisé et repris dans une pose de chasseur triomphant avec une face en partie de fauve ; en 1880, l’affiche de Chéret « Le Chat botté, pantomime équestre à grand spectacle » qui se joue à l’Hippodrome (Paris) reprend pareillement les accessoires et la posture du chat de l’image originale de Doré mais en accentuant la transformation en fauve.

Fig. 3.1. – Affiche de Chéret pour « Le Chat botté », 1878 - Fig. 3.2 – Affiche de Chéret pour le pantomime « Le Chat botté », 1880.

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De l’emblème à l’icône

5La figure du chat de Doré, après avoir emblématisé l’édition Hetzel, puis des adaptations théâtrales du conte « Le Chat botté », apparaît dès le début du XXe siècle pour représenter Charles Perrault lui-même, commémoré comme père fondateur des contes de fées. Ainsi, lorsque le sculpteur Gabriel Pech reçoit en 1903 la commande d’un monument en hommage à Perrault, il inclut étonnamment le « maître chat » dans sa composition : l’œuvre, achevée en 1908 et placée au Jardin des Tuileries à Paris, est constituée du portrait en buste de Perrault sur un piédestal, autour duquel est sculpté un groupe de trois fillettes et d’un chat assez similaire à celui de l’image du chat appelant à l’aide de Doré.

Fig. 4.1 et 4.2 – Négatifs sur verre, Monument Charles Perrault et Chat botté, Pech, 1908.

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6Mais ce chat-là se présente dans une posture plus avenante (ceinture abaissée à la taille2, pieds positionnés et bottes ornées de boucles à la façon d’un seigneur du grand siècle) et dans une pose moins dramatique (bras3 baissés à la ceinture et au collier). Que les fillettes tournoyant en ronde ouverte symbolisent l’allégresse des contes merveilleux supposés enfantins, soit ; mais pourquoi ce personnage du chat plutôt que tous les autres du répertoire des contes de Perrault (comme la fillette au chaperon rouge, le garçonnet semant des cailloux, la jeune fille à la citrouille, l’homme à la barbe bleue, le prince difforme à la houppe, la princesse cachée sous une peau d’âne, etc.) ? En 1997 est émis le timbre « Europa, Perrault - Le Chat Botté » pour commémorer la publication des Histoires ou contes du temps passé de Perrault. Le graveur (norvégien4) Martin Mörck le réalise d’après l’image du chat appelant à l’aide de Doré, recentrée sur l’animal, de sorte que le paysage d’arrière-plan disparaît et que le visage du jeune homme se retrouve tronqué.

Fig. 5. Timbre « Europa, Perrault - Le Chat Botté », 1997. © La Poste

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7Au-delà des contes de Perrault, la figure du chat de Doré symbolise également l’idée de fiction et de littérature, puisqu’on la retrouve de surcroît comme logo visuel du site de recherche en littérature Fabula

8Enfin, la puissance de l’image du chat appelant à l’aide de Doré ne finit pas seulement par symboliser le monde des contes, mais aussi l’artiste Gustave Doré, dont la production, en tant qu’illustrateur, est pourtant d’une prolixité et d’une diversité extrêmes. En 2014, le Musée d’Orsay (Paris) organise l’exposition « Gustave Doré (1832-1883). L’imaginaire au pouvoir », qui ne consacrait qu’une place marginale à l’illustration des contes de Perrault par Doré. Pourtant, l’image du chat appelant à l’aide est utilisée pour l’affiche de l’exposition, la couverture du catalogue et la page d’accueil du site web5. Là encore, l’image est recentrée sur le chat.

Fig. 6. – Catalogue de l’exposition Doré : l'imaginaire au pouvoir. Flammarion, 2014 © Flammarion.

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9Au terme de ces quelques exemples, on constate le succès de l’image du chat appelant à l’aide de Doré, pour représenter aussi bien le conte « Le Chat botté », les contes de Perrault plus largement, tous les contes et la fiction en général, et même Gustave Doré. Pourtant, à chaque fois, l’image est recadrée sur le chat, les éléments de l’arrière-plan sont coupés ou gommés (aussi bien l’autre protagoniste de l’histoire, le jeune homme, que le paysage), et le chat est parfois même retouché ou détouré, et un peu plus humanisé par l’abaissement de la ceinture et décontextualisé par l’abaissement des bras. Au fond, ce n’est pas tant l’image entière (la scène qu’elle représente), qui est devenue iconique, mais la figure de l’animal seul.

10La transfiguration du chat appelant à l’aide issu de l’image originale de Doré en personnage de chat botté autonome, est particulièrement manifeste dans les films d’animation, puisque cette forme artistique permet de donner vie au personnage et de lui adjoindre un nouveau contexte narratif. En 1969 sort le film japonais Nagagutsu o haita neko (titré Le Chat botté dans la version française) de Kimio Yabuki (studio Tōei). Le chat, nommé Pero (en clin d’œil à Perrault) est poursuivi pour s’être montré compatissant envers des proies, et finit par se retrouver partenaire d’un fils de meunier brimé par sa famille, qu’il assiste et défend dans ses aventures vers la réussite. Il évoque le chat de l’image de Doré dont il reprend l’allure, les traits et les accessoires, quoique complètement vêtu et muni d’une épée, car son évolution sympathique (par rapport au « drôle » du récit de Perrault6) ne l’empêche pas d’être bagarreur et toujours prêt à en découdre avec ses poursuivants (par rapport au héros rusé mais somme toute peu vaillant du récit de Perrault). La popularité de ce personnage d’animation est telle que deux films suivront en 1972 et 1976, et que le studio Tōei en fera même son logo.

11Enfin, un autre cas remarquable de l’émancipation du personnage issu de l’image de Doré est le film d’animation américain Shrek 2 de Andrew Adamson, Kelly Asbury et Conrad Vernon (studio Dreamworks), sorti en 2004. Le personnage secondaire nommé Puss-in-Boots (traduction traditionnelle du chat botté en anglais, et appelé Chat Potté dans la version française7) y apparaît, absent du premier opus Shrek sorti en 2001. Son allure est largement inspirée du chat de l’image de Doré, portant bottes montantes, large ceinture descendue à la taille et chapeau à plumes. Le Chat Potté est initialement engagé comme tueur à gages pour assassiner l’ogre sympathique Shrek. Il le combat par la force et l’habileté (et aussi en usant de son charme grâce à ses grands yeux attendrissants pour dérouter ses adversaires), mais est finalement vaincu. Épargné par Shrek, il lui prêtera désormais assistance, par gratitude. Le Chat Potté deviendra même son compagnon dans les films Shrek The Third (2007) et Shrek forever after (2010). Non seulement le personnage secondaire (et qui n’apparaît que dans le deuxième opus de la saga), d’abord négatif, est devenu peu à peu positif, mais il prend de plus en plus d’importance au côté du personnage principal, Shrek, au point de devenir lui-même le héros principal du film spin-off Puss in Boots en 2011 puis de la série télévisée d’animation The Adventures of Puss in Boots (2015).

Fig. 7.1 – Jaquette française du dvd Le Chat botté. - Fig. 7.2 – Affiche Shrek2.
Fig. 7.3 Poster The Adventures of Puss in Boots.

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12Ainsi de l’image du chat appelant à l’aide de Doré, l’imaginaire collectif retient un chat fougueux, justicier et bagarreur, associé au stéréotype du mousquetaire. Peut-on pour autant parler d’icône ? Au départ image sacrée, l’icône se caractérise par sa capacité à invoquer une figure absente. Objet de dévotion, sa puissance vient de l’autonomie qu’elle acquiert vis-à-vis de ce qu’elle représente. Or, les nombreuses reprises de l’image de Doré s’intéressent au chat sans se préoccuper de son contexte pictural et narratif d’origine (et sans la moindre citation directe de sa provenance).

Retour au maître chat de Perrault à Doré

13Revenons au texte de la scène originelle du conte « Le Maître Chat ou le Chat Botté » de Perrault (1697) correspondant à l’image de Doré :

Un jour qu'il sut que le Roi devait aller à la promenade sur le bord de la rivière avec sa fille, la plus belle Princesse du monde, il dit à son Maître : si vous voulez suivre mon conseil, votre fortune est faite ; vous n'avez qu'à vous baigner dans la rivière à l'endroit que je vous montrerai, et ensuite me laisser faire. Le Marquis de Carabas fit ce que son chat lui conseillait, sans savoir à quoi cela serait bon. Dans le temps qu'il se baignait, le Roi vint à passer, et le Chat se mit à crier de toute sa force : au secours, au secours, voilà Monsieur le Marquis de Carabas qui se noie. A ce cri le Roi mit la tête à la portière, et reconnaissant le Chat qui lui avait apporté tant de fois du Gibier, il ordonna à ses Gardes qu'on allât vite au secours de Monsieur le Marquis de Carabas. Pendant qu'on retirait le pauvre Marquis de la rivière, le Chat s'approcha du Carrosse, et dit au Roi que dans le temps que son Maître se baignait, il était venu des Voleurs qui avaient emporté ses habits, quoiqu'il eût crié au voleur de toute sa force ; le drôle les avait cachés sous une grosse pierre. Le Roi ordonna aussitôt aux Officiers de sa Garde-robe d'aller quérir un de ses plus beaux habits pour Monsieur le Marquis de Carabas. Le Roi lui fit mille caresses, et comme les beaux habits qu'on venait de lui donner relevaient sa bonne mine (car il était beau ; et bien fait de sa personne) la fille du Roi le trouva fort à son gré, et le Comte de Carabas ne lui eut pas jeté deux ou trois regards fort respectueux, et un peu tendres, qu'elle en devint amoureuse à la folie. Le Roi voulut qu'il montât dans son Carrosse, et qu'il fût de la promenade […]

14Lorsque l’illustrateur choisit de montrer le moment précis où le chat appelle au secours, quels sont les enjeux du récit ? Le roi va-t-il reconnaître le chat botté qui lui avait fait tant « plaisir » au nom de son maître, soi-disant marquis de Carabas, et se décider à interrompre sa promenade pour se porter à son secours ? Son maître, fils de meunier, aura-t-il la présence d’esprit de comprendre le rôle qui lui est tacitement assigné, en le jouant assez subtilement pour simuler une noyade, nu, sans en devenir ridicule ? Et le chat lui-même saura-t-il être assez persuasif tout en restant digne pour ne pas entamer le prestige supposé de son maître ? Il ne s’agit pas seulement de provoquer la rencontre entre le roi et le prétendu marquis ; il ne suffit pas d’obtenir des habits dignes de son rang : il faut que cette opportunité aboutisse à ce que le jeune homme soit suffisamment apprécié pour lier de véritables affinités… avec la princesse. On sait que la réponse à la première question est positive (« le Roi […] reconnaissant le Chat »…) et l’on peut penser que les réponses aux deux suivantes le sont également, puisque le roi ira jusqu’à ordonner qu’on revête le marquis « [d’]un de ses plus beaux habits » puis, « la fille du roi le trouva[nt] fort à son gré […], qu’il fût de la promenade ». Tout se déroule donc à merveille.

15Or que représente Doré ? Certes on observe bien, au premier plan et en pleine lumière, un chat, gueule entrouverte, regard au loin, les bras levés, comme appelant à l’aide ; et, en arrière-plan dans la pénombre, un jeune homme torse nu arborant un sourire mi-grimaçant mi-amusé, un peu narquois, entre perplexité et collaboration active conformément au rôle attendu de lui. Le chat est donc seul sous les projecteurs, identifié comme le moteur de l’histoire, l’autre protagoniste étant relégué dans les coulisses.

Fig. 8. – Le Maître Chat ou le Chat botté, [planche 1], Hetzel, 1862.

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16Mais on observe aussi, d’emblée, que ce chat ne se contente pas de porter des bottes et une gibecière8, comme pourtant indiqué dans le texte (« vous n'avez qu'à me donner un sac, et me faire faire une paire de bottes »). Il est doté de quelques accessoires supplémentaires : une longue cape, un grand chapeau à plume, un collier et une large ceinture. Certes, cela donne au chat de l’allure et du panache, mais serait-ce au détriment de la compréhension du texte ? Dans le récit, les bottes confèrent à l’animal parlant non seulement une posture humaine (bipédique) mais aussi un statut de gentilhomme (écuyer ou chevalier) au service d’un seigneur (ici marquis), et c’est à ce titre qu’il est reçu par le roi et par le seigneur ogre9 : il n’est plus un chat à leurs yeux. Ainsi le texte de Perrault fait entendre qu’il suffit d’un seul bon élément pour être perçu tout autrement : l’habit fait le moine et les bottes font le gentilhomme. Ce message est d’ailleurs renforcé par l’illustration originelle du conte dans la première édition parue chez Barbin en 1697. En effet, la vignette en tête du conte représente, conformément au texte, un chat uniquement botté. Par ses ajouts, Doré masque ce message-là.

Un chat extraordinaire

17Les nombreux accessoires ajoutés dans l’image du chat appelant à l’aide sont d’autant plus curieux que dans les trois images suivantes de la série consacrée à ce conte dans l’édition Hetzel, Doré représente à chaque fois plus simplement le chat (comme on peut le voir sur les images ci-dessous), alors que les images correspondent à des moments qui se suivent dans l’histoire (et l’histoire ne dit pas qu’il s’est déshabillé avant d’aller menacer les paysans10 ou se renseigner sur l’ogre puis rhabillé pour se présenter devant ce dernier). Dans la scène devant l’ogre pour autant, Doré ajoute aux bottes des éperons, pièces de détail qui en fait un cavalier11. Ainsi Doré remplace la cape (qui aurait masqué le chat dans la représentation de profil) par les éperons, plus discrets mais tout aussi éloquents pour rappeler le statut du chat.

Fig. 8.1 – 8.2 – 8.3 – 8.4 - Le Maître Chat ou le Chat botté, [planches 1, 2, 3, 4], Hetzel, 1862.

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18Alors peut-on tenter de comprendre la logique illustrative de Doré ? Une première hypothèse serait que le nombre d’attributs ajoutés par Doré est adapté à la situation narrative. Mais cela n’est pas le cas : ainsi l’image n°2 est celle qui a presque le moins d’éléments alors qu’il s’agit de la scène où le chat, devant intimider les paysans, devrait être le plus impressionnant. On remarque en fait que le nombre d’éléments est corrélé avec l’échelle des plans (comme le montre le tableau ci-dessous).

Tableau n°1 : Images classées selon le nombre décroissant d’accessoires figurés :

Accessoires originaux

accessoires ajoutés par Doré

plan

Image

bottes

sac

ceinture

chapeau

collier

cape

1. le chat appelle à l’aide

x

x

x

x

x

x

pied

4. le chat se présente à l’ogre

x

-

x

x

x

-

moyen

2. le chat menace les paysans

x

-

x

x

-

-

d’ensemble

3. le chat s’informe sur l’ogre

x

-

-

-

-

-

d’ensemble

19Ainsi, c’est dans l’image n°3, où le plan est le plus large, que les accessoires du chat correspondent le mieux à la parcimonie du texte ; en effet, si le chat était trop paré dans cette image, il ne serait sans doute plus reconnaissable comme chat parmi le petit groupe de personnages perdus dans le paysage. Inversement, l’image n°1 étant le plan le plus serré (avec une représentation en pied), le chat se retrouve le plus paré. Or, comme on peut le constater avec les autres contes de l’édition Hetzel, Doré compose souvent en première image un plan serré pour mieux présenter son ou ses personnages12.

20Il est encore une raison qui a pu amener l’illustrateur à choisir, dans l’image n°1, de s’éloigner du texte au risque de masquer le message sous-jacent, comme on l’a vu. Le texte de Perrault, pour faire vivre le chat comme figure merveilleuse, repose sur ses bottes mais aussi sur sa capacité de parler humainement ; l’image, prise en elle-même et sans le support du texte (et sans recourir au procédé des phylactères de la bande dessinée13), risquerait, avec un chat figuré absolument en chat sauf les bottes, de perdre le caractère fabuleux de ce personnage. Si, sur l’image n°1, le chat ne portait que les bottes, il serait certainement plus trivial et fade (comme il l’est bien souvent chez les autres illustrateurs, dès l’image originelle). Autrement dit, l’illustrateur a choisi de compenser l’absence de parole dans son medium iconographique, par des ajouts d’accessoires permettant de rendre son chat littéralement extra-ordinaire. Il est d’ailleurs intéressant de noter que l’emplacement de la ceinture — sur le poitrail — dans l’image n°1, est abaissée dans les images n°2 et n°3 à la taille, ce qui participe à figurer cet être de manière hybride, entre le chat et l’homme, et donc proprement fantastique14.

Un chat inquiétant

21L’image du chat appelant à l’aide surprend par un autre aspect qui dissone d’avec le texte : son caractère agressif. À ce stade de l’histoire donc, le chat qui a déjà rencontré antérieurement le roi comme loyal et fidèle courtisan, veut obtenir de l’aide pour son maître. Il doit donc implorer sans en faire trop, comme on l’a déjà dit ; mais il ne doit surtout pas intimider (ce sera son objectif dans l’image n°3, mais pas à ce stade de l’histoire) ou agresser. Or comment Doré nous le montre-t-il ? Les bras en l’air, comme il se doit pour attirer l’attention, mais toutes griffes dehors ; gueule ouverte, pour crier à l’aide, mais avec les crocs bien visibles ; yeux dilatés, pupilles contractées et regard perçant, plus inquiétant que paniqué ; doté d’un collier15 de proies16, d’autres proies suspendues à la ceinture, jambes campées dans une position de fermeté et d’assurance, chaussées des fameuses bottes évasées, mais curieusement crénelées17. Même la végétation derrière lui, comme hérissée, fait écho à son aspect menaçant, offensif et défensif. Si l’on tient compte des accessoires ajoutés, comme discutés plus haut, le chapeau et la cape, c’est même à un genre de fringuant mousquetaire auquel nous avons affaire.

22Comment expliquer là encore que Doré ait choisi de figurer ainsi le chat en décalage d’avec le texte, avec une agressivité assez déplacée dans cette scène ? Une première réponse tient ici aussi au medium iconographique. Contrairement au texte qui permet une progression linéaire, presque cinématographique, l’illustration fixe le récit en quelques scènes (ici quatre). L’illustrateur peut être alors tenté de condenser sur une même image des éléments du récit dispersés dans le texte. Ce chat appelant à l’aide est aussi l’habile chasseur dont il a été question dans les séquences textuelles précédentes, et le gentilhomme intimidant dont il sera question dans les séquences textuelles ultérieures (celle de l’image n°3). Un deuxième élément de réponse à la vision agressive de Doré tient peut-être à sa prédilection pour les scènes spectaculaires, et en figurant un chat, comment résister à donner à voir les attributs typiques du félin ?

23Pour mieux comprendre la singularité de l’image de Doré, nous allons la comparer avec d’autres illustrations de la même scène du conte de Perrault. Voici, à titre d’exemples18, celles de quatre illustrateurs (dont trois prédécesseurs de Doré, qui devait probablement connaître leur travail) : Charles Chasselat (1810), Jean-Jacques Grandville (1837), Louis Marvy (1843) et Henri Thiriet (1930).

Fig. 9. – ill. de C. Chasselat Nepveu, vers 1810, [p. 24].

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Fig. 10. –Dessin de J. J. Grandville, Le marquis de Carabas feint de se noyer, vers 1837 © Nancy, Musée des beaux-arts.

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Fig. 11. – ill. de Marvy, Curmer, 1843, n. p. [vue 102].

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Fig. 12. – ill. de H. Thiriet, Martinet, 1930, p. 21.

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24D’emblée, nous remarquons à quel point la figure du chat que nous venons d’analyser sur l’image de Doré diffère de celles de ces quatre illustrateurs. Chez Chasselat, Marvy, et Thiriet, le chat ne porte que des bottes, avec un sac en plus pour ce dernier, conformément au conte. Le chat a les bras à peine levés aux épaules chez Chasselat, encore moins chez Marvy, jusqu’à sa gueule chez Grandville et Thiriet. Mais les griffes sont rétractées, les crocs sont cachés, l’attitude est plutôt implorante, presque désemparée, pour tout dire penaude, voire veule. Chez Marvy, la silhouette du chat est à peine identifiable. Seul le pelage fauve, chez Thiriet, le détache clairement sur l’image très colorée. La végétation, comme dans l’image de Doré, renforce l’impression que donne le chat : chez Chasselat, un saule pleureur et penché, quoiqu’utile à la simulation de noyade, souligne la situation dramatique ; chez Thiriet, se dresse un arbre aux branches bien dissociées qui rappellent les zébrures du pelage du chat. À revoir l’image de Doré de manière comparative, la fougue et l’assurance de son chat, bras bien tendus et levés vers le ciel, tranchent nettement sur les autres.

25Nous commençons désormais à entrevoir les linéaments de la transfiguration future de l’image du chat appelant à l’aide de l’édition Hetzel de 1861 en chat botté formidable, à l’élégance, à l’allure et au panache inimitable. Doré ajoute de multiples accessoires et une posture qui tendent à inventer un personnage fantastique qui n’est pas vraiment celui du texte, voire même en opposition. Mais sont-ce là les seuls éléments qui rendent ce héros si captivant ?

Doré, un point de vue immersif

26Il est une autre caractéristique spécifique à la figuration du chat chez Doré, comparée à celle des quatre autres illustrateurs : le chat est présenté de face, en plan pied, tandis qu’il est montré de profil nous faisant légèrement face en plan moyen chez Grandville, de profil et en plan d’ensemble chez Chasselat et Marvy, et presque complètement de dos chez Thiriet. C’est en fait toute la composition de ces images qui diffère. Chez les quatre illustrateurs, l’image se décompose schématiquement en trois plans : au premier plan, le jeune homme ; au second plan, le chat ; au troisième plan, le cortège royal. De manière plus spécifique, nous avons chez Chasselat, le jeune homme devant, immaculé dans la clarté turquoise, derrière le chat au pelage foncé se détachant bien au milieu, et à l’arrière-plan le cortège finement détaillé sur un fond de ciel presque blanc ; chez Marvy, le jeune homme est bien visible devant, puis le chat et le carrosse sont plus indistincts ; chez Grandville, c’est encore le jeune homme qui se détache, étant seul éclairé, puis le chat et le carrosse curieusement dos à dos ; chez Thiriet, nous sommes déjà dans l’instant d’après, quand on se porte au secours du jeune homme faisant mine de se débattre au premier plan. En fait, tandis que Doré réalise un véritable portrait en pied d’un personnage, les autres cherchent à montrer tous les personnages de la scène. Ces compositions permettent certes de montrer l’intégralité de la scène avec une bonne lisibilité. Mais, en ne rendant pas compte du fait que c’est le chat le personnage moteur de la scène, se dégage de ces images une certaine fadeur, comme une insignifiante paraphrase graphique, surtout chez Chasselat et Marvy, compensée un peu par les couleurs vives chez Thiriet, et chez Grandville (la seule image en plan moyen) par une intéressante touche psychologique avec le sourire en coin, presque complice, du prétendu marquis prétendant se noyer adressé au regardeur.

27Doré inverse le point de vue : au premier plan le chat en pleine lumière, au second plan le jeune homme dans la pénombre (mais signalé par la ligne oblique descendant du panache jusqu’à la tête), tandis que le cortège royal est absent de l’image, ou plus précisément devant elle. Ainsi, Doré ne fait pas que rejeter hors-champ l’élément le moins intéressant de la scène, comme on peut le constater chez nos quatre illustrateurs, il ne le place pas sur le côté avec une vue d’ensemble latérale, il met le regardeur à la place royale, dans le carrosse ou dans l’escorte, interpellé à l’instar du roi qui doit se décider à intervenir ou non. C’est pourquoi nous, en position de regardeurs, nous retrouvons face à ce chat formidable19, à la fois nous implorant et nous menaçant, qui nous saisit et nous fascine, s’adressant à nous et donc sollicitant notre réaction, nous impliquant émotionnellement de manière immersive dans l’histoire. Ce chat, fougueux et fringant, acquiert ainsi une présence incommensurable avec celle des chats des autres illustrateurs.

Pour conclure

28Nous avons constaté le succès extraordinaire, immédiat et durable, de l’image du chat appelant à l’aide, ou, pour être exact, du personnage du chat tiré de cette image. Son usage iconique, hors contexte narratif lié au conte « Le Maître Chat, ou le Chat botté », mais comme évocation des contes de Perrault, voire des contes merveilleux en général, est d’abord lié au choix d’un personnage tellement atypique qu’il est aisément identifiable, transposé dans n’importe quel contexte. En effet, Cendrillon détourée (sans une citrouille à ses côtés) ne serait qu’une belle jeune fille vêtue d’une belle robe ; le petit Poucet sans son geste de jeter des cailloux ne serait qu’un garçonnet en haillons ; la Belle au bois dormant sans un fuseau en main ou étendue, radieuse, sur un lit somptueux, ne serait qu’une princesse de palais ; et le loup sans le chaperon ne serait qu’une inquiétante bête féroce de laquelle protéger nos moutons20. Mais ce chat, botté, ceinturé, capé, chapeauté, bizarrement hybride et à la fois magnifique, quelle que soit la mise en scène dans laquelle on le place, suggère instantanément l’univers du merveilleux.

29Pourtant, ce résultat est, par bien des aspects, paradoxal. Pour la scène de la fausse noyade, l’équilibre entre un chat implorant et piteux et un chat héroïque est certes délicat à obtenir. Le chat un peu trop ordinaire des quelques variantes illustratives que nous avons examinées, même si elles pouvaient mieux correspondre à la représentation de la scène narrative, avait peu de chances de se transfigurer en icône des contes. Doré prend le parti intéressant d’identifier le chat comme moteur de la scène. Mais le panache et l’agressivité exagérée qu’il confère à son chat, occultent quelque peu la compréhension du conte, où le chat est dans un équilibre difficile à atteindre pour attirer l’attention du cortège royal avec dignité, comme nous l’avons vu plus haut. Cela équivaut à une erreur illustrative21, qui s’avère pour cette raison à l’origine de la postérité de ce chat-là. Parce que ce chat prend la lumière, seul, au détriment des autres personnages de la scène originelle, alors il peut d’autant plus facilement vivre sa vie en autonomie ; parce que ce chat est originellement détaché de son contexte narratif, alors il peut d’autant plus facilement être récupéré pour de nouveaux contextes. Ainsi, il fallait que l’image soit, certes spectaculaire, mais en quelque sorte ratée en tant qu’illustration d’un texte, pour qu’en émerge, comme en un fécond malentendu, un chat aux innombrables vies.