Colloques en ligne

Nancy Murzilli

La fiction ou l’expérimentation des possibles

« Qu’est-ce que tu as vu, hein, petit voleur. Est-ce que tu as vu l’Afrique ? Non ? Est-ce qu’elle existe vraiment ? Et les sous-marins ? hein ? Et les grêlons, le base-ball, les pagodes ? Les mines d’or ? Les kangourous, le mont Fuji-Yama, le pôle Nord ? Et le passé, est-ce qu’il a eu lieu ? Et l’avenir, est-ce qu’il arrivera ? Ne crois que ce que voient tes yeux, et ce sera les ennuis, le pétrin, la pagaille. »
Salman Rushdie, Haroun et la mer des histoires.

1Suffit-il, comme le Génie de l’Eau cherche à en persuader Haroun, d’invoquer le nom d’un oiseau imaginaire pour que celui-ci se mette à exister ? Ce genre de choses ne se réalise que dans les récits de fiction. D’où provient alors ce mystérieux « effet de réel » de la fiction ? Qu’est-ce qui permet au lecteur de fictions d’attribuer à ce qu’il lit une valeur comparable aux choses faisant partie de son expérience réelle ou possible ?

2Les théories qui soutiennent l’existence d’une distinction stricte et définitive entre fiction et réalité, sont généralement celles qui pensent la référence sur le modèle d’une correspondance des mots avec le monde, étrangère à toute espèce de convention. Pourtant, une grande part de ce que nous connaissons ou croyons connaître dépend de sources indirectes, de croyances, de désirs, de pratiques socialisées, dont, à mon sens, les fictions sont partie prenante. Il me semble peu justifié de retirer aux fictions toute prétention référentielle pour la seule raison qu’elles contiennent des éléments non-référentiels. Elles ont, j’en suis convaincue, une fonction cognitive fondamentale. Mais la question de savoir comment elles produisent leur effet a intérêt, je crois, à être analysée autrement que selon l’opposition classique entre réalité et fiction. À les distinguer trop strictement, nous courons le risque de neutraliser les effets de la fiction. Je pense que nous rendrions mieux justice aussi bien à « l’effet de fiction » qu’aux « effets de la fiction », si nous considérions que celle-ci prend place dans notre réalité en la « possibilisant ». J’envisage les fictions littéraires comme des sortes de laboratoires où les possibles sont expérimentés, ou, plus exactement, comme des expériences de pensée. Ceci implique d’une part, d’étudier le fonctionnement spécifique de ces dispositifs de connaissance particuliers ; d’autre part, de prendre la mesure du rôle de la lecture, dans ces expérimentations.

Référentialité de la fiction

Globalité des effets référentiels

3Dès lors que nous considérons la fiction comme étant susceptible d’informer notre expérience, que nous lui attribuons une valeur cognitive, qu’elle est autre chose qu’une tromperie, alors se pose la question de la manière dont elle réfère et nous apporte une connaissance. Cette question doit à mon sens être envisagée dans d’autres termes que ceux de la distinction stricte entre fiction et réalité, ou entre énoncés fictionnels et énoncés référentiels. On fait généralement dépendre de cette distinction la frontière entre les énoncés présentant une valeur cognitive et les énoncés de fiction considérés comme en étant dépourvus. Rorty remarque à ce sujet que le débat repose sur l’axiome d’existence : « Tout ce qui réfère doit exister » (1993, 225). Cet axiome a guidé Russell notamment dans l’élaboration de sa théorie des descriptions, qui impose la double condition d’existence et d’unicité de l’objet auquel réfère l’énoncé. De nombreux philosophes ont considéré, depuis, le problème de la référence dans la fiction comme étant celui des énoncés qui comprennent des termes fictifs tels que « Pégase », le « Père Noël » ou « Mme Bovary ». Selon Linsky, le problème est traditionnellement le suivant :

Comment est-il possible de formuler un énoncé vrai sur un objet inexistant ? La question se pose du fait que si un énoncé doit être sur quelque chose, cette chose doit exister ; sinon, comment l’énoncé pourrait-il la mentionner ou s’y référer ? (...) Il s’ensuit concluent ceux qui raisonnent selon ce mode traditionnel de pensée, qu’il n’est pas possible de dire quoi que ce soit de vrai ou de faux au sujet d’un objet inexistant. (...) Se référer à un homme inexistant ce n’est pas se référer du tout (1974, 169-170)

4Ce point de vue sur la fiction me semble effectivement très réducteur. Une fiction littéraire doit‑elle se voir retirer toute prétention référentielle pour la seule raison qu’elle contient des éléments non-référentiels ? Les fictions littéraires ne sont-elles pas d’ailleurs constituées d’une juxtaposition d’éléments référentiels et d’éléments non-référentiels ? C’est une thèse que Pavel partage avec Searle. Pour le premier, « le monde fictionnel mélange si bien le vrai et l’inventé qu’il devient impossible de les distinguer » (1988, 37) ; et pour le second, « toutes les références qui sont faites dans une œuvre de fiction ne sont pas des actes feints de référence ; certaines sont des références réelles » (1982, 116). L’ « intégrationnisme de Pavel consiste à penser que les fictions s’inscrivent dans le prolongement des pratiques référentielles, et que les pratiques référentielles ont elle-mêmes une part de créativité » (1988, 39), mettant ainsi en question la « naturalité » des frontières entre discours référentiel et discours de fiction. Dans ce cas, il devient difficile, voire inutile, d’envisager les effets référentiels de la fiction autrement que dans leur globalité.

5Il est toujours délicat de vouloir s’interroger sur la référentialité d’une expression que l’on a extraite du contexte dans lequel elle est précisément énoncée. Car, comme Linsky le souligne avec justesse, qu’il s’agisse de ce que l’on considère comme une expression fictionnelle ou de ce que l’on considère comme une expression référentielle, une expression ne peut référer par elle-même :

Il est fondamental de se rappeler ici que ce sont les utilisateurs du langage qui se réfèrent ou font référence à quelque chose, et que cette prérogative n’appartient pas, sauf en un sens dérivé, aux expressions que, ce faisant, ils utilisent (1974, 161)

6Sous cet angle‑là, je peux parfaitement faire référence à un personnage de fiction bien que celui-ci n’existe pas, et ce personnage peut référer pour moi, en fonction du contexte dont il est tiré. On peut alors considérer les fictions de la façon dont le suggère Linsky, à savoir comme des « opérateur particuliers » :

Quand on parle de films, de pièces de théâtre, de romans, de rêves, de légendes, de superstitions, on peut considérer que nos mots doivent être pensés comme intervenant dans le champ d’action d’ « opérateurs particuliers » (1974, 173)

7Ainsi, dans le champ de l’opérateur « La Montagne Magique », je peux formuler l’énoncé suivant : « Je crois que la maladie de Hans Castorp est un prétexte pour se retirer du monde ». Isolé de son contexte, mon énoncé n’aurait pas de référent, mais dans le contexte du roman je peux parfaitement dire des choses vraies ou fausses sur le personnage de Hans Castorp. De la sorte, les éléments fictionnels, dans un roman, n’ont pas à être isolés des éléments non-fictionnels, car l’opposition elle-même ne joue plus.

8Le texte de fiction est indissociable des conditions pragmatiques dans lesquelles il s’inscrit, qu’il s’agisse de son contexte culturel et historique ou de ses conditions de production et de réception. On peut dire qu’il en va pour le texte de fiction comme pour tout acte de langage, ils sont solidaires de « formes de vie », selon l’expression de Wittgenstein, qui constituent, en quelque sorte, leur arrière-fond extra-textuel ou extra-linguistique. Que le problème de la référence ne puisse se limiter à celui de la référence des propositions indépendamment du contexte dans lequel elles sont énoncées, les fictions littéraires en sont une manifestation particulière. Dans Sur le problème de Borges, J. Morizot a montré comment un texte comme celui du Pierre Ménard de la célèbre nouvelle de Borges, textuellement indiscernable du Quichotte de Cervantès, révèle l’importance des paramètres pragmatiques du contexte de réception de l’œuvre, sans lesquels le texte de fiction perdrait en grande part les bénéfices de la complexité et de la richesse de ses significations référentielles. Le texte de Pierre Ménard est un exemple aux limites du fait que le texte n’est pas autoréférentiel.

Le pragmatisme et la fiction

9La référence envisagée du point de vue de l’axiome d’existence est indissociable de l’idée d’une correspondance entre les mots et le monde, comme si le langage était l’image du monde. D’où la difficulté, selon ce point de vue, d’accorder une valeur cognitive aux énoncés de fiction, car, dans ce cadre‑là, les seules vérités que nous puissions formuler sont celles qui concernent les faits physiques, et en aucun cas la fiction. Rorty propose, en s’inspirant de l’idée wittgensteinienne de « jeux de langage », de concevoir la référence non plus comme correspondance mais en fonction de la notion de « parler de ». Une telle notion peut s’appliquer aussi bien aux énoncés de fiction qu’aux énoncés non fictionnels :

en admettant que le fait, pour un énoncé, d’avoir un sens (c’est-à-dire d’être intelligible et vrai ou faux) peut dépendre du fait qu’un autre énoncé est vrai. Dans la mesure où cette possibilité est paradigmatiquement réelle dans le cas du discours de fiction (...), les problèmes philosophiques relatifs à la fiction cessent tout simplement de se poser sitôt que l’on a abandonné l’image d’image [du langage] (1993, 254)

10En ces termes, la notion de vérité traditionnellement admise doit certainement être reconsidérée. La question de savoir comment le non-fictif peut être connu à travers la fiction, n’en est assurément pas indépendante. Il ne s’agit pas de nier l’existence de toute distinction entre fait et fiction, ni de nier l’existence des faits, mais de reconnaître que, pour qu’une telle distinction soit acceptable, il faudrait pouvoir justifier, d’un point de vue de nulle part, des critères extérieurs à nos jeux de langage, nos croyances, nos désirs, etc. En optant pour une conception cohérentiste plutôt que correspondantiste de la vérité, je considèrerai qu’il est à la fois vain et inutile de chercher à rendre vrais nos énoncés en les confrontant à quelque chose qui ne serait pas un énoncé et n’en dépendrait pas. Il ne s’ensuit cependant pas que tout soit acceptable, car refuser un monde d’essences fixes et permanentes, n’empêche pas de reconnaître l’existence d’un monde commun — c’est à dire de croyances partagées, de désirs et de pratiques — et les contraintes réelles qu’il exerce sur l’interprétation. On peut se demander ce qui fait alors la différence entre le discours sur « le monde réel » et le discours concernant « les mondes fictionnels ». À l’égard de ce type d’interrogation, je partage la réponse de Stanley Fish :

Quand nous communiquons, c’est parce que nous faisons partie d’un ensemble de conventions de discours qui sont en fait des décisions quant à ce qui peut être stipulé comme un fait. Ce sont ces décisions et la convention à suivre en fonction de ces décisions, plutôt que la validité substantielle, qui nous donne la possibilité de référer, que nous soyons romancier ou reporters pour le New York Times. On pourrait objecter que ceci a la conséquence de rendre tout discours fictionnel ; mais ce serait aussi exact que de dire que cela rend tout discours sérieux, et il serait encore mieux de dire que cela met tout discours sur le même plan. (1980, 197)

11Il existe certainement une norme de vérité, et nous pouvons la faire intervenir pour distinguer entre différentes sortes de discours, mais cette norme n’a rien de naturel.

Réalité vs Fiction

La sémantique des mondes possibles

12Dire des fictions littéraires qu’elles sont le reflet de la réalité, en dehors du problème que posent leurs éléments non-référentiels, leur ferait certainement perdre une grande part de leur intérêt. Il serait d’autant plus douteux de l’affirmer lorsqu’on a abandonné l’idée d’une réalité que les mots pourraient révéler comme s’ils en étaient les images. Une œuvre de fiction reflète moins le monde qu’elle n’invente un monde dont les règles de cohérence sont peut-être singulières. Comment considérer ces mondes que sont les fictions par rapport au monde dans lequel se déroule notre propre expérience ?

13En introduisant la notion de mondes possibles, D. Lewis (1983) a pensé résoudre le problème de la référence des fictions. En effet, on peut considérer que ce que dit un énoncé fictionnel n’est pas faux, mais simplement possible dans un autre monde. Une entité fictionnelle aurait donc un référent dans un monde possible. Pour Lewis, la vérité fictionnelle est une vérité modale, possible. Les mondes possibles sont, selon lui, aussi réels que le nôtre, et il en va de même pour les objets qui les composent :

Notre monde actuel est seulement un monde parmi d’autres. Il est le seul que nous appelions actuel non parce qu’il diffère en espèce de tout le reste mais parce qu’il est le monde dans lequel nous habitons. Les habitants des autres mondes pourraient parfaitement appeler leurs propres mondes actuels, s’ils signifiaient par « actuel » la même chose que nous ; parce que la signification que nous donnons à « actuel » est telle qu’il réfère à tout monde i vers ce monde i lui-même (Lewis, 1973, 85)

14Ainsi, l’opposition peu satisfaisante entre fiction et réalité est remplacée par l’opposition entre monde actuel et monde possible. Le modèle de Lewis préserve aussi, de cette façon, la non existence dans le monde actuel de l’objet auquel se réfère l’énoncé fictionnel. Mais de quelle manière les mondes possibles de Lewis peuvent-ils se rapporter au monde actuel ? Quel accès avons-nous à ces mondes qui n’occuperaient ni temps ni espace et qui pourtant seraient réels ? Le réalisme modal de Lewis conduit à une représentation du créateur de fiction comme un démiurge ayant accès à des sphères dont serait exclu le commun des mortels1. Mais, comme le note Pavel, il est peu probable que les choses se passent ainsi :

Car, à supposer que les mondes possibles existent en effet dans quelque mystérieux hyperespace, il serait fort étrange de penser que Dickens ait eu accès aux mondes de Pickwick et les ait fidèlement décrits(1988, 66)

15Le même genre de critique pourrait être adressée à la notion des mondes possible de la fiction que développe Dolezel dans Hétérocosmica, lorsqu’il se pose les questions suivantes : « comment dépendent-ils du texte littéraire ? comment sont-ils reconstruits dans la lecture ? comment se meuvent-ils dans l’histoire littéraire ? » (1998, X). De telles interrogations participent d’une forme de réification des mondes fictionnels. S’il y a d’un côté le texte, de l’autre la lecture, pourquoi faire dépendre de l’un et de l’autre un monde qui les transcenderait en quelque sorte ? Je crois qu’il y a tout lieu de se demander quel intérêt nous aurions à figer de la sorte l’effet de fiction dans l’idée d’autres mondes ontologiquement distincts du notre. Je ne vois pas pourquoi ce qu’il y a de possible dans la fiction devrait appartenir à une autre espèce de monde « tout fait ».

16D’ailleurs, en quoi les possibles ne feraient-il pas partie de notre réalité ? Ne pratiquons-nous pas fréquemment l’exploration de scénarios possibles, que nous inventons pour comprendre certaines situations délicates, ou projeter notre action dans l’avenir, et parmi lesquels nous choisissons celui qui paraît le mieux convenir à la situation ?

Les théories mimétiques

17J. M. Schaeffer, dans Pourquoi la fiction ? semble partager cette dernière idée, mais les moyens qu’il met en œuvre pour la justifier, sont malheureusement peu satisfaisants. Schaeffer propose de remonter au fondement anthropologique du dispositif fictionnel. Pour lui la compétence fictionnelle joue un rôle fondamental dans le processus de la connaissance. Il voit dans les univers de fiction une caractéristique majeure de notre rapport au réel. La résolution du problème de la référence en fiction ne peut passer, pour lui, par une définition sémantique de la fiction. Pour Schaeffer, comme pour Searle et Genette, la fiction est « au-delà du vrai et du faux. Celle-ci ne peut être définie qu’au niveau pragmatique :

Dès lors qu’on admet que la distinction entre fiction et non-fiction est d’ordre pragmatique, il n’est plus guère pertinent de mettre le problème des relations entre les représentations fictionnelles et la fonction référentielle des signes (linguistiques ou autres), ou celui de la différence de statut entre les entités fictionnelles et les entités réellement existantes, au centre de l’enquête : le fait que la fiction soit instituée grâce à une feintise partagée leur enlève une grande partie de leur importance, puisque de toute façon celui qui entre dans un dispositif fictionnel ne va pas s’engager dans un questionnement référentiel au sens logique du terme. (Schaeffer, 1999, 212)

18Le modèle pragmatique de Schaeffer s’inspire de la théorie aristotélicienne de la mimesis. Notre compétence fictionnelle prendrait naissance dans les activités mimétiques ludiques de l’enfance qui instaureraient une relation au monde irréductible à toute autre, capable de nous conduire à créer des univers fictionnels par modélisation fictionnelle. C’est par immersion mimétique que le lecteur de fiction peut avoir accès à l’univers fictionnel, et, en l’intériorisant, s’exercer ludiquement à un rôle narratif, l’expérimenter sans avoir « à subir la sanction immédiate de l’expérience réelle » (1999, 79). Mais « pour que la fiction puisse être un mode d’apprentissage mimétique au sens fort du terme, il faudrait que la modélisation fictionnelle ait une portée cognitive. Comment pourrait-il en être ainsi, si la fiction est engendrée à travers un semblant et si, comme il semble acquis, l’univers qu’elle projette n’a pas d’existence en dehors de cet acte de projection lui-même » (1999, 132). Sur ce point, Schaeffer conserve, tout compte fait, la dichotomie classique entre fiction et réalité. Le moyen qu’il trouve pour expliquer la manière dont la fiction « peut entrer en relation avec nos autres représentations », est celui du processus mimétique. Or, je ne pense pas que la fiction soit « un modèle fictif de l’univers “factuel” » (1999, 219) ; elle n’a pas pour fonction d’imiter la réalité, car elle est elle-même cette réalité. Nous n’avons pas besoin de « feindre ludiquement » la fiction pour la comprendre. J’aurai l’occasion d’y revenir, mais accepter ceci supposerait évidemment d’abandonner le réalisme sur lequel s’appuie le modèle mimétique d’explication des fondements anthropologiques de la fiction. Ce modèle étant d’autant moins satisfaisant que Schaeffer le fonde sur un déterminisme causal très gênant. En effet, en refusant catégoriquement une définition sémantique de la fiction, Schaeffer est amené à chercher un modèle d’explication des dispositifs fictionnels, dans une « généalogie de nos compétences fictionnelles, à laquelle il vaudrait mieux n’attribuer d’autre valeur qu’hypothétique » (1999, ch. I, 4). Et au cas où nous devrions accepter le principe d’une simulation, il serait peut-être plus bénéfique et moins hasardeux de chercher à savoir comment nous simulons, que pourquoi nous le faisons.

19Mais le modèle mimétique peut aussi s’enraciner dans le discours de ceux qui pourtant le rejettent délibérément. Ceci me paraît être le cas de Dolezel, tout aussi bien que de Pavel, lorsqu’il affirme que « le monde réellement réel jouit d’une priorité ontologique certaine sur les mondes du faire semblant ; aussi devons-nous distinguer à l’intérieur des structures duelles, entre les univers primaires et secondaires, le premier étant la fondation logique sur laquelle le second est construit » (Pavel,1988, 76). Pavel semble supposer, en définitive, qu’une correspondance peut être établie entre le discours référentiel — et le discours fictionnel — et un univers extra-linguistique indépendant. Dolezel, de son côté, s’oppose fermement à la doctrine de la mimesis et pense y trouver un remède dans la sémantique de la fictionnalité des mondes possibles, en ce qu’elle pourrait nous libérer des étroites limites de la représentation du monde réel à laquelle nous condamne la mimesis :

le vaste, ouvert et séduisant univers fictionnel est réduit au modèle d’un seul monde, à l’expérience humaine réelle. Même si son seul mérite était d’offrir une alternative à la doctrine de la mimesis, la sémantique de la fictionalité des mondes possibles mérite d’être entendue. (Dolezel, 1998, X)

20La sémantique des mondes possibles, en s’appliquant à critiquer la doctrine de la mimesis, s’appuie en définitive sur la même conception d’un monde réel préalable qui fait précisément la faiblesse et la pauvreté de la doctrine de la mimesis. Dolezel semble avoir recours aux mondes possibles pour fuir l’étroitesse de la réalité et la pauvreté de l’expérience humaine. Mais si l’on abandonne l’opposition entre réalité et fiction basée sur une ontologie réaliste, on peut concevoir la réalité des possibles expérimentés dans la fiction, et dans ce cas, il est inutile de multiplier les mondes « irréels », car les fictions sont partie prenante de cette réalité elle-même, qui loin d’être imitée, est construite par les premières. Selon ce point de vue, les fictions ne sont pas réduites au modèle d’un seul monde, elles participent à la construction de l’expérience humaine.

21Le modèle mimétique n’étant pas plus satisfaisant que celui des mondes possibles, en ce qu’ils véhiculent tous deux un réalisme qui les oblige chacun à leur manière, à conserver l’opposition entre fiction et réalité, il me semble nécessaire de revenir sur la notion de possible en ce qu’elle me paraît être porteuse d’une manière de concevoir la fiction qui ne l’oppose pas à la réalité.

Les seuls mondes possibles sont les mondes réels

22Je partirai de la critique que fait Goodman, dans Faits, fictions et prédictions, de l’analyse des conditionnels contrefactuels en termes de mondes possibles proposée par D. Lewis (1973). Selon Goodman, nous n’avons pas de principes qui permettent de dire quels sont les mondes possibles qui sont plus ou moins semblables au monde réel. Pourquoi, devrions-nous penser que réfléchir à un monde possible nous apprendra quelque chose d’important sur le nôtre ? Nous devons d’abord être avisé que le monde auquel nous pensons est semblable au nôtre sous des rapports pertinents.

23Soit l’énoncé conditionnel contrefactuel suivant :

x est soluble = si x était plongé dans l’eau, il se dissoudrait.

24Que peut y ajouter une formule telle que :

S’il y a un monde possible dans lequel x est plongé dans l’eau, alors x se dissout dans ce monde2.

25Que nous fassions appel ou non à la notion de monde possible le problème de l’établissement des conditions de pertinence se pose de la même manière dans les deux cas : nous devons préciser quels mondes sont pertinents. À propos d’énoncés concernant les événements physiques possibles, Goodman propose alors la chose suivante :

Lorsque nous disons qu’une certaine chose k est flexible à l’instant s, nous décrivons en réalité un événement fictif k arrivant à l’instant s. L’événement réel qui est le segment temporel de k qui occupe s n’est pas une flexion ; mais le décrire comme une flexion possible, c’est simplement le classer à l’aide du prédicat dispositionnel « flexible ». On ne dispose pas toujours de prédicats dispositionnels habituels, mais une fois qu’on a compris le principe, il est facile de fabriquer de nouveaux prédicats selon les besoins. L’accident fictif arrivé à un train donné, dans la circonstance hypothétique où un certain rail manquait, peut être expliqué en disant par exemple que le train, à ce moment‑là, était « accidentable » ou, plus précisément, qu’il était « rail-manquant-accidentable ». (1985, 72)

26De cette manière, Goodman traduit les énoncés contrefactuels conditionnels en énoncés relatifs aux choses réelles. Rien ne nous empêche d’attribuer réellement un événement fictif à des choses réelles, dans une circonstance fictive. Il s’agit simplement d’appliquer certains prédicats à certaines choses réelles. Nous sommes tout à fait susceptibles de placer des montagnes à Londres, et celles-ci ne sont pas des montagnes simplement possibles mais des montagnes qui appartiennent réellement à cet endroit dans la circonstance fictive, par exemple, où une activité volcanique surviendrait (1985, 73 n° 17). Il suffit d’appliquer à la ville de Londres une certaine projection du prédicat « montagneux ». Dans ce cas, nous pouvons dire avec Goodman que « les seules entités possibles sont les entités réelles » (1985, 73), car tous les prédicats projectibles sont réels. Et, par conséquent, il n’y a plus lieu d’imaginer des mondes possibles dans lesquels ces entités auraient une existence ; tous les mondes possibles sont des mondes réels. Mais ceci implique une autre conception de ce qu’entend un réaliste tel que D. Lewis par « réalité » :

Le discours, même lorsqu’il traite des entités possibles, n’a nul besoin de transgresser les frontières du monde réel. Ce que nous confondons souvent avec le monde réel n’est qu’une description particulière de celui-ci. Et ce que nous prenons pour des mondes possibles ne sont que des descriptions également vraies, énoncées en d’autres termes. Nous en venons à penser le monde réel comme l’un des mondes possibles. Nous devons renverser notre vision du monde, car tous les mondes possibles font partie du monde réel. (Goodman, 1985, 74)

27Ce genre d’analyse est parfaitement transposable au cas des fictions littéraires, ce dont Goodman ne s’est pas privé :

La fiction ne s’applique alors véritablement, ni à rien, ni à des mondes possibles diaphanes, mais aux mondes réels, quoique métaphoriquement. Un peu comme j’ai soutenu ailleurs que le simplement possible — pour autant qu’il est seulement acceptable — réside à l’intérieur du réel, ainsi nous pourrions dire ici, à nouveau, dans un contexte différent, que les mondes de fiction appelés possibles résident à l’intérieur des mondes réels. La fiction opère dans les mondes réels à peu près de la même manière que la non-fiction. (1992, 135-136)

28Il n’y a donc pas de mondes fictifs, pas plus que d’entités fictives inexistantes, puisqu’il n’y a rien qui ne soit réel (Goodman, 1996, 30 et 35). Et même si une fiction est fausse, elle n’en est pas moins réelle. Ce n’est donc pas l’inexistence objective des entités fictives qui importe mais la manière dont on peut les faire fonctionner correctement au sein de la réalité. La fiction s’oppose moins à la réalité qu’à la non-fiction qui peut comprendre, elle aussi, des propositions fausses. Comme le soulignent les auteurs de Questions d’esthétique :

Si les mondes fictionnels ne sont pas des mondes possibles, c’est qu’ils ne sont pas composés de propositions vraies dans un autre monde, mais de propositions littéralement fausses, mais dont la fausseté ne change rien au fait que nous apprenions quelque chose sur notre réalité. (Cometti, Morizot, Pouivet, 2000, 113)

29Si les fictions ont quelque chose à voir avec les possibles, c’est plutôt dans le sens d’une « possibilisation » de notre monde que d’une référence à quelque autre univers ontologiquement défini.

Les fictions comme expériences de pensée

30Nous aurions donc tort de penser le possible comme s’il possédait une antériorité par rapport au réel ; il ne redouble pas la réalité, il y participe et la construit. Il me semble alors qu’envisager les fictions comme expérimentation des possibles, peut être de nature à éclairer le bénéfice cognitif de l’effet de fiction. Une telle idée est suggérée par Ulrich, dans L’homme sans qualités :

qu’une possibilité ne soit pas réalité signifie simplement que les circonstances dans lesquelles elle se trouve provisoirement impliquée l’en empêchent, car autrement elle ne serait qu’une impossibilité. (Musil, t. 1, ch. 61, 296)

31Or, la fiction offre en quelque sorte des circonstances aux possibles — un contexte narratif — qui en autorisent le déploiement. La réalité à laquelle nous croyons pouvoir accorder un privilège ontologique ne tient, somme toute, qu’à la contingence des formes historiques et conventionnelles, dans lesquelles elle s’inscrit. Les fictions appartiennent à la réalité, comme tout ce qui occupe une place dans nos vies. Si nous considérons que les connaissances humaines sont susceptibles d’être soumises à révision, et qu’aucun monde d’essences ne leur correspond, alors rien ne nous oblige à penser que les procédures intellectuelles mises en œuvre dans la découverte scientifique sont essentiellement différentes de celles qui sont à l’œuvre dans la fiction. Elles n’aboutissent certes pas au même genre de connaissance, et, en aucun, cas la connaissance qu’offre la fiction ne peut se voir attribuer un statut comparable à celui de la science. Mais ce qu’offrent les fictions, ce sont des modes d’exploration de nos habitudes mentales, de nos jeux de langage capables d’enrichir notre compréhension et notre expérience pratique.

32Si, comme le suggère Goodman au sujet de la contrefactualité conditionnelle, rien ne nous empêche d’attribuer réellement un énoncé fictif à des choses réelles, dans une circonstance fictive, alors il me semble que les fictions jouent un rôle semblable, en littérature, à celui que jouent les expériences de pensée dans les sciences. Et, à la faveur du rapprochement que fait Goodman entre les énoncés contrefactuels conditionnels et la fiction, selon l’idée que le possible réside à l’intérieur du réel, je pense que les fictions littéraires peuvent être envisagées comme des expériences de pensée, et que leur usage en littérature possède des conséquences aussi déterminantes que celles qu’elles peuvent avoir dans les sciences. La question est la même au sujet de la découverte scientifique qu’au sujet de l’effet de fiction. Comme le souligne Sorensen à propos des expériences de pensée, la question est de savoir si le simple fait de penser une situation imaginaire peut fournir une preuve de ce qu’est réellement le monde. Mais si le monde n’est pas « tout fait », si la vérité n’est pas quelque chose de caché qu’il faudrait découvrir, alors la question de la relation entre fiction et réalité aussi bien en science, qu’en littérature, se pose en d’autres termes que ceux d’une opposition ontologique.

33Les expériences de pensée impliquent fréquemment des raisonnements contrefactuels qui sont très sensibles au contexte3— c’est la raison pour laquelle D. Lewis avait forgé, pour les traiter, la notion de monde possible, dont on a vu les difficultés. Les fictions, sans qu’elles aient besoin d’être comparées à des mondes possibles, présentent un cadre privilégié pour des expériences de pensées. Une expérience de pensée est l’invention d’un scénario dans lequel on cherche à voir de manière différente, sous une autre perspective, comment certaines choses se lient entre elles. Une expérience de pensée permet d’inventer d’autres solutions. Il peut paraître effectivement surprenant que d’une situation inventée, puisse surgir de nouvelles connaissances. Il en va des expériences de pensée comme des fictions littéraires : il suffit parfois de modifier le contexte, pour que les choses réagissent différemment, et que nous nous débarrassions aussi de certaines de nos anciennes habitudes de pensée.

34Les expériences de pensée pratiquées par Einstein ont permis à sa théorie de la relativité de voir le jour. Dans l’une d’entre elles, il se demande si son visage se refléterait dans un miroir s’il se déplaçait avec celui-ci à la vitesse de la lumière. Grâce à cette expérience de pensée, il déduit que la vitesse de la lumière est la même dans tous les référentiels. Dans certaines circonstances où les conditions de l’expérience ne sont pas réalisables, l’invention de cas fictifs peut, non pas démontrer une vérité factuelle, mais exemplifier un ensemble de présupposés qui soutiennent une affirmation factuelle.

35Du côté de la littérature, les exemples sont innombrables, puisqu’on pourrait y compter, je crois, toutes les fictions littéraires. Italo Calvino s’est abondamment livré aux expériences de pensée. Dans Si par une nuit d’hiver un voyageur, entre autres, il a eu l’idée d’écrire dix débuts de roman qui développent de manière différente un sujet identique. On voit ainsi comment peut se modifier un projet romanesque, en fonction du contexte narratif dans lequel il est déployé. Ce roman est un exemple fictif de la manière dont les choses peuvent agir sur un cadre qu’elles déterminent autant qu’il les détermine lui-même. Comme il le dit ailleurs : « en construisant une nouvelle (c’est-à-dire en établissant un modèle de relations entre des fonctions narratives), l’écrivain met en évidence le procédé logique qui sert aux hommes pour établir des relations aussi parmi les faits de l’expérience. » (Aventures, Introduction, p. 16). On peut cependant penser que ce genre d’exercice est propre au projet oulipien auquel a participé Calvino. Mais je crois que toutes les fictions littéraires peuvent être envisagées comme des expériences de pensée. Les romans s’y prêtent particulièrement, les possibles trouvant dans le récit une ampleur suffisante pour y être développés. Il serait, intéressant d’examiner, par exemple, à la lumière de cette idée, le rôle des réminiscences proustiennes dans À la recherche du temps perdu. Mais les Fictions de Borges, aussi, en sont chacune un exemple manifeste. Pour choisir un dernier exemple, dans La femme des sables — où un entomologiste égaré dans un désert, tombe dans un trou de sable profond, condamné à y vivre, et pour y survivre, à résister à l’envahissement du sable — Abe Kôbô explore la possibilité pour un être humain de vivre en relation avec son milieu comme un insecte des sables. Les inférences que l’on peut faire à partir de ce récit sont nombreuses ; il met en évidence, à mon sens, l’idée que certaines ressemblances peuvent surgir du rapprochement effectué entre des éléments de comparaison inattendus.

36Grâce à l’invention de cas fictifs nous pouvons entrevoir d’autres possibilités, faire place à d’autres alternatives. La lecture de fiction nous offre les moyens d’explorer d’autres circonstances que celles dans lesquelles nous sommes impliqués. La grande richesse de la fiction est de pouvoir multiplier à l’infini les contextes d’expérimentations fictives, comme autant de points de vue différents sur un aspect des choses.

37Une réflexion de Lakatos sur les principes auxquels devraient se soumettre les conditions d’expérimentations dans les sciences, me paraît tout à fait judicieuse et applicable aux principes même qui sont à l’œuvre dans les formes d’expérimentation qu’offrent les fictions :

Si nous voulons apprendre quelque chose de réellement profond, nous devons l’étudier non dans sa forme « normale », régulière, usuelle, mais dans son état critique, dans la fièvre, dans la passion. Si vous voulez connaître le corps normalement sain, étudiez-le quand il est anormal, quand il est malade. Si vous voulez connaître les polyèdres quelconques, étudiez ceux qui sont originaux4.

38Les fictions développent des « modes atypiques de description, comme le note C. Z. Elgin dans « Les fonctions de la fiction » (CMNAM, automne 1992, 39). Les fictions n’ont évidemment pas de valeur démonstrative, elles ont une fonction exemplificatrice. Elles explorent des hypothèses et en testent la légitimité. Leur valeur épistémique dépend du fait qu’elles élaborent des structures d’intelligibilité de notre réalité. Notre tendance à voir dans les fictions des univers singuliers tient au fait que les fictions imposent un ordre au donné, que le récit, en manipulant personnages, présupposés et circonstances, produit des combinaisons originales qui lui confèrent une cohérence interne à laquelle s’ajoute une apparence d’autonomie. Les éléments du récit étant inextricablement liés au processus narratif, leur signification reste indissociable du contexte dans lequel elles s’inscrivent. Mais cette mise en ordre du donné, cette logique du récit, en imposant une forme particulière aux éléments choisis, met en lumière des aspects sur lesquels, d’ordinaire, nous ne nous serions pas arrêtés.

Le lecteur fait réellement une expérience fictionnelle

39Les fictions agissent sur un cadre qu’elles déterminent autant qu’il les détermine lui-même ; une fois posées les contraintes de départ celles-ci déterminent une certaine organisation des éléments de la fiction, dont le lecteur fait l’essai. Mais s’il s’agit d’une simulation de la part du lecteur, celle-ci ne peut être assimilée à la feinte ou au « make-believe ». De telles notions sont dépendantes d’une conception de la signification référentielle sur le modèle de la mimesis. La question du « faire-semblant » n’a pas cours dans les expériences de pensée. Nous ne faisons pas semblant, nous faisons cette expérience. Que le lecteur s’imagine être à la place du narrateur du récit de fiction, n’implique pas qu’il feigne d’être à sa place, ou qu’il feigne d’avoir ses croyances. Le lecteur ne feint pas d’être le narrateur mais il imagine ce que dit le narrateur. La simulation fonctionne plutôt à la manière de la compréhension : le lecteur teste mentalement les croyances du narrateur, il ne les feint pas, il en fait l’essai. Nous pourrions penser qu’il est impossible de faire autrement que de feindre de croire les circonstances imaginaires dans lesquelles nous placent les fictions, puisque nous les ignorons. Mais, comme le souligne C. Z. Elgin :

N’importe quel lecteur de fiction est (...) à même de se placer dans une situation fictive. Pour peu que nous puissions imaginer la confusion de Rip van Winkle, qui a dormi pendant une révolution (...) ou la situation de marchandage dans laquelle se trouve Faust lorsqu’il discute avec le diable du prix de son âme, nous n’éprouverons pas de grande difficulté à suspendre la connaissance de notre propre situation et à raisonner dans le cadre des contraintes imposées par une fiction.

40Il est donc difficile, d’attribuer à ces expériences de pensées la valeur d’a priori. Même s’il peut sembler, qu’en lisant une fiction nous ne sommes pas en train de vivre une expérience réelle, le fait de devoir raisonner dans le cadre des contraintes imposées par la fiction confère une réalité à cette expérience. Comme le fait remarquer J. P. Cometti « l’élaboration d’exemples fictifs est une possibilité qui ne se superpose pas, ni ne se soustrait, aux possibilités qui sont les nôtres » (1996, 128)

41Ce qui donne un sentiment de réalité à la lecture d’une fiction ne réside peut-être pas tant, non plus, dans un présumé caractère mimétique ou jeu de faire-semblant de celle-ci, que dans les significations que nous produisons en la lisant. W. Iser voit ainsi la fiction littéraire comme une structure potentielle que le lecteur met à l’épreuve : le lecteur met le texte en rapport avec des valeurs extra-littéraires, par l’intermédiaire desquelles il donne sens à l’expérience de la lecture, qui, en retour modifie sa propre expérience : « En lisant nous réagissons à ce que nous avons produit nous-même, et c’est ce mode de réaction qui fait que nous pouvons vivre le texte comme un événement réel (...). Le sens du texte est un événement corrélé à notre conscience. En tant que corrélat, nous en saisissons le sens comme une réalité » (Iser, 1985, 233). Il va sans dire que, contrairement à ce que peut suggérer une phénoménologie de l’acte de lecture, les « valeurs extra-littéraire auxquelles pense Iser sont, à mon sens, autre chose que des valeurs extra-linguistiques. C’est sur un fond de pratiques communes que peut se concevoir la relation du texte au lecteur, et l’effet de la fiction sur notre réalité. La signification d’un texte ne dépend pas de ses propriétés intrinsèques, mais de ses relations avec le lecteur. Le texte ne peut prendre le caractère d’un événement réel pour notre conscience et se présenter comme une réelle possibilité que si sa signification est « vivante » pour le lecteur. Et cette signification ne peut prendre vie que sur la base formes de vie communes et de croyances partagées et entre le l’auteur et le lecteur et le contexte social auquel ils appartiennent. W. Iser, contre l’interprétation traditionnelle qui a cherché à élucider un sens caché dans le texte, considère donc la signification comme le résultat d’une interaction entre le texte et le lecteur, c’est-à-dire comme l’effet d’une expérience, non comme un argument qui doit être fondé. Selon lui, la signification est l’effet d’une « dépragmatisation » : « la dépragmatisation ainsi obtenue montre qu’il ne s’agit plus de dénoter des objets mais de transformer la chose dénotée » (Iser, 1985, 178). Une telle conception de la réception de l’œuvre littéraire, me paraît être la contrepartie de la théorie goodmanienne de la notationalité. Pour Goodman (1990, ch. 4), la particularité du texte, est d’être différencié syntaxiquement mais non sémantiquement Le texte et sa classe-de-concordance — qui est un sous-ensemble des êtres ou des événements du monde — ne sont donc pas cœxtensifs. Autrement dit, à un texte peuvent correspondre de multiples interprétations. Si Goodman en déduit que l’identité de l’œuvre littéraire ne peut être garantie que par le texte, sa position n’exclut pas la possibilité de prendre en compte les conditions de la réception du texte littéraire. Mais le point de vue du logicien, qui considère le texte comme une chaîne d’inscriptions, suppose d’autres engagements ontologiques que ceux du théoricien de l’acte de lecture qui envisage le texte comme support d’un sens. Ici, la théorie sémiotique peut être utile à la compréhension de cette « dépragmatisation » dont parle Iser : la non-différenciation sémantique permet de comprendre que l’interprétation soit en partie responsable de la signification, et que la lecture puisse d’une certaine manière, selon l’idée de R. Ingarden, achever le texte. Qu’il en résulte une transformation de la chose dénotée, tient à l’ouverture sémantique du texte. Cependant, en accord avec Goodman, nous ne dirons pas que ce qui est transformé est la chose dénotée, mais que l’ « étiquette » dénotée voit son extension s’élargir ou se modifier. Par ailleurs, la « dépragmatisation », chez Iser, correspond au refus d’attribuer toute fonction référentielle à la fiction littéraire, car ce serait, à ses yeux, la soumettre à une signification toute faite et donnée à l’avance. Une telle conception de la référence est liée à une conception correspondantiste du rapport des mots au monde. Mais je crois possible d’envisager une référentialité du discours de fiction en adoptant un point de vue cohérentiste. De cette manière, il est permis non seulement de comprendre que la fiction ait un effet sur le monde, mais aussi d’éviter l’idée, à mon sens erronée, d’un lecteur « s’irréalisant dans la lecture », selon les propres termes de Ricœur, par exemple. Celui-ci parle d’une « confrontation » entre le « monde du texte » et le « monde du lecteur » qui aurait pour effet « paradoxal » que « plus le lecteur s’irréalise dans la lecture, plus profonde et plus lointaine sera l’influence de l’œuvre sur la réalité sociale. » (Ricœur, 1990, t. III, 327 et 328)

En tant que le lecteur soumet ses attentes à celles que le texte développe, il s’irréalise lui-même à la mesure de l’irréalité du monde fictif vers lequel il émigre ; la lecture devient alors un lieu lui-même irréel où la réflexion fait une pause. En revanche, en tant que le lecteur incorpore — consciemment ou inconsciemment, peu importe — les enseignements de ses lectures à sa vision du monde, afin d’en augmenter la lisibilité préalable, la lecture  est pour lui autre chose qu’un lieu où il s’arrête ; elle est un milieu qu’il traverse. Ce double statut de la lecture fait de la confrontation entre monde du texte et monde du lecteur à la fois une stase et un envoi. (Ricœur, 1990, t. III, 327 et 328)

42Cette plongée dans l’irréalité me paraît, pour le moins surprenante. En outre, je ne vois là aucun paradoxe. J’ai tout au plus l’impression que la conservation d’une distinction d’ordre ontologique entre fiction et réalité oblige le théoricien de la lecture en à faire un « lieu irréel ». Mais la fiction n’est pas une espèce de quatrième dimension dans laquelle le lecteur pourrait pénétrer par le miracle de la lecture, perdant pied avec sa réalité quotidienne, mais pouvant à tout moment rapporter des éléments de l’une vers l’autre. Car le problème est bien celui du passage : entre la « stase » et l’ « envoi » l’unité est fragile, parce que manque le point de liaison dans une conception de la lecture où celle-ci est vécue sur le mode de la confrontation entre monde réel du lecteur et monde irréel de la fiction. Contrairement à ce que peut suggérer Ricœur, dans Temps et Récit III (343 et 344), je ne pense pas que le « comme si passé » soit « essentiel à la signification-récit » parce que le « passé fictif » orienterait le lecteur vers un « désengagement vis à vis du réel » et, ainsi, caractériserait l’entrée en fiction. Une telle idée, corrélative d’une théorie mimétique de la fiction, propose une conception de l’effet de fiction comme simple re-présentation d’éléments d’une réalité que le lecteur n’aurait point perçu. Si la lecture des œuvres de fiction a pour effet un détachement temporel, c’est précisément parce qu’elle s’effectue sur le mode du possible, et soustrait le lecteur à l’unilatéralité du réel, en rendant en quelque sorte le réel au possible. Que la fiction puisse ainsi renvoyer le réel à sa propre contingence, est sans doute une des raisons pour lesquelles certains y voient un danger. Mais si l’on conçoit que le réel ne possède aucune priorité ontologique sur le possible, alors apparaît le rôle constructif que la fiction peut jouer dans nos vies. Le « comme si » de l’effet de fiction s’apparente plutôt à la notion wittgensteinienne d’un « voir comme », dans le sens d’une mise en perspective d’autres alternatives possibles, qui aurait pour bénéfice le bouleversement de nos habitudes mentales. À travers l’acte de lecture, la fiction « possibilise » le monde. La fiction, loin de faire surgir l’universel du singulier ou la nécessité de l’accidentel, expérimente l’indétermination, les possibilités de diversification et de complexification de notre monde. La cohérence, contrairement à ce que suggère Ricœur dans Temps et récit I (1991, t. I, 85), ne suppose pas l’universalité ou la nécessité. Il n’y a pas de lien de nécessité entre cohérence et universalisation. L’universel ne préexiste pas dans le singulier, le possible n’est pas l’universalisable.

43C’est sans doute l’une des fonctions majeures des fictions, d’élargir nos expériences ordinaires forcément limitées par le temps, l’époque, et les voies dans lesquelles nos vies sont engagées. Le genre de connaissances auquel elles nous donnent accès tient aussi à la mise en perspective des possibles qu’elles expérimentent. Musil le signifie à travers une réflexion d’Ulrich :

Mais Ulrich avait eu encore autre chose sur le bout de la langue : une allusion à ces problèmes mathématiques qui ne tolèrent pas de solution générale, mais bien des solutions particulières dont la combinaison permet d’approcher d’une solution générale. Il eût pu ajouter qu’il tenait le problème de la vie humaine pour un problème de ce genre. Ce qu’on appelle une époque (sans savoir s’il faut entendre par là des siècles, des millénaires, ou le court laps de temps qui sépare l’écolier du grand-père), ce large et libre fleuve de circonstances serait alors une sorte de succession désordonnée de solutions insuffisantes et individuellement fausses dont ne pourrait sortir une solution d’ensemble exacte que lorsque l’humanité serait capable de les envisager toutes. (1982, t. I, 427-428)

44Ainsi se fait jour la manière dont les fictions littéraires peuvent apporter des solutions partielles à des interrogations éthiques. Loin de s’arrêter à un pur effet esthétique, l’effet de la fiction est l’association d’une expérience esthétique à d’autres formes d’expérience. Mais ce genre d’expérience ne peut s’accomplir dans des mondes séparés du notre, tels les mondes proustiens roulant dans l’infini, seuls par lesquels les âmes pourraient communiquer entre elles, grâce à on ne sait quel miracle du génie artistique. L’effet de fiction ne peut se concevoir indépendamment d’un monde commun, c’est-à-dire de croyances partagées, de désirs et de pratiques qui constituent un « hors texte » — quoique enraciné dans nos jeux de langage. C’est à ce « hors texte » constitué de nos formes de vie et de nos jeux de langage que la fiction noue un mode de relation particulier dont l’effet, non le moindre, pourrait en être l’invention de nos vies.

45Pour finir, je laisserai la parole à Italo Calvino :

Me voilà parvenu au terme de cette apologie du roman comme réseau. Peut-être objectera-t-on que plus l’œuvre tend à multiplier les possibles, plus elle s’éloigne de cet unicum qu’est le self de qui écrit, la sincérité intérieure, la découverte de sa vérité. Bien au contraire, répondrai-je : qui sommes-nous, qu’est chacun de nous, sinon une combinaison d’expériences, d’informations, de lectures, de rêveries ? Chaque vie est une encyclopédie, une bibliothèque, un échantillonnage de styles, où tout peut se mêler et se réorganiser de toutes les manières possibles. (Calvino, 1992, 193-194)