Colloques en ligne

Édith Marcq

Les représentations du Chat botté par des artistes de l’entre-deux-guerres

1Le propos de notre article sera de mettre en évidence l’évolution d’un style qui, de l’avant à l’après Grande Guerre, quittera la manière picturale du début du siècle – et de la « Belle Époque » – pour rejoindre résolument une stylisation systématique et une épuration des formes, voire une élimination des éléments de décor. Arthur Rackham reste dans l’inconscient collectif l’emblème des illustrations de ces années 1900, lui qui fut révélé au grand public au tournant du siècle avec ses « 99 dessins qu’il réalise en noir et blanc pour The Fairy Tales of the Brothers Grimm1 ». Il est une sorte de point d’ancrage à partir duquel il nous est possible de prendre la mesure de l’évolution iconographique des contes pour enfants qui, dans la première moitié du XXe siècle, est plus manifeste dans les années 1920 et 1930.

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Illustration du chat botté par Arthur Rackham, 1913.
Arthur Rackham’s book of pictures, W. Heinemann, 1913.

2En somme, nous passons, en franchissant la barrière temporelle de la Grande Guerre, du style Art Nouveau qui exalte la Nature et recherche l’harmonie entre l’Humain, l’animal, le minéral et le végétal, à l’Art Déco marqué par un désir de géométrisation des formes et de simplification des lignes, ces dernières apparaissant de façon de plus en plus soutenue.

3Le chat, héros éponyme du conte, suivra la même évolution : d’abord anthropomorphisé, il deviendra une silhouette de plus en plus stylisée, disparaissant dans des décors qui l’enserrent et l’occultent presque. Cette synthétisation pourra aussi contaminer la cohérence ou l’adéquation des personnages au décor et se contenter de certains éléments clefs pour, en quelque sorte, contenir en quelques traits de crayon tous les épisodes de l’histoire. Cette fusion de plusieurs moments du conte en une seule image phare, sorte de syncrétisme graphique, culminera avec l’édition des Contes de Perrault qui fut faite au Sans Pareil en 1928 à l’occasion du tricentenaire de la naissance de Charles Perrault2. Nous y consacrerons le deuxième temps de notre article. Après cette étape marquante dans l’histoire de l’impression de ces contes, tout comme l’Exposition des Arts Décoratifs à Paris en 1925 marquera l’apogée de la période dite « Art Déco » en même temps qu’elle en sonnera le glas, nous assisterons au début des années trente, en ce qui concerne l’illustration du « Chat botté », à une libération de l’image qui s’échappera de l’espace qui lui est consacré pour gagner celui du texte jusqu’à l’envahir parfois. En même temps que l’image s’élaborera de cette façon conquérante, elle reprendra ses droits à l’imitation du réel et optera pour un art figuratif beaucoup plus proche du tableau, où la composition sera de nouveau comparable à celle codifiée par les grands maîtres de la Renaissance et mise en lumière par ceux du Grand Siècle.

L’illustration, œuvre d’art à part entière : Rackham, Parrish et consorts

4Ainsi, si l’on prend pour point de référence l’illustration du « Chat botté » par Maxfield Parrish réalisée en 19143, juste avant-guerre, on peut observer que l’image a plus à voir avec une œuvre peinte « classique », c’est-à-dire exposable de façon autonome et pouvant avoir sa vie propre d’œuvre d’art, indépendamment du texte qu’il a pour fonction d’illustrer.

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Illustration du « Chat botté » par Maxfield Parrish, 1914.
Puss in Boots, Maxfield Parrish, couverture de Hearst’s Magazine, mai 1914.

5En effet, les illustrations des contes pour enfants ou récits pour la jeunesse ont tout d’abord été conçues pour accompagner le texte et l’expliciter : elles n’ont pas été imaginées comme « autosuffisantes », pouvant exister en dehors du texte. De tout temps, et quelque fût la fonction de l’image concernée, religieuse ou didactique, elle a toujours été considérée comme un complément du mot, du « Verbe ». Ainsi, lorsqu’au milieu du XVIe siècle, nous rappelle Michel Melot dans la somme qu’il produisit sur L’Illustration4, « on classifia les types de rapport que peuvent entretenir le texte et l’image », selon le premier de ces « législateurs » de l’illustration, Paul Jove, l’image et le texte de l’emblème devaient « se compléter, c’est-à-dire n’avoir aucun sens l’un sans l’autre5 ». C’est donc sur ce schéma d’interdépendance que la complémentarité texte-image a été pensée originellement. On a pu même imaginer avant cela une prééminence, voire une antériorité du Verbe sur l’image, puisque « en langage chrétien et platonicien » le couple texte/image fut souvent « assimilé au couple âme/corps6 ». Quoi qu’il en fût, en aucun cas on ne pouvait concevoir l’image sans le texte, autant dire le corps sans âme. Rackham fut l’un des premiers à pouvoir exposer ses illustrations de façon autonome et à briser ainsi ce « lien structural7 » ancestral établi entre texte et image. Il exposera en effet en 1905 à la galerie Leicester les cinquante-et-une aquarelles originales qui lui ont permis d’illustrer « un livre d’étrennes imprimé à deux-cent-cinquante exemplaires de luxe, Rip Van Winkle8 » pour l’éditeur Heinemann.

6Si l’image de Parrish donne visuellement immédiatement l’impression de posséder toutes les caractéristiques d’une œuvre peinte potentiellement accrochable sur une cimaise, c’est qu’il s’agit effectivement d’une peinture comme nous renseignent Carine Picaud et Olivier Piffault dans leur ouvrage consacré aux Contes de fées en images9. Ces derniers nous indiquent encore qu’elle « fut utilisée pour la couverture du Hearst’s Magazine de mai 1914, faisant partie d’une série de six créées sur le thème "Once upon a time"10 ».

7Dans un format vertical, l’artiste a choisi, du point de vue de l’ordonnancement des figures, une composition claire, c’est-à-dire facilement lisible : trois figures alignées au premier plan (de gauche à droite, le Chat botté, le roi et un serviteur) tandis qu’un muret assez bas les sépare du second plan qui constitue le décor, toile de fond qui se veut historiciste (de hauts rochers supportant de vieilles tourelles vraisemblablement médiévales érigées à flanc de montagne). Si l’ordonnancement des figures est organisé de façon limpide par rapport au second plan, il n’en est pas tout à fait de même de la polychromie, choisie de façon très spécifique et brouillant quelque peu la lecture de l’ensemble : « Les tons chauds or et pourpres saturent l’image, même les bottes du chat sont rouges !11 » s’exclament Carine Picaud et Olivier Piffault dans Contes de fées en images. En effet, Maxfield Parrish a opté pour un camaïeu de bruns allant de l’ocre doré pour l’arrière-plan, semblant littéralement étinceler sous les feux d’un soleil ardent et découpant les roches avec des ombres de terres à peine plus sombres, jusqu’aux bruns-grenat des habits des trois personnages. L’impression chromatique est assez déstabilisante, les personnages peinant à se distinguer du décor qui semble envahir tout l’espace de la toile. Leurs silhouettes ne se découpent pas pleinement sur cette toile de fond dont elles ne peuvent s’affranchir visuellement. Ce qui est remarquable, dès cette première analyse plastique, c’est l’alignement des trois figures, symptomatique a priori d’une même importance accordée à chacune d’elles par l’illustrateur américain. On peut cependant observer dans le même temps que si cet alignement horizontal est parfait, s’ajustant précisément sur la ligne horizontale du muret, les têtes des trois protagonistes n’en dessinent pas moins une très belle oblique qui coupe littéralement l’œuvre en deux registres (l’humain au premier plan et le minéral au second) et désigne clairement le chat. Car, s’il s’opère effectivement un face à face entre le chat et le roi dans un regard réciproque, qui induit une certaine forme d’égalité entre les deux personnages, on observe immédiatement après ce premier constat que les deux humains regardent unilatéralement vers le chat, faisant de ce dernier l’objet de toutes les attentions. D’ailleurs les deux humains, avec une orientation de profil vers la gauche similaire, regardent l’animal avec le même sourire légèrement amusé, la même gestuelle avec un positionnement des mains identique et une courbure du dos comparable. On pourrait ici considérer que le serviteur est comme un double du roi mais il est plutôt son pâle reflet car lui est debout alors que le roi est assis sur un trône clair, attribut qui signale le statut de ce dernier. De plus, le même grenat sombre habille les trois protagonistes et cette monochromie, caractéristique d’un même traitement pictural, pourrait être l’indice d’une même considération accordée par l’artiste à ces personnages. Mais si le dessinateur leur réserve le même traitement chromatique (nous pouvons en effet remarquer l’émergence de zones claires pour les bras et cheville du personnage de droite et pour les pattes et la tête du chat à gauche et ces occurrences ponctuelles répondent en écho à l’apparition claire du trône du roi), par la posture choisie pour chacun d’eux, il élève aussi le chat vers l’humain en lui conférant une posture humaine. Le chat est dressé sur ses pattes postérieures chaussées de hautes bottes et il est, lui aussi, légèrement courbé. Il porte sa besace en bandoulière ce qui rappelle aussi la gestuelle humaine. Ce mimétisme de l’animal vers l’humain n’en fait cependant pas oublier complètement l’animal qui ne disparait pas sous d’éventuels vêtements. Son pelage blanc et noir est bien visible ainsi que sa queue, laissant clairement apparaître une anatomie animale « classique ». En somme, l’anthropomorphisme est limité à la gestuelle et au maintien mais ne s’étend pas à l’anatomie du chat qui reste bien celle d’un chat au pelage et à la conformation physique précisément décrits. Ainsi, malgré le brouillage délibéré de l’image dû au choix chromatique étonnant qui se répand sur la quasi-totalité de la toile, l’artiste conserve des codes de représentation conventionnels pour le dessin des personnages qui les rendent facilement reconnaissables, donc identifiables, pour le lecteur-spectateur, dans un esprit de fidélité au conte. Le merveilleux apparaît autant par la mise en lumière du décor, paysage naturel sublimé, que par l’attitude anthropomorphe du Chat botté.

Géométrisation et prégnance des lignes

8Au sortir de la Grande Guerre, les iconographies de tous les champs artistiques s’engagent vers un plus grand dépouillement. Lucien Laforge, pour ses illustrations des Contes de fées par Charles Perrault, édité aux éditions de la Sirène en 192012, ne dérogera pas à la règle.

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Première de couverture des Contes de fées, par Charles Perrault, illustrés par Lucien Laforge, Paris, éditions de La Sirène, 1920, 100 p.

9Signalons ici que cet ouvrage est un des tout premiers livres au format carré imprimés en France. Ainsi en témoigne la vignette-incipit, sorte de lettrine enluminée, qui vient illustrer le tout début du récit.

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10Aux coins inférieurs de la vignette dont la forme carrée est clairement délimitée par un large cerne noir, apparaissent respectivement à gauche et à droite, l’âne hérité par le frère cadet et le chat, souriant, héritage du benjamin, alias Marquis de Carabas. Au creux du « U » majuscule de la lettrine — et au centre de la vignette — s’ancre le moulin légué au fils aîné. Là encore la composition est parfaitement équilibrée mais se simplifie à l’extrême, renvoyant aux trois biens hérités, répartition injuste à l’origine de l’argument du conte.

11Continuons à observer ce dépouillement, initié dans la première vignette décrite, que nous pensons typique de ce début de l’entre-deux-guerres, avec l’analyse du pochoir circulaire coloré où le chat devient véritablement le héros de la scène. Il est le seul personnage dans un décor qui épouse la circularité du médaillon. L’escalier s’arrondit mais continue à courir au-delà de la limite imposée par le cerne noir du contour de l’image et se poursuit hors cadre. La rondeur du chapeau et la courbure de la plume obéissent également à la circularité architecturale dans laquelle elles s’intègrent parfaitement.

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12Les trois colonnes qui soutiennent la volée de marches, de plus en plus hautes à mesure que l’on s’avance vers la gauche, établissent, en parallèle, des lignes verticales qui donnent l’impression de progression vers le haut. Ce rythme tourbillonnant confère à l’escalier, non achevé mais interrompu par le cercle, l’aspect d’une vertigineuse spirale sans fin. La sensation de vertige est confortée par le noir du fond qui contraste avec les colonnes et contribue à une sensation de vide sans repère, donc sans recours : c’est un vide sans appel. Ce néant spatial, presque au sens cosmique du terme, ou plutôt cette béance, due au dénuement du décor et au désemplissage des zones colorées se manifeste d’autant mieux que la rampe est absente de façon criante et que les contremarches, signalées uniquement par le noir des lignes horizontales ne sont pas véritablement représentées. La silhouette du chat, bien plus stylisée que dans l’œuvre de Maxfield Parrish, est, par son attitude et sa gestuelle qui figurent le mouvement, parfaitement conforme au dynamisme de l’ensemble. Il enjambe quatre à quatre les marches, le couvre-chef en main. On n’en distingue plus les traits et le graphisme du crayon de l’artiste nous fait entrer davantage dans le monde du dessin, voire du dessin animé, en couleurs, que dans celui de l’œuvre peinte. Le chat est roux — ce que ne pouvait pas laisser deviner la vignette noir et blanc — couleur complémentaire du bleu des colonnes : ici plus de camaïeu mais des plages colorées cernées qui interagissent par complémentarité. L’illustration devient une œuvre cinétique, proche du logo ou de l’affiche publicitaire.

13La géométrisation, ici exacerbée, si elle a à voir avec l’air du temps, explicitement Art Déco, laisse aussi présager quelques accointances avec le Cubisme. Ne retrouve-t-on pas dans un ouvrage consacré aux Cubistes, futuristes et passéistes13 paru en 1914 des propos de Laforge qui s’exprime dans ce sens et où il laisse toute sa place à la ligne :

La ligne est un domaine infini et individuel qui n’a aucun contrôle, sauf la compréhension sensuelle.

La reproduction topographique d’une chose (même interprétée) est absurde. Il faut traduire la substance de la chose.

Une ligne peut exprimer un objet sans avoir aucune ressemblance graphique avec lui.

La couleur est aussi un domaine infini, mais secondaire, et subsidiaire de la ligne. […]

La situation est inutile (ombre, valeurs, inscriptions).

Les formes doivent se mouvoir dans l’espace, comme la pensée. Elles n’ont besoin d’aucun contact. Elles n’ont ni envers, ni endroit, comme l’infini. […]

Pour exprimer la substance d’un corps, on peut en déplacer, en isoler, en supprimer, en souder, en juxtaposer une ou plusieurs parties.

C’est le règne de l’anarchie et de l’audace14.

14Cette citation, qui est aussi déjà une prémonition des effets de vide sidéral et d’immensité qui travaillent son illustration circulaire du « Chat botté », s’achève par une sentence qui prend les intonations d’une déclaration d’intention en phase avec le cubisme analytique de Braque et Picasso, né quatre ans plus tôt. Et, rendant compte de la prégnance des lignes que nous avons pu constater, rendues encore plus visibles par le tracé du dessinateur, cette sorte de profession de foi est également en phase avec la géométrisation très poussée, et la simplification, voire la schématisation, des formes que nous avons mises en évidence. Mais ces caractéristiques ne sont pas incompatibles avec l’univers enfantin convoqué en principe pour une illustration de conte de fées. La clarté de la mise en page et les couleurs vives, nettement cernées, rendent cette image tout en rondeurs facilement compréhensible à l’enfant lecteur et ne nuisent aucunement à son attractivité.

15Les lignes, déjà très visibles en 1920 chez Laforge, structureront encore plus fortement l’espace quatre ans plus tard avec les illustrations de Félix de Gray qui, en 1924, accompagnant le texte du « Chat botté », paraîtront dans le magazine illustré anglais The Illustrated London News.

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Illustration du « Chat botté » par Félix de Gray, 1924.
Le Chat botté, Félix de Gray, The Illustrated London News, 1924.

16Dans un format vertical, en conformité avec la posture debout du chat, dressé sur ses pattes postérieures, le dessinateur a choisi une représentation tout en contrastes. Le chat, gris ici, est extrêmement anthropomorphisé dans sa gestuelle humaine, avec ses vêtements typiques du Grand Siècle et son bâton de maître de ballet. Le décor palatial grandiose, littéralement strié de lignes qui le parcourent verticalement comme horizontalement, contraste avec son apparente souplesse de danseur, rappelant l’agilité féline proverbiale de l’animal. La grande baie vitrée qui ouvre sur l’extérieur du parc, tout comme les moulures et cimaises, ou encore les quatre bougies allumées et la suspension du lustre, offrent des lignes droites parfaitement alignées qui accentuent la verticalité de l’architecture intérieure. Les horizontales, nombreuses, de la fenêtre, des dalles du sol en quinconce et des cimaises répondent en écho à la base du lustre. Le rythme régulier de toutes ces verticales strictement parallèles qui concourent à donner de la grandeur, voire du grandiose au décor, contredisent – mais aussi s’y associent – la multitude d’horizontales qui, elles, anoblissent la scène. Ensemble, elles criblent l’espace et semblent rejeter le chat hors du décor qui est censé l’accueillir. La ligne matérialisée par le bâton de maître de ballet, doublée par l’inclinaison de la jambe, inscrit une longue oblique qui conduit au lustre dont les lumières allumées étincellent. Le regard est instinctivement tourné vers ces points lumineux. Plus courtes que celle-ci, les obliques du dallage, tracées pour créer la perspective, ne permettent pas un creusement important de la profondeur. La perspective linéaire si brièvement constituée ne contribue donc pas à un illusionnisme spatial complètement satisfaisant. Conséquemment, le chat a l’air « coincé » entre l’espace du spectateur-lecteur et le mur de l’arrière-plan. L’utilisation des obliques du dallage pour la perspective reprend une tradition picturale née à la Renaissance et qui architecturait l’espace en fonction des lignes de force, dont la fonction était de mener à un point de fuite clairement cernable. Ici les obliques, courtes, mènent à une ligne horizontale particulièrement basse qui, paradoxalement, ne laisse que peu de place à l’animal, alors que celui-ci semble vouloir se mouvoir en majesté. Le choix des coloris adoptés semble obéir au même principe que celui porté par la linéarité du graphisme presque carcéral, car disposé en grille, c’est-à-dire un principe d’exclusion. Ainsi, le bleu lavande qui envahit presque totalement le décor, couleur froide, contraste fortement avec les teintes chaudes du jaune de la chemise aux manches bouffantes et du rouge de la jupe. Pour résumer, le chat, dont on remarque que les bottes, noires, qui curieusement portent des éperons, se distinguent assez peu du corps gris de l’animal, a l’air d’être superposé à un appareil architectural de pacotille : il est « collé » à un décor très factice. Cette impression de facticité du décor est renforcée par les illuminations du lustre, inutiles puisque, comme le laisse transparaître la vitre de la baie, il fait grand jour. L’artificialité du cadre, simple toile de fond structurée par des lignes qui se croisent orthogonalement et qui la strient, tranche avec la représentation naturaliste de l’animal — en dépit de sa posture debout. Cette visibilité possible de la facticité du décor provient surtout du fait qu’en contrepoint les seules parties visibles du corps, qui s’échappent du costume, sont représentées de façon extrêmement réaliste. Cet hyper réalisme dans le rendu de l’anatomie animale contraste avec le décor de carton-pâte : le chat semble gesticuler comme pour une représentation de pièce de théâtre. Il est ostensiblement mis en scène. Si seules la tête et la queue émergent d’un costume dans lequel le chat est engoncé, c’est qu’ils sont les éléments spécifiques assurant une reconnaissance rapide du public. Quand l’on observe bien la totalité de la représentation, ce sont justement la tête et la queue qui, immédiatement, se détachent visuellement de celle-ci. En d’autres termes, si le Chat botté est aussitôt reconnu et identifiable grâce à ces deux parties du corps, représentées de façon assez illusionniste, il est quasiment réduit à ces deux éléments qui suffisent à faire de lui un représentant de son espèce. Nous pouvons imaginer que l’artiste aurait pu se contenter de ces deux fragments d’anatomie pour représenter le héros du conte. Le corps ainsi tronqué aurait pu être sans difficulté reconnaissable par le plus grand nombre.

17Bientôt – quatre ans plus tard, en 1928 – le chat sera réellement un corps tronqué, réduit à sa seule tête, représentée de façon frontale, et sans espace de remplissage. La ligne sort donc victorieuse de ce processus de dépouillement progressif, voire d’épuration des codes de représentation. Nous touchons là à une synthétisation, voire un synthétisme puisqu’elle opère en un mécanisme presque systématique, aboutie, qui fera quasiment école, point d’orgue d’une évolution qui mettait la ligne en vedette.

Une synthétisation efficace

18Chez Joseph Hecht, la synthétisation qui s’opère est une réduction à l’essentiel, extrême, qui, alliée à la bichromie noir et blanc, est d’une simplicité consommée mais aussi d’une efficacité magistrale. Son art apparaît exemplaire dans une édition exceptionnelle des Contes de Perrault parue au Sans Pareil en 1928 à l’occasion du tricentenaire de la naissance du conteur15.

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Première de couverture des Contes de Perrault. Édition des 33 graveurs. Édition du tricentenaire, illustrée de onze gravures sur cuivre, onze lithographies et onze gravures sur bois, Paris, Au Sans Pareil, R. Hilsum et Cie Éditeurs, 1928.

19Cette version très particulière, sous-titrée « édition des 33 graveurs », encore appelée « édition du tricentenaire », rassemble pour la première fois les onze gravures sur cuivre d’artistes contemporains alors très en vogue. En plus du nom de Joseph Hecht apparaissaient ceux de J. G. Daragnès, Hermine David, Pierre Gandon, Pierre Guastalla, Chas Laborde, Laboureur, Marie Laurencin, Charles Martin, Milly Posoz et Jeanne Rosoy.

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Frontispice des Contes de Perrault. Édition des 33 graveurs. Édition du tricentenaire, illustrée de onze gravures sur cuivre, onze lithographies et onze gravures sur bois, Paris, Au Sans Pareil, R. Hilsum et Cie Éditeurs, 1928.

20C’est Joseph Hecht qui avait été chargé d’illustrer « Le Maître Chat ou Le Chat botté ». Son esprit de synthèse culmine avec la gravure sur cuivre que nous allons commenter. Seuls les contours forment les objets et figures représentés. On n’observe aucun espace de remplissage. La couleur est évacuée complètement et, aboutissement du processus, seul le tracé est visible. Le monde du conte ne peut que s’inscrire en creux.

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Gravure sur cuivre du « Maître Chat ou Le Chat botté » par Joseph Hecht, 1928.
Les Contes de Perrault. Édition des 33 graveurs. Édition du tricentenaire, illustrée de onze gravures sur cuivre, onze lithographies et onze gravures sur bois, Paris, Au Sans Pareil, R. Hilsum et Cie Editeurs, 1928.

21Le chat a un corps tronqué qui se réduit à sa seule tête. Il n’est pas anthropomorphisé mais son animalité n’est plus qu’un masque, installé de façon frontale. Personnage principal de l’histoire, il est aussi la figure centrale de la composition. Aux quatre angles du rectangle, qui s’étend sur la totalité de la feuille, sont disposés des éléments symboliques (animal, figures humaines, bâtiments du moulin du meunier ou du château du roi) qui renvoient aux épisodes principaux de l’histoire. Le vide, très important, entre les cinq éléments est celui du support même dont la couleur est celle de la feuille laissée en réserve.

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22Les yeux immenses du chat sont au centre exact de la composition. Son regard hypnotique est orienté vers l’angle inférieur gauche. La tête d’animal semble fixer un couple couronné qui pourrait être le roi et sa fille ou le jeune meunier devenu Marquis de Carabas et la princesse. Mais peu importe l’identité exacte de ce couple, car la conclusion se fait à l’angle inférieur droit où se réalise une vie heureuse matérialisée par le château. Car l’illustrateur indique un sens de lecture logique : de gauche vers la droite et de haut en bas. Les quatre éléments aux angles ne sont pas enfermés dans une forme qui les cerne : ils paraissent donc accessibles à la fois à l’espace vide où se situe le chat et au regard scrutateur de celui-ci, essentiellement animal observateur. Les quatre éléments aux angles de la composition rectangulaire constituent chacun un monde et leur point commun est le chat qui les regarde. Ce dernier n’est pas non plus délimité par une structure englobante, et semble de ce fait accessible pour ces quatre univers repoussés aux limites de l’espace de représentation. Le chat lui-même flotte dans cet espace vide, tel un nuage zoomorphique. Les cinq éléments, situés aux quatre angles et au centre, sont comme des univers plastiques indépendants mais ouverts aux autres, sortes de cases non matérialisées d’un roman graphique. Cette forme nouvelle de narration par l’image, condensée, parvient non seulement à se passer du texte pour raconter l’histoire mais aussi à en rendre compte dans sa totalité en une seule représentation, pleine et unique quoique morcelée.

23L’édition du tricentenaire marqua sans doute un point d’orgue dans la succession des impressions originales des Contes de Perrault en cette période de l’entre-deux-guerres. Après cette date-repère de 1928, l’illustration, auparavant condensée à l’extrême dans le travail de Joseph Hecht, va se libérer. Reprenant vie et couleur, elle trouvera une expansion nouvelle, presque illimitée, au sein du livre pour enfants, et se déploiera dans des proportions jamais observées jusqu’alors, s’étirant même au-delà de l’espace conventionnellement imparti, par le biais, par exemple, des dessins de Raymond de La Nézière.

L’image libérée

24Caricaturiste, peintre, dessinateur et illustrateur, Raymond de La Nézière fut un artiste polyvalent en même temps qu’un « illustrateur fécond »16. Il collabora en effet à « de nombreux ouvrages pour enfants, surtout chez Hachette et Delagrave17 », et apporta son concours à de multiples revues enfantines, notamment La Semaine de Suzette. Ami intime de Émile Joseph Porphyre Pinchon, dessinateur officiel de Bécassine, il amincira facétieusement la silhouette de la servante bretonne à laquelle il fait, lui aussi, vivre des aventures. Cette paternité autre, moins connue du grand public, est souvent oubliée par les commentateurs qui ne veulent retenir que le nom de son acolyte. Il illustra la totalité des neuf Contes de Perrault parus en 1932 dans une nouvelle édition publiée par la Maison Alfred Mame et Fils18. Les illustrations y sont nombreuses. C’est aussi le cas pour « le Chat botté » qui, sur onze pages de texte, en propose dix. L’illustration, quantitativement, est donc presque aussi importante que le texte. Elle rivalisera également, du point de vue de l’espace qui lui est réservé, et empiètera sur la zone de texte.

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Première de couverture des Contes de Perrault illustrés par Robert de La Nézière, Tours, Maison Alfred Mame et Fils, 1932, 157 p.

25Sur chacune de ces dix illustrations, le chat est toujours présent mais surtout toujours actif, voire hyper actif. En effet, il est systématiquement représenté en mouvement, soit exécutant, soit ordonnateur des missions. Il distribue les fonctions des uns et des autres autour de lui et l’espace de l’image se crée souvent également autour de lui. Il est servi par des couleurs qui, tant pour les personnages qu’il rencontre que pour les différents décors dans lesquels il s’active, sont toujours vives. Il est blanc et noir et a la silhouette déliée. À peine anthropomorphisé, on le retrouve dans différentes postures, parfois humaines parfois typiquement animales comme pour sa première, sa cinquième et sa huitième apparition.

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26Mais il n’est jamais revêtu d’habits d’homme. Il n’est représenté qu’avec deux accessoires, qui deviennent ses attributs : parfois un large chapeau de paille qu’il porte sur la tête ou qu’il tient, et toujours les inévitables bottes, hautes et verdâtres, qui, curieusement, deviennent parfois jaunes ou noires.

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27Remarquons qu’en conclusion à la moralité, l’illustrateur installe de façon infrapaginale une ultime représentation qui sonne la fin de l’histoire, tel un point final. Ce dessin opte pour une composition pyramidale très classique dont le sommet est le pic de la hallebarde qui pointe vers le haut. Le chat qui, en bas, est positionné sur la base d’un triangle presque parfaitement équilatéral, se dresse dans la continuité inférieure de la verticale de la lance. Il est au centre de la composition mais aussi de toutes les attentions des personnages autour de lui, qui le regardent attentivement et, avec un sympathique sourire, se baissent pour le saluer.

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28Mais avant ce recentrement sur la seule figure du chat, nous avons pu assister à une extension de l’image qui, à chaque fois, gagne un peu plus de terrain sur le texte, jusqu’à l’envahir en grande partie. La limite traditionnelle entre texte et image tend à s’évanouir complètement. Cette page mérite qu’on s’y attarde car l’image se fait tellement présente que le texte en perd toute lisibilité : il disparaît littéralement sous le poids de l’image ou plutôt sous sa taille étendue par la charge colorée bichromatique, verte pour l’herbe et bleue pour l’eau.

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29Cette interpénétration du texte et de l’image, par son originalité, fait songer au « phénomène de la bande dessinée (qui) tient à l’inclusion du texte dans l’image19 ». Or, si, tout comme la BD, l’image rejoint bien le texte et se fond avec lui pour faire un tout presque homogène, c’est sans délimitation, comme c’est de mise habituellement pour une bulle. Raymond de La Nézière parvient à créer, sinon une autre forme de bande dessinée, du moins une matrice possible pour la bande dessinée. On comprend ici pourquoi cet artiste français né en 1865 à Strasbourg est considéré à l’heure actuelle comme l’un des précurseurs de la bande dessinée en France.

30Tout aussi polyvalent que Raymond de La Nézière, Pierre Noury pratiqua, avec le même talent, la peinture, la gravure, l’illustration et la lithographie. Il fut également peintre de décors de théâtre et écrivain d’art. Il représente un cas particulier dans le monde de l’illustration. Les historiens d’art le connaissent en tant qu’exposant au Salon d’automne, au Salon des Artistes Français et au Salon de la Société Nationale des Beaux-Arts. Ils retiennent surtout sa participation régulière au Salon des Humoristes, salon parisien créé en 1907 et ouvert à tous les caricaturistes et dessinateurs. Il est sans doute l’un des illustrateurs les plus connus du XXe siècle car, en plus d’avoir produit de nombreuses œuvres, il eut une brillante carrière internationale. Il exposa en effet à l’étranger : Boston, Londres, Tokyo ou encore Vienne l’accueillirent. D’aucuns pensent, à l’instar de Claude-Anne Parmegiani, qu’il fut, pour ses illustrations, tout à la fois « influencé par le style néo-colonial20 » et capable de « faire preuve de beaucoup de verve […] lorsqu’il est débarrassé des contraintes didactiques21 ». Nous chercherons à vérifier cette assertion en analysant son style que nous essaierons de cerner par l’exploration des illustrations du « Chat botté », extraites de tout un ensemble dédié aux Contes de Perrault qu’il réalisa pour la Maison Flammarion en 193422.

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Première de couverture des Contes de Perrault, illustrations de Pierre Noury, Paris, Ernest Flammarion éditeur, 1934, 139 p.

31Dans cette version des années trente, alternent des croquis noir et blanc sans aucune plage de coloriage (nous noterons que les ombres apparaissent par de simples crayonnés) et de véritables tableaux dont la composition est digne des maîtres du XVIIe siècle.

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32Nous allons comparer les deux illustrations colorées dont les formats verticaux présentent des dimensions strictement identiques. Toutes les deux s’intègrent dans un rectangle au contour pareillement délimité par un même cadre noir. Elles s’inscrivent ainsi dans un espace pré-défini, comme une œuvre peinte sur une toile.

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33Le paysage, rural, est dans les deux cas logiquement représenté dans une dominante de vert. L’espace est, dans les deux exemples, travaillé par de grandes diagonales et obliques de toutes sortes qui conduisent naturellement le regard vers un point de fuite situé sur la ligne d’horizon. À chaque fois l’humain est présent mais les figures, même au premier plan, sont très petites. La silhouette du chat, pourtant héros du conte, elle-même, est à peine perceptible. L’animal, au pelage noir, devient presque un point sombre perdu dans le décor. Le héros éponyme n’est plus qu’un prétexte à la constitution d’une nature verdoyante, comme autrefois les figures représentées pouvaient parfois servir de caution picturale à la composition d’immenses paysages. Ces derniers étaient considérés, s’ils étaient vides d’âme humaine, comme faisant partie d’un genre mineur, mais s’ils contenaient une trace, même infime de vie humaine, ils étaient alors appelés « paysages habités » et, si le sujet représenté s’y prêtait, pouvaient éventuellement s’élever au Grand Genre, c’est-à-dire le genre historique, genre noble par excellence.

34Le chat disparaît au profit d’une nature qui enveloppe tout, y compris les silhouettes furtives et sombres des chevaux noirs qui tirent le carrosse du roi. Mais le règne animal apparaît en contrepoint sous une autre forme. L’illustrateur, pour cela, reprend une autre tradition picturale flamande : celle du paysage zoomorphe mis à l’honneur au XVIIe siècle par un David Téniers le Jeune par exemple. Mais cet héritage artistique est tout à fait surprenant ici s’agissant d’une illustration d’un conte pour enfants. Pour en prendre la mesure, il faut considérer l’image où le jeune maître du chat feint de se noyer. En observant attentivement les frondaisons au troisième plan : l’arrangement des feuillages est organisé de façon à pouvoir deviner la silhouette d’un cheval couché, positionné de profil et dont la tête tournée vers la gauche laisse entrevoir deux oreilles levées, une crinière fournie et une gueule qui hennit. Facétieux Pierre Noury qui jouait ainsi avec l’imagination des enfants, déjà si propices à voir des formes mouvantes dans les nuages ou les arbres et à leur donner vie ! L’illustrateur donne ainsi corps à l’un des plus vibrants fantasmes plastiques et créatifs de l’enfance. Mais combien de jeunes lecteurs s’étaient-ils rendu compte de cette troublante illusion d’optique venue d’un autre âge ?

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35La silhouette du chat s’évanouit pour laisser place à une autre forme de féérie, graphique ici. Peut-être l’enfant-lecteur aura-t-il compris qu’il devait rechercher ailleurs la magie du conte de fées. Le dessin devient le dernier lieu enchanteur qui peut réserver quelques surprises au détour d’une courbe ou d’un contour auquel on ne prêtera pas attention en premier lieu. Mais si le chat disparaît, c’est aussi au profit de la ligne qui structure la composition. Ce sera, par exemple, celle, subreptice, de la forme zigzagante du chemin qui surgit, presque imperceptible, du bosquet. Le chat est alors prêt à rejoindre nombre d’autres figures dessinées ou peintes qui, dans les années trente, vont s’effacer pour se dissoudre dans l’abstraction et laisser place aux formes pures existant en dehors de tout souci de mimétisme, d’une conformité de la représentation renvoyant à une réalité reconnaissable.

Conclusion

36Suivant la même évolution que les différents mouvements artistiques qui se succédèrent entre la Belle Époque et la fin de l’entre-deux-guerres, et se déclinant selon les tendances Art Nouveau puis Art Déco qui les mâtinèrent, les illustrations de contes de fées, dont nous avons suivi l’exemple précis du « Chat botté », certes sont empreintes de la personnalité de chaque artiste, mais évoquent bien une orientation vers la géométrisation, une affirmation de la ligne constructrice, voire une propension à l’abstraction. C’est après la Seconde Guerre Mondiale, dans un monde pacifié, que l’image douce et enfantine, explicite et immédiatement compréhensible, voire un peu naïve parfois, commencera à reprendre progressivement vie avec un retour triomphal de la magie, permise par l’installation d’un monde dit « merveilleux », notion onirique enchanteresse transmise à l’imaginaire libre et ouvert des enfants mais qui, là encore, obéira à d’autres codes …