Colloques en ligne

Bochra Charnay

Quand le chat devient singe dans les contes arabo-berbères : un rapport filial à l’animal

Dépayser pour divertir, mais aussi pour évoquer ce qu’il y a d’occulte et d’interdit dans les choses les plus familières, tout l’art du conte est là, dans ce déplacement de l'illusion qui consiste à afficher le faux pour obliger à découvrir le vrai. — Marthe Robert1

La fin du conte est donc littéralement sa finalité : il n’a rien d’autre à dire que ce triomphe différé à plaisir, qui est le sens et le but de sa démonstration. — Marthe Robert2

1L’aire d’expansion de l’ethno-conte « Le Chat botté », selon la classification française, ou « The Cat as Helper », selon la classification internationale (ATU 545), est très répandue, puisque des versions ont été relevées aussi bien en Europe du Nord (Danemark et Norvège), qu’en Europe du Sud (Italie, Sicile, Grèce), qu’en Russie où Aleksandr Afanassiev donne « Kozma-le-Tôt-riche », et qu’en Afrique du Nord. Nous allons étudier les versions berbères et arabes qui présentent d’emblée deux différences notables : la première est une transcription de l’oral à l’écrit avec les modifications linguistiques et stylistiques que le passage de l’un à l’autre impose, la seconde est la traduction de l’arabe ou du kabyle (berbère) en français ; l’une comme l’autre ne sont pas anodines et sont à considérer comme de véritables réécritures. Cet ethno-conte y est assez répandu puisque nous avons rassemblé douze versions intégrales, six sont d’origine berbère (de Kabylie), cinq d’origine arabe d’Égypte, d’Algérie, du Maroc, de Tunisie et une recueillie en France auprès d’une migrante d’origine berbère, contant aussi bien en arabe qu’en français en 1992-1993. Cette dernière version est particulière car il s’agit de la synthèse de trois versions dites à des moments et à des publics différents, fabriquée par les auteurs du livre : Nadine Decourt et Nadine Louali-Raynal ; elle n’a aucune existence dans la tradition orale car elle n’a jamais été contée telle quelle. 

2Nous nous proposons d’étudier les particularités sémantiques de cet écotype et de mettre en évidence la stratégie de l’animal pour réussir l’ascension sociale de son compagnon, ainsi que les rapports de filiation que l’animal instaure avec l’homme. Seront explorés en ce sens les manifestations de la parole manipulatrice ainsi que le dispositif scénique fondé sur la tromperie et le mensonge. L’attention sera mise, sans s’y borner, sur la dimension axiologique de ce conte dans les deux univers culturels concernés.

Le singe : plus qu’un simple substitut du chat

3Dans le conte lettré de Charles Perrault, l’animal comprend les paroles de déception que s’adresse son maître dans un discours indirect libre où il envisage de manger le chat domestique qu’il a reçu pour tout bien en héritage. Le chat réagit pour avoir la vie sauve, lui adresse la parole et le rassure. Il demande alors à son maître des attributs du chasseur, plus particulièrement ceux du braconnier, qui l’anthropomorphisent (en plus de la parole) : un sac dans lequel il dépose du son et des « lasserons » (sorte de laitue). L’anthropomorphisation du chat sera complétée par les bottes dont il se chausse et qui lui confèrent l’attitude du bipède, ce que confirme le fait qu’il tient « les cordons [de son sac] de ses deux pattes de devant » (Perrault). Enfin, le chat dans l’édition manuscrite de 1695 est représenté debout, uniquement vêtu de ses bottes. Dans le conte traditionnel français, les bottes ne figurent que dans quatre versions sur onze et si le chat parle, il lui arrive encore de miauler comme dans l’ethno-conte « Le compère chat »3 où il va apprendre le français ! Cependant, le singe des contes arabo-berbères, équivalent narratif du chat français, n’a pas besoin d’attributs anthropomorphes.

4Le singe est le protagoniste principal dans dix versions sur douze, dont six versions kabyles, ce qui s’explique, en partie, par sa forte présence dans les forêts du Djurdjura. Dans une seule version kabyle, il est remplacé par le chacal également très présent dans les montagnes et ennemi des bergers. Dans une version nubienne, il l’est par le renard. Le chat et le singe ont les mêmes capacités, notamment la ruse, et sont tous deux réputés voleurs ; ils jouent le même rôle narratif, à ceci près que le chat est un animal domestique alors que le singe est un animal sauvage mais proche de l’homme, ce que confirme la mythologie kabyle. En effet, Léonce Joleaud rappelle que « les vocables désignant les primates sont tabous »4 , qu’on ne les tue pas car ils sont considérés comme des frères5, et que les Kabyles appellent souvent le magot − singe de l’espèce macaque – « Ibki »6, terme employé dans la première version de Leo Frobenius. Ces animaux cavernicoles vivent à proximité des hommes et ne manquent pas de chaparder les fruits dans les vergers, des légumes dans les jardins. Selon le mythe kabyle, les singes ont la même origine que les hommes, ils forment une race d’hommes déchus. Ce sont des hommes qui ont encouru la colère divine parce qu’ils ont enfreint un tabou lié au sacré. D’après Léonce Joleaud :

Une légende kabyle raconte que deux jeunes bergers, égarés dans un canton inhabité du Djurdjura et mourant de faim, implorèrent avec tant de ferveur le secours de Dieu, que celui-ci leur envoya pour déjeuner un plat de couscous. Mais après s'être rassasiés de ce mets divin [...] les deux écervelés s'avisèrent d'utiliser le récipient ayant contenu le couscous à un tel usage que soudain la Providence impitoyable les changea en Singes »7.

5En d’autres termes, ces jeunes hommes déféquèrent dans le plat de couscous offert par Dieu qui leur sauvait la vie et qui, pour les punir de leur offense au sacré et de leur manque de reconnaissance, les métamorphosa en singes privés de parole (sauf dans le conte). Cette parenté avec ces animaux se concrétise encore davantage car une des tribus kabyles s’appelle les Aït Abdou, c'est-à-dire, les « Fils des Singes »8

6Quant au chacal, il rôde autour des troupeaux de moutons, prêt à en voler un, il faut donc s’en méfier comme l’exprime ce proverbe kabyle cité par Taos Amrouche : 

J’ai mis en toi ma confiance, chacal,

Et tu m’as mangé ma chevrette9.

7Il ne figure que dans deux contes de notre corpus : un conte égyptien (nubien) des années 1888 recueilli par le marquis Maxence de Rochemonteix « Le renard et le pauvre homme »10, en version bilingue, et une version kabyle d’Auguste Mouliéras, recueillie à la même époque « Le berger teigneux et le chacal ». Pas d’anthropomorphisation à la Perrault et pas d’attributs spécifiques non plus. Cependant, dans la version kabyle, chaque jour, le berger a pitié du chacal qui a faim et lui donne un mouton, de sorte que : « Bientôt, le chacal et le berger s’aimèrent comme des frères. Le chacal ne quittait plus le berger »11. Quand le berger est chassé nu par le propriétaire du troupeau (sorte de renaissance à un autre monde) qui n’admet pas la disparition de ses bêtes, le chacal par ruse l’aide à voler les habits d’étudiants qui se baignent, puis il lui propose de partager sa grotte − le singe aussi habite des grottes partageant ce type d’habitat avec les hommes − et s’engage à lui procurer de la nourriture. Il rapporte un mouton qu’ils partagent : cuit pour le berger, cru pour le chacal, de sorte que l’ordre des choses est respecté. Puis le chacal garde l’entrée de la grotte pendant que le berger dort.

8Au réveil, le chacal lui déclare : « Désormais tu es mon fils et je suis ton père. Alors, je vais aller te chercher une jolie femme pour que tu l’épouses »12, se donnant ainsi son propre programme, mais surtout l’animal établit un lien de parenté très resserré avec l’homme puisqu’il s’agit d’un rapport de filiation. Il devient le père adoptif, se substituant à l’homme dont il assume les devoirs vis-à-vis de son enfant : l’élever, c'est-à-dire lui procurer le bien être physiologique, et l’éduquer, et ainsi le socialiser. Il devient donc « un père bienfaiteur et responsable »13, comme l’écrit Camille Lacoste-Dujardin qui précise : « le chacal enrichit le berger qu’il a adopté et se soucie, rôle éminent de tout père kabyle, de doter son fils d’une femme prestigieuse, promesse d’une descendance et de puissance familiale »14. Il va jusqu’à effectuer l’épreuve du domptage du cheval sauvage à sa place pour obtenir la main de la princesse, le berger ne sachant pas monter à cheval. L’association s’effectue ainsi entre le chacal, maître de la ruse et du vol comme le renard occidental, et un jeune homme mis au ban de la société par sa maladie mais généreux et donc remarquable.

9Dans le second conte, arabe égyptien, le lien de parenté entre un renard et un pauvre s’établit d’une autre façon, sans préalable, plus soudainement. Le pauvre homme est en train de cueillir des fruits sous un arbre lorsqu'un « renard vint à lui, lui rasa la tête et le menton, lui donna un vêtement »15. Maxence de Rochemonteix commente cet acte ainsi : « Le renard fait à son protégé d’aventure une toilette de fiancé »16. En d’autres termes, il établit un rapport de filiation, et, comme père, se charge de lui trouver une femme de sorte qu’il va demander la main de la fille du roi. Il agit effectivement comme un père avec son fils. Dans ces contes arabo-berbères, les rapports instaurés entre l’animal et l’homme, sont particulièrement forts et intimes puisqu’ils relèvent du mythique et des fondamentaux anthropologiques.

10Le second acteur du récit est l’homme pour qui se dévoue l’animal. Il est toujours extrêmement pauvre et vit chichement, comme dans le conte algérien de Nora Aceval : « Il était une fois un pêcheur qui vivait dans une grande misère. [...] Il continuait à souffrir de la faim, du froid et de la misère sous toutes ses formes »17. Il est dans une situation de manque. Pire encore, dans le précédent conte de Mouliéras et de Lacoste-Dujardin, le berger, atteint de la teigne − ce qui dénote un logement insalubre, un manque d’hygiène, et contraint à se couvrir la tête car la mycose est contagieuse et humiliante −, pris de pitié pour un chacal qui a faim, lui donne chaque jour un mouton du troupeau qu’il garde. Lorsque son propriétaire s’en aperçoit, il le frappe à coups de bâton, le déshabille entièrement et le chasse dans sa nudité avec ces mots : « Et bien maintenant, va-t-en chez ce chacal [...] ! Qu’il te donne à manger, lui ! Qu’il t’habille, lui ! »18 Cette maladie lui reste à vie, y compris lorsqu’il obtient un statut social élevé, de sorte qu’il ne se découvrira jamais la tête au risque d’être humilié et désocialisé.

11Dans dix versions sur douze, l’homme (ce n’est jamais une femme) est célibataire mais l’animal va changer son statut et le marier à une fille riche pour lui donner une situation durable et une position de dominant puisqu’en général il s’agit de la fille du sultan. Cependant, dans deux versions il est déjà marié, alors que la recherche de l’alliance exogamique semble être généralement le but de l’ethno-conte. La question est de savoir comment le conteur va démêler le récit avec cette contradiction. Dans la première version nubienne de Maxence de Rochemonteix, « Le singe et le bûcheron », l’homme échange deux fagots contre un singe, mais sa femme refuse, alors sur les conseils du singe, il la répudie19. Après quoi le singe lui promet de lui faire épouser la fille du roi, en somme, il y gagne. Dans le second conte kabyle fourni par Leo Frobenius, « Une autre histoire de pêcheur »20, ce dernier est marié, il trouve la caisse contenant le singe qui fait la fortune du couple au point qu’ils deviennent les plus riches de la région. Mais l’homme finit par s’ennuyer et décide de partir en voyage avec son singe. Il arrive dans une ville lointaine où, grâce aux ruses de son compagnon, il réussit à gagner la très belle fille de l’amin et l’épouse, sans penser à son autre épouse et sans retourner chez lui ! Enfin, dans le second conte nubien, « Le renard et le pauvre homme »21, dans un premier temps, l’homme refuse la proposition du renard qui veut le marier, mais ensuite il se laisse faire. Ainsi, le narrateur réussit à résoudre la contradiction due à la présence d’une épouse soit en l’éliminant par la répudiation, soit en l'oubliant, alors que le but du conte merveilleux est essentiellement centré sur la quête de l’épouse, mais aussi sur une volonté d’exogamie sociale.

12Contrairement aux versions françaises et la différence est importante, la fille du sultan joue un rôle essentiel dans le choix de son époux ; elle ne reste ni indifférente ni inactive, elle prend part à son destin dans neuf versions sur douze. En effet, soit elle est séduite par le singe qui l’amuse et, en retour, elle lui offre des pièces d’or, ou il les vole, et les transmet à l’homme qui s’enrichit, soit elle souhaite obtenir des bouquets des fleurs que le singe a plantées et en échange il obtient de l’or. Cet or permet à l’homme de changer de statut social et de devenir l’équivalent de la fille, ce qui autorise les alliances. Il lui permet de changer les apparences, d’acheter des habits, un cheval, des armes. Parfois, une vérification de la fortune s’impose, et la princesse, comme dans le conte égyptien « Le bûcheron et le singe », exige, une fois mariée, de voir le palais de briques d’or et d’argent qu’a évoqué le singe pour sauver son maître de l’embarras lorsque ce dernier a ri mal à propos, mettant la princesse en colère. Dans le conte kabyle de Joseph Rivière, « Le singe et le pêcheur »22, la princesse séduite par les roses que lui offre le singe et parce qu’il lui a annoncé que son maître était le sultan de l’Inde — pays qui, dans l’imaginaire des Kabyles, représente la richesse et l’extrême abondance — lui propose : « Dis-lui de m’acheter », ce qu’il ne fait pas, mais il monte un stratagème qu’il renouvelle trois fois : il se griffe, retourne voir la princesse, accuse son maître de l’avoir battu suite à sa demande en mariage, en compensation elle lui donne une forte somme d’argent. À la fin, elle finit par les inviter tous deux au palais et, avec l’argent qu’elle a donné, le singe métamorphose l’homme pour qu’il soit digne du rang social de la princesse. La coutume berbère, rapportée par Émile Laoust et commentée par Claude Lefébure dans l’ouvrage Noces berbères, consiste à acheter la future épouse ; selon Émile Laoust : « La coutume des Berbères veut qu’un homme n’épouse pas une femme s’il ne la connaît pas. S’il la connaît, il fait proposer à son père de l’acheter »23. Si l’autre partie accepte, les marchandages peuvent commencer. Claude Lefébure commente et confirme la coutume, notamment par l’usage du verbe « acheter » seg pour « prendre femme », « vendre » zzenz pour « céder sa fille »24. Dans cette coutume de la « transaction matrimoniale », la femme est considérée comme un objet d’échange chez les paysans berbères qui représente une valeur en termes d’argent, de têtes de moutons essentiellement et de divers cadeaux traditionnels obligatoires. Dans le conte tunisien, « Le singe et le pêcheur »25, la princesse, dont l’attention a été attirée par le spectacle que donne l’homme en colère battant son singe, veut les rencontrer ; elle exige le singe, mais l’homme ne lui accorde que si elle l’épouse, ce qu’elle accepte ! Nous sommes bien loin des transactions berbères, mais bien dans la fiction totale.

13Dans deux autres contes algériens kabyles, la princesse n’épousera que celui qui sera « à son goût » selon le conte de Rabah Belamri, « Le singe et le berger »26 et qu’elle désignera comme ayant réussi l’épreuve. Ainsi, dans ce récit, contrairement à tous les prétendants qui sont tristes et sérieux, sur les conseils de son singe, l’homme s’avance « souriant de toutes ses dents »27 vers la princesse qui le distingue et lui demande la cause de ce sourire, ce à quoi il répond : « Je souris à ta beauté princesse, car la beauté ne peut être source de tristesse »28. Elle décide alors : « Père [...], c’est ce prince que j’épouserai et nul autre »29. Dans le second conte kabyle de Leo Frobenius, pour obtenir la main de la fille, il faut la faire parler avant le soir, sinon le prétendant est exécuté. Le singe utilise alors un stratagème qui consiste à ce qu’il se cache dans les vêtements de son maître durant la rencontre avec la fille. À la fin de la journée, lorsque l’homme est mort d’angoisse, caché et faisant croire que c’est son maître qui parle, il raconte une sorte de parabole qui se termine par une demande de choix entre trois solutions. Un ébéniste sculpte dans un tronc d’arbre une femme nue si parfaite qu’on la croirait vivante, et il l’expose devant sa boutique. De riches marchands, incommodés par cette nudité, la couvrent de vêtements et de bijoux précieux. Deux autres marchands la maquillent. Enfin passe un prophète qui, l’admirant, lui insuffle la vie. Puis le singe-prétendant pose la question (piégée) suivante à la fille : « Je me suis demandé : “Parmi tous ces hommes [...], lequel peut déclarer que cette étrange femme-statue lui appartient ?” Pour ma part, j’aurais opté pour l’artiste, le créateur, le sculpteur »30. Ce qui fait bondir la jeune fille qui s’écrie : « Ce n’est pas juste ! Seul le prophète peut revendiquer cette femme ! Car c’est lui qui lui a insufflé la vie, c’est bien lui qui lui a donné une âme de femme vivante ! »31 Elle reconnaît alors que l’homme a réussi l’épreuve et accepte de l’épouser : « Tu es parvenu à me faire parler ! [...]. Désormais, je suis à toi, je suis ton épouse ! »32 s’exclame-t-elle. L’épisode contient quelques éléments partiellement identifiables au mythe de Pygmalion, à ceci près, et c’est pourquoi l’analogie n’est pas totale, que le sculpteur ne tombe pas amoureux de son œuvre. Comme chez Pygmalion, la statue prend vie grâce à l’intervention d’une déité, mais dans un texte sous l’influence religieuse de l’islam, seul le Prophète peut insuffler la vie, par conséquent la création ne peut que lui revenir. Le discours biaisé du singe est piégé dans la mesure où il force son interlocutaire à rétablir l’orthodoxie religieuse et même ici à ne pas pouvoir se retenir tant l’indignation à l’encontre de la première proposition de l’interlocuteur est insurmontable. Ce discours est ainsi vainqueur du mutisme volontaire de la princesse, motif que l’on retrouve dans d’autres contes comme celui de « La petite fille à la recherche de ses frères » (ATU 451).

14Quant au sultan, le père de la fille, son rôle est différent de celui des versions françaises. En effet, dans ces dernières, l’animal amadoue le roi en lui offrant de nombreux cadeaux sous forme de gibiers de toutes sortes de la part de son maître, montrant par-là la connaissance qu’il a des goûts de la noblesse. Cette séquence des dons offerts par l’animal au souverain au nom de son maître n’existe pas dans les versions berbères et arabes. Le rôle du souverain y est différent et plus restreint. Cependant c’est bien lui, généralement, qui accorde la main de sa fille à l’homme, que celui-ci soit un prétendant déclaré ou non (l’animal peut en prendre l’initiative sans en référer à son compagnon). Mais le sultan, père de la jeune fille que le bûcheron a épousée dans le premier conte nubien, a encore pouvoir sur elle. En effet, le bûcheron, en pensant à sa réussite extraordinaire et inespérée, se met à rire tout seul si bien que la princesse s’en trouve offusquée et, en colère, lui demande s’il se moque d’elle ou de son père. Ne sachant que répondre, convoqué par le sultan, son époux sur le conseil de son singe déclare au sultan qu’« ayant habité jadis le palais briques d’or, briques d’argent, il [lui] a paru bizarre d’habiter aujourd’hui un palais en briques de limon »33. Le sultan, estimant que sa fille a accusé à tort son mari, la fait venir « et après l’avoir battue, la rendit à son mari »34. Ainsi, dans ce conte égyptien, qui date des années 1880, la femme est-elle totalement soumise à l’autorité du père qui en dispose à sa guise, et qui, si nécessaire, rétablit l’ordre patriarcal menacé et le renforce. En outre, dans cette même version, le roi ne voulait donner sa fille qu’en échange de son poids en or, ce qui en fait ni plus ni moins qu’un objet de valeur monnayable. Cependant, elle peut émettre des désirs, comme celui de voir ce fameux « palais briques d’or, briques d’argent », et mettre de nouveau son époux dans l’embarras. Seule la version marocaine d’El Mustapha Chadli, « Le singe et le pêcheur »35, propose une micro-séquence adventice finale dans laquelle, après la mort du singe bienfaiteur, le sultan demande à nouveau de vérifier les biens de son gendre, découvre la supercherie et lui fait trancher la tête, comme si la conteuse voulait punir le pécheur pour ses biens mal acquis et rétablir la morale. 

La narration : un air de proximité dans la différence

15Les séquences sont en grande partie communes avec les versions françaises, mais pas exactement, et leur contenu est fréquemment très différent. Le thème est identique : un animal pourvoit son maître en richesses par ruse et usurpation.

16Tout d’abord, la trouvaille de l’animal, son obtention, n’est jamais le résultat d’un héritage, contrairement aux versions françaises puisqu’il s’agit d’animaux sauvages (singe surtout, ou chacal). Elle peut être volontaire ou due au hasard (comme la caisse repêchée, une sorte de « singe sauvé des eaux »). De même, dans les versions françaises, la déception du héros est fréquente, sauf quand lui-même achète ou se procure l’animal. C’est ce qui fait réagir l’animal pris de pitié par la situation de l’homme.

17L’enrichissement, grâce aux ruses de l’animal et à l’usurpation d’identité, est constant dans toutes les versions et ne s’effectue jamais par des méthodes « légales ». Il n’y a jamais de chasse, ni de cadeaux au sultan, au contraire, le singe cherche à lui soustraire de l’or pour permettre la tromperie de l’élévation sociale de son maître et ainsi rendre plausible et surtout crédible l’usurpation d’identité. 

18L’éducation de l’homme par l’animal passe par l’acquisition des attributs de son nouveau et faux statut social (comme chez Perrault) mais aussi, et c’est l’originalité des contes arabes, par un apprentissage des bonnes manières. Il doit d’abord paraître comme appartenant à la haute société. Le singe lui fait donc prendre un bain au hammam, l’habille richement, achète un ou plusieurs chevaux, parfois des esclaves. Dans quatre versions cela passe par l'apprentissage et la démonstration des bonnes manières au cours d’un festin suite à une invitation du sultan. Le singe prodigue alors des recommandations très strictes quant à la conduite de son compagnon humain pour qu’il paraisse richissime, même en enfreignant des règles courantes de politesse selon l’idée largement partagée qu’un très riche peut tout se permettre. Dans la première version kabyle de Leo Frobenius, la plus longue de toutes qui court sur quatorze pages, le singe donne trois conseils au pêcheur : tout d’abord de ne pas se déchausser pour marcher sur les tapis précieux, puis de choisir le fauteuil en or plutôt que celui en argent : « comme si tu avais passé ta vie à prendre place sur des sièges en or »36 lui recommande le singe. Puis, lorsqu’il lui sera présenté les mets les plus raffinés, de se servir parcimonieusement « car c’est ainsi que se comportent les gens aisés et de grande noblesse au cours de tels repas »37 prétend le singe. Il ajoute qu’« Il faut donner l’apparence que tout cela t’est parfaitement naturel, que tu as été élevé de cette manière, que cela fait partie de tes habitudes de table »38. Il s’agit de montrer également que les biens matériels ne comptent pas, puisqu’il en dispose à profusion, qu’il est encore plus riche qu’on ne croit. Contrairement à d’autres ethno-contes où le héros doit faire preuve d’humilité pour réussir les épreuves : il doit choisir ce qui est le moins beau, le moins bien, le pire. Si le singe veille et l’oblige à respecter les deux premières recommandations, lorsque arrive le repas, l’homme se jette sur les aliments « comme un goinfre insatiable »39, preuve de grossièreté et d’une mauvaise éducation, mais le singe explique cette attitude du fait qu’il n’avait pas mangé depuis quatorze jours, absorbé par ses pensées ! Dans le conte de Leo Frobenius, le singe détourne l’attention du sultan en vantant les richesses de son maître. Puis la jeune fille invite le pêcheur dans sa chambre, où se cache le singe pour éviter les catastrophes, étonnée de sa grossièreté mais croyant que ce sont les manières de la haute société étrangère.

19Une fois rendu possible, le mariage est systématique alors qu’il ne l’est pas dans les versions françaises. Le cortège nuptial, qui déambule à travers le territoire pour évaluer les biens usurpés du marié jusqu’à la demeure mariale fastueuse, n’est figuré que dans trois versions. Dans la seconde version nubienne cette séquence est particulièrement développée et le renard envoie se noyer dans le Nil tous ceux qu’il croise et dont il vole les terres, les grains, les récoltes, les troupeaux.

20L’affrontement de l’animal avec l’ogre pour l’obtention du château est manifesté dans huit versions sur douze. Dans cinq d’entre elles, l’ogre — ou l’ogresse — qui a peur, se cache dans la cave où il – elle – conserve ses munitions et la poudre, et périt par le feu, sort qui lui est fréquemment réservé(e) dans les contes maghrébins. Dans une seule version, celle de Mouliéras-Lacoste-Dujardin, l’ogresse saute dans le puits la tête la première et se tue. La version de Rabah Belamri est particulière puisqu’il y fait intervenir la voix de Perrault en des réminiscences du conte littéraire ; en effet, le singe emporte un chat dans une besace et le fait sortir lorsque l’ogre s’est métamorphosé en souris. Dans ces contes, jamais l’ogre n’est agressif, présenté plus bête que méchant.

21La séquence finale de l’ingratitude consiste pour le singe, lorsque la situation des protagonistes est bien établie dans l’opulence et le bonheur, à vérifier la fidélité et la reconnaissance de son maître dans dix versions sur douze, ce qui en fait un épisode identitaire, fondamental, du conte arabo-berbère, alors qu’au contraire, il n’est manifesté que deux fois sur dix dans les contes français (versions 3 et 14 du CPF, ainsi que celle de Basile40). Cette séquence est plus ou moins longue et varie d’une ligne à plusieurs paragraphes. L’animal utilise une ultime ruse : il fait semblant d’être mort pour tester les réactions des humains. En général, la princesse a pitié de lui, pleure, tandis que son mari déclare, comme dans le conte tunisien : « qu’on le jette dans le tas de fumier »41. Le singe alors proteste et dénonce l’ingratitude de son maître qui s’excuse. Mais dans six versions, il révèle à la princesse qu’elle aurait fait une mésalliance car il dévoile l’état social antérieur de l’ingrat, comme dans celle d’Auguste Mouliéras : « Ô, Teigneux, est-ce là tout le bien que tu me rends ? »42 La mariée demande alors des explications : « Comment ! Moi qui suis fille de sultan, tu m’aurais mariée à un teigneux ! »43 Et en utilisant de nouveau le discours mensonger dans lequel il est passé maître, le singe dément ce qu’il vient de révéler en expliquant qu’il ne s’agit que d’un surnom enfantin et d’une plaisanterie. À la suite, il obtient la reconnaissance qu’il estime mériter, notamment à travers un enterrement digne de ce nom, dans des draps de soie parfumés de jasmin et dans une belle tombe surmontée d’un mausolée, comme pour un homme vénéré.

22Enfin, il existe dans ces versions des épisodes ou séquences qui ne se retrouvent nulle part ailleurs, originales et improbables, mais qui sont acceptables ou tolérables dans une culture donnée et en fonction de l’institution de transfert, et que l’on peut considérer comme des preuves des compétences inventives des conteurs et/ou des enquêteurs. Nous ne citerons en exemple, de nouveau, que la seconde version de Leo Frobenius. Lorsque le pêcheur, après le festin, s’isole dans la chambre avec la jeune fille elle finit par trouver du charme à sa conversation et, comme l’écrit le narrateur : « Bientôt, le pêcheur s’endormit à côté d’elle, terrassé par l’indigestion et par les ébats amoureux »44, situation de transgression sexuelle qui ne troublera pas l’agellid plus tard tant il sera choqué par la suite des événements : « il ne lui vint même pas à l’idée de se demander ce que le fils du Grand Sultan des Indes, son illustre invité, pouvait bien faire dans le lit de sa fille »45. La séquence devient ensuite tout à fait scatologique et burlesque : le pêcheur, dérangé par son festin, défèque dans le lit, le singe enlève le drap et le met au-dessus des dormeurs, puis il fait un trou dans la toiture et annonce à grands cris que quelqu’un a eu l’insolence de souiller le fils du sultan46. Il proclame que le sultan viendra venger son fils avec une armée. Choqué et terrorisé, l’agellid propose sa fille en mariage en échange du silence du pêcheur. Ce qui est accordé. Nous ne savons que penser de cet épisode, mais il faut prendre en compte que partout les enquêteurs exerçaient une forte censure dès que le conte pouvait heurter la bienséance du lectorat. De plus, Leo Frobenius est le seul qui ait osé récolter et publier l’unique conte érotique kabyle connu à ce jour, ce qui plaide plutôt en sa faveur et en l’authenticité de l’épisode. 

Conclusion

23Il faut relever l’importance cruciale dans ce récit des stratégies discursives opérées par l’animal qui se révèle grand maître de la rouerie, comprise selon le TLFI comme « moyen, procédé employé pour tromper, pour tirer un avantage, ruse malhonnête ». Mais elles sont ici légitimées par le lien filial et le lien mythique qui unissent l’homme à l’animal. 

24La relation homme-animal est différente et bien plus forte dans les versions des ethno-contes arabo-berbères. L’animal, le singe, mais aussi le chacal, n’est pas un simple auxiliaire au service de son maître qui cherche à compenser l’injustice de sa basse condition et de son mauvais sort en s’emparant et en usurpant le pouvoir comme dans les versions françaises. C’est l’animal qui établit un lien original et puissant de filiation avec l’homme dont il devient le père adoptif se donnant des obligations sociales vis-à-vis de lui, dont, la plus importante, le choix de l’épouse idéale. Et même quand ce lien de parenté n’est pas établi explicitement, il reste que dans la mythologie berbère le singe et l’homme sont apparentés et se respectent. Ces contes sont ainsi plus profondément liés au mythe.

25Le mariage devient dans ces récits une nécessité absolue pour parvenir à une ascension sociale et pour légitimer le nouveau statut du pauvre homme. C’est le rôle du père-animal d’apprendre au fils à se tenir dans la haute société, à respecter les convenances, savoir s’habiller, monter à cheval, manger avec retenue, c’est lui qui lui apprend les manières, les attitudes qu’il convient de prendre dans ce nouveau milieu et qui le fait admettre et le conduit à la réussite. L’enjeu du conte est aussi l’exogamie sociale, c’est-à-dire l’accès par le héros, à la classe supérieure et dominante, à la vie sans souci. Certes, en utilisant ruses et tromperies comme l’y contraint le stéréotype culturel de l’animal trickster.

26Le désir de mariage est aussi partagé par la fille, la princesse, qui ne reste pas inactive car c’est souvent elle qui, même indirectement, donne au jeune homme le moyen de se hisser à sa hauteur sociale en procurant l’or nécessaire à leur union. Elle participe d’ailleurs assez souvent au choix de son époux. Mais cette alliance n’est possible et durable que si et seulement si l’époux est bien celui qu’elle croit, c'est-à-dire un homme de son rang. Si le doute s’installe, comme lors de la révélation finale faite par l’animal quand l’homme fait preuve d’ingratitude, la situation peut se dégrader rapidement. De sorte que l’homme et l’animal sont liés l’un à l’autre par le secret.

27Enfin, il est possible de considérer ce récit comme la fictionnalisation d’une noce arabo-berbère. En effet, si nous comparons avec les écrits d’Émile Laoust47, nous retrouvons le rôle fondamental du père dans l’éducation du fils vers le mariage, son choix de la fiancée, les dépenses pour la présentation du prétendant, l’octroi des biens nécessaires à la cérémonie, le cortège nuptial vers la nouvelle demeure de la mariée, puis leur installation. Ce que veut révéler le singe dans l’ultime épisode, c’est ce qu’était l’homme avant sa socialisation par le mariage, mais il ne le peut, et il ne vaut mieux pas, pour tout le monde. Comme l’exprime Camille Lacoste-Dujardin : « La littérature orale, plus particulièrement les contes en tant que “discours que la société se tient à elle-même”, a pour rôle de transmettre et de faire partager de génération en génération, dans la même culture, les règles de la vie en société, à travers les représentations que tous se doivent de partager dans un état social et historique donné »48.