Colloques en ligne

Marie-Agnès Thirard

« Le Chat botté » de Charles Perrault, un conte subversif

1 Quand on évoque « Le Chat botté », le premier texte qui vient à l’esprit est celui de Charles Perrault, lequel deviendra au fil des siècles l’hypotexte de référence et donnera lieu à de nombreuses réécritures et expansions hypertextuelles. Certes, en cette fin du XVIIe siècle, il existe déjà des versions écrites du conte-type 545 et notre digne académicien connaissait sans doute le texte de Straparole déjà traduit en français ou celui de Basile. Mais on ne peut exclure aussi quelques sources orales. Perrault métamorphose le conte populaire en un petit bijou littéraire finement ciselé et destiné à l’origine à faire le plaisir d’un lecteur adulte mondain, vivant dans l’orbite de la cour et succombant avec délectation à cette mode des contes de fées qui régnera en France à la fin du XVIIe. Rappelons qu’il existe deux versants à ce phénomène littéraire, l’un illustré par notre auteur, l’autre illustré par nombre de femmes-conteuses dont la plus célèbre est Mme d’Aulnoy. Ce n’est qu’au fil des siècles que ces contes littéraires seront récupérés dans la littérature de jeunesse, souvent à travers des versions simplifiées ou édulcorées, entre autres par le biais des images d’Épinal. Il serait donc intéressant de recontextualiser le texte de Perrault en imaginant le contrat de lecture qui pouvait s’instaurer à l’époque. Le conte de notre digne académicien vivant lui-même dans l’orbite de Louis XIV ne serait-il pas un conte subversif ?

2Notons tout d’abord que le texte de Perrault reprend le schéma habituel des quêtes populaires qui mettent en scène un personnage de décepteur, ce type de personnage souvent assez faible physiquement mais doté d’une grande intelligence qui se traduit par l’usage de nombreuses ruses aux dépens d’un pouvoir considéré comme fort mais souvent assez bête. La situation initiale des deux personnages, le chat et le maître, lesquels vont former une sorte de couple infernal, est en effet désespérée si l’on se réfère à la société de cette fin du Grand Siècle. Ils sont tous deux socialement marginalisés. L’un est le cadet de la famille, exclu donc du partage des richesses, le droit d’aînesse octroyant la meilleure part de gâteau à l’aîné qui hérite du moulin, le second frère héritant de l’âne qui fournira un outil de travail complémentaire. Le plus jeune sera marginalisé et condamné à mourir de faim après avoir transformé son chat en civet et en manchon de fourrure, ce qui était fort à la mode chez les élégantes de cette époque où sévissait en France un froid glaciaire. Tous deux n’ont donc rien à perdre, le chat semblant l’élément moteur du couple et le jeune homme demeurant assez passif. La première épreuve qualifiante consiste donc pour le chat à sauver sa peau et, qui plus est, à se procurer deux auxiliaires magiques : une paire de bottes et une besace. Or ces deux auxiliaires sont représentatifs d’un début d’ascension sociale. Ce n’est pas par hasard que Perrault est le premier qui arme le chat d’une paire de bottes décrites par ailleurs avec humour comme peu commodes pour grimper et « qui ne valaient rien pour marcher sur les tuiles »1. C’est que les bottes sont un symbole aristocratique et dans une société où le port du vêtement est représentatif d’une appartenance sociale, enfiler une paire de bottes, c’est déjà s’apparenter à la noblesse. Rappelons que l’ascension sociale fulgurante d’un autre héros perraldien, en l’occurrence Le Petit Poucet, passe, elle aussi, par le vol d’une paire de bottes, celles de l’ogre, les fameuses bottes de sept lieues qui lui permettent en devenant courrier du roi d’accumuler des richesses et de mener une ascension sociale jusqu’à l’entourage du roi. 

Le petit Poucet rapporta des nouvelles dès le soir même et cette première course l’ayant fait connaître, il gagnait tout ce qu’il voulait ; car le roi le payait parfaitement bien pour porter de ses ordres à l’armée, et une infinité de dames lui donnaient tout ce qu’il voulait pour avoir des nouvelles de leurs amants, et ce fut là son plus grand gain2

3Les bottes transforment donc un va-nu-pieds en mousquetaire, en entremetteur, en courtisan, avant de lui permettre d’acheter pour les siens « des offices de nouvelle création pour son père et pour ses frères »3, accédant ainsi à la noblesse de robe : « Par là il les établit tous, et fit parfaitement bien sa Cour en même temps. »4

4Le chat, quant à lui, devenu chat botté, fin limier au demeurant, va suivre une autre voie pour accéder à l’ascenseur social. Il s’octroie en même temps que les bottes, le droit de chasse, lequel jusqu’à la révolution était privilège aristocratique, le braconnage étant puni des galères. Notons au passage que nul lecteur ne s’interroge sur la manière dont le maître, après avoir renoncé à son repas et obéi au principe de réalité plus qu’au principe de plaisir (ce qui correspond pour lui à une épreuve), accepte d’écouter ce chat et de lui fournir de coûteuses bottes ! Ainsi pourvu ce chat botté et assez culotté pour se faire appeler « Maître chat », après s’être attribué impunément le droit de chasse aux dépens de quelques victimes écervelées, « un jeune étourdi de lapin » suivi de deux perdrix, se transforme en courtisan et offre au pouvoir en place des cadeaux d’allégeance, ce qui confirme son début d’ascension sociale. Il conquiert au passage pour le maître un titre nobiliaire parfaitement usurpé. Devenu « Marquis de Carabas », donc, entraîné par son double félin, le jeune homme, à l’image des bourgeois gentilshommes, se procure à bon compte un titre, pratique devenue courante en cette fin de siècle où la vente de charges permet de renflouer le trésor royal toujours à cours de subsides. D’épreuve qualifiante en épreuve qualifiante, à une époque où seules comptent les apparences, s’octroyer certains signes extérieurs de richesse, c’est déjà s’approcher du pouvoir. L’épreuve de la fausse noyade achève les préparatifs de la conquête sociale et l’habit faisant le moine, le cadet, grâce à la ruse du chat, se présente comme victime d’un faux attentat ou plutôt d’une fausse attaque et conquiert des habits de grand seigneur, tout en s’approchant un peu plus du pouvoir dans le carrosse royal en glissant probablement au passage quelques œillades à la princesse.

Le roi lui fit mille caresses, et comme les beaux habits qu’on venait de lui donner relevaient sa bonne mine (car il était beau et bien fait de sa personne), la fille du roi le trouva fort à son gré et le Comte de Carabas ne lui eut pas jeté deux ou trois regards fort respectueux, et un peu tendres, qu’elle ne devint amoureuse à la folie5.

5 Le topos du mariage royal si fréquent dans les contes de fées laisse ainsi place à une association de sacs d’écus, pratique courante en cette fin de siècle, entre un jeune homme apparemment fortuné et une princesse qui a sans doute lu trop de féeries et de romans précieux. Reste à concrétiser l’affaire et à transformer les apparences du pouvoir en pouvoir réel, ce qui suppose l’achat ou l’acquisition, honnête ou pas, d’un domaine. Qu’à cela ne tienne, le chat, après cette série d’épreuves pour le moins qualifiantes, va peu à peu s’approcher du pouvoir absolu, celui de l’ogre dont il va s’attribuer les terres grâce à une opération de chantage pour le moins peu scrupuleuse ! Peu importe au passage que les victimes en soient ces moissonneurs et ces faucheurs dont la condition misérable si bien décrite par La Bruyère, ne changera guère quel que soit le maître des lieux. Le refrain, qui plus est répété, jouant ainsi du comique de répétition, provoque dès lors un rire plutôt sardonique. L’allusion répétée à la transformation en « chair à pâté » fera sans doute rire le jeune lecteur quand le conte deviendra un classique de la littérature de jeunesse ; il n’en demeure pas moins une forme de menace et c’est bien ainsi que le comprennent les « faucheux » car « la menace du chat leur avait fait peur » : “ Bonnes gens qui moissonnez, si vous ne dites que tous ces blés appartiennent à Monsieur le Marquis de Carabas, vous serez tous hachés menu comme chair à pâté” »6.

6En parodiant le conte populaire dans lequel les phénomènes de reprise et de triplication sont fréquents et suscitent une interaction avec le public susceptible de reprendre à son tour le refrain, Perrault se livre ainsi à un jeu littéraire, et comme l’affirme Marc Soriano, un « jeu charmant, jeu cruel aussi quand on pense que ces lignes, celles de M. de Coulanges aussi bien que celles de notre auteur, sont écrites à la fin de cette atroce année 1694 où se situe la plus terrible famine paysanne du règne de Louis XIV »7. Gardons-nous, en effet, de faire de Perrault un révolutionnaire. En l’occurrence il ne verse aucune larme sur le sort de ces paysans qui cultivent une terre qui n’est pas la leur car il appartient lui-même à cette bourgeoisie montante et lettrée qui accédera à son tour au pouvoir.

7Derrière ce refrain pourrait même se cacher un roman à clé dont les lecteurs contemporains étaient friands. Marc Soriano évoquait dans la citation précédente les propos de Philippe de Coulanges. Dans son édition des contes de Perrault qui date de la fin du XIXe siècle, Giraud rappelle des événements historiques qui selon lui « donnèrent à jaser au grand nombre de ce temps »8. De quoi s’agit-il ? De ce que l’on pourrait appeler « une affaire », celle de la fortune de Louvois ou plutôt de Mme de Louvois. Dans une lettre de Philippe de Coulanges, maître des requêtes mais aussi personnage bien connu dans les cercles mondains de l’époque, cousin de Mme de Sévigné qui échange souvent avec lui dans ses célèbres Lettres, il est fait mention d’une allusion à la fortune du ministre du roi ou plutôt de son épouse lors d’une promenade pastorale.

Quand la curiosité nous porte à demander le nom de ce village : 

« À qui est-il ? », on nous répond : 

- C’est à Madame (de Louvois).

- À qui est celui qui est le plus éloigné ? 

- C’est à Madame.

- Mais là-bas, un autre que je vois ?

- C’est à Madame, - Et ces forêts ? elles sont à Madame, etc. »9 

8Échange de propos étrangement semblable à l’échange verbal entre le roi et le chat « qui allait devant le carrosse, disait toujours la même chose à tous ceux qu’il rencontrait et le roi était étonné des grands biens de Monsieur le marquis de Carabas ».

9Reste à passer de l’apparence du pouvoir et des signes extérieurs de la réussite au pouvoir réel. Le chat, après les épreuves qualifiantes et ainsi pourvu d’auxiliaires magiques très ancrés dans cette société de fin du XVIIe siècle où l’argent devient roi et les agioteurs, nombreux, va devoir affronter le pouvoir réel symbolisé en l’occurrence par un ogre, l’heureux propriétaire des domaines ainsi préemptés. L’ogre, « le plus riche qu’on ait jamais vu, car toutes les terres par où le roi avait passé étaient de la dépendance de ce château »10, est donc décrit comme une sorte de grand seigneur tyrannique et redoutable. Face à la force, le Chat va donc utiliser la ruse, ce qui est caractéristique du personnage du décepteur. Il flatte donc « disant qu’il n’avait pas voulu passer si près de son château, sans avoir l’honneur de lui faire la révérence »11. Signe d’obédience et d’allégeance qui ne peut que plaire à cette brute seigneurisée. Le discours argumentatif est révélateur en l’occurrence de l’art de la conversation entre gens du même univers social. Fin stratège, le chat passe ensuite de la flatterie à la ruse par le subterfuge de la métamorphose, procédé fréquent dans les contes merveilleux, qu’ils soient populaires ou savants. « On m’a assuré, dit le chat, que vous aviez le don de vous changer en toute sorte d’animaux, que vous pouviez, par exemple vous transformer en lion, en éléphant »12

10Notons que ces références animalières sont familières au lecteur de cette fin du Grand siècle qui connaît les fables de la Fontaine et en apprécie la portée symbolique et sociale. Derrière le lion se cache en fait le roi ou du moins le détenteur du pouvoir et de la force. Le chat se garde bien d’ailleurs de s’opposer directement à cette force cruelle et redoutable. Il s’incline ou plutôt il fuit et grimpe sur les gouttières dans une position assez comique pour un félin doté de bottes lesquelles, rappelons -le « ne valent rien pour marcher sur les tuiles ». Après avoir vécu la peur de sa vie, il poursuit avec un certain courage son objectif et utilise la flatterie en argumentant avec une compétence langagière indéniable, jouant du point faible des puissants, c’est-à-dire un hubris démesuré : « On m'a assuré encore, dit le chat, mais je ne saurais le croire, que vous aviez aussi le pouvoir de prendre la forme des plus petits animaux, par exemple de vous changer en un rat, en une souris ; je vous avoue que je tiens cela tout à fait impossible. »13Il s’agit en l’occurrence d’un véritable défi que ce noble seigneur ne peut refuser sous peine de se déshonorer.

11L’orgueil nobiliaire le rend imprudent et pour le moins idiot : « Impossible ? reprit l’Ogre, vous allez voir »14 et en même temps il se changea en une souris, qui se mit à courir sur le plancher. Le Chat ne l’eut pas plus tôt aperçue qu’il se jeta dessus, et la mangea.

12Mais qu’est-ce que cet Ogre incarnation d’une puissance réelle pourrait bien signifier au niveau de la réception pour un lecteur lettré et cultivé vivant dans l’orbite de la Cour en cette fin de siècle ? Plusieurs hypothèses sont possibles. On pourrait percevoir à travers l’Ogre-lion le représentant de la caste des Nobles, suffisamment puissante pour avoir remis en question le pouvoir royal lui-même. La fronde est encore présente dans tous les esprits en cette fin de siècle. Rappelons que les régences en France déclinées au féminin ont toujours été catastrophiques, car une femme ne disposait ni du pouvoir militaire, ni du pouvoir religieux, les deux pouvoirs étant essentiels. Anne d’Autriche dut donc prendre appui sur un homme fort, le cardinal Mazarin. Elle dut cependant fuir le palais du Louvre devant les Nobles rebelles, en compagnie de Louis alors enfant-roi ou plutôt roi-enfant et se réfugier au château de Saint Germain. Devant ce pouvoir fragilisé, le jeune roi dut réfléchir et c’est à une véritable conquête ou reconquête du pouvoir qu’il dut se livrer en métamorphosant cette noblesse arrogante et séditieuse, léonine en l’occurrence, en un peuple de petites souris courtisanes portant perruques et dentelles qui se ruineront dans un monde d’apparences et de fastes inutiles à la cour de Versailles. Les grands seigneurs féodaux sortes d’ogres dévorateurs cèdent ainsi la place aux courtisans dans une sorte de suicide collectif qui les conduit à ne plus vivre que d’apparences et de futilités. N’oublions pas que la famille Perrault est partie prenante dans l’opération de propagande et d’affirmation du pouvoir que représente le château de Versailles. Ce conte pourrait bien être le récit d’une prise ou d’une reprise en mains du pouvoir.

13Le conte se termine donc sur un mariage royal et un banquet de noces aux frais de l’ogre. Le roi, sans y regarder de trop près, donne la main de sa fille à ce marquis au titre pour le moins usurpé, nouvellement promu au rang de noble, « après avoir bu cinq ou six coups »15 et surtout « voyant les grands biens qu’il possédait »16. Sous le ton humoristique et le comique des Bacchanales se cache la critique désabusée d’une société en crise en cette fin de siècle. Le Chat, quant à lui, « devint grand seigneur et ne courut plus après les souris que pour se divertir »17. Perrault ne précise pas de quelles souris il s’agit ! Le récit se clôt donc sur une ascension sociale parfaitement réussie à la fois pour le maître et pour le Chat. Cependant il faut remarquer que Perrault ne retient pas une séquence souvent présente dans les versions populaires, celle de l’ingratitude du jeune homme une fois qu’il a accédé au pouvoir suprême. Dans les versions populaires répertoriées par Pierre Saintyves et celle de Straparole, on trouve le motif de la non-reconnaissance du héros, qui permet au conte de rebondir sur une sorte de spirale. Le Chat qui s’est fait promettre une belle sépulture après son décès contrefait le mort pour mettre son maître à l’épreuve. Celui-ci, sans vergogne, fait jeter le chat crevé sur un tas d’ordures. L’animal, reprenant ses esprits, outré et peiné de cette attitude, lui reproche avec amertume son ingratitude. Le roi s’excuse et assure de tenir sa promesse. Mais tel est pris qui croyait prendre. Le Chat est pris à sa propre ruse. Quand il contrefait le mort une seconde fois, on lui donne une belle sépulture, un tombeau fastueux mais où il se retrouve prisonnier et d’où il ne peut plus sortir quand il veut de nouveau ressusciter. Dans d’autres versions plus moralisatrices, d’origine indienne en particulier, le maître ingrat perd tout le bénéfice de son ascension sociale et se retrouve à l’état initial, réduit à la mendicité. Dans un conte de Zanzibar, intitulé « La Gazelle et le mendiant », ou « L’Antilope secourable »18, un pauvre hère trouve un jour dans un tas d’ordures une pièce d’or grâce à laquelle il achète une gazelle dont il prend soin. Celle-ci va jouer le rôle de l’animal à la fois décepteur et bienfaiteur, et suivre un parcours comparable à celui du Chat auprès d’un sultan à qui elle apporte des cadeaux de la part de son maître ; elle réussit aussi à vaincre un dragon en coupant les sept têtes de ce monstre redoutable, s’empare ainsi d’un palais et de la ville qui lui appartenaient et permet à son maître d’épouser la fille du sultan avant de devenir sultan à son tour. Lorsqu’elle tombe malade, le maître se montre ingrat et la Gazelle meurt de chagrin. Dans la nuit même, le jeune sultan rêve qu’il se trouve sur un tas d’ordures en train de le fouiller et le cauchemar se transforme à son réveil en réalité.

14 Perrault ne retient pas ce type de versions du conte A 545 car le contrat de lecture est différent. Il ne s’agit pas simplement de fustiger de manière didactique et moralisatrice l’ingratitude, fût-ce celle des puissants de ce monde. Le conte a une autre portée sociale et politique : il devient essentiellement le récit d’une ascension sociale au cœur d’une époque, celle de la fin du XVIIe siècle. Les deux moralités en vers donnent bien les clés de lecture en faisant la louange une fois de plus des jeunes gens ambitieux, à l’image du Petit Poucet :

Quelque grand que soit l’avantage 

De jouir d’un riche héritage 

Venant à nous de père en fils, 

Aux jeunes gens pour l’ordinaire,

L’industrie et le savoir-faire

Valent mieux que des biens acquis19.

15Traduisons, par les temps qui courent, en cette époque de crise, mieux vaut être habile et ingénieux pour mener sa barque, l’acquisition d’un titre nobiliaire et d’un domaine pouvant se faire par d’autres moyens que l’héritage. Dans cette société, seuls comptent l’apparence et l’argent. Autre moralité. Sachant que le mariage d’amour n’est qu’un doux rêve à l’époque, les mariages arrangés pour des raisons pécuniaires sont incontournables, quitte à laisser place à quelques ambitieux peu scrupuleux, mais portant bien l’habit et les signes extérieurs de la réussite.

16Cette lecture recontextualisée du conte de Perrault laisse donc à penser que « Le Chat botté » est plus subversif qu’il n’y paraît à un premier niveau de lecture. Ce félin plus décepteur que bienfaiteur est capable de donner quelques coups de griffe aux puissants de l’époque. Pour les lecteurs adultes lettrés de cette fin du XVIIe siècle, le texte était plus qu’un simple jeu littéraire. Il pouvait être perçu comme une satire des mœurs, à l’image des Fables de la Fontaine ou des Caractères de La Bruyère, peut-être même comme un roman à clé. Mais plusieurs niveaux de réception étaient déjà possibles, le conte ayant été assez vite utilisé auprès d’un jeune public. Derrière le conte animalier souvent traité avec humour se cache une analyse assez féroce et désabusée d’une société où l’apparence l’emporte sur la réalité, où il suffit d’avoir l’air d’être noble pour être traité comme tel. Ce récit est aussi celui de l’ascension sociale d’un jeune roturier désargenté et peut-être d’un jeune roi qui part à la conquête d’un pouvoir absolu. La réception évoluera au fil des siècles mais il est remarquable que le Chat soit toujours seigneurisé et que l’illustration de Gustave Doré en soit un exemple parmi d’autres. Botté et chapeauté, ce chat semble toujours triompher sous son apparence de mousquetaire, y compris dans des versions filmiques récentes telles que le Chat Potté20. À la fois botté et chapeauté, ce décepteur n’a pas fini de nous divertir mais aussi de nous faire réfléchir, voire de guider quelques jeunes gens ambitieux à la conquête de la réussite. Catherine d’Humières, dans un ouvrage collectif consacré à la réécriture des contes parle bien de « l’évolution conjointe de l’écriture et de la société » : L’écrivain, récepteur avant d’être émetteur, peut manier l’ironie ou la subversion pour moderniser ou utiliser une histoire, en sachant que la majorité de ses lecteurs seront réceptifs à son nouveau récit et qu’ils l’inscriront dans la filiation de l’ancien, liant ainsi les générations entre elles21

17Et si Perrault s’était fait prendre à son propre jeu ?