Colloques en ligne

Thierry Charnay

L’animal décepteur mais bienfaiteur dans l’ethno-conte français. Contractualisation et véridiction

Le conte demande […] de consentir ponctuellement à une illusion dont on n’est pas dupe, de jouer à être ce lecteur qu’on n’est pas, tout comme le conteur n’est pas l’auteur de l’histoire qu’il rapporte, ni même un simple narrateur. La saveur du texte doit tout à ce double décalage : le lecteur n’est pas l’auditeur, le conteur n’est pas l’auteur. — Marc Escola1

1La nasse hypertextuelle du conte appelé par commodité « Le Chat botté »2, d’après la seconde partie du titre que lui a donné Charles Perrault3 qui, en France, est la référence y compris pour Paul Delarue et Marie-Louise Tenèze, les ethnologues auteurs du Catalogue4 des contes français, cette nasse comprend tous les discours, tous les textes, toutes les réalisations qui ont en commun des rapports analogiques narratifs et sémantiques suffisamment étroits pour qu’ils soient rangés sous un même titre. En d’autres termes, je considère l’hypertextualité comme constituée de l’ensemble des virtualités d’un même objet sémiotique, que ce soit sous la forme de textes oraux, écrits, d’icônes, de bandes dessinées, de films, de sculptures, etc. Je partage l’avis de Marc Escola selon qui, dans l’article sus-cité, le travail de commentateur, d’analyste, est un travail de réécriture du texte, que les interprétations sont de nouvelles versions du conte. Il s’agit de repenser les productions métatextuelles, pour employer le métalangage de Gérard Genette, comme des productions hypertextuelles. En effet, comme l’écrit Marc Escola, « le texte est perpétuellement soumis à variation ; le commentaire affecte le texte à la façon d’une récriture ou d’une traduction »5, il en est ainsi de la lecture du Misanthrope par Rousseau dans sa Lettre à d’Alembert, comme, pourrais-je ajouter, de la réinterprétation du Mythe d’Œdipe par Freud.

2Ces textes se répondent, interagissent, sont dans un rapport de transformation. En d’autres termes, ils sont polyphoniques, ce qui signifie que plusieurs énonciateurs travaillent en eux, contribuent à leur signification. Ces voix s’entremêlent et sont parfois peu discernables et parfois très présentes par différents procédés. Ainsi, peut-être pourrait-on repérer dans le texte de Perrault les voix entremêlées de Basile et/ou de Straparole, auteurs antérieurs d’un récit littérarisé dont on ne peut nier que la trame lui est fort proche, mais peut-être également celle du conteur populaire. Toutes ces voix, et il en est certainement d’autres, sont surdéterminées, maîtrisées, mises en musique, en discours, par l’énonciateur maître du jeu, Perrault. N’étant pas un archéologue du discours, je m’abstiendrai de me risquer dans cette voie, me contentant de l’analyse du texte en lui-même.

3Ceci étant posé, l’aire hypertextuelle du conte, que j’appelle désormais « Le conte de l’animal décepteur et bienfaiteur », intègre tous les ethno-contes de ce type, c’est-à-dire les narrations de tradition orale, comprenant leur transcription dans les recueils, almanachs, revues et autres, ce qui implique fatalement, comme on le sait bien, des manipulations et transformations linguistiques dans le passage de l’oral à l’écrit, y compris pour les registres de langue. Le Catalogue6 des contes français de Delarue et Tenèze répertorie onze versions traditionnelles auxquelles le Complément7 de Josiane Bru en ajoute cinq. Mon corpus sera constitué, outre des éléments constitutifs des contes déterminés dans le Catalogue mais qui sont insuffisants, de neuf versions intégrales issues du territoire français, majoritairement recueillies au XIXe siècle et d’une version canadienne du XXe siècle.

4Le héros du conte est un animal stéréotypé dont le programme narratif principal est celui du décepteur, le maître de la ruse et de la tromperie, auxquelles il convient parfois d’ajouter la cruauté ; traditionnellement il pourra s’agir de la figure du chat en Europe, parfois du renard, du chacal au Maghreb, ou du singe dans les pays arabes. Claude Lévi-Strauss utilise le concept de « décepteur »8 en lieu et place de l’anglais « trickster », reprenant ainsi le sens que le lexème « décepteur » avait au XIIe siècle : « celui qui trompe, qui trahit »9, mais lui ajoutant un rôle de médiateur mythique. J’ai ajouté qu’il était un bienfaiteur car, dans ce conte particulièrement, l’animal ne fait pas que tromper et détruire, il améliore considérablement et radicalement la situation d’un homme, jamais d’une femme, même si le décepteur peut être féminin, une chatte par exemple comme chez Basile et Straparole. Il est avant tout le manipulateur, celui qui modalise les autres acteurs selon le faire faire, le faire croire et, pour l’homme, le faire être. Outre cette modalisation, l’autre enjeu fondamental de cet ethno-conte est la « véridiction » grâce à laquelle les énoncés sont modalisés selon le vrai, le faux, le secret ou le mensonge, il s’agit d’une compétence que l’énonciataire doit acquérir en faisant preuve de discernement.

5Les ethno-contes du Catalogue manifestent majoritairement la figure du chat que l’on retrouve dans sept versions sur onze, dans les quatre autres il s’agit de celle du renard. Quant aux versions complètes de mon corpus, sur les neuf versions de France, six manifestent la figure du chat et trois seulement celle du renard ; la version canadienne manifeste également le chat. Nous pouvons avancer avec prudence, car le conte a la caractéristique d’être modulable, que lorsque la première séquence est constituée par l’héritage et le partage, la figure du chat s’impose ; quand il n’y en a pas, c’est celle du renard. Ainsi, dans le Catalogue, la séquence de l’héritage-partage est manifestée dans huit versions, mais dans six l’héritage est un chat et dans deux autres un cerisier. De plus, dans une version occitane « Lou hihl dou Mouliner10 », s’il n’y a pas d’héritage, il y a tout de même un chat. Cependant, dans mon corpus, une seule version intégrale, qui est aussi la version type du Catalogue, « Monsieur Dicton », n’ouvre pas sur l’héritage11.

6Il convient en outre de préciser que la version lettrée de Perrault, ayant été largement diffusée par les feuilles de colportage, a influencé les conteurs traditionnels de sorte que l’on retrouve la voix de Perrault dans six versions du Catalogue à travers le titre « Chat botté » ou l’usage du nom « Marquis de Carabas ». Dans mon corpus, six versions ont intégré un élément de la version lettrée, soit par le titre, soit par la présence des bottes, ou le nom du marquis. Mais cela ne veut pas dire que le récit de Perrault y soit directement calqué, loin de là.

7Le découpage du conte en éléments, proposé par Paul Delarue et Marie-Louise Tenèze dans le Catalogue est composé de quatre épisodes, comme suit :

Le héros et son animal

L’animal chez le roi

Les propriétés du héros

L’ingratitude du héros12

8Ce schéma est très insuffisant et ne rend absolument pas compte des actions qui ne se déroulent ni dans le récit, ni dans chaque séquence. Notamment en I. où, si l’épisode comporte les sous-séquences de l’héritage et du partage, l’essentiel est passé sous silence, à savoir le contrat qui lie l’homme à l’animal, en général proposé par l’animal à l’homme en échange de la vie sauve. En outre, il est légitime de se demander quel est le véritable héros du conte, en effet si le héros est celui qui fait l’action, qui réalise les épreuves, il serait alors l’animal et non l’humain à qui ces actions bénéficient, qui est passif, et manipulé. Au plan narratif, lieu de l’enchaînement syntagmatique des séquences, le conte est construit de la façon suivante :

9Le « Contrat » d’ouverture entre l’homme et l’animal comprend d’autres sous-séquences de contrat comme l’héritage, le partage, le don ou l’échange. L’animal devient Sujet, est qualifié en tant que Sujet de l’action, son programme narratif de base est d’avoir la vie sauve et/ou de montrer sa valeur, et d’effectuer des dons en enrichissant l’homme, son maître.

10L’« Action » consiste en une série d’épreuves décisives effectuées par le sujet animal permettant à l’homme d’acquérir par procuration des compétences nécessaires à son élévation sociale.

11La « Sanction » ou « Évaluation » finale consiste en la glorification et la reconnaissance du bon accomplissement du Programme Narratif de base donné dans le Contrat : l’homme obtient un royaume par exemple et l’animal une position confortable.

12Ainsi, de la séquence initiale à la séquence finale, les valeurs sémantiques sont inversées ; en effet, de pauvre l’homme devient riche, de dominé il devient dominant (roi), de la solitude il passe à la multitude, souvent du statut de célibataire à celui de marié (huit sur onze versions du Catalogue, six sur neuf dans le corpus). Le récit raconte une ascension sociale, mais aussi et surtout une contestation de l’ordre social établi fondé sur des règles injustes puisque dans l’héritage le cadet obtient un objet sans valeur.

La contractualisation

13La contractualisation s’effectue sous forme de contrats explicites ou implicites, réciproques ou non, sous forme de dons avec ou sans contre dons, sous forme d’échanges. Le premier contrat est le don effectué au moyen de l’héritage. Généralement, un ascendant pauvre meurt et répartit ses biens entre ses descendants. L’ascendant est un homme − sauf une fois où il s’agit d’une veuve : « Le chat au sac », recueilli vers 187013, de même chez Straparole14 − ainsi que les bénéficiaires de l’héritage qui sont normalement trois, mais ils sont deux chez Basile15 comme dans le conte breton de Cadic, « Le marquis de Barbara et son chat » : un garçon et une fille, à la fille est attribuée la roue du moulin et au garçon le chat appelé Ratapoil16. Les deux premiers héritiers sont satisfaits de leurs biens qui peuvent les aider à vivre ou qui peuvent se monnayer ; il s’agit majoritairement d’un moulin et d’un âne, comme chez Perrault, alors que chez Straparole ils héritent d’une huche et d’un tour à pâte, et que chez Basile l’aîné hérite d’un crible, comme dans la version traditionnelle ariégeoise « Le Compère chat »17 où il lui est attribué un tamis. Dans ce système, le perdant est le cadet à qui échoit le chat ou, parfois, la chatte comme uniquement chez Basile et Straparole, animal qui n’est pas un outil de travail et ne permet pas de gagner de l’argent pour en vivre. Le cadet est donc déçu par son gain qui n’en est pas un. Son attitude est variable selon les versions, soit il se lamente comme dans « Le chat au sac » : « Celui qui eut le chat se mit à pleurer »18, ce qui est aussi le cas chez Perrault. Soit il se désespère comme dans la version provençale « Lou chat coun i stival » : « Que ferons-nous nous deux ? Toi, tu peux encore attraper des rats pour manger, mais moi, que ferai-je ? »19. Soit il veut le tuer comme dans cette version de la Vienne : « Quand j’aurai mangé mon chat, qu’est-ce que je ferai ? »20 ou celle du Velay-Forez21 : « Je le veux tuier », ou même celle de Perrault22. Soit encore il le chasse comme dans la version « Le compère chat » : « − “ moi, que ferai-je d’un chat ?... il me faudra mourir de faim”. Il se bâtit une maisonnette et l’habita avec le chat. Celui-ci ne faisait que miauler. Une nuit, son maître le jeta dehors. »23 Soit encore, il se met en colère comme dans ce conte breton « Le Marquis Barbara et son chat » : « Vraiment on lui baillait un beau cadeau : un chat ! un chat ! Le bonhomme pouvait bien emporter sa bête avec lui ! »24 Toutes les réactions sont donc dysphoriques et déclenchent la réaction du chat qui se met à parler pour faire habituellement, une proposition de contrat, mais pas toujours, car les versions ne sont jamais identiques et varient au gré du conteur, des circonstances, de l’aire géographique, du sociétal. Seules les structures qui forment l’armature du récit sont relativement stables.

14De plus, à l’animal domestique, d’autres versions préfèrent un animal sauvage mais qui n’est jamais très éloigné de l’homme : le renard. Une version originale recueillie en Bretagne « Le Renard doré »25, combine les différentes figures. En effet, le premier garçon hérite d’un coq, le suivant d’un chat et le dernier d’un cerisier qui donne des fruits en toute saison. Le début du conte commence comme celui des Trois héritiers chanceux (ATU 1650) recueilli en Bretagne et qui figure chez Grimm26, mais également dès le XVIe siècle dans l’œuvre de Nicolas de Troyes : Le Grand Parangon des Nouvelles nouvelles datant de 1535-153627. Si la figure du chat reste au récit des Trois héritiers chanceux, le cerisier permet d’enclencher le conte de notre étude. En effet, Renard passe lorsque le jeune homme cueille des cerises, ce dernier lui en offre volontiers sans contre don, ce qui les lie d’amitié. Dans le conte de Guyenne, « Monsieur de Marconfare », Renard mange les deux seules poules que possède un pauvre homme qui gémit : « Je vais mourir de faim […] maintenant que je n’ai plus mes poules »28, Renard l’entend et s’apitoie. Enfin, dans « Monsieur Dicton », Renard se fait donner tour à tour les trois poules d’un pauvre homme ; à chaque fois, il offre du gibier au roi, puis il emmène Monsieur Dicton avec lui : « Nous gagnerons bien notre vie […] et nous partagerons en frères »29. Ainsi, la relation au renard est tantôt polémique, tantôt contractuelle.

15Cette dernière citation est l’expression même du contrat narratif de base : l’animal médiateur se charge d’améliorer la situation sociale de l’homme, qu’il soit ou non son donateur. Il en est de même dans « Le chat au sac », où l’animal, devant les pleurs de son maître, déclare : « Ne craignez rien, je vous rendrai heureux »30. C’est aussi le cas de la version « Le Marquis de Barbara et son chat » : « Je me charge de vous tirer d’affaire n’importe où vous serez et de vous procurer richesse et bonheur »31. Dans la version de Nannette Lévesque, le narrateur énonce : « Tu voiras, mon maître, si je gagnerai pas ta vie et la mienne »32. Ou encore dans celle de Geneviève Massignon : « Je suis très intelligent ! Demande ce que tu veux : tu seras exaucé ! »33 Parfois, comme dans « Lou chat coun i stiva », le contrat est implicite : « Ne désespère donc pas, donne-moi tes bottes et laisse-moi faire… »34 Précisons que la figure des bottes doit être considérée comme un attribut humain et parfois comme un adjuvant (aide à la marche et à la rapidité) ; il s’agit d’une réminiscence de Perrault qui est manifestée dans quatre versions sur onze du Catalogue et trois de mon corpus ; cependant, elle ne figure ni chez Straparole, ni chez Basile.

16Une fois le contrat de base établi, l’acteur animal devient le Sujet délégué chargé d’effectuer les actions et/ou de subir les épreuves en lieu et place de l’homme, au profit de celui-ci qui en est le Destinataire. Généralement, il les réalise au nom de l’homme qu’il affuble d’un titre de noblesse, il effectue des dons de gibiers au roi de deux façons différentes : soit en chassant, soit par ruse. Dans Lou chat coun i stiva 35, le chat rapporte des canards puis des lièvres à la princesse directement (il n’y a pas de roi) de sorte qu’elle désirera rencontrer son donateur : au don du gibier correspond le contre don de la rencontre ; on assiste dans ce cas à une actualisation du conte où la tutelle du roi-père n’est plus nécessaire.

17La ruse de l’animal, généralement le renard — mais le chat n’en est pas exclu —, consiste à se faire dorer la queue chez le roi, puis il entraîne avec lui les gibiers qui sont dupés et offerts au roi. C’est le cas de la version « Le renard doré » dans laquelle le renard, à chaque don offert au roi, se fait dorer une partie du corps pour finir par être entièrement recouvert d’or comme l’exprime le narrateur : « Compère le Renard […] était tout jaune et tout brillant comme le soleil »36, de même à la fin du récit : « Renard, qui était doré de partout et brillant comme le soleil »37. Ce qui fait de lui un être lumineux et solaire, voire mythique. Dans « Le compère chat », le chat déclare aux animaux qu’il dupe, aux perdreaux, puis aux oies, qu’il va se faire dorer la queue à Paris, mais il n’en est rien car ce programme n’est que fallacieux. La version Perrault semble ici influencer les versions traditionnelles qui en subissent l’attraction38 puisqu’après le lexème « compère », il est attendu celui de renard et non de chat, d’autre part dans la tradition c’est bien le renard et jamais le chat qui se fait dorer.

18Si au don de gibiers à plusieurs reprises par l’animal au roi, correspond souvent un contre-don en or (se faire dorer), il arrive également que le contre-don ne soit pas exigé (« Monsieur Dicton ») et même refusé en arguant du fait que le jeune homme est richissime et n’en a pas besoin (« Compère chat »). Dans le conte du Velay-Forez, « Le chat botté », en remerciement des dons du chat et de son maître, le roi offre directement ses filles en mariage à chacun d’eux. Cependant, dans la version de Massignon, le chat va voler de la nourriture pour son maître qui a faim, puis il le fait embaucher chez le roi pour servir à table, et comme le roi est très satisfait de lui, il lui offre une de ses trois filles en mariage ; comme il ne sait pas laquelle choisir, il prend celle qui danse le mieux. On est très loin du « Chat botté » de Perrault… Quant au conte breton de Cadic, le chat se rend directement au palais du roi et demande d’emblée sa fille en mariage pour le marquis de Barbara. Encore une fois, les variations sont multiples et chaque version propose son propre cheminement narratif, explore ses propres virtualités. En outre, le mariage, qui consacre l’élévation sociale du garçon et son changement identitaire, est la sanction finale de huit versions sur onze du Catalogue. Dans trois contes, il n’y a ni princesse, ni mariage, il s’agit de : « Le Renard doré », « Monsieur Dicton » et « Monsieur de Marconfare » qui, pourtant, sont classés parmi les contes merveilleux − dont une des caractéristiques admises par la doxa est qu’ils s’achèvent par un mariage − auxquels il faut ajouter une version du Nivernais39 et « Le Prince Jabot », autre version bretonne de Sébillot40.

La véridiction

19À plusieurs reprises déjà41 j’ai attiré l’attention sur le fait que le conte mettait en valeur la catégorie de la véridiction et qu’il proposait à l’énonciataire une véritable initiation aux modalités véridictoires dont tous les discours sont tributaires et surtout les faire interprétatifs. Cette catégorie est malheureusement négligée dans la plupart des études alors qu’elle est essentielle. Elle met en corrélation deux schémas : celui de la manifestation par le paraître et le non-paraître, et celui de l’immanence par l’être et le non-être. Comme l’écrivent Algirdas Greimas et Joseph Courtés, c’est « entre ces deux dimensions de l’existence que se joue “le jeu de la vérité” »42. Lorsque l’être et le paraître sont conjoints ils produisent un effet de sens de vérité, lorsque l’être et le non-paraître sont conjoints, il s’agit du secret, lorsque c’est le paraître et le non-être il s’agit du mensonge, de la tromperie, et quand la combinaison porte sur le non-paraître et le non-être, c’est la fausseté. Ce que l’on peut représenter par le carré sémiotique suivant :

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Le carré véridictoire, Algirdas Julien Greimas et Joseph Courtés, Sémiotique,
Dictionnaire raisonné de la théorie du langage, Hachette Université, 1979, p. 419.

20Le chat et le renard du conte sont les deux animaux grands manipulateurs par excellence, les deux grands rivaux en tromperie et en ruse, ce qui constitue leur propre programme narratif stéréotypé. Ils sont parfois mis en concurrence et deviennent ennemis, comme dans le conte « Le chat, le renard et l’andouille » (ATU 105A), dont le Catalogue43 de Marie-Louise Tenèze inventorie seize versions traditionnelles françaises et qui figure également dans Le Roman de Renart (branche XV, vers 101-364). Renart porte une andouille que convoite le chat (Tibert) qui sait bien qu’il n’en aura rien malgré les promesses de son compagnon ; par toute une stratégie discursive argumentée et fallacieuse, il réussit à se faire confier le port de l’andouille qu’il s’approprie pour la manger seul en fuyant et en grimpant à un calvaire, ce que ne peut réaliser Renart. Dans la tradition, figure souvent la loutre comme animal rusé et il peut y avoir trois animaux en concurrence.

21L’animal, maître de la ruse et de la tromperie, modalise son discours selon le /paraître/ et le /non-être/, il érige le mensonge en stratégie discursive pour obtenir des avantages pour son maître et pour lui-même. Tout d’abord, il ment au roi quand il prétend que les dons sont offerts par son maître qui, la plupart de temps, ne sait pas ce que trame l’animal. Mais surtout, il le baptise d’un nom nouveau et lui confère un statut qu’il n’a pas, une nouvelle identité qui n’a pas d’existence. Il peut être nommé Marquis de Carabas, réminiscence du conte de Perrault, parfois sans grande cohérence comme dans la version du « Renard doré », où les trois fils se partagent un maigre héritage : un coq, un chat et un cerisier (magique), et où celui qui cueille les cerises et vit de leur vente est appelé par ses voisins « Marquis de Carabas »44, sans raison aucune. Ou des dérivés de « Carabas » : « Carabat »45 ou « Barbara »46. Dans un autre conte à Renard, il est dénommé dès le début par le narrateur, Monsieur Dicton47, ou encore Monsieur de Marconfare48, et comme le titre de Monsieur ne correspond pas à la situation de pauvreté de l’homme, sentant la difficulté, le narrateur de la version éponyme se sent obligé de préciser : « Bien qu’il fût Monsieur, il n’avait pourtant pour toute richesse qu’une pauvre chaumière et deux poules ». « Monsieur » est ici un « titre employé sous l’Ancien Régime pour s’adresser avec civilité à un homme de bonne condition sociale […] ou pour le désigner » selon le TLFI en ligne. Par contre, dans d’autres versions, il est baptisé par l’animal, comme chez Perrault, d’un nom qui n’est pas le sien et que l’énonciataire ne connaît d’ailleurs pas ; ce sera « Sire Bernard » dans « Le compère chat », Monsieur Grandchamp dans « Le chat au sac ». Mais il ne sera nommé ni dans la version de Nannette Lévesque, ni dans celle de Geneviève Massignon.

22La tromperie suivante concerne la mise en scène par l’animal du dépouillement de l’homme, comme chez Perrault, par son déshabillage et sa mise à l’eau pour faire semblant de se noyer, ce qui est le cas de la version de Straparole, et de seulement deux versions françaises du corpus : dans le Catalogue, trois versions seulement comprennent l’épisode de l’eau. Une autre possibilité, explorée par les conteurs, consiste en l’attaque de l’homme par des voleurs qui lui dérobent tout, comme dans la version de Basile, d’une version du Catalogue et deux du corpus. Enfin, par deux fois il est blessé par l’animal comme dans « Le Compère chat » où le narrateur raconte : « Avant d’arriver à Paris, le chat attache sire Bernard à la pile d’un pont ; il le déshabille et l’égratigne jusqu’à ce qu’il fût couvert de sang »49, dans « Monsieur de Marconfare », c’est Renard qui envoie l’homme dans une haie de ronces dont il ressort « tout déchiré »50 ; l’épisode ne figure pas dans les autres versions. Il s’agit d’attirer l’attention du roi pour qu’il intronise en quelque sorte le jeune homme, qu’il reconnaisse — et lui confère sans le savoir — sa nouvelle identité constituée de son nom, de son titre et de son statut social élevé en lui offrant de nouveaux habits et un environnement conforme. En somme, le mensonge de l’animal devient vérité : être et paraître coïncident, une nouvelle vie commence pour l’homme, une nouvelle naissance sociale est réalisée dans certaines versions par le passage à l’eau qui débarrasse l’homme de son ancien statut et/ou sa mise à nu qui a le même effet. À noter que, uniquement dans le conte de Perrault, figure la fille du roi accompagnant son père.

23La séquence de l’appropriation des terres pour l’homme par le discours mensonger de l’animal est très fréquente sans être absolument obligatoire dans les ethno-contes où elle figure huit fois sur onze dans le Catalogue et six fois sur neuf dans mon corpus, elle est également manifestée chez les lettrés : Perrault ainsi que Straparole et Basile. L’animal effectue un chantage sur les travailleurs qu’il rencontre en chemin vers le château qu’il destine à son protégé. Le chantage est, selon le TLFI : « un abus de pouvoir utilisant la menace ou l’intimidation pour contraindre autrui à agir contre sa volonté, par peur, ou par amour-propre ». Il faut donc que le discours persuasif de l’énonciateur animal modifie le jugement épistémique des énonciataires (paysans, etc.). En d’autres termes, que l’énonciateur fasse croire en la vérité de son discours fallacieux sur la survenue d’un danger imminent par ex., ce qui entraînera l’adhésion de l’énonciataire à un autre discours fallacieux : l’appartenance des terres à l’homme, afin de faire croire au roi que son prétendant est riche. On voit combien les tromperies discursives s'enchaînent, produisant un discours faux qui, pourtant, va construire une nouvelle réalité. Ainsi, la menace est manifestée dans la version « Le compère chat » : « Vous êtes perdus ! Le roi parcourt la campagne et met tout à feu et à sang »51 ; les faucheurs y croient et demandent alors ce qu’il faut faire ; la même menace de mort est manifestée dans « Le renard doré ». Ailleurs il suffit de bluffer et d’en donner l’ordre comme dans « Monsieur Dicton » ou de menacer de représailles comme dans « Le Marquis Barbara et son chat » : « Gardez-vous bien […] il vous en cuirait »52. Alors que dans « Le prince Jabot » : « les gens obéissent car ils ont peur du chat parce que celui-ci parle »53. Dans son rapport aux gens ordinaires, et non à son maître ou compagnon, l’animal qui parle est un prodige et s’il a la station debout sur deux pattes, comme le montrent les icônes, l’impression est encore plus grande. D’autre part, quand il s’agit du renard, il est tout ou partiellement doré, le rendant brillant, solaire et d’autant plus hors du commun. Quant au chat, il est considéré depuis la bulle « Vox in rama » du pape Grégoire IX en 1233, qui est le père de l’inquisition, comme un animal diabolique, à la suite de Guillaume d’Auvergne qui publie en 1230 son Traité de la foi et des lois. Le pape Innocent VIII, quant à lui, en 1484, ordonne le sacrifice des chats qui seront largement persécutés et jetés au feu au moins jusqu’à la fin du XVIIe siècle. Il faut attendre le XIXe pour que la réhabilitation du chat soit à peu près acquise, sauf pour les chats noirs qui sont considérés comme portant malheur dans les croyances populaires, ou comme étant des « matagots », chats d’argent, sorciers métamorphosés, qui rapporteraient des louis d’or, la fortune à leurs maîtres.

24Mais l’animal, dans ce conte, n’est pas au bout de ses ruses, car il doit encore faire en sorte que l’homme s’approprie un château pour tenir son rang, il lui faut affronter son propriétaire qui n’est autre qu’un être très — si ce n’est tout — puissant, ce qui est le cas dans seulement quatre versions. La ruse consiste toujours à mettre en confiance l’ennemi, à le glorifier pour qu’il commette la faute d’orgueil (comme l’expression enfantine : « t’es pas cap de… ») qui lui sera fatale en se transformant en un être faible, la souris. Ruse que connaissent également d’autres contes comme « Le Magicien et son élève » (ATU 325) ou « L’esprit (ou le diable) dans la bouteille » (ATU 331). Une seule fois, l’ennemi est un ogre, comme chez Perrault, ailleurs ce peut être une fée, ou un sorcier ou les deux à la fois. Cet épisode ne figure pas dans les autres versions, comme il ne figure pas non plus chez Basile ni Straparole. Dans deux versions traditionnelles l’animal fait fuir les occupants en leur annonçant la venue d’une troupe sans pitié. D’autres fois, dans cinq versions du Catalogue, ce qui correspond à la moitié des versions, l’animal commet un mensonge supplémentaire : il fait peur aux occupants du château car il prétend que la troupe qui arrive va les massacrer, il leur propose alors de se cacher dans un tas de paille auquel il mettra le feu, faisant périr tout le monde. Dans « Monsieur Dicton », Renard demande aux occupants du château en train de fêter une noce, de se cacher dans des grands tas de paille auxquels il propose de mettre le feu après le repas : « en signe de joie […] Un vaste foyer éclaira le pays et le délivra de ses propriétaires au profit de M. Dicton »54 comme l’exprime le narrateur. Dans « Le renard doré », ce sont des moines cachés dans un tas de paille qui sont « grillés » car ils sont pris pour des rats55 ; analogie déjà présente chez La Fontaine dans la fin ironique de la fable « Le rat qui s’est retiré du monde » (VII, 3) :

Que désignai-je, à votre avis,

Par ce rat si peu secourable ?

Un moine – non, mais un dervis,

Je suppose qu’un moine est toujours charitable56.

25Pire encore, dans « Monsieur de Marconfare », Renard fait brûler le roi à qui il avait offert des cadeaux, ainsi que tous les siens, pour que son maître prenne sa place57. Dans ces cas, la cruauté de l’animal montre bien qu’il s’agit d’un véritable décepteur.

26Dans deux ethno-contes, ainsi que dans la version de Basile, le chat passe un ultime contrat glorifiant, de reconnaissance ou de sanction selon lequel il sera toujours bien traité et surtout qu’il sera enterré dignement. Pour vérifier que le contrat sera respecté, il fait le mort, se modalisant selon le /paraître mort/ et le /ne pas l’être/. Le contrat n’est pas respecté et son corps est jeté aux ordures. Il réagit alors et rappelle, ce qui est un comble de sa part, que la morale exige le respect des promesses. Dans « Compère le chat », il meurt et il est enterré dignement. Mais dans « Le Marquis Barbara et son chat », il fait encore une fois semblant d’être mort lorsqu’il est placé dans le cercueil : « Déjà on était en train d’enfoncer les clous, lorsque soudain des miaulements terribles arrêtèrent la main du menuisier : « Je ne suis pas mort ! Je ne suis pas mort ! » clamait Ratapoil qui faisait des efforts désespérés pour briser les parois de sa prison. “Mais le visage des assistants avait changé d’expression : on y lisait la colère. Tous étaient d’avis que la comédie avait assez duré »58 , et le chat fut enterré vivant. Chez Basile, le chat s’enfuit après un grand discours moralisateur et plein de rancœur rappelant à Gasigliuso tout ce qu’il lui devait.

Conclusion

27Je n’ai pas évoqué les albums pour enfants car ils ne sont guère que de pâles copies du conte de Perrault, à peine des adaptations sans intérêt particulier, mais appartenant bien à ce que j’ai appelé la nasse hypertextuelle.

28Le conte de l’animal décepteur et bienfaiteur est un conte initiatique dans le sens où il initie à la manipulation verbale et à l’usage des discours qui jouent des modalités véridictoires. Il montre, entre autres, comment le faux peut devenir le vrai rien que par la manipulation des faire persuasif et épistémique qui sont à la base de toute communication verbale. Il montre également comment le faux peut produire une nouvelle identité : il suffit d’y faire croire. Il montre enfin comment des stratagèmes de persuasion (effectués par l’animal concernant l’abondante richesse de l’homme) par des dons gratuits aux dominants peut les aveugler et les rendre naïfs, c’est en quelque sorte le premier exemple de lobbying.

29Enfin, l’animal est détenteur de la mètis, dont la validation est la seule réussite et dont les procédés ne sont pas soumis à un régime de vérité. La réussite, en l’occurrence, consiste, d’une part, en la prise du pouvoir par l’homme grâce à la mètis de l’animal et d’autre part, en la contestation de l’ordre social établi et l’avènement d’un nouvel ordre où le dominé peut devenir dominant. Ce pouvoir de la mètis se manifeste ici par la supériorité de l’ingéniosité sur la croyance et sur la bêtise, ingéniosité qui s’oppose également à la magie, et en triomphe. Le décepteur est ici un médiateur entre le monde des dominés et le monde des dominants, effectuant la conversion de l’un dans l’autre.