Colloques en ligne

Richard Saint-Gelais

L’effet de non-fiction : fragments d’une enquête

1Le discours a longtemps été sous le coup d’une présomption de référentialité : sauf indication contraire, ses lecteurs supposaient qu’il se rapportait (conformément ou non) au réel. On conçoit, dans une telle perspective où la dimension référentielle est un attribut par défaut des textes, l’importance de ce qu’on a fini par appeler les indices de fictionnalité, ceux par exemple que traquent Käte Hamburger dans Logique des genres littéraires ([1957] 1986) ou Ann Banfield dans Unspeakable Sentences (1982). Mais nombreux semblent ceux pour qui la perspective globale, depuis quelques décennies, s’est comme inversée : de la présomption de référentialité, on est passé à une présomption généralisée de fictionnalité — ou, pour reprendre la formule de Marie‑Laure Ryan (1999), au dogme du panfictionisme : tout discours, en ce qu’il implique immanquablement un gauchissement, subjectif ou rhétorique, relèverait de la fiction.

2Ce renversement n’est pas sans occasionner quelques difficultés et confusions. L’une de ses plus immédiates conséquences est de soustraire les catégories de subjectivité et d’argumentation de la sphère du référentiel pour les reporter à priori à celle du fictionnel : toute expression d’un point de vue nous ferait basculer dans la fiction. On pourra trouver prohibitifs les coût cognitifs d’une telle position. D’une part, elle appuie tacitement une conception « dure » de la référence (serait référentiel un discours qui viserait et atteindrait le réel sans aucune médiation doxastique, épistémique ou autre), tout en vidant cette conception de toute extension (puisque les médiations sont inévitables). D’autre part, elle donne à la fiction une extension maximale — à la limite cœxtensive à l’ensemble des textes —, mais une compréhension sérieusement amoindrie, puisqu’elle s’interdit de distinguer la production d’entités imaginaires de manœuvres discursives comme l’ironie, la métaphore ou la simple formulation d’opinions à propos d’entités supposées préexistantes. C’est dire que le panfictionisme, malgré sa promotion apparente de la fiction qui recouvrirait l’ensemble des discours, lui refuse une aptitude qui lui était classiquement reconnue : celle d’instaurer des personnages, situations, événements et univers dont l’« existence » est déterminée par le texte. Affirmer que le discours (prétendument) factuel ne se distingue pas du discours fictionnel en ce qu’il présente, lui aussi, une version du monde, c’est réduire le second à n’être qu’une (autre) version du monde et nier qu’il puisse, non pas référer de manière particulière au monde, mais construire les « mondes » auxquels il semble référer.

3Dans ses excès mêmes, le panfictionisme n’est peut-être cependant que le symptôme d’un problème auquel tout lecteur est confronté : comment distinguer, s’agissant de textes, les renvois à une réalité extérieure des renvois fictionnels, qui construisent ce qu’ils semblent se contenter de désigner ? Non seulement les textes mettent à plat les références (supposément) factuelles et les références fictionnelles — les romans de Balzac ne distinguent pas les statuts ontologiques respectifs de, disons, « Paris » et « Rastignac » —, mais leurs éventuelles distinctions demeurent des opérations textuelles, sujettes comme toutes les autres au soupçon. On est dès lors tenté de se lancer dans l’examen, non seulement des indices de fictionnalité, mais aussi des indices de non‑fictionnalité : lieux textuels où le texte prétend abdiquer ses droits à la construction imaginaire, sorties de la fiction ménagées de l’intérieur même de cette fiction, garde-fous faits de mots et, du coup, pris dans toutes les manœuvres déstabilisantes que le discours peut mener à leur endroit. Ce sont quelques éléments de cette enquête que je voudrais livrer ici.

Les indices de fictionnalité

4La recherche d’« indices de fictionnalité » ne se justifie, me semble-t-il, que si on adopte l’une des deux positions suivantes. La première, optimiste, considère que la fictionnalité, sans faire de doute dans l’esprit des lecteurs, consiste en une impression ressentie par ceux-ci — un effet —, impression obtenue à l’issue de processus interprétatifs largement inconscients ; ce serait donc la tâche du théoricien, sinon de reconstruire ces processus, du moins de pointer les opérateurs textuels sur lesquels ils s’appuient. Cette tâche, triviale dans le cas des indices sémantiques (plus précisément, des éléments sémantiques non conformes à l’encyclopédie : sirènes, machines à voyager dans le temps, animaux doués de parole...), le serait beaucoup moins dans le cas des indices discursifs de fictionnalité, comme le prétérit ou le discours indirect libre ; de là, justement, sa nécessité ou du moins son utilité. On peut cependant se demander ce qu’il en est du traitement intuitif de ces indices-là. Les lecteurs « ordinaires » ressentent-ils effectivement une impression de fictionnalité du fait que le récit use du monologue intérieur, intègre des dialogues ou combine des verbes de situation avec des énoncés portant sur de événements très éloignés dans le temps ? Il est bien entendu difficile, si ce n’est impossible, d’en juger. Dans la mesure, tout de même, où ces dispositifs sont plutôt favorables à l’effet de réel (au sens de Barthes (1968)), cela suggère que les perspectives du lecteur et du logicien seraient diamétralement opposées.

5La seconde motivation est plus pessimiste (ou, sous un autre angle, activiste) : s’il faut constituer le répertoire des indices de fictionnalité, c’est que la fiction aurait l’embarrassante capacité, signalée (et dénoncée) dès Platon, de contaminer la non-fiction, de se faire passer pour ce qu’elle n’est pas, c’est-à-dire le discours factuel (voir Schaeffer 1999 : 58‑59). C’est à la théorie qu’il reviendrait de contester cette prétention, en mettant au jour ce qui, dans le texte même, trahit, mais de façon toute tacite, sa véritable nature. On remarquera que, pour cette seconde conception, la fiction agit comme un leurre, non seulement en ce qu’elle plongerait le lecteur dans l’illusion référentielle, mais, de manière plus radicale, en ce que la fiction serait une catégorie apte à brouiller ses propres frontières catégorielles : la fiction serait cela même qui risque de rendre poreuse sa distinction d’avec la non-fiction.

6Que la recherche des indices de fictionnalité procède de l’une ou l’autre de ces motivations, elle s’expose à deux critiques. D’une part, on notera que les indices, s’ils sont suffisants (du moins en apparence ; j’y reviens à l’instant), ne sont pas nécessaires : un texte peut être jugé fictionnel sans mettre en scène d’entités fabuleuses ou ostensiblement imaginaires, ni employer l’un ou l’autre des procédés discursifs associés à la fictionnalité. Ce « défaut » ne tient pas tant aux listes proposées qu’à l’hypothèse même que le discours fictionnel se reconnaîtrait à des traits intrinsèques et spécifiques; or le phénomène de la « mimesis formelle » (Glowinski 1987), c’est-à-dire la possibilité pour le discours fictionnel d’emprunter les traits de n’importe quel genre du discours — correspondance, journal intime, voire critique littéraire (Borges [1956] 1957), index nominum (Ballard ([1977] 1990) ou même rapport de laboratoire (Asimov [1948] 1975) — vient, spectaculairement parfois, contredire cette hypothèse. D’autre part, il faut reconnaître que les « indices » ne sont tels et ne fonctionnent comme tels qu’en fonction d’un cadre interprétatif général qui n’a pas, contrairement à ce que les prétentions anhistoriques de la théorie de la fiction pourraient laisser croire, la stabilité qu’on serait tenté de lui attribuer. Il serait facile ici de rappeler que bon nombre d’entités aujourd’hui tenues pour imaginaires, des dragons à l’Eldorado, ont déjà été considérées comme réelles. L’argument paraîtra cependant peu décisif dans la mesure où il s’appuie sur une connaissance plus juste qui s’est substituée à l’erreur. Plus convaincant est le fait que des stratégies discursives et narratives communément associées à la fictionnalité peuvent se trouver dans des textes selon toute apparence factuels, comme cet entrefilet tiré du Figaro du 10 septembre 1912 :

Drame de famille

M. Kagan, piqueur en bottines dont les ateliers se trouvent 80, rue Laghouat, avait recueilli chez lui, il y a huit mois, son neveu Zulmann Liebmann, âgé de vingt ans.

Ces temps derniers, le jeune homme tomba subitement malade. Il devint neurasthénique et non seulement ne travailla pour ainsi dire plus, mais prit en grippe Mme Kagan, et l’insulta grossièrement.

Hier, le piqueur renvoya son employé. Plus sombre que jamais, Liebmann erra tout le jour dans les rues et, dans la soirée, revient chez son oncle.

- Va-t’en, lui cria celui-ci en l’apercevant, je ne veux plus te voir!

Alors, fou de colère, le jeune homme [...]

7De tels exemples tendent à montrer que les « indices de fictionnalité » ne suffisent pas, à eux seuls, à juger du statut des énoncés : un texte peut fort bien, comme celui-ci, comporter une exposition narrative, faire usage du prétérit et rapporter des bribes de dialogue (au surplus entrecoupées d’incises « typiquement » romanesques : « lui cria celui-ci en l’apercevant ») sans pour autant verser dans le domaine fictionnel. Il n’est d’ailleurs pas nécessaire de recourir à des exemples anciens : les lecteurs de Paris-Match ne manquent pas de rencontrer, au sein de reportages (en principe) factuels, d’indéniables focalisations internes comme celle-ci : « Mais le prince [Albert] est fatigué, malade et souvent désarmé devant les épreuves rencontrées par ses enfants. Il aimerait tant retrouver, dans les yeux de Stéphanie, cet éclat de joie qu’elle avait lorsqu’il la faisait tournoyer, enfant, dans ses bras » (Dupont 2001 : 37). Il faut donc reconnaître, non seulement que la distinction entre discours fictionnels et non fictionnels se pose à hauteur de cadre énonciatif global (celui-ci étant activé par des opérateurs paratextuels comme le mot « roman », mais bien d’autres aussi, du nom de l’auteur aux illustrations de couverture), mais aussi que la négociation de ce cadre lors du parcours effectif de textes spécifiques est sujette à d’innombrables complications imposées par les frontières historiquement (et génériquement) mouvantes des stratégies discursives.

Indices de non-fictionnalité

8Quels seraient les « indices de non-fictionnalité ? Partir de la fiction pour définir la non‑fiction suggère une approche purement négative, où le discours factuel se caractériserait par l’absence des traits qui signalent la fictionnalité : verbes décrivant des processus antérieurs appliqués à des tiers (« Elle songeait quelquefois que c’étaient là pourtant les plus beaux jours de sa vie » (Flaubert [1857] 1986 : 100)), monologue intérieur (« He walked on. Where is my hat, by the way? Must have put it back on the peg. Or hanging up on the floor. Funny, I don’t remember that » (Joyce [1922] 1968 : 70)), etc. Mais le discours factuel ne se reconnaît pas qu’à ses abstentions ; le Marbot de Hildesheimer ([1981] 1983), par exemple, multiplie les précautions argumentatives (« From the notes on the Florentines which he probably made at Marbot Hall between 1822 and 1825 it appears that he was moved to speculate [...] », p. 149 ; je souligne), les citations (avec leurs références bibliographiques), et va jusqu’à corriger une biographie antérieure du personnage (« William Turner spent a few days at Redmond on his journey to Scotland in 1818 (not, as Hadley-Chase assumes, on his journey through northern England in 1816) »; p. 24; je souligne). On pourrait bien entendu allonger la liste1, mais ce qui m’apparaît le plus important ici, ce sont plutôt les implications du terme indice lui-même: je crois qu’à trop insister sur la direction pointée par ceux-ci (fictionnalité ou factualité), on risque de négliger la question de l’intentionnalité, ou plutôt de la non-intentionnalité, des indices : pour être (considérés comme) révélateurs, ceux-ci doivent avoir été produits en dehors de toute intention consciente ; un indice révélateur est un signe qui trahit (mais pas forcément quelque chose que l’auteur entend cacher). Ce serait le cas, peut-on supposer, de la plupart des indices de fictionnalité identifiés comme tels par Hamburger, qui ne seraient pas introduits dans le récit délibérément — à la différence de ce qu’on a coutume d’appeler la métafiction, ensemble de procédés employés de manière concertée et ostensible. Ce serait aussi le cas des indices de factualité, dont on peut supposer qu’ils ne visent pas tant à contrer des soupçons de fictionnalité qu’à étayer des affirmations (citations), à signaler les limites du savoir de l’auteur (verbes au conditionnel, précautions argumentatives, modalisateurs du type « Il est possible que... »), etc.

9Le problème tient bien entendu à ce qu’il est on ne peut plus aisé — Marbot le montre magistralement — de manufacturer de tels indices2. Tous les lecteurs de romans policiers le savent bien, qui s’avisent tôt du phénomène, abondamment exploité de ce côté, de la réversibilité des indices: un indice accablant pour le suspect X peut tout aussi bien être probant (parce que laissé malencontreusement par lui) que fallacieux (parce que disposé par le véritable coupable Y pour détourner les soupçons), sans exclure le cas encore plus retors, mais point trop rare, des assassins qui multiplient les « preuves » trop voyantes de leur culpabilité dans l’espoir que celles-ci seront tenues pour des leurres3. Je ne sais pas si ce dernier cas de figure se présente dans le domaine qui nous occupe4, mais il est bien certain que les indices de (non) fictionnalité, qui ne sont au bout du compte que des artefacts linguistiques5, peuvent relever de l’une ou l’autre catégorie sans que leur facture ne permette de décider laquelle. Après tout, la factualité, dès lors que les faits ne sont pas empiriquement vérifiables, est, elle aussi, affaire de signes et de confiance accordée, à tort ou à raison, à ceux-ci : c’est précisément là-dessus que misent aussi bien les faussaires que les auteurs de trompe-l’œil littéraires.

10Il est bien certain cependant que toutes sortes de stratégies sont envisageables — et observables — chez ces derniers, de la dénégation métafictionnelle franche telle qu’on la trouve dans la pratique dite de l’éditeur fictif (voir Cavaillac 1995 et Davis 1980) au laconisme de Philip Roth dans Operation Shylock, qui s’amorce en présupposant la factualité de ce qu’on lira :

For legal reasons, I have had to alter a number of facts in this book. These are minor changes that mainly involve details of identification and locale and are of little significance to the overall story and its verisimilitude. Any name that has been changed is marked with a small circle the first time it appears ([1993] 1994 : 13).

11Le lecteur attentif pourra toutefois noter l’emploi, curieux dans un contexte qui se veut factuel, du terme « verisimilitude ». Faut-il y voir une inadvertance, ou au contraire une discrète auto-dénonciation du jeu auquel le texte se livrerait ? En définitive, c’est l’interprétation des « indices » — et la portée que le lecteur leur attribuera — qui joue un rôle décisif dans tous les cas. Derrière la tentative de Hamburger se profile la thèse que des éléments textuels puissent agir comme clés d’interprétation, et donc que ces éléments n’aient pas à être interprétés, si ce n’est d’une façon nécessairement univoque et concluante. Il m’apparaît au contraire que les indices, quels qu’ils soient, sont immanquablement des objets de l’interprétation, même lorsqu’ils sont mobilisés comme instruments d’interprétation, et que dans certaines conditions celle-ci puisse prendre un tour imprévu, aventureux ou indécis. C’est ainsi par exemple que toutes les cautions établissant la factualité du discours risquent de basculer, pour peu que le lecteur les rétrograde au rang de procédés, dans l’orbite de la mystification : les « trucs » classiques de la supposition d’auteur (manuscrits miraculeusement retrouvés, textes inconnus traduits pour la première fois, etc.) en viennent, paradoxalement, à opérer comme des indices (délibérés ou non) de... fictionnalité.

Captures encyclopédiques

12Il n’est pas besoin d’aller jusqu’aux cas de « mystifications », qu’elles soient tendancieuses, ludiques ou indécidables, pour observer des effets de non-fiction reposant sur l’adéquation apparente entre le texte et des référents réels. Il suffit de constater que tout texte de fiction inclut des éléments encyclopédiques reconnaissables, y compris des individus (au sens logique du terme) comme le Napoléon de Guerre et paix, le tremblement de terre de Lisbonne dans Candide, Londres dans les histoires de Sherlock Holmes (et d’innombrables autres récits fictionnels), etc6. On sait que ce phénomène a préoccupé les théoriciens de la fiction, qui se partagent sur ce point en ségrégationnistes (selon lesquels on peut isoler des expressions et des propositions sérieuses, et donc des « poches de réalité » dans un texte de fiction; c’est notamment le point de vue de Searle 1979) et intégrationnistes (selon lesquels le principe de cohérence discursive oblige à considérer les éléments apparemment factuels comme « fictionnalisés » ; c’est la position de Macdonald [1954] 1989 et de Ronen 1994 : 1287). Sans nier l’importance ni les conséquences de ce désaccord, je noterai cependant que les partisans de la fictionnalisation maintiennent la possibilité d’un lien, aussi ténu soit-il, entre le texte fictionnel et les éléments encyclopédiques concernés : une fictionnalisation à propos de Londres, comme celle à laquelle procéderait Conan Doyle dans ses récits, n’en est pas moins vue comme une fictionnalisation à propos de Londres. En ce sens, les intégrationnistes (et les lecteurs qui adoptent des points de vue intuitifs équivalents) admettent une sorte de non-fictionnalité résiduelle, sans quoi « Napoléon » ou « Londres » renverraient pour eux à tout autre chose qu’aux entités que le discours factuel désigne par ces expressions8. La différence cruciale entre intégrationnistes et ségrégationnistes réside ici dans le statut qui sera conféré aux énoncés en question : les premiers les tiendront pour aussi indécidables que les autres énoncés, alors que les seconds accepteront de leur attribuer diverses valeurs de vérité (vrai, faux, partiellement erroné...).

13Ces débats ne sont pas que théoriques, comme on pourra le constater en examinant brièvement quelques textes où les effets de non-fiction, loin de se limiter à des procédés réalistes, font l’objet d’une surenchère. Mais considérons d’abord la question des bévues référentielles. Jean-Marie Schaeffer rejoint sur ce point la position de Searle, en admettant qu’un texte de fiction puisse viser (avec succès ou non) la réalité. Pour ce faire, il

[...] propose de distinguer la question de la fictivité qui concerne le statut de l’acte énonciatif global de la question de la référentialité qui concerne la structure sémantique réalisée, et donc se situe au niveau propositionnel. Même la fiction la plus imaginaire comporte de nombreuses prédications qui ont des référents réels. La fiction reste donc liée sur plusieurs points à des exigences de référentialité : le narrateur d’un roman qui mène son héros dans une forêt de chênes et qui, voulant décrire leur feuillage, décrit en fait un feuillage de hêtres, commet une erreur qui relève de la logique de la référentialité (sauf si des indices nous permettent de construire la figure d’un narrateur « non fiable ») (1989 : 84).

14La question la plus délicate est évidemment celle des rapports entre « le statut de l’acte énonciatif global » et « la question de la référentialité » : Schaeffer semble bien préserver la seconde des effets du premier (puisque des poches de référentialité pourraient subsister au milieu d’un discours globalement fictionnel et malgré les effets tendanciels de celui-ci). Mais cette préservation, qui devrait assurer la possibilité de prédications factuelles dans les textes de fiction — et donc commander les stratégies interprétatives des lecteurs, en tant que postulat « par défaut » —, est elle-même soumise, en fait, à des manœuvres interprétatives préalables9 que des textes pourront déstabiliser ou remettre en question. Schaeffer le reconnaît lui-même lorsqu’il envisage la possibilité que les « bévues » soient prises en charge par la fiction, à travers le dispositif du narrateur non fiable. Il arrive d’ailleurs que de tels dispositifs contribuent, selon un processus de contamination, à des dispositifs plus vastes qui tentent de soustraire le narrateur de la sphère fictionnelle. Trou de mémoire d’Hubert Aquin ([1968] 1993) travaille résolument en ce sens, notamment par une mimésis formelle élaborée qui consiste — je simplifie de beaucoup ce texte passablement complexe qui fonctionne comme un trompe-l’œil à étages — à présenter le roman comme l’édition critique du manuscrit d’un militant indépendantiste québécois, P. X. Magnant. Or même les « erreurs » référentielles commises par Magnant participeraient à cet effet global (mais ludique) de non-fiction, si l’on suit le raisonnement d’un commentateur :

Le texte de P. X. Magnant se distingue : premièrement par une abondance d’allusions culturelles et deuxièmement par un fréquent manque de précision de ces allusions; troisièmement par une occasionnelle et totale inexactitude principalement en ce qui concerne l’Afrique. Paradoxalement c’est cette même caractérisation qui contribue plus que tout autre artifice à authentifier aux yeux du lecteur le texte de P. X. : il s’agit du texte d’un homme cultivé mais qui ne s’est point donné la peine de vérifier ses assertions [...] (Mocquais, 1985 : 72)

15Autrement dit : les poches de non-fiction peuvent elles-mêmes être prises dans la fiction... d’une sortie de la fiction ; à partir du moment où un lecteur « entre en fiction », et tant qu’il ne quitte pas le texte, il n’est jamais tout à fait assuré de rejoindre la réalité, c’est-à-dire de pouvoir appliquer avec confiance des postulats préalables, que ceux-ci soient ségrégationnistes ou intégrationnistes.

16Car l’intégrationnisme (ou, encore une fois, sa version intuitive) peut aussi être mis à mal: c’est d’une certaine façon ce qui se produit dans Le Grand Secret de René Barjavel (1973), roman (donné comme tel par le paratexte) qui ne se contente pas de mettre des figures politiques reconnaissables à l’avant-plan — comme le ferait un roman historique traditionnel —, mais « flirte » avec un genre suspect, l’Histoire secrète : accumulant un nombre assez impressionnant de faits historiques (avérés) comme l’assassinat de John F. Kennedy ou la tournée de Nehru auprès des principaux chefs d’État en 1955, Barjavel entend « montrer » qu’un fil conducteur secret les relie10. L’efficacité du récit à cet égard doit beaucoup à divers procédés de mimésis formelle qui rappellent ceux de Marbot11, mais aussi (et peut-être surtout) au fait que les « révélations » concernant ce fil conducteur se font longuement attendre12. Or celui-ci, sans être purement invraisemblable, est assez nettement science-fictionnel (un savant indien aurait découvert par hasard le « virus de l’immortalité ») pour que le lecteur soit durablement embarrassé : faut-il considérer Le Grand Secret comme une pure invention à partir de faits réels ? Comme la version romancée d’une hypothèse sérieuse (qu’on la tienne ou non pour crédible) ? Le lecteur qui a accepté jusque-là de ne pas départager personnes historiques et personnages fictifs voit, mais trop tard, jusqu’où l’attitude intégrationniste l’a mené — et ne sait plus trop, à rebours, où tracer la frontière entre factualité et fictionnalité. Peut-être en viendra-t-il à se dire qu’il a été joué, mais sans parvenir à établir quand et sur quels points au juste.

Captures du lecteur

17Se jouer du lecteur, ou du moins le plonger dans vertiges complexes et durables, peu de romans y parviennent aussi efficacement que Jacques le fataliste et son maître. Le roman de Diderot est tenu aujourd’hui pour un exemple classique de métafiction, mais il convient de rappeler qu’il multiplie, paradoxalement, les dénégations métafictionnelles : son auteur y affirme sans ambages que « ceci n’est pas un roman ». Je ne crois pas m’avancer trop en affirmant que la plupart des lecteurs tiendront ces dénégations pour des énoncés manifestement faux — ce qui, et ce n’est pas innocent, revient à leur supposer une valeur de vérité (négative). Si la manœuvre paraît anodine, ses conséquences le sont moins : il suffit de s’y arrêter un peu pour voir surgir une variante astucieuse du paradoxe du menteur. Tenir les dénégations métafictionnelles pour des énoncés faux équivaut à les considérer comme des énoncés sérieux à propos de la fiction, mais l’insertion de ces énoncés dans un discours qu’on voit alors comme fictionnel ne devrait-il pas mener à les... fictionnaliser ? Ceci annule-t-il cela ? Autrement dit : le fait de voir Jacques le fataliste comme un discours fictionnel n’interfère-t-il pas avec le statut des énoncés qu’il produit à propos de lui-même ?

18Non, dira-t-on si l’on adopte une attitude ségrégationniste qui, ici, permettrait de préserver les dénégations des effets du cadre qu’elles continueraient à décrire sérieusement, quoique fallacieusement. On ne parvient cependant du coup qu’à déplacer le paradoxe, qui devient alors celui-ci : les énoncés auxquels le lecteur (ségrégationniste) accepte d’attribuer une valeur de vérité (et donc une extériorité tant ontologique que pragmatique par rapport au discours fictionnel environnant) sont ceux-là mêmes que le lecteur récuse du même geste.

19La situation ne se simplifie en rien si on rappelle que Jacques le fataliste se caractérise aussi par une capture, au moins apparente, de son propre lecteur. Les mêmes paradoxes affectant le cadre de la fiction surgissent de ce côté : le « lecteur » apostrophé par le texte est posé à la fois (ou plutôt successivement, selon une oscillation déroutante) comme extérieur au livre et à la fiction — en tant précisément que lecteur, d’ailleurs invité à imaginer des cours d’événements fictifs alternatifs — et intérieur à l’un aussi bien qu’à l’autre. Ne discute-t-il pas avec l’« auteur » ? Ne devient-il pas par le fait même un habitant de cette fiction liminale constituée de leurs échanges (peut-être) verbaux ?

20Il n’est pas excessif, je crois, de voir le Si par une nuit d’hiver un voyageur d’Italo Calvino ([1979] 1981) comme une reprise et une variation par rapport aux questions soulevées par Jacques le fataliste. Calvino introduit cependant une donnée nouvelle dans son jeu en ce que son « lecteur » est explicitement placé en position d’extériorité par rapport à un texte qui porte le même titre que celui que le lecteur réel commence à lire. L’adresse, selon un procédé déjà exploité par Diderot, constitue une sorte de dispositif dormant, le « vous » (ou le « tu ») étant chaque fois un déictique en attente d’ancrage référentiel. La beauté — l’efficacité — de la chose tient à ce que cet ancrage se « réalise » chaque fois qu’un acte de lecture singulier vient remplir, le temps du parcours, ce signe vide, c’est-à-dire indéfiniment disponible. Mais Si par une nuit d’hiver un voyageur fait monter les enchères en s’auto-désignant, et donc en particularisant autant que faire se peut l’instance vide du « tu ». Je veux dire par là que le livre retient d’abord, de tous les traits assignables à son lecteur inscrit, celui-là même qui est commun (et spécifique) à ses lecteurs réels, à savoir, précisément, qu’ils sont, au moment où ils lisent la phrase « Tu vas commencer le nouveau roman d’Italo Calvino, Si par une nuit d’hiver un voyageur », forcément en train de commencer Si par une nuit d’hiver un voyageur13. La phrase s’apparente donc à ce que Douglas Hofstadter (1985 : 17) appelle des « self-fulfilling prophecies », du type « Vous êtes sur le point de penser à un gros gâteau au chocolat », c’est-à-dire à des performatifs qui ont ceci de particulier qu’ils instaurent, dès qu’ils sont lus, les conditions de leur propre réussite. À cette différence près, peut-être, que la première phrase du roman de Calvino serait une manière de performatif indirect qui, « traduit » en acte de langage direct, donnerait quelque chose comme : « Tu es sur le point de t’identifier avec les “tu” qui apparaissent dans ce texte ». Mais cette reformulation demeure bancale en ce qu’elle s’amorce par un « tu » qui permet déjà l’identification (et qui doit d’ailleurs résulter en celle-ci pour que la prophétie autoréalisatrice se réalise).

21Derrière cette remarque un peu byzantine se cache un problème beaucoup plus général, qui est sans doute le problème autour duquel tourne l’ensemble du débat sur la « factualité en fiction ». Y a-t-il moyen de produire, dans un cadre fictionnel — et nul ne doutera que Si par une nuit d’hiver un voyageur, dont je rappelle d’ailleurs que la première phrase le décrit comme un roman, instaure un tel cadre —, un acte de langage direct ? Un acte de langage sérieux ? Y a-t-il moyen d’insérer dans ce cadre des expressions, des signes donc, dont l’interprétation soir absolument préservée des effets de ce cadre ? On me répondra que oui, puisque Calvino aurait tout aussi bien pu amorcer un roman par la paraphrase que je viens de proposer. C’est en somme ce que fait Genette dans Fiction et diction, lorsqu’il traduit des énoncés fictionnels en déclaratifs : « Moi, auteur, je décide fictionnellement par la présente [...] » (1991 : 51‑52). Si un écrivain employait de telles formulations, et rien n’empêcherait un écrivain de le faire, il faudrait comprendre, c’est du moins ce que la théorie de Genette implique, qu’il aurait abandonné l’indirection et dirait, sérieusement, ce qu’il fait. Bref, qu’il ne tiendrait pas un discours fictionnel. Mais ne pourrait-on pas considérer que cet énoncé, tout « direct » qu’il soit (ou qu’il paraisse), n’en est pas moins surplombé par l’indication paratextuelle « roman » et que cela justifie de le traiter avec une certaine circonspection14 ?

22Ces réflexions semblent nous avoir passablement éloigné de Si par une nuit d’hiver un voyageur. En fait, nous n’en sommes pas bien loin, si on note que toute accession à l’explicite de ce qui serait un « discours sérieux sur la fiction » ne peut mener, si elle est conduite à l’intérieur du cadre fictionnel, qu’à des effets potentiellement déstabilisateurs. Je reconnais sans peine que certains dispositifs se prêtent à ce qu’on les lise comme (référant à) des « poches de réalité » insérées dans un cadre fictionnel. Mais ces dispositifs n’opèrent ainsi que parce que 1) ils sont courants au point de ne poser aucun problème particulier aux yeux de la majorité des lecteurs, et 2) leurs prétentions référentielles demeurent tacites. Or on aurait tort de considérer le passage de l’implicite à l’explicite (ou de l’indirect au direct, dans le cas des actes de langage) comme une simple traduction qui ne ferait que mettre en lumière ce que tout le monde comprendrait de la même manière dans tous les cas : l’interprétation est assez fortement affectée par de telles « reformulations ». Cela me paraît net en tout cas lorsqu’il s’agit de l’« explicitation » de ce que serait « vraiment» le discours fictionnel : non parce que cette explicitation serait exceptionnelle, marginale (ou artificielle), mais bien parce qu’elle risque de mettre en crise ce qui ne peut fonctionner « normalement », c’est-à-dire de manière non problématique, que silencieusement, avec l’appui (non conscient) des lecteurs.

23La partie est-elle plus risquée lorsque cette « poche de non-fiction » insérée dans la fiction « correspond » au lecteur lui-même ? Pas forcément, dans la mesure où l’emprise du modèle de la communication (et de ses versions intuitives) est suffisante pour qu’on lise comme des adresses des dispositifs à déictiques flottants, l’adresse dût‑elle traverser l’espace et le temps (comme dans Jacques le fataliste) ; dans la mesure, aussi, où l’interpellation paraît rompre avec l’écartèlement de l’écriture et de la lecture, sous la forme d’un « contact » dont il n’est que trop tentant d’oublier le caractère de simulacre; dans la mesure, enfin, où le lecteur dispose d’un référent tout trouvé, en sa propre personne : à la différence de l’inaccessible Napoléon, référent dont l’existence, désormais passée, tient à un consensus (aussi fondé soit-il), ne puis-je pas témoigner, moi lecteur, de mon indubitable existence concrète ?

24Il n’en demeure pas moins que cette concrétude qui est la mienne peut devenir embarrassante lorsque mon « répondant » textuel devient, justement, un peu trop visiblement textuel, et par là fictionnel. Qu’on n’aille pas croire cependant que seules les différences entre mes propriétés et celles de mon répondant sont susceptibles de produire cet effet: lisant un « Livre dont vous êtes le héros », Pour l’honneur de la Reine (Creighton [1987] 1992), et m’apercevant au détour d’une conversation que le héros se prénomme, comme moi, Richard, je ressens tout le contraire d’un effet d’identification: la concordance m’apparaît pour ce qu’elle est, à savoir une coïncidence, et je me dissocie au moins ponctuellement de ce que je considère du coup comme mon homonyme. D’où l’astuce — magistrale — de Calvino, qui prend bien soin de traiter son « tu » comme une entité extratextuelle et extrafictionnelle, allant jusqu’à utiliser le titre même de son roman pour fixer la frontière entre l’intrafictionnel et l’extrafictionnel (prétendu) et ce à l’intérieur même du texte, comme si nous n’y étions pas déjà, ou plutôt comme si nous pouvions y être déjà tout en le considérant encore de l’extérieur. Cela, s’agissant de texte, ne fait pas problème : la lecture est précisément cet acte qui consiste à « entrer » dans un texte et à en suivre le fil tout en demeurant hors de lui. Mais faut-il, mais peut-on en dire autant de la fiction ? Quand nous lisons la première phrase de Si par une nuit d’hiver un voyageur, devons-nous activer le cadre fictionnel ou devons-nous le différer ? (Plus exactement : devons-nous le désactiver, étant donné que l’indication « roman » ne nous a pas laissé d’autre choix que de l’instaurer, ou devons-nous le maintenir ?) Si l’habileté de Calvino est consommée, c’est qu’il mise sur la propension des lecteurs, face aux difficultés ou aux hésitations, à lire plus avant plutôt que de s’arrêter pour se poser des questions. Or qui s’engage dans la suite ne peut que s’enfoncer dans un tissu discursif d’abord composé d’ordres propices à appuyer l’effet d’identification (« Détends-toi. concentre-toi. Écarte de toi toute autre pensée. Laisse le monde qui t’entoure s’estomper dans le vague15 ») ; suivent des indications concrètes (et potentiellement non conformes à la situation réelle du lecteur16), mais des indications qui apparaissent juste assez loin pour ne pas rompre le charme: le tissu discursif est déjà en place, et le lecteur, « happé » par ce qui précède, n’ose plus trop se dissocier de ce qui est maintenant précisément décrit, même s’il n’y a pas de porte à fermer ni de téléviseur allumé (et encore moins d’« autres » qui l’écoutent). Le principe de cohérence discursive est ainsi retourné de manière joliment retorse : le lecteur qui l’adopte n’a pas d’autre choix que de s’en remettre au texte pour s’imaginer... sa propre situation. Le texte aura beau jeu dès lors de placer son « tu » dans toutes sortes de postures et de contextes (« Dans un fauteuil, un sofa, un fauteuil à bascule, une chaise longue, un pouf »), puis de le faire agir, rencontrer d’autres personnages et discuter avec eux : le lecteur réel a de bonnes chances de laisser à sa fictionnalisation une marge de manœuvre indéterminée et de se complaire en des allers-retours entre l’intérieur du cadre fictionnel et son extérieur. Ni méfiance ni crédulité chez ce lecteur, mais le frisson du jeu, d’un jeu qui va plus loin que prévu sans pour autant cesser d’être un jeu17.

25Le fonctionnement oscillatoire du dispositif se confirmera par la suite, qui tour à tour sapera l’identification (en plongeant le « lecteur » dans des situations manifestement fictives), la réactivera18 et lui fera subir diverses exacerbations ambiguës, comme dans ce passage :

Ce livre a jusqu’à maintenant pris bien soin de laisser ouverte au Lecteur qui lit la possibilité de s’identifier au Lecteur qui est lu : pour cette raison, il n’a pas été donné à ce dernier un nom qui automatiquement l’aurait assimilé à une Tierce Personne, à un personnage (alors qu´à toi, en tant que Troisième Personne, il a été nécessaire de t’attribuer un nom, Ludmilla), il a été maintenu dans la catégorie abstraite des pronoms, disponible pour tout attribut et toute action. (p. 152‑153)

26Tout à la « récupération identificatoire » — sans doute trop tardive pour avoir quelque chance de succès, mais qui sait ? — de la Lectrice, le texte n’oublie pas pour autant sa principale cible, le Lecteur. On le voit bien dans la distinction retorse qu’il établit entre le « Lecteur qui lit » et le « Lecteur qui est lu » : distinction retorse en ce que, rétrogradant d’un seul coup le « tu » au rang d’instance textuelle, et donc dénonçant sans le dire l’identification dont celle-ci faisait jusque-là l’objet, le texte ne dissipe une illusion que pour en susciter une nouvelle, dont il est probablement plus difficile de se défaire : constatant qu’effectivement je n’ai jusqu’ici eu affaire qu’à un « Lecteur qui est lu », ne suis-je pas ce « Lecteur qui lit », comme si ce dernier n’était pas, parce qu’inscrit, lu lui aussi ?

Au‑delà de l’intratextuel

27On le voit : comme leurs cousins picturaux, les trompe-l’œil textuels reposent sur des dispositifs qui tentent de soustraire, mais jamais sans l’intervention du lecteur, certaines composantes du cadre au milieu duquel elles sont pourtant serties19. Il arrive cependant aux uns et aux autres de porter leur effets jusqu’au cadre lui-même : une toile de Cornelius Gijsbrechts représente une toile retournée, avec ses marques et son cadre peints en trompe-l’œil; la pratique de la supposition d’auteur (Jeandillou, 1989) consiste, non pas à proposer des textes qui feraient illusion (il s’agit manifestement de poèmes, de romans ou de pièces de théâtre), mais à étendre l’empire de la fiction jusqu’aux lisières paratextuelles, et donc au livre comme tel ainsi qu’à son auteur prétendu. Si nous sommes ici aux confins de la fiction et de la mystification pure et simple20, c’est que l’envahissement du paratexte par la fiction déstabilise le dernier garde-fou dont nous disposons pour identifier la fictionnalité, à savoir le dispositif paratextuel, matérialisation du cadre pragmatique par quoi les effets de fiction s’instaurent et sont identifiés comme tels. Nous n’avons d’autre choix que de définir la fiction, non pas à l’aide d’« indices de fictionnalité » intratextuels, mais bien à partir du cadre pragmatique qui la constitue comme telle; sur ce point, mon accord avec la position de Jean-Marie Schaeffer est entier. Mais ce cadre ne s’établissant qu’à partir de l’espace sémiotique disposé par le paratexte, les manœuvres interprétatives qui portent sur ces signes-là sont immanquablement déstabilisées dès lors qu’un soupçon de fictionnalité s’y attache. La fiction est affaire de signes : ceux qui, dans le texte lui-même, construisent le monde fictif, et les signes qui commandent une interprétation fictionnelle des premiers. On peut souhaiter préserver ces signes de second niveau des tactiques fictionnalisantes; c’est de toute évidence le vœu de Schaeffer, qui reproche à Hildesheimer d’avoir « enfermé ses lecteurs non initiés dans le piège (involontaire) d’un leurre » (1999 : 145). On n’y arrive cependant qu’en soustrayant certaines zones sémiotiques des aléas de l’interprétation — alors que la fiction, cette pratique récursive qui joue constamment sur son propre statut, peut fort bien, pour le meilleur ou pour le pire, s’immiscer jusque-là et au-delà21.